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Introduction

p. 7-48


Texte intégral

Le texte et son auteur

1Comme pour l’immense majorité des auteurs médiévaux de langue vernaculaire, les informations dont nous disposons au sujet de Hartmann von Aue demeurent très parcimonieuses. Il ne nous est connu par aucun acte ni aucun registre, dans aucun document officiel il n’apparaît comme témoin. Ce que nous savons de lui, c’est l’auteur lui-même qui nous le dévoile, et cela se résume à une dizaine de vers contenus dans l’introduction d’Iwein et dans celle du Pauvre Henri : l’auteur déclare dans la première qu’il est un chevalier lettré, qu’il sait lire et que, lorsqu’il ne sait pas mieux occuper son temps, il s’adonne à l’écriture. Il révèle ensuite son nom et son lieu d’origine qui serait Aue1. Dans le prologue du Pauvre Henri, il ajoute qu’il est ministérial, ce qui implique qu’il n’est pas libre mais attaché au service d’un seigneur. Le fait qu’il se qualifie de « lettré » (« geleret »), qu’il est donc un miles literatus, suggère qu’il connaît le latin. La connaissance qu’il a de la Bible ainsi que de textes antiques laisse penser qu’il a reçu une éducation cléricale, il est cependant impossible de déterminer où il a étudié. Puisque les écoles des monastères n’étaient que peu ouvertes aux étudiants extérieurs, n’accordant le privilège de leur éducation au sein d’une schola exterior qu’à quelques jeunes laïcs issus de l’aristocratie, l’hypothèse la plus souvent admise concernant la culture de Hartmann est celle de l’école épiscopale de Mayence. Dans ce cas, l’écolâtre en charge de l’éducation du jeune homme n’aurait été autre qu’un frère de Hildegarde de Bingen, prénommé Hugo2.

2Tout aussi complexe est la revendication par Hartmann de son appartenance à la chevalerie, car ceci implique l’appartenance à la noblesse, tandis que sa fonction de ministérial renvoie à la notion de servilité. En effet, dans l’Empire, le ministérial est avant tout un serviteur qui appartient à son seigneur et effectue pour lui des tâches administratives ou militaires. Ainsi, dans le Ruodlieb, une œuvre composée en vers léonins par un moine de Tegernsee au milieu du xie siècle, les ministériaux se trouvent en bas de la pyramide sociale. Ils arrivent après les écuyers et sont associés à l’idée de bassesse, de vilenie : « vilesque ministeriales3 ». Cependant, le tournant qui s’opère à la fin du xie siècle dans certaines régions de l’Empire émancipe les ministériaux de la familia et leur permet de léguer les terres qu’ils ont reçues de leurs seigneurs et d’acquérir ainsi un statut juridique qui leur est propre4. Au xiie siècle, même s’ils ne sont toujours que des serfs, ils se targuent parfois d’être des minores milites et d’avoir une illustre origine5. Les ministériaux partagent le même mode de vie que les nobles, se réclament du même prestige et se voient accorder des tenures héréditaires ; en ce sens, l’appartenance à la ministérialité est souvent perçue comme une promotion sociale6. La haute noblesse, les chevaliers libres comme les ministériaux sont généralement considérés comme appartenant à la chevalerie dont ils partagent les valeurs, les normes et les symboles7. La différence de naissance a donc tendance à s’effacer pour ces hommes exerçant le même métier des armes. Durant la dernière décennie du xiie siècle, Henri VI puis Philippe de Souabe prendront comme conseillers les plus proches des ministériaux d’Empire, ce qui provoquera les moqueries de nombreux princes qui, tel Hermann de Thuringe, critiqueront ces hommes de basse extraction8. Au fil du xiiie siècle, les ministériaux finiront par intégrer définitivement la petite noblesse.

3Le titre de chevalier que revendique Hartmann ne désigne sans doute pas son statut social. Ce serait donc en premier lieu à la fonction de combattant à cheval que fait allusion Hartmann en utilisant le vocable « ritter ». Il est également possible qu’il descende d’une famille noble qui, à la suite de problèmes économiques ou d’une mésalliance, aurait été déchue de son rang et serait tombée en roture. Ceci donnerait l’une des clefs d’interprétation du Pauvre Henri, le mariage entre Henri d’Aue et la jeune femme d’origine paysanne permettant alors de transfigurer par la fiction poétique cette déchéance sociale. Toutefois, l’inverse est également envisageable, et il se peut que ce texte soit purement fictif et ne serve qu’à légitimer l’ascension ou le désir d’ascension sociale de Hartmann.

4Concernant la chronologie des œuvres de Hartmann, il faut là aussi s’en tenir à des hypothèses. Un texte de jeunesse, intitulé La Complainte (Die Klage), et relatant une dispute entre le cœur et le corps d’un homme au sujet de l’amour, a sans doute été composé vers 1180. Erec, écrit à partir du roman de Chrétien de Troyes Érec et Énide, trahit l’influence du Roman d’Énéas de Heinrich von Veldeke (Eneasroman) et remonte probablement aux années 1185-1190. À cette première adaptation, il faut en ajouter deux autres : le Gregorius, entre 1185 et 1200, et Iwein, entre 1190 et 1203. Le premier texte a comme source une version aujourd’hui perdue de la Vie du pape saint Grégoire, tandis qu’Iwein constitue une réécriture du Chevalier au lion de Chrétien de Troyes. Le Pauvre Henri présente certaines similitudes avec le roman d’Iwein, et a vraisemblablement été écrit dans la dernière décennie du xiie siècle. Par ailleurs, Hartmann a composé 18 chansons qui nous sont parvenues, elles sont toutefois impossibles à dater. La plupart de ses œuvres lyriques traitent de l’amour courtois, seuls trois textes s’en démarquent et constituent des chansons de croisade. Il est néanmoins impossible de savoir si Hartmann a véritablement participé à une croisade ou si le contenu de ces chansons est uniquement fictif.

5Les mêmes incertitudes planent sur les mécènes de Hartmann susceptibles de lui avoir fourni les manuscrits français qui ont servi de points de départ pour ses trois adaptations. La recherche allemande a longtemps cru que les puissants ducs de Zähringen, Berthold IV et son fils Berthold V, ont pu être les commanditaires de ces trois textes. En effet, ces ducs de Souabe ont tous deux eu des épouses françaises et auraient pu fournir à Hartmann les sources françaises dont il s’est inspiré. Néanmoins, une analyse minutieuse d’Erec montre que ce roman est en fait un « miroir des princes » dont le message idéologique et politique s’inscrit pleinement dans la propagande de l’empereur Frédéric Ier Barberousse, lui aussi duc de Souabe pour la partie orientale du territoire. Les vers d’une chanson de croisade, dans lesquels le sujet lyrique déplore la mort de son suzerain, pourraient se rapporter au décès de Frédéric Ier Barberousse, mort noyé le 10 juin 1190 en voulant traverser le fleuve Saleph en Asie Mineure9. Cependant, aucun indice probant ne permet de définir les mécènes des œuvres postérieures, composées après la mort de l’empereur. Il n’est pas interdit de penser que Hartmann est resté fidèle aux Hohenstaufen et que son nouveau maître fut l’empereur Henri VI, décédé en 1197.

6L’œuvre de Hartmann a eu un véritable retentissement dans toute la sphère germanophone à partir du xiiie siècle et a marqué nombre d’auteurs. Dans son Tristan, composé vers 1210, Gottfried de Strasbourg fait l’éloge de l’art narratif du poète :

Hartmann von Aue, ah, comme il sait colorer et tisser l’histoire, aussi bien au-dehors qu’au-dedans, par des mots et du sens ! Comme il s’entend à viser, par ses paroles, le sens de l’histoire10 !

7Nombreux seront encore les auteurs qui se référeront à lui : dès 1203-1210, Wolfram von Eschenbach fait allusion à Iwein et Erec dans son Parzival. Ces deux œuvres de Hartmann ont également influencé Wirnt von Grafenberg dans sa rédaction du Wigalois vers 1210-1220. Heinrich von dem Türlin, Rudolf von Ems, Konrad von Stoffeln, Le Pleier, Albrecht von Scharfenberg ainsi qu’Ottokar de Styrie ou encore le sire de Gliers sont autant de poètes du xiiie siècle qui feront référence aux textes de Hartmann.

La lèpre au Moyen Âge, une maladie ambivalente

8L’action du Pauvre Henri se résume en peu de mots. Un jeune chevalier souabe, épris des plaisirs du monde et oublieux de Dieu, est soudain frappé par la lèpre. Cependant, au lieu d’accepter ce châtiment divin à l’instar de Job, il tente d’y échapper et consulte les meilleurs médecins de Montpellier et de Salerne. L’un d’eux lui révèle que seul le sang d’une vierge acceptant librement de mourir pour lui peut le sauver. Henri comprend alors que jamais il ne sera guéri et se débarrasse de ses biens avant de fuir le monde. Il trouve refuge auprès d’un métayer qui, avec sa femme et ses enfants, vit dans un essart appartenant à Henri, dernier bien que le jeune seigneur a conservé en attendant la mort. Au bout de trois ans, la plus jeune des filles du métayer, enfant qu’il a prise en affection et qu’il appelle sa « fiancée », propose de se sacrifier pour lui. Après avoir persuadé ses parents qu’ainsi elle quittera un monde marqué par le péché et sauvera son âme, elle convainc Henri de se rendre à nouveau à Salerne afin de procéder à l’opération qui le sauvera. Une fois sur place, et après avoir surmonté les réticences du médecin, la jeune fille s’allonge nue sur la table d’opération. Depuis l’extérieur, Henri observe la scène à travers une fente du mur. À la vue du corps de la jeune femme, il change totalement d’état d’esprit et est pris d’une bonté nouvelle. Il tambourine contre le mur, exigeant de pouvoir entrer, et empêche que le sacrifice ait lieu. Malgré les vitupérations et le désespoir de la jeune fille, il accepte la punition infligée par Dieu, renonce définitivement à tout sacrifice et rentre en Allemagne avec la demoiselle. Sur le chemin du retour, Henri est guéri miraculeusement de sa maladie tandis que la jeune fille est également délivrée de ses maux et de sa colère. Une fois revenus en Souabe, la pucelle retrouve ses parents, et Henri, chaleureusement accueilli par ses proches et ses vassaux, récupère tous ses biens. Le récit se clôt par le mariage d’Henri et de la jeune fille.

9Ce récit n’est ni un conte ni un texte hagiographique. Certes, la fin heureuse peut rappeler celle d’un conte, et les interventions providentielles sont au centre des vies de saints ou des récits de miracles. Cependant, dans la version A, ni Henri ni la jeune fille ne sont des saints. Le Pauvre Henri n’est ni un simple miracle, ni un récit hagiographique et encore moins un conte divertissant. Le héros n’est pas un saint mais un laïc, et il le demeure jusqu’à la fin, sauf dans la version B, plus tardive, où il entre dans les ordres. Henri représente un modèle de pénitent destiné à l’édification d’un public également laïc. La fin utopique ne saurait néanmoins faire oublier le contenu religieux du texte. Cette histoire, certes plaisante, doit être lue comme un exemplum, une fable porteuse d’un enseignement religieux, un récit allégorique dont il convient de décrypter le sens caché11. Et cette entreprise exégétique commence avec le thème de la maladie. En effet, la lèpre est au Moyen Âge avant tout un symbole : marque d’impureté par excellence, elle est un châtiment envoyé par Dieu pour punir un pécheur ou un être malfaisant. Ainsi lit-on dans les Dialogues de saint Grégoire que quatre moines, jaloux de l’ours qui gardait les moutons de saint Florent, le tuèrent. Le chagrin du saint fut tel qu’il demanda à Dieu de punir les meurtriers ; ceux-ci furent frappés par la lèpre, leurs corps pourrirent et ils moururent12. Dans un autre registre, la Chronique impériale enseigne que la fin de Néron fut terrible : après avoir ordonné le martyre des apôtres Pierre et Paul, il devint tout d’abord podagre, puis fut pris de goutte et, enfin, frappé par la lèpre13.

10De son côté, la médecine voyait en la lèpre une maladie vénérienne due à l’insatiabilité sexuelle du pécheur, à la luxure, ou encore au fait d’avoir eu des relations avec une femme pendant ses règles. On croyait également que les enfants victimes de ce mal avaient été conçus lors d’un dimanche. Ce lien entre la luxure et la maladie apparaît nettement dans certains textes littéraires. Dans la version de Tristan composée par Béroul, le roi Marc, convaincu de la culpabilité de sa femme, la livre aux lépreux. Il ne s’agit pas là seulement d’une punition infâme, mais aussi de livrer l’impure à des hommes qui sont le miroir abject du péché dont on l’accuse14.

11Cette maladie est aussi une épreuve morale infligée au juste, les références bibliques étant alors Job puis Lazare. Elle recèle donc une ambivalence que l’on retrouve dans de nombreuses œuvres littéraires fictives qui la mettent en scène15 : elle a une fonction rédemptrice et constitue une « douce souffrance » (Le Pauvre Henri, version B, v. 1004d) qui, si elle éloigne des hommes, rapproche de Dieu celui qui l’accepte et s’y soumet. L’archétype est celui du Christ qui, tel un lépreux (« quasi leprosum16 »), a été humilié pour sauver l’humanité. À travers le lépreux se manifestent donc les œuvres de Dieu. Cette maladie, si elle est bien une épreuve envoyée par Dieu, ouvre le chemin de la perfection. Si ceci s’applique au Moyen Âge à toute infirmité, cela vaut encore davantage pour la lèpre, maladie des plus repoussantes et dégradantes. Le salut du corps va de pair avec celui de l’âme.

12Le lépreux est le misérable par excellence, c’est d’ailleurs à cette idée de misère que renvoient le terme bas latin misellus, diminutif de miser, ainsi que l’ancien français mesel ou masel, de même que le moyen haut allemand misel, miselsühtic, der miselsuhte. Ce n’est qu’au xiiie siècle que les lépreux deviendront die uzsetzigen (allemand moderne : die Aussätzigen), c’est-à-dire ceux que, littéralement, « on met dehors », qu’on exclut de la cité pour les enfermer dans des ladreries17. À l’époque de Hartmann, le lépreux est donc encore avant tout le pauvre, le chétif, le misérable, et c’est bien là le sens de l’adjectif allemand arm qui caractérise Henri. Le Pauvre Henri est en fait Henri le Misérable, celui qui croit être oublié de Dieu. Il n’est d’ailleurs pas impossible que Hartmann, qui connaissait sans doute le latin, ait fait le rapprochement entre miselsuht et misellus, ainsi qu’entre miser et pauper. Le nom du héros, composé d’un adjectif, constitue quasiment une antonomase. En outre, aucun détail ne nous est donné sur son apparence extérieure, aucune allusion n’est faite à un visage ou à des membres ravagés par la maladie. Tout juste sait-on que les gens l’évitent. Ce ne sont donc nullement les symptômes cliniques de la maladie qui intéressent l’auteur. Certes, les autres œuvres fictives qui mettent en scène un lépreux n’ont pas non plus pour but de dresser un tableau réaliste de cette maladie, elles évoquent toutefois, le plus souvent rapidement, la lèpre qui ronge le visage ou altère la voix. Or, Hartmann ne nous donne pas le moindre renseignement concret sur l’apparence d’Henri. En effet, l’enjeu se situe ailleurs, car la lèpre dont souffre Henri est une lepra spiritualis : c’est son esprit qui est malade, c’est donc lui qu’il s’agira de soigner en le faisant fondamentalement changer d’attitude vis-à-vis de Dieu et du monde.

13Dans l’un des Sermons pour le temps de Pâques, Bernard de Clairvaux distingue sept sortes de lèpre que l’on peut soigner en plongeant dans le Jourdain, c’est-à-dire en imitant le Christ, en s’immergeant dans le fleuve qui symbolise la descente, l’humilité, la pauvreté et la purification18. La première lèpre est celle qui fait aimer les richesses du siècle, la deuxième est celle des habits, de la pompe et de la vanité du siècle, la troisième représente les plaisirs de la chair. La quatrième lèpre est celle de la bouche qui murmure quand il nous arrive quelque chose de fâcheux, alors que le Christ s’est laissé conduire à la mort comme un agneau. La cinquième lèpre vient également de la bouche et représente l’arrogance dont on fait preuve lorsque la prospérité nous sourit. Le cœur peut également être rongé par deux sortes de lèpre que sont la volonté propre et le propre conseil. La volonté propre éloigne de la volonté de Dieu et de celle des hommes, elle ne nous fait songer qu’à notre volonté personnelle et oublier toute charité. Elle représente une corruption de la volonté et du libre arbitre. Enfin, la lèpre du propre conseil caractérise ceux qui ont le zèle de Dieu sans en avoir la science et qui suivent des voies erronées. Il est frappant de voir que hormis la dernière sorte de lèpre, qui vise les idolâtres et les hérétiques, toutes correspondent à la situation du Pauvre Henri : son amour du monde et des richesses, l’orgueil dont il a fait preuve lorsque tout allait bien, sa révolte contre la décision de Dieu et son refus d’accepter le malheur, son oubli de toute charité pour celle qui est prête à mourir pour lui. Pour Bernard de Clairvaux, la renovatio ne peut se faire qu’en imitant le Christ, en se régénérant avec Lui dans un Jourdain symbolique, en faisant preuve de la même humilité et de la même bonté que Lui. Ce schéma est exactement celui qui est adopté par l’auteur du Pauvre Henri. Dans les deux cas, le chrétien est appelé à se renouveler au fond même de son âme19.

14Si le héros a encore un prénom, ce n’est plus le cas de la jeune fille ni de ses parents, tous trois devenus des antonomases à part entière : elle est la « fiancée » ou la « pucelle », tandis qu’ils sont des « laboureurs », des « métayers ». Le récit ne raconte pas l’histoire d’une famille particulière, mais constitue une allégorie qu’il faut savoir interpréter. C’est bien ce que sous-entend le verbe diuten employé au v. 16 : ce verbe signifie certes « raconter », mais aussi « indiquer », « montrer », « interpréter », « rendre explicite ». Il peut également vouloir dire « traduire », « mettre en langue allemande », et évoque par assonance l’adjectif diutsch (« allemand »)20 : Hartmann, qui dit se référer à un ouvrage, ne suggère-t-il pas qu’il souhaite interpréter une parole transmise par l’intermédiaire de l’écrit, c’est-à-dire rendre cette histoire accessible et intelligible à un public allemand en la convertissant à la langue de ce dernier21 ? Il est peu probable qu’il ait lu quelque part la légende du Pauvre Henri, et l’absence de source laisse penser qu’il l’a inventée, cependant il peut vouloir sous-entendre qu’il a traduit et donc interprété un texte latin. Quoi qu’il en soit, ce récit doit être lu comme on aborde les textes à l’époque médiévale : au-delà du sens littéral, c’est le sens allégorique qui importe. « La lettre tue mais l’esprit vivifie22 », car elle nous enferme dans le monde des hommes et du péché, or, par-delà la lettre, il y a l’esprit qui est le reflet et le symbole du divin. L’homme médiéval aspire donc à se détacher du sens charnel des mots pour accéder à une compréhension intellectuelle et morale du texte. Seul cet esprit est la vie, encore faut-il être capable de discerner et de comprendre le sens vrai du texte. C’est là toute la difficulté de l’approche d’un texte médiéval. Hartmann nous raconte une histoire, celle-ci recèle un enseignement qu’il nous faut savoir comprendre.

Le motif de la guérison par le sang et sa tradition littéraire

15Le motif de la guérison de la lèpre par le sang des enfants est très ancien. On le trouve tout d’abord dans la Haggada (texte de la tradition hébraïque fondé sur l’Exode de l’Ancien Testament) qui rapporte que Pharaon, lorsqu’il fut puni par Dieu et frappé par la lèpre, fit tuer des garçons hébreux pour se baigner dans leur sang23. Une croyance similaire réapparaît chez Pline l’Ancien qui écrit à propos de l’éléphantiasis, maladie souvent confondue avec la lèpre, que ce mal était particulier à l’Égypte et funeste au peuple, car lorsqu’il attaquait les rois on leur faisait alors, pour les guérir, des bains où entrait le sang humain :

Aegypti peculiare hoc malum et, cum in reges incidisset, populis funebre, quippe in balineis solia temperabantur humano sanguine ad medicinam eam24.

16Cette croyance en la vertu miraculeuse du sang, essentiellement celui d’enfants, pour guérir la lèpre va se répandre dans tout l’Occident médiéval, notamment à travers des récits hagiographiques et des exempla. Certaines de ces légendes étaient sans doute connues de Hartmann qui a pu s’en inspirer pour la rédaction du Pauvre Henri. L’une des plus célèbres est celle de l’empereur Constantin, telle qu’elle est relatée dans l’histoire de saint Sylvestre. La version écrite la plus ancienne de la légende remonte aux Acta Silvestri composés à Rome entre la fin du ive et la première moitié du ve siècle. La deuxième partie des Actes relate la guérison miraculeuse de Constantin par l’eau du baptême que lui prodigue Sylvestre. Cette légende sera intégrée au texte constituant la Donation de Constantin, sans doute rédigée au viiie siècle : les prêtres païens du Capitole conseillent à Constantin de se baigner dans le sang d’un grand nombre d’enfants innocents ; les supplications des mères de Rome dissuadent cependant l’empereur qui, dès lors, refuse de monter au Capitole. Après l’apparition nocturne des apôtres Pierre et Paul, qui révèlent à l’empereur le moyen d’être guéri, celui-ci est délivré de sa maladie par le baptême chrétien que lui accorde Sylvestre25.

17La Légende dorée, composée au xiiie siècle par Jacques de Voragine, relate cet épisode dans le chapitre consacré à la vie de Sylvestre : Constantin, qui persécute les chrétiens, est puni par Dieu qui l’accable d’une lèpre incurable. Sur le conseil des prêtres des idoles païennes, l’empereur s’apprête à faire sacrifier trois mille enfants afin de se baigner dans leur sang encore chaud. Toutefois, alors qu’il se rend au lieu du bain, il rencontre les mères des enfants qui, accablées de désespoir, arrêtent son char et implorent sa pitié. Constantin, ému par leurs larmes, décide de faire preuve de piété et proclame qu’il préfère mourir en sauvant la vie de ces innocents plutôt que de vivre au prix d’un meurtre aussi cruel, ajoutant qu’il n’est pas même certain de recouvrer la santé. Il rend donc les enfants à leurs mères et retourne dans son palais. La nuit suivante, les apôtres Pierre et Paul lui apparaissent en rêve et lui dévoilent que seul l’évêque Sylvestre peut le sauver en lui donnant un bain. Le lendemain, il fait donc chercher Sylvestre qui le baptise. Aussitôt, Constantin est purifié et délivré de sa maladie26.

18Cette dimension symbolique de la lèpre et de la fonction purificatrice du baptême apparaît également dans l’Histoire des Francs de Grégoire de Tours. À propos du baptême de Clovis, l’auteur relate que le roi, tel un nouveau Constantin, s’approcha du bassin afin de se guérir du mal lié à une vieille lèpre (symbole de son paganisme) et d’effacer par un liquide frais les taches infâmes faites jadis27.

19La légende de Constantin est connue en Allemagne dès le xiie siècle grâce à la Chronique impériale (Kaiserchronik ; voir, à la fin de cet ouvrage, « Textes complémentaires ») : un sage conseille à l’empereur Constantin de lui amener tous les enfants de moins de deux ans afin de le guérir de sa lèpre. Il assure au souverain qu’il retrouvera la santé s’il se baigne dans leur sang et est prêt à être pendu ou lapidé si la guérison n’intervient pas. Constantin, ému par les larmes des mères, affirme préférer mourir plutôt que de sacrifier tous ces enfants, puis est guéri par l’eau du baptême.

20Il est fort probable que pour écrire Le Pauvre Henri, Hartmann se soit en partie inspiré de cette légende. On y retrouve, hormis le renoncement volontaire au sacrifice d’autrui, d’autres idées reprises et développées dans le texte de Hartmann. En effet, la punition envoyée par Dieu est avant tout une mise à l’épreuve qui sert à ramener le pécheur vers Dieu. Ce dernier n’agit pas tant pour punir que pour sauver : « Dieu a fait cela pour ton bien », déclare saint Sylvestre à Constantin dans le texte de la Chronique impériale. Autre point commun : les deux œuvres mettent en scène une conversion rapide et radicale du pécheur. Cette conversion est suivie du pardon accordé par Dieu : Constantin comme Henri sont guéris de la lèpre et retrouvent un corps et une peau d’enfant, signe d’un retour à un état antérieur au péché. Constantin perd sa peau malade et redevient semblable à un nouveau-né, tandis qu’Henri rajeunit de vingt ans : la conversion est une nouvelle naissance, le vieil homme est mort.

21La légende de Constantin contient un parallèle essentiel que l’on va retrouver dans la majorité des récits médiévaux : le sang des enfants sur le point d’être sacrifiés renvoie au sang du Christ. Les exempla qui évoquent la vertu du sang du Christ pour sauver la lèpre de l’âme ne manquent pas, comme en atteste le texte suivant :

Il y avait une jeune fille pauvre et lépreuse que l’on ne pouvait pas guérir à moins de la baigner dans du sang royal. Un roi l’aima tant qu’il versa son sang jusqu’à la mort afin qu’elle fût purifiée. Ce roi est le Christ qui aima l’Église et plus encore ton âme lépreuse, et te fit un bain en te baptisant de son sang afin que ton âme fût purifiée28.

22Une autre légende fort connue et répandue au Moyen Âge est celle d’Ami et d’Amile. Il en existe de nombreuses versions, notamment en latin, ancien français, moyen anglais ou encore en norrois. La version la plus ancienne et aussi la plus brève est un texte latin composé par Raoul Tortaire à la fin du xie siècle29. Cette légende, sans doute née à Mortara, en Italie, au ixe siècle, relate l’amitié idéale existant entre deux chevaliers nés puis baptisés le même jour, et semblables l’un à l’autre comme des jumeaux. La plupart des textes reposent sur le même schéma narratif, résumé ici d’après la chanson de geste française composée vers 1200 : après diverses péripéties, Ami épouse Lubias, fille d’un chevalier perfide nommé Hardré, puis il quitte la cour de Charlemagne pour se retirer sur ses terres avec sa femme. Amile reste donc seul à la cour de l’empereur. Bélissant, la fille du souverain, s’éprend d’Amile, se glisse dans son lit et s’offre à lui sans qu’il la reconnaisse. Cependant, les amants sont surpris par Hardré qui les dénonce. Amile doit prouver son innocence par un combat judiciaire, toutefois, étant coupable, il ne le peut. Il demande donc un délai et rejoint Ami qu’il prie de se substituer à lui. Celui-ci accepte et se rend à la cour de Charlemagne où il jure sur les reliques qu’il n’a jamais partagé la couche de Bélissant, puis il tue Hardré lors du duel. Charlemagne offre alors sa fille au vainqueur, mais un ange apparaît à Ami et le prévient qu’il se rendra coupable d’un terrible péché s’il épouse Bélissant alors qu’il a déjà donné sa foi à une autre femme, et que Dieu le punira en le frappant de la lèpre. Malgré tout, Ami épouse Bélissant puis la conduit à Amile. La prophétie de l’ange ne tarde cependant pas à se réaliser, et Ami tombe malade. Sa femme, aussi perfide que son défunt père, révèle la maladie de son mari à tous et le chasse. Ami vit tout d’abord comme un misérable hors de la ville puis, aidé par deux serfs, il se rend à Rome où il apprend que son parrain, le pape, est mort. Il part alors à la recherche de son compagnon et retrouve Amile. Un ange lui apparaît à nouveau et lui annonce qu’il sera guéri si Amile sacrifie ses deux fils et lave Ami dans leur sang. Amile tue ses deux enfants et assure ainsi la rémission de son ami. Par un miracle, Dieu ressuscite les deux garçons. Peu de temps après ce miracle, les deux amis partent en pèlerinage à Jérusalem et, au retour, meurent en Lombardie où se trouvent leurs tombes.

23La légende d’Ami et Amile fournira la matière d’un roman allemand composé vers 1273 ou 1274 par Konrad von Würzburg et intitulé Engelhard. En outre, on trouve dans cette chanson de geste certains motifs communs au Pauvre Henri, notamment celui du sacrifice par loyauté. Il est possible que Hartmann ait connu l’une des versions de la légende, peut-être une version latine, tant elle était répandue en Europe au xiie siècle. Cependant, on ne peut aucunement voir dans l’histoire de cette amitié indéfectible la source du Pauvre Henri tant les deux récits sont différents.

24Les textes qui évoquent la guérison de certaines maladies de peau et aussi de la lèpre par le sang sont nombreux aux xiie et xiiie siècles. La plupart d’entre eux présentent le sacrifice fait pour sauver un malade comme une épreuve permettant de mettre en exergue la noblesse d’âme et la miséricorde dont fait preuve le héros. Ainsi lit-on, dans l’un des textes composant le cycle du Graal, et intitulé par les éditeurs modernes La Marche de Gaule, que Gauvain est sommé par une demoiselle de donner son sang pour soigner un chevalier alité, qui s’avérera par la suite être son frère Agravain. La demoiselle affirme que le chevalier malade, rongé par un chancre à la jambe droite et au bras gauche, ne guérira jamais avant que le deuxième meilleur chevalier du monde lui ait oint la cuisse de son sang et que le meilleur chevalier ait fait la même chose pour son bras. Gauvain accepte l’épreuve et se frappe la cuisse avec une épée, faisant jaillir son sang à gros bouillons. La demoiselle en oint la cuisse du chevalier malade qui guérit aussitôt30.

25Un épisode de La Quête du saint Graal relatant la mort de la sœur de Perceval s’inscrit encore plus nettement dans la perspective de l’imitatio Christi : au château de Carcelois, on demande à la sœur de Perceval de donner son sang afin de soigner la châtelaine atteinte de lèpre. En effet, seule une écuelle pleine du sang d’une vierge, fille de roi et de reine, pourrait la guérir. Or, la sœur de Perceval est si fatiguée et si fragile, qu’une telle saignée entraînerait inéluctablement sa mort. Alors que Galaad, Perceval et Bohort sont prêts à livrer bataille pour elle, la jeune femme accepte de bon gré de se soumettre à cette épreuve et de mourir. Faisant preuve d’une noblesse d’âme exemplaire, la sœur de Perceval déclare que si elle mourait pour sauver cette dame, cela serait un honneur pour sa famille et pour elle-même. Elle ajoute qu’elle éviterait également qu’un affrontement ait lieu, et que sa vie pèse bien moins que les victimes que cette bataille pourrait entraîner : « Car se vous assamblés li un as autres, il ne puet remanoir sans grant perte greignour que de ma mort31. » C’est donc un altruisme remarquable qui la pousse à ce sacrifice. À l’instar du Christ, la sœur de Perceval meurt en sauvant une humanité impure et pécheresse. Son sang rouge, pur et noble permet le rachat de la faute d’autrui. En se sacrifiant, elle gagne l’éternité, symbolisée par le voyage que son corps entreprend dans une nef. On notera que ces textes ont en commun de mettre en exergue le caractère exceptionnel de celui qui donne son sang : il s’agit soit du meilleur chevalier, soit d’une demoiselle pure et vierge, fille de roi et de reine. Celui qui sauve par son sang est donc un élu, semblable au Christ Roi.

26Il est plus rare que le jugement porté sur cette coutume, qui consiste à prendre le sang d’un innocent pour soigner un lépreux, soit négatif et fasse apparaître ce rituel comme inhumain, voire démoniaque. Ce schéma se rencontre néanmoins dans le roman occitan Jaufre, composé sans doute vers 1180 : le héros délivre une pucelle puis une trentaine d’enfants de deux lépreux, tuant l’un et blessant le second. Ce dernier avait déjà assassiné cinq enfants et s’apprêtait à occire les autres afin de recueillir leur sang. Son maître avait l’habitude de s’y baigner pour se guérir de la lèpre. La coutume, telle qu’elle apparaît dans le roman, est liée à des enchantements maléfiques qui font de la demeure des lépreux une prison fatale, tandis que les deux malades sont assimilés à des êtres démoniaques32. Dans Daniel du val fleuri (Daniel von dem Blühenden Tal), roman arthurien allemand écrit vers 1220 par Le Stricker, il est question d’un monstre chauve à la peau rouge qui se baigne chaque semaine dans du sang humain afin de soigner sa maladie. Il hypnotise ses victimes par le son de sa voix avant de les tuer. À la demande d’une demoiselle, Daniel se mêle aux chevaliers que le malade s’apprête à tuer, puis se glisse derrière lui et lui tranche la tête33.

27De tous les récits que nous venons d’évoquer, aucun n’a servi de texte-source à Hartmann (même si la légende de Constantin présente bien des similitudes), et aucun ne découle du récit de Hartmann. Seuls deux exempla latins, que nous reproduisons et traduisons en annexe (voir, à la fin de cet ouvrage, « Textes complémentaires »), s’inspirent directement de notre histoire. Cependant, des comparaisons ponctuelles avec certains récits évoqués plus haut peuvent permettre de mieux comprendre le texte de Hartmann. En effet, celui-ci travaille à partir d’une tradition qu’il modifie et adapte à son intention particulière. La légende qui se rapproche le plus par sa tonalité du Pauvre Henri est sans doute celle de Constantin qui renonce de lui-même au sacrifice des enfants. Toutefois, le texte de Hartmann s’inscrit dans un courant de pensée qui marque son époque et présente ainsi des similitudes avec l’épisode de La Quête du saint Graal que nous avons cité. Même si aucun rapport direct n’existe entre les deux textes, la vierge incarne dans les deux récits la même noblesse d’âme, la même charité chrétienne, et un même altruisme absolu, inconditionnel, menant en principe au salut éternel.

Le Pauvre Henri : de l’égoïsme à l’altruisme

28La légende du Pauvre Henri nous présente un héros qui jouit de toutes les qualités qui font de lui un membre parfait de la société courtoise : il est de haute naissance, jeune, beau, riche, puissant, généreux. Toute fausseté et toute vilenie lui sont étrangères, il se montre loyal, tient les serments qu’il prête, maîtrise l’art du Minnesang. Il est sage et courtois, respecté de tous, offre l’asile à ceux qui ont besoin d’aide et se porte au secours de ses parents. On apprend également qu’il sait protéger ses paysans des attaques des seigneurs voisins et n’accable pas ses gens d’impôts. Le comportement dont il a fait preuve envers le métayer le laisse apparaître comme un seigneur idéal, garant de justice et de paix. La faute que commet Henri n’est donc pas en rapport avec son comportement envers les autres hommes. Il n’est ni violent ni tyrannique, cependant il ne s’attache qu’au monde et néglige Dieu, oubliant que tous ses biens et la puissance dont il dispose sont des dons de Celui-ci. Seuls comptent pour Henri les plaisirs mondains, l’honneur et la renommée dont il jouit dans la société courtoise. Il privilégie l’honneur et les biens, (v. 398 : « ere unde guot »), deux termes qui ne se rapportent qu’aux valeurs profanes. La question posée par ce récit est donc celle du rapport de l’homme à Dieu.

29Pour comprendre la faute commise par Henri, il suffit de lire l’interprétation qu’il donne lui-même de la punition divine qui le frappe et l’a transformé en lépreux. Il explique que son esprit n’était ouvert qu’aux plaisirs mondains, et il se compte parmi tous les « fous du monde » (v. 396) qui ont oublié que tous les bienfaits dont ils profitent et qu’une vie heureuse sont les produits de la grâce divine. Il voulait l’honneur et des biens sans jamais se soucier de Dieu, sans Lui rendre grâce, en ne Le traitant qu’avec orgueil. Son comportement peut être comparé à l’attitude exemplaire d’Erec à la fin du roman allemand qui porte son nom : Erec, devenu roi, n’oublie pas que tout l’honneur dont il jouit sur terre, sa puissance et sa renommée, lui viennent de Dieu. À l’inverse d’Henri, il ne perd jamais Dieu de vue et demeure humble, soumis à Sa volonté. Henri fait partie de ceux qui, abusés par une illusion, croient que le bonheur qu’ils connaissent n’est dû qu’à leur valeur personnelle (Erec, v. 10085-10100). Ceux-ci connaîtront une fin rapide et tragique. En s’apparentant au péché d’acedia, le péché d’orgueil commis par Henri constitue donc une variation sur le même thème : sa conception de l’existence est erronée car elle se limite aux aspects mondains.

30La punition envoyée par Dieu a donc pour finalité de remettre le Pauvre Henri sur le droit chemin. Cependant, la pénitence du héros sera longue, car il ne l’accepte que difficilement. Si le personnage est comparé à Job, c’est parce qu’il en constitue, du moins au début du récit, le contre-exemple. Il se différencie radicalement du personnage biblique qui accepte la mise à l’épreuve divine et s’y soumet de bon gré (v. 133-145). Henri regimbe et tente d’y échapper en consultant les meilleurs médecins, notamment ceux de Salerne. Un premier pas vers la rémission et le salut est franchi lorsqu’Henri se rend chez les parents de la jeune fille. Pour ce faire, il renonce au monde, se défait des biens terrestres, distribue ses terres et son héritage, fait des dons aux pauvres et aux monastères. Au bout de trois ans, un deuxième pas semble franchi : Henri reconnaît lui-même la faute commise et explique au métayer qui l’héberge qu’il s’était jadis trop adonné aux plaisirs mondains et que, tel un fou, il avait été aveuglé par le monde et avait négligé Dieu. Cependant, le chemin de la rédemption sera encore long : il lui faudra accepter la sentence divine et surtout apprendre à s’oublier lui-même et à faire preuve de compassion envers autrui. En ce sens, son parcours rappelle celui que connaissent Erec, Iwein ou Gregorius, héros des trois autres œuvres majeures de Hartmann. Toucher le fond de la misère humaine, le stade le plus bas de la déchéance, permet au héros de dépasser son égoïsme initial, de s’ouvrir à autrui et d’éprouver de l’empathie :

Swer ie kuomber erleit,
Den erbarmet des mannes arbeit
Michels harter danne den man
Der nie chuomber gewan34.

31À l’instar d’Iwein, c’est un sentiment de miséricorde, de bonté, qui va s’emparer d’Henri, l’arracher à son amour du profane et à son égocentrisme pour le ramener vers Dieu. Comme l’a justement souligné Hartmut Freytag, le récit met en scène une conversio, sur laquelle nous reviendrons, suivie d’une regeneratio, d’une renovatio spirituelle35. Dans les autres récits mettant en œuvre la guérison d’un lépreux, celle-ci est présentée comme une épreuve de purification qui s’accomplit par l’intermédiaire de l’eau du baptême, du sang ou d’un baiser. Il y a donc un intermédiaire purificateur qui permet la guérison effective. Chez Hartmann, tout objet ou geste catalyseur a disparu, la purification n’est due qu’à la conversion soudaine du protagoniste au Bien ainsi qu’au miracle opéré par Dieu.

Le personnage de la pucelle

32Le personnage le plus complexe du récit est sans nul doute celui de la jeune femme prête à se sacrifier. On a parfois voulu voir en elle un personnage quasiment hystérique, aveuglé par la quête du salut36, ou encore une hérétique qui, à l’instar des cathares, rejette le monde matériel37. De telles interprétations sont erronées, et une analyse succincte du texte nous permettra de donner quelques pistes d’interprétation. Comme nous l’avons indiqué plus haut, ce personnage, aussi important que le héros éponyme de l’œuvre, ne porte pas de nom. La jeune fille est désignée par le terme maget qui désigne la « pucelle », la « vierge », tandis que le Pauvre Henri l’interpelle par le terme gemahel, la « fiancée ». Loin d’être un personnage moderne, doué d’une véritable psychologie, elle est, comme Henri, une allégorie, un être que l’on ne peut cerner que par une approche typologique. Elle incarne une façon d’être absolue et sans concession. Quelles sont donc les caractéristiques de cette jeune enfant ? Elle est pure, douce et pleine de bonté. Le narrateur va même jusqu’à comparer sa bonté à celle des anges, même si, il est vrai, il emploie le conditionnel. Elle regroupe donc en elle des qualités qui lui viennent de Dieu et qui la rapprochent du Christ, notamment sa bonté (guete) et sa douceur (sueze). L’humilité et la douceur sont, avec la miséricorde, les qualités essentielles du Dieu du Nouveau Testament :

Venite ad me omnes qui laboratis et oneratis estis et ego reficiam vos Tollite iugum meum super vos et discite a me quia mitis sum et humilis corde38.

33Hartmann pousse encore bien plus loin la perspective christique de son texte. La scène lors de laquelle elle tient sur ses genoux les pieds du lépreux rappelle Marie-Madeleine lavant les pieds du Christ (Lc, 7, 38) et souligne son dévouement et son humilité. En mettant dans la bouche de son héros le terme gemahel (« fiancée »), Hartmann fait intervenir deux niveaux d’interprétation, l’une littérale et l’autre allégorique. De manière littérale, cette lexie souligne l’amour qu’Henri porte déjà à cette enfant, une inclination également suggérée par les cadeaux qu’il lui offre, notamment la ceinture et l’anneau qui, au Moyen Âge, sont deux symboles érotiques renvoyant à la défloration. Cet amour préfigure le mariage qui unira le héros et la pucelle à la fin du récit. Néanmoins, le recours à la lexie gemahel pour désigner la « fiancée », la « femme aimée », est très inhabituel dans le langage courtois. Dans ses romans arthuriens comme dans ses chansons ou encore dans la légende de Gregorius, Hartmann n’y a jamais recours. Il emploie essentiellement les mots wip (« femme », « épouse »), frouwe (« dame ») ou encore vriundin (« amie »)39. L’emploi de gemahel ne peut que surprendre et n’est sans doute pas anodin. En effet, on le trouve au xiie siècle dans les textes religieux, notamment dans les traductions allemandes du Cantique des cantiques où il désigne la sponsa, la fiancée du Christ. Ainsi, l’exégèse du Cantique des cantiques contenue dans un manuscrit du couvent de Saint-Trudpert, près de Fribourg, et datant approximativement de 1160, utilise régulièrement le terme gemahele, comme en attestent ces quelques exemples représentatifs :

Kum von libano, Gemahele40!
Dû hâst mîn herze verwundet, mîn gemahele41.
Wie schoene dîne brüste sint, gemahele42!
Dîne lefsen die sint triefende wabe, gemahele43!
Du bist ein wol beslozzener garte, mîn gemahele44.
Er sprichet: ich kom in mînen garten, mîn svester, mîn gemahele45.

34L’auteur ne se contente pas d’emprunts faits au commentaire du Cantique des cantiques. Le discours que la pucelle tient à ses parents est étonnamment bien construit et réfléchi si l’on songe qu’il s’agit d’une enfant de huit ans. Ce décalage est voulu par Hartmann, et les parents comprennent bien qu’une telle sagesse ne peut être que l’œuvre du Saint-Esprit. La première partie du discours met en exergue l’altruisme de la pucelle prête à se sacrifier pour sauver son seigneur et protéger ses parents de la tyrannie et des exactions d’un successeur potentiel. La deuxième partie de l’argumentation est plus complexe et s’inscrit dans une perspective eschatologique. La jeune fille explique à ses parents qu’en mourant pure et sans avoir commis de péché, elle échappera aux griffes du diable et à l’enfer. Elle dénonce la vanité de la vie terrestre, ses charmes trompeurs auxquels elle refuse de succomber. Contrairement à Henri qui a été longtemps prisonnier de ce monde et qui est encore fort éloigné de Dieu, la pucelle s’est détachée de tous les pièges mondains et de toute contingence : elle a atteint une liberté spirituelle qu’Henri ne peut encore entrevoir. Elle s’est libérée de tout « droit humain » (v. 860 : « Unde menslich reht zerbrach »), car le droit auquel elle se soumet est d’ordre divin et spirituel.

35À travers les paroles de la pucelle, Hartmann recourt à des topoi propres à la tradition du contemptus mundi : le rejet du monde, de ses plaisirs, de ses tentations, des richesses trompeuses sont des motifs que l’on trouve déjà dans les Évangiles. Ainsi, dans sa première épître, Jean exhorte-t-il les hommes à ne pas aimer le monde, ni les choses qui sont dans le monde, car tout ce qui est dans le monde relève de la convoitise, de l’orgueil et de la richesse, et éloigne de Dieu (1Jn, 2, 15). Les images évoquant le caractère éphémère de toute chose sont également empruntés aux Écritures, il suffit de songer aux premiers vers de l’Ecclésiaste déclarant que sous le soleil tout est vanité et souffrance. L’idée de l’instabilité de toute chose, d’une caducité ontologique conduisant inéluctablement à la mort, est également commune à de nombreux traités sur le mépris du monde. Les paroles que tient la jeune fille ne sont ni hérétiques ni particulièrement originales. Elles remplissent une double fonction dans l’économie du texte : d’une part elles permettent de justifier la décision prise par la pucelle ; d’autre part elles s’inscrivent dans la perspective de l’exemplum qui condamne l’orgueil, les plaisirs mondains auxquels le Pauvre Henri a succombé, et invite à se tourner vers Dieu. Là encore, la démarche est conventionnelle : dans son De miseria humanae conditionis, Lothaire de Segni, futur pape Innocent III, explique l’intention qui le guide : c’est pour abattre l’orgueil, qui est la tête de tous les vices, qu’il a décrit la bassesse de la condition humaine46. L’originalité de Hartmann ne tient pas tant au contenu de son texte qu’à sa forme : il a intégré un discours religieux, bien construit et cohérent, dans un récit vivant, mettant en scène des êtres humains.

36C’est donc parce qu’elle craint de succomber à ces tentations et de perdre son âme que la jeune fille décide de fuir le monde et choisit la mort. La décision est certes radicale, et les Évangiles ne donnent aucune légitimité au sacrifice ou au martyre volontaire : « Cum autem perse-quentur vos in civitate ista fugite in aliam47 […]. » Toutefois, comme dans les autres textes traitant du mépris du monde et des vanités terrestres, le refus du siècle mène à Dieu, à la contemplation de Dieu, en l’occurrence à une union mystique avec Celui-ci. Cette idée constitue la troisième partie du discours de la jeune femme : dans l’allégorie qu’elle donne du paradis48, Dieu est comparé à un laboureur de libre condition qu’elle s’apprête à épouser. L’argumentation de la pucelle constitue le contrepoint du début du récit, du passage lors duquel le narrateur évoque tous les plaisirs mondains auxquels le héros s’adonne. Elle substitue à la ferme terrestre, dans laquelle elle vit, une ferme céleste où l’on ne connaîtrait ni maladie, ni disette, ni toute autre forme de souffrance. Cette représentation du paradis prend radicalement le contrepied de la description qu’elle vient de faire du monde terrestre : à l’idée de déchéance, de souffrance, de pauvreté et de caducité, elle oppose celle d’éternité, de joie et d’abondance. Toute différence sociale disparaît, et le droit humain fait place au droit divin qui ne connaît pas de telles différences entre chrétiens. Dans ce royaume, elle, une jeune fille humble, sera semblable à une reine. L’image fait intervenir ici aussi deux niveaux d’interprétation. La jeune fille part de la conception du monde qu’elle connaît et projette sur le Christ l’image du paysan qu’elle ne pourra, à cause d’une trop grande pauvreté, épouser dans sa vie terrestre. L’assimilation du Christ à un laboureur trouve sa source dans le Nouveau Testament : on peut songer à la parabole du semeur (Mc, 4, 1-12), à la comparaison de Dieu à un paysan (« Ego sum vitis vera et Pater meus agricola est49 »), ou encore aux nombreuses allégories agricoles (1Co, 9, 8-11 ; Jc, 5, 7). La métaphore assimilant le monde à un champ est sans doute empruntée à Matthieu : « ager autem est mundus50 ». Dans le Cantique des cantiques de Saint-Trudpert, le jardin est assimilé au domaine de Dieu, qu’il s’agisse du monastère, du paradis ou de l’âme du chrétien. Le Christ lui-même est comparé à un verger qui a donné des pommes rouges, par référence au sang qu’Il a versé lors de son martyre51.

37Le deuxième niveau d’interprétation fait à nouveau intervenir l’exégèse du Cantique des cantiques : l’ardent amour de l’âme, qualifiée de « sponsa », pour son Époux céleste est un thème propre à cette mystique, on le retrouve notamment dans les sermons de Bernard de Clairvaux52. Concernant la comparaison du Christ à un paysan, on peut également songer à un sermon de Bernard de Clairvaux sur le Cantique des cantiques : saint Bernard y explique que les désirs d’une âme peuvent varier et que, selon ces changements, le fiancé, c’est-à-dire le Christ, change de visage et daigne se transformer en époux chaste, en médecin, en voyageur, en riche père de famille dont la maison regorge de pain ou encore en roi puissant et magnifique. Ce roi encourage la timidité d’une épouse pauvre et lui montre l’éclat de sa gloire, « les richesses de ses pressoirs et de ses magasins, la luxuriance de ses jardins et de ses champs53 ». Les métaphores employées par la jeune fille ne sont donc pas originales, même s’il est impossible de savoir avec certitude si Hartmann s’est inspiré de ce sermon de saint Bernard54.

38Quoi qu’il en soit, c’est bien d’une union mystique qu’il s’agit ici : l’âme de la pucelle aspire à ce Fiancé éternel, de la même façon qu’elle est certaine que Celui-ci l’aime. L’union est parfaite et l’amour réciproque, car c’est celui de l’homme pour Dieu et de Dieu pour l’homme, Sa créature. Même l’amour que les parents portent à leur enfant est déprécié dans un tel contexte : la jeune fille reconnaît qu’ils l’aiment, toutefois, en comparaison de l’amour que lui porte le Christ, cet amour est assimilé à de l’inimitié (v. 794-801).

39La sagesse dont fait preuve cette enfant, véritable puella senex qui affirme elle-même être douée de raison malgré son manque d’expérience, lui est manifestement inspirée par l’Esprit saint. Ses parents ne s’y trompent d’ailleurs pas et la comparent à saint Nicolas, sans doute parce que celui-ci, dès son enfance, se comporte de manière extraordinaire, cédant par exemple une partie de sa fortune afin que son voisin ne soit pas contraint de prostituer ses filles. Comme le saint, la pucelle incarne une bonté, bonitas, inspirée de Dieu. Cette bonté s’exprime dans l’altruisme dont elle fait montre. En effet, lorsqu’elle déclare à Henri que la vie de celui-ci est plus utile que la sienne, elle ne reconnaît pas seulement la supériorité sociale de son seigneur, elle s’inscrit également dans le sillage des héroïnes de Hartmann qui sont prêtes à se sacrifier pour autrui. Ainsi, dans Erec, Enite déclare-t-elle que son mari, noble et puissant, « pèse » plus qu’elle (v. 3174). Dans Iwein, Lunete, exemple de dévouement et de loyauté, utilise exactement la même tournure que la pucelle lorsqu’elle enjoint Iwein de ne pas combattre le sénéchal et ses deux frères pour lui sauver la vie : « iuwer lebn ist nutzer danne daz min55 ». C’est là le propre de l’héroïne hartmannienne qui, d’emblée, fait preuve d’une sagesse et d’une bonté que les héros masculins n’acquièrent qu’à la fin d’un long processus d’évolution. D’un point de vue moral et chrétien, l’héroïne est supérieure au personnage masculin.

40Même sa décision de mourir pour autrui ne fait pas d’elle une hystérique ou une illuminée, comme on l’a cru parfois, mais évoque le martyre du Christ. Cette abnégation exemplaire caractérisera la sœur de Perceval qui, comme nous l’avons évoqué plus haut, mourra afin de sauver la châtelaine lépreuse. Même la certitude qu’elle affiche d’accéder au paradis ne doit pas être comprise de manière négative et interprétée comme un signe d’orgueil. Dans le texte français d’Ami et Amile, l’un des deux fils d’Amile montre la même assurance au moment où son père s’apprête à lui trancher la tête :

Or noz copéz les chiés isnellement,
Car Dex de gloire noz avra en present,
En paradis en irommez chantant
Et proierommez Jhesus, cui tout apent,
Que dou péchiez voz face tensement,
Vos et Ami vostre compaignon gent56.

41Le sang des enfants renvoie évidemment au sang du Christ qui permet la rémission de la maladie et aussi la rédemption de ceux qui se sacrifient. La perspective de l’imitatio Christi est la même dans Le Pauvre Henri, avec toutefois une nuance de taille : Henri n’est pas sûr de guérir par le sang de la pucelle. Le miracle potentiel est donc relativisé, car le vrai miracle se situe ailleurs. En outre, le très jeune âge de la pucelle implique qu’elle est encore innocente et échappe au péché (au Moyen Âge, et jusqu’au xixe siècle, les saints ou la Vierge n’apparaissent qu’à des enfants prépubères ou tout juste pubères, car ils sont considérés comme purs), son sacrifice et la certitude du salut sont donc doublement acceptables dans une perspective médiévale. Le portrait de la jeune vierge, dont le sang pur peut guérir Henri, ne peut être compris qu’en fonction du personnage principal : elle doit nécessairement accepter de sacrifier sa vie librement, sans quoi sa mort ne saurait être susceptible de sauver le chevalier. Ce sacrifice trouve donc une double justification chrétienne : altruisme et refus de vivre dans un monde marqué par le péché. L’une des caractéristiques du Pauvre Henri est sans doute l’alliance de croyances répandues, comme celle relative au salut de la jeune fille encore pure, et de connaissances théologiques, une alliance réussie entre une religiosité populaire et la clergie de l’auteur. Cette tonalité à la fois populaire et savante se réalise au mieux dans le personnage de la pucelle. C’est justement ce mélange des genres et ce passage constant du registre profane à celui de la religiosité qui expliquent l’ambivalence de la jeune femme : elle n’est pas une sainte, mais en possède certaines caractéristiques, notamment sa sagesse précoce, son aspiration à une union céleste, son refus (même provisoire) de prendre un époux terrestre, et son courage viril face aux souffrances et à la mort (voir, dans cet ouvrage, « Notes sur les textes »). Toutefois, contrairement à une sainte qui accepte la mort uniquement au nom de sa foi et de son amour pour le Christ, la pucelle meurt également pour fuir le monde et se sauver elle-même.

42La scène du sacrifice s’inscrit également dans le schéma de l’imitatio Christi : le médecin lui annonce qu’il va la dévêtir entièrement – ce qui ne correspond nullement à l’usage médiéval, car on ne dévoile que la partie du corps que l’on va opérer57 –, lui attacher les pieds et les mains, et qu’elle en éprouvera une très grande honte. Tout rappelle ici le martyre du Christ ou d’un saint : la nudité, l’humiliation et les liens. On remarquera d’ailleurs que c’est une femme qui est identifiée au Christ et non un homme, ce qui, contrairement à une époque plus tardive58, ne semble pas poser de problème.

43La jeune femme n’éprouve aucune honte à se trouver ainsi nue. Il ne faudrait pas voir dans cette absence de pudeur une quelconque indécence, car, tout au contraire, la pucelle incarne une innocence semblable à celle qui caractérise l’humanité avant la faute originelle59. Si elle ne connaît pas la honte, c’est en fait qu’elle ne connaît pas le péché. Plus que jamais, elle mérite son nom de « douce jeune femme », car elle incarne la douceur de Dieu qui s’exprime à travers sa beauté et sa nudité. Le médecin ne s’y trompe pas et dit n’avoir jamais vu plus belle « créature » : elle est le reflet de Celui qui l’a créée, elle est entièrement à l’image du Créateur60. Le Cantique des cantiques de Saint-Trudpert associe à plusieurs reprises l’idée de bonté à la créature faite à l’image de Dieu :

Got tet daz michel guot wider uns, dô er
uns geschuof âne unsere gearnede. daz was sîn
güete. er schuof uns ze sîneme bilde unde
ze sîner gelîchnüssede, daz unser sêle sîn
insigele waere61.
Got hete sîne güete
vil harte gezeiget, dô er den menneschen von
nihte geschuof, daz er sîn kint waere. Daz was ein
mêrre güete, dô siu sîne vîende wurden, daz er in
dô vaterlîche half62.

44En tant que simple créature de Dieu, la pucelle est le pur reflet de la bonté du Créateur. C’est aussi pour cette raison que le médecin est saisi d’une si grande pitié et décide de lui donner la mort la plus rapide possible. Une telle sollicitude peut surprendre, mais tout semble s’inscrire ici dans un plan voulu par Dieu. De manière inattendue, c’est le bruit du couteau que le médecin aiguise sur la pierre qui réveille la conscience d’Henri et suscite en lui un sentiment de miséricorde. Même l’instrument qui doit servir à donner la mort participe au dessein de Dieu.

45La scène lors de laquelle Henri observe la pucelle à travers une fente du mur s’inscrit dans le même schéma religieux et est sans doute inspirée directement de l’exégèse médiévale du Cantique des cantiques63. En effet, le verset 9 du chapitre 2 relate les paroles de la fiancée qui déclare que son amant se tient derrière le mur, guette par la fenêtre, l’épie par le treillis. Les commentaires du Cantique des cantiques sont nombreux au Moyen Âge, on peut songer à ceux d’Isidore de Séville, de Bède le Vénérable, d’Haymon d’Auxerre, de Guillaume de Saint-Thierry, ou encore aux sermons de saint Bernard et au Cantique de Saint-Trudpert que nous avons déjà évoqués. Voici comment ce dernier texte traduit et interprète le passage de la Bible :

Nû sich wâ er stêt hinder unsere want
unde wartet în ze den linebergen
unde ze den vensteren.
Swie hôch er sî in sîner
götlichen magenkrefte, er wartet iedoch her zuo
zuns durch sîne genâde. diu want bezeinet unser
sünde, die uns ie von gote sunderent. Diu venster
daz ist unser riuwe, durch die luoget got zuo zuns.
Die liewen und die lineberge daz ist daz lûtere
gebet, in deme sich got zuo zuns leinet unde staeteclîche wartet64.

46Les commentaires du passage peuvent bien entendu varier selon les exégètes. Bède le Vénérable interprète le mur comme la métaphore de la condition mortelle que l’homme doit au péché (originel)65, et le regard porté à travers la fenêtre comme le regard bienveillant que Dieu porte à l’homme dans Sa miséricorde66. À l’instar de Bède, Haymon d’Auxerre compare la condition mortelle de l’homme à un mur épais existant entre Dieu et l’homme, et empêchant ce dernier de jouir de la contemplation divine67, tandis que les fenêtres et les treillis percés dans le mur permettent de percevoir Sa grâce. Rupert de Deutz, quant à lui, voit dans le mur non la faute originelle, mais les péchés du genre humain (« peccata generis nostri68 »). Pour Bernard de Clairvaux, le mur représente la chair, alors que l’approche de l’époux symbolise l’incarnation du Verbe69. Le mur est la loi du péché (« lex peccati »), celle-ci étant la convoitise de la chair70. Les fenêtres et les treillis sont les sens de la chair, les passions humaines par où le fiancé fait l’expérience des misères des hommes et en éprouve de la compassion71. Hugues de Saint-Victor voit dans le mur l’esprit, la mémoire et la conscience souillés par la concupiscence de la chair et des yeux ainsi que par l’orgueil de la vie. Bien qu’il n’y ait dans cette épaisse muraille de boue (« densum […] parietem luti ») aucune ouverture qui permette de contempler l’Époux, Celui-ci y perce lui-même des fenêtres droites (« fenestras rectas ») par lesquelles pénètre Sa justice, et des treillis obliques (« cancellos obliquos ») qui laissent rentrer la bonté et la miséricorde divines72.

47Quelle que soit l’interprétation qu’ait pu en connaître Hartmann, on retrouve dans ces commentaires certaines constantes : le mur est le péché qui sépare l’homme de Dieu, et l’ouverture (fenêtre ou fente) permet à Dieu de s’approcher du pécheur, soit par la souffrance soit par la grâce qui succède au repentir du pécheur73. Une telle exégèse rappelle la scène décrite par Hartmann, même si celui-ci a inversé les rôles : le fiancé, c’est-à-dire le Pauvre Henri, ne renvoie plus à Dieu mais au pécheur, tandis que la fiancée incarne la grâce divine. Malgré cette différence, le schéma reste le même que dans les interprétations exégétiques du Cantique des cantiques : le pécheur incarné par Henri est séparé de la grâce divine par un mur. La fente dans le mur entraîne cependant un rapprochement entre l’homme et Dieu, et permet à la grâce de Dieu de toucher le pécheur. À travers cette fente, Henri découvre la douceur divine incarnée par le corps beau et pur de la pucelle. Il compare cette douceur à la laideur de son corps marqué par la maladie et le péché. Et aussitôt s’opère en lui un changement, et son esprit en est radicalement transformé : ainsi s’accomplit la renaissance du héros qui, à ce moment précis, semble bien être touché par la grâce. On retrouve ici l’idée paulinienne selon laquelle il faut se dépouiller du vieil homme avec ses agissements et revêtir le nouveau (Col, 3, 9-10).

48La bonté nouvelle qui s’empare d’Henri fait également songer à saint Augustin qui, dans les Confessions, évoque les deux volontés qu’il ressent en lui : l’une vieille, l’autre nouvelle ; l’une charnelle, l’autre spirituelle74. Henri s’est défait de sa volonté ancienne et charnelle, qui l’enfermait dans son égoïsme, pour adopter une volonté nouvelle et spirituelle. Désormais, il est l’égal de la pucelle et est prêt à mourir pour qu’elle vive, de la même façon qu’elle était prête à donner sa vie pour qu’il guérisse. D’un point de vue éthique, l’égalité est parfaite. On comprend mieux dès lors pourquoi Henri insiste pour rentrer dans la pièce et ne se contente pas de rester à l’extérieur, ce qui, d’un point de vue purement pratique, aurait été possible : en rentrant, il se rapproche définitivement de Dieu et franchit le mur qui Le lui rendait inaccessible. La scène n’est donc pas réaliste mais symbolique, car Henri doit dépasser le mur de péché qui le sépare de Dieu75. Sa volonté ne diffère plus de celle de Dieu76, il accepte donc sa maladie et la juste punition qui lui est infligée. Il soumet sa volonté à celle de son Créateur, et pour Hartmann c’est sans doute là la seule conception acceptable du libre arbitre : savoir reconnaître le bien voulu par Dieu et s’y conformer.

49La réaction véhémente et discourtoise de la jeune femme ne s’explique, comme celle d’Henri, que de manière typologique : elle, qui jusqu’à présent était l’instrument de Dieu, se met à refuser la volonté de Celui-ci. Son rôle aurait dû s’arrêter là, mais elle l’outrepasse : elle a permis à Henri de s’ouvrir à Dieu et à autrui, elle devrait donc s’effacer et accepter la sage décision de son seigneur. En ce sens, elle commet la même faute qu’Henri au début de l’histoire. Hartmann a à cœur d’opérer un parallèle entre Henri et la jeune femme : tous deux ont été mis à l’épreuve et tous deux ont réussi cette épreuve en démontrant leur loyauté et leur bonté envers l’autre. Tous deux sont confrontés à l’erreur. Henri l’a été, mais a désormais dépassé ce stade. En n’abandonnant pas l’idée de mourir et en rejetant le monde, cette fois sans raison, puisqu’elle a accompli son rôle aux yeux de Dieu, la pucelle commet une erreur. Cette faute se manifeste dans son comportement discourtois et agressif qui contraste singulièrement avec la bonté et la douceur qu’elle a incarnées jusque-là. La jeune fille ne se contrôle plus, oublie tout savoir-vivre, toute bienséance, et tient des propos offensants, traitant Henri de couard et remettant en cause sa noblesse et son honnêteté. L’absence soudaine de courtoisie chez la demoiselle (v. 1286 : « Siu brach ir zuht und ir sitte ») s’oppose à la sérénité et à la politesse dont Henri fait alors montre (v. 1343 : « Dem schœnre zühte niht gebrast »).

50À l’instar d’Abraham qui s’apprête à tuer son fils Isaac pour Yahvé et en est empêché au dernier moment (Gn, 22, 1-19), le sacrifice de la pucelle ne saurait être admis. Seule la mise à l’épreuve et la volonté de l’homme comptent pour Dieu, le passage à l’acte serait une faute. De la même façon qu’Abraham a montré son obéissance et sa soumission à Dieu, la pucelle a prouvé qu’elle est capable de mourir pour autrui. On ne saurait lui en demander davantage. Le miracle n’aurait pas pu être celui de la guérison d’Henri par le sang de la pucelle – le jeune homme exprime d’ailleurs à deux reprises ses doutes concernant cette guérison miraculeuse –, mais uniquement la guérison due à la miséricorde divine. En rendant la santé à Henri, Dieu met un terme à leurs deux épreuves et les délivre définitivement de leurs maux, c’est-à-dire, pour Henri, de la maladie, et pour la pucelle, de l’obsession de la mort. En effet, une fois son seigneur guéri, l’idée même de sacrifice devient superflue et finalement caduque. Délivré de la misère liée à la lèpre, le héros n’est plus qualifié de « pauvre », mais est redevenu « le bon seigneur Henri » (v. 1374), l’adjectif guote renvoyant à la fois à la nouvelle bonté d’Henri et à sa noblesse.

Mariage et utopie égalitaire : éloge de la noblesse de cœur

51Le mariage d’Henri avec la fille d’un métayer surprend lorsque l’on connaît l’importance que Hartmann accorde dans d’autres textes à la noblesse de sang et lorsque l’on considère la société de l’époque médiévale. En effet, l’union entre Henri et la pucelle constitue une mésalliance patente. Si cette mésalliance ne remet pas en question le statut d’Henri, elle compromet gravement celui de ses descendants éventuels qui ne pourront plus prétendre à la noblesse. À partir de la fin du xiie siècle, seule une double origine noble (père chevalier et mère noble) peut garantir l’appartenance des enfants à l’aristocratie. Dans le cas d’Henri, ceux-ci ne pourraient donc échapper à une déchéance sociale.

52Il faut tout d’abord noter que l’auteur fait tout pour atténuer la mésalliance existant entre Henri et la jeune fille. D’emblée il insiste sur la liberté du métayer et indique qu’il s’agit d’un laboureur libre. Hartmann évite d’employer le terme gebure (qui apparaît uniquement aux v. 272 et 276), équivalent du vieux français « vilain », lui préférant ceux de buman puis de meier. Il s’agit donc d’un métayer libre qui n’est entaché ni par la macule liée à la servitude ni par la dimension péjorative de gebure. Une union avec une serve aurait certainement été ressentie comme quelque chose de fondamentalement inadmissible par le public aristocratique de l’époque. Pour s’en rendre compte, il suffit de songer à la querelle qui, dans La Chanson des Nibelungen, oppose les deux reines Kriemhild et Brünhild : Brünhild déclare qu’elle tient Siegfried pour un serf77. Il s’agit là d’un propos profondément insultant qui provoque l’ire de Kriemhild, colère dont les conséquences seront tragiques.

53À la liberté du couple de métayers vient s’ajouter la loyauté : si les paysans sont connus dans les textes médiévaux pour leur perfidie et leur manque de droiture, c’est exactement l’inverse qui caractérise le métayer et son épouse. Ceux-ci accueillent Henri, lui offrent le gîte et le couvert, le remerciant ainsi pour tous les bienfaits dont il les avait comblés autrefois. Cette reconnaissance est le signe d’une âme noble78. Le texte met également en exergue la beauté extraordinaire de la jeune fille, si belle qu’elle serait digne d’être une fille de roi. Ce physique avenant est considéré au Moyen Âge comme le signe visible et évident d’une noblesse intérieure. L’assimilation à la noblesse se fait par petites touches, et la noblesse de cœur de cette famille la rapproche de la noblesse de sang. Les paysans et leur fille en partagent les mêmes vertus essentielles basées sur la loyauté et la solidarité.

54À cette beauté digne de la fille d’un roi et à la grandeur d’âme de la pucelle viennent s’ajouter les habits somptueux que lui offre Henri à l’occasion du voyage à Salerne. Puisqu’elle va devenir l’épouse de Christ, rien ne saurait être trop beau pour elle. Parallèlement, cette union préfigure celle qu’elle conclura dans les faits avec Henri à la fin du récit. Ces habits ont une fonction symbolique comparable à ceux qu’Érec/Erec fait revêtir à Énide/Enite dans le roman français de Chrétien de Troyes et son adaptation allemande79. Les vêtements d’hermine, de samit et de zibeline marquent l’entrée de la pucelle dans une sphère supérieure, ils sont le signe du passage de la jeune femme du statut de simple paysanne à celui de dame riche et puissante. Cette parure somptueuse a sans doute également une portée allégorique et religieuse, et renvoie aux vertus de la future épouse. Dans l’un de ses sermons sur le Cantique des cantiques, saint Bernard interprète la parure de la fiancée, noire et belle comme les tentes de Salomon (Ct, 1, 5), comme le symbole de sa beauté spirituelle et éternelle. Il évoque ainsi sa charité, sa justice ou encore sa patience80. Il semble bien que les habits de la pucelle aient une double fonction en la rehaussant à la fois moralement et socialement. Si elle est digne, par ses vertus et sa beauté spirituelle, d’être l’épouse du Christ, alors elle est à plus forte raison digne d’être celle d’Henri. Il est d’ailleurs remarquable que la pucelle se mette sur le même plan que le Christ qu’elle assimile à un paysan libre. En effet, il n’existe plus de différence sociale dans l’au-delà. La noblesse et la liberté de la pucelle sont avant tout d’ordre religieux et spirituel81. Hartmann postule ici l’égalité radicale des baptisés et la liberté fondamentale de chaque chrétien. Saint Paul, déjà, proclame que tous les baptisés sont des fils de Dieu, qu’ils sont baptisés dans le Christ et qu’il n’existe ni esclave ni homme libre, ni homme ni femme, car tous les baptisés ne font qu’un dans le Christ. Tous appartiennent au Christ et sont la descendance d’Abraham (Ga, 3, 26-29 ; voir également 1Co, 12, et Col, 3, 10-11).

55L’assimilation au Christ garantit donc cette égalité, c’est exactement le point de vue qui sous-tend l’argumentation de la pucelle lorsqu’elle persuade ses parents de la laisser devenir l’épouse du Christ. Cette idée d’une égalité et d’une liberté fondamentales de tous les chrétiens est un lieu commun de la théologie médiévale, elle ne trouve cependant plus son application dans la structure même d’une société féodale qui repose sur les distinctions entre libres et non-libres, ainsi qu’entre nobles et non-nobles. Cette conception d’une égalité intrinsèque est également développée dans des œuvres vernaculaires comme, par exemple, le De amore d’André Le Chapelain : l’auteur y affirme que, puisque nous descendons tous d’une même souche (« omnes homines uno sumus ab initio stipite derivati ») et que naturellement (« secundum naturam ») nous avons tous la même origine, ce ne furent au commencement ni la beauté, ni l’élégance, ni même la richesse qui distinguèrent la noblesse et entraînèrent une différence de classes entre les hommes, mais uniquement les qualités morales (« sed sola fuit morum probitas »)82. Contrairement à la réalité sociale et à une chevalerie qui s’assimile désormais à une classe supérieure et aristocratique, les clercs et les moralistes ont souvent tendance à voir dans la noblesse morale la seule vraie noblesse. Pour ceux-ci, la véritable noblesse ne doit pas être imputée à l’ascendance, mais aux vertus dont on fait preuve : « nobilitas morum plus ornat quam genitorum », la noblesse morale a plus d’importance que celle des parents, proclame un proverbe médiéval83.

56De la même façon, Thomasin von Zerklaere écrira dans Der Wälsche Gast, composé au début du xiiie siècle, que, pour celui qui a perdu sa noblesse d’âme, « la haute naissance n’est plus qu’avilissement84 ». Cette conception éthique de la noblesse repose à la fois sur la philosophie antique et la vision chrétienne de l’égalité fondamentale des baptisés. En effet, les stoïciens, déjà, proclament l’égalité naturelle de tous les hommes en tant qu’êtres doués de raison85. Pour Sénèque, la vraie noblesse est celle qui procède de la vertu :

Eadem omnibus principia, eadem origo ; nemo altero nobilior, nisi cui rectius ingenium et artibus bonis aptius86.

57L’idée se retrouve chez Juvénal : « Nobilitas sola est atque unica virtus87. » Nombreux sont les proverbes médiévaux qui proclament l’égalité originelle, et les textes qui affirment que ce n’est pas dans l’origine illustre des ancêtres mais dans la vertu et l’honnêteté que fleurit la vraie noblesse88. Le postulat d’une égalité des baptisés est donc intimement lié à la présence de cette noblesse morale89. Le médecin ne s’y trompe pas, d’ailleurs, lorsqu’il interpelle la pucelle par « demoiselle ». Est-ce à cause de la beauté de la jeune fille et de ses habits ou de la grandeur et de la fermeté d’âme qu’elle affiche alors qu’il l’assimile à une jeune noble ? Cela importe peu, ce qui compte est qu’elle a alors acquis une nouvelle noblesse qui n’est pas liée à sa naissance.

58Il convient également de souligner qu’Henri agit en seigneur responsable et prend soin de demander l’avis de tous ses parents et vassaux avant d’épouser la jeune femme. Laudine procède de même dans Iwein avant de prendre pour mari le héros éponyme et demande l’autorisation à ses barons qui, subjugués par la beauté d’Iwein, accèdent aussitôt à la requête de la reine. Le sénéchal met cependant l’accent sur deux qualités que les barons ne peuvent voir par eux-mêmes et qui sont la noblesse et la valeur du jeune chevalier90. Henri, quant à lui, avance un argument d’ordre moral et souhaite faire preuve de gratitude envers Dieu qui l’a guéri et envers celle sans qui la guérison n’aurait pu avoir lieu. Cette santé, il la doit donc également à la pucelle qu’il qualifie de guot. Là encore, le sens de cet adjectif est révélateur, car il associe « bonté » et « noblesse ». L’auteur joue de toute évidence de cette ambiguïté : la pucelle est la bonté même et est donc noble.

59Ce mode de pensée religieux est omniprésent dans le texte de Hartmann. Ainsi, le héros déclare-t-il au sujet de sa future femme : « Nu ist siu fri alse ich do bin » (v. 1499), ce qui signifie littéralement : « Désormais elle est aussi libre que je le suis maintenant ! » Il convient ici de noter la rupture introduite par l’adverbe de temps nu et la reprise par do. En fait, la pucelle n’est, d’un point de vue strictement social, ni plus libre ni plus noble qu’elle ne l’était au début du texte. Cette nouvelle égalité, dont l’actualité est marquée par les deux adverbes temporels, a donc un autre sens. Il ne s’agit pas ici d’une perspective sociale, et il convient de tenir compte de l’ensemble du discours tenu par Henri qui reconnaît la grandeur d’âme de la pucelle à qui il doit finalement la santé. Comme l’a justement souligné Hartmut Freytag, le héros prend ici conscience de l’égalité de rang qui existe désormais entre lui et la jeune femme d’un point de vue moral et chrétien. Lorsqu’il invoque le droit pour justifier son mariage avec la pucelle, il ne peut s’agir du droit féodal, mais du droit naturel, du droit divin qui légitime cette union entre deux êtres ayant maintenant la même noblesse d’âme91. On peut même concevoir le mariage d’Henri et de la demoiselle de manière symbolique et didactique : tandis qu’Henri incarnait un amour immodéré des choses terrestres et que la pucelle était entièrement tournée vers l’au-delà, leur union représente un juste milieu dans la relation à Dieu et au monde92. Désormais, Henri sait qu’il doit à Dieu de posséder de nombreux biens et de jouir de tant d’honneurs. À l’instar d’Érec lors de ses noces avec Énide, Henri fait preuve de beaucoup de gratitude et d’une grande générosité envers ceux qui s’apprêtent à devenir ses beaux-parents. Il leur offre le vaste essart dans lequel ils vivent, ainsi que les gens qui y habitent. À leur liberté vient donc s’ajouter la possession d’une terre et de ses habitants. Ils disposent dès lors d’un statut qui les assimile à des ministériaux, stade intermédiaire entre la paysannerie libre et la noblesse. Les frontières sociales s’estompent donc en partie à la fin du récit.

60Le Pauvre Henri nous présente une utopie sociale du même ordre que celle que nous propose Chrétien de Troyes dans Érec et Énide : dans la réalité, le mariage entre Henri et la fille d’un métayer est tout aussi improbable et, aux yeux de la classe dominante, scandaleuse que l’union entre la fille d’un pauvre vavasseur et l’héritier du roi Lac. Tandis que Chrétien de Troyes pose comme prémisse l’idée d’une cohérence et d’une égalité fondamentales au sein de la noblesse et de la chevalerie, Hartmann pose dans Le Pauvre Henri l’idée d’une égalité éthique au sein de la chrétienté. Si Énide est l’égale d’Érec par sa beauté et sa valeur intrinsèque, Henri et la pucelle font preuve de la même bonté et de la même charité inspirées de Dieu. La noblesse de sang s’est effacée ici au profit d’une noblesse de cœur basée sur la douceur.

61Le texte est donc cohérent, il surprend néanmoins si l’on considère les autres œuvres de Hartmann, notamment ses deux romans arthuriens dans lesquels il démontre le caractère indissociable de la noblesse de sang et de la vertu : ne sont nobles de cœur que ceux qui sont de haute naissance. Les vertus éthiques d’Erec ou d’Iwein, notamment leur altruisme, la miséricorde dont ils font montre ainsi que les exploits chevaleresques qu’ils accomplissent, viennent confirmer leur noblesse de sang. Dans Erec, Mabonagrin va même jusqu’à déclarer qu’il préfère mourir plutôt que de devoir s’avouer vaincu face à un non-noble. Or, on constate qu’avec Le Pauvre Henri, Hartmann prend le contrepied d’une telle vision, purement sociale et élitiste, et qu’il réintroduit l’importance de la seule nobilitas morum à travers le personnage de la pucelle. À quoi cette aporie est-elle due ? On pourrait bien sûr arguer que l’auteur a, au fil des années, gagné en maturité et en sagesse, accordant dès lors plus d’importance à la vertu qu’à la naissance. Une telle hypothèse paraît peu convaincante, surtout si l’on considère qu’Iwein et Le Pauvre Henri ont été écrits à la même époque. Une autre explication serait que Hartmann ne fait que se conformer aux attentes de son public et à la vision idéologique que celui-ci a de la société. Dès lors, on peut supposer que, tandis que dans ses deux romans arthuriens il s’adressait sans doute plutôt à un public laïc et chevaleresque, il vise avec Le Pauvre Henri essentiellement un public religieux. On pourrait peut-être même supposer qu’il donne à des religieux une matière exemplaire réutilisable lors de prêches ou de sermons, par exemple au moment de Pâques. Cette thèse peut être étayée par plusieurs constatations. D’une part, nous avons vu que tout l’arrière-plan du texte est théologique. Des laïcs pouvaient-ils comprendre les allusions aux exégèses du Cantique des cantiques ? C’est peu probable. D’autre part, la structure même du texte est propre à l’exemplum : la fable, le récit divertissant, est porteur d’un enseignement moral qu’il faut savoir déchiffrer. Le fragment E, nous y reviendrons, présente d’ailleurs toutes les caractéristiques de l’exemplum : il n’y est point question de mariage entre Henri et la pucelle, seules comptent la faute et la rémission du péché. Enfin, le promythion de la version B est également caractéristique de l’exemplum : « Voici l’histoire du Pauvre Henri. Que Dieu nous rende semblables à lui. » L’auditeur est donc invité à suivre le cheminement du Pauvre Henri, a abandonner les plaisirs terrestres pour se tourner vers Dieu et vers autrui93.

62Le Pauvre Henri pourrait donc bien être un texte destiné en premier lieu à des clercs, à des prédicateurs ou à des religieux, avant d’être lu ou récité à un public laïc. Qui aurait pu alors en passer la commande, si commande il y a eu ? Après tout, un récit aussi bref, ne nécessitant pour sa rédaction ni manuscrit-source ni une grande quantité de parchemin, aurait très bien pu être composé sans mécène. Ceci est d’autant plus possible que si Hartmann traite bien, à travers le personnage d’Henri d’Aue, de l’un de ses parents ou ancêtres, on imagine mal un mécène à l’origine du récit. Néanmoins, si un mécène a bien été à l’origine de la rédaction de ce petit texte édifiant, alors sans doute faudrait-il le chercher dans le clergé. On pourrait, par exemple, songer à un évêque ou un archevêque, sans toutefois pouvoir préciser l’identité ou même simplement l’origine géographique de ce prélat.

La version B : manuscrit de Heidelberg et manuscrit de Cologny (anciennement manuscrit de Kálocsa)

63La version B offre un texte qui diffère en bien des points de la version A telle qu’elle nous est transmise par le manuscrit du Strasbourg. L’une des différences essentielles concerne l’âge de la pucelle prête au sacrifice : dans la version A, il s’agit d’une enfant qui a huit ans au début de l’action, tandis que dans B elle est déjà âgée de douze ans94. La jeune fille de la version B a donc environ quinze ans lorsqu’elle est prête à se sacrifier pour Henri, alors qu’elle n’en a que onze ou douze dans A. En ce sens, elle a atteint l’âge de raison, l’aetas perfecti rationis95. L’action met donc en scène une jeune femme raisonnable, en âge de se marier et non plus une enfant comme dans la version A. D’emblée, le caractère merveilleux du récit relaté dans A est fortement atténué puisque la demoiselle est quasiment une adulte96. La plupart des jeunes femmes nobles concluent effectivement leur premier mariage vers l’âge de quatorze ou quinze ans. À titre d’exemple, Aliénor d’Aquitaine épouse Louis VII alors qu’elle a entre treize et quinze ans, sa date de naissance étant incertaine. Hans-Jochen Schiewer en conclut que la dimension érotique déjà présente dans A est, du fait de l’âge, encore accentuée dans B. Le fait est que le jeune seigneur ne s’adresse plus à une enfant mais à une jeune femme nubile. Cependant, ce propos doit sans doute être nuancé car, contrairement à A, la version B se termine par un mariage qui n’est pas consommé, et par l’entrée des deux protagonistes au couvent. Par ce renoncement à la chair, qui leur assure le paradis, ils sont assimilés à des saints. C’est d’ailleurs à cette sainteté que la pucelle semble aspirer dans B (voir v. 1306).

64En fait, il semble que la différence essentielle entre A et B ne se caractérise pas par une érotisation de l’action, mais par une plus grande autonomie accordée aux personnages. Cette différence est, à notre sens, d’ordre théologique : ce n’est plus Dieu qui va vers les personnages, les réduisant à être les instruments de Sa volonté, mais ce sont les deux héros qui vont vers Dieu. Les v. 1004a-d, qui constituent des ajouts uniquement présents dans B, sont révélateurs de cette nouvelle orientation : Henri, touché par l’esprit charitable de la jeune femme, la serre contre sa poitrine, toutefois il se garde bien de l’embrasser à cause de sa maladie. Il est ensuite saisi d’une douce souffrance. Il paraît évident ici que le héros n’attend pas l’épisode de Salerne pour s’ouvrir à autrui et éprouver de l’empathie. Il réfrène l’attirance qu’il ressent pour la jeune fille afin de ne pas la contaminer. Contrairement à A, les deux personnages de B sont charitables, et la douce douleur qu’Henri éprouve à la suite de ce geste de renoncement rappelle le sacrifice du Christ qui meurt par amour et par charité. On retrouve ici un traitement original du thème du baiser au lépreux97. Ce renoncement préfigure la fin du texte et le refus de consommer le mariage : l’amour du prochain et l’amour de Dieu l’emportent sur l’amour physique. Si le texte est érotisé, c’est uniquement pour mieux souligner ce renoncement à l’amour terrestre.

65Une scène que la critique a toujours négligée et qui est cependant essentielle à la compréhension des deux versions est celle qui se déroule à Salerne en présence de la jeune femme. La version A met en exergue la conversion soudaine du protagoniste, le véritable miracle du récit : à la vue du corps de la pucelle, de la bonté et de la charité divines que ce corps nu et beau incarne, Henri semble touché par la grâce. Or, c’est justement cette scène de conversion qui est gommée dans B. Dès l’arrivée en vue de la ville de Salerne, Henri songe à faire demi-tour et implore Dieu de l’aider à rentrer chez lui sans déshonneur. Seules les paroles de la jeune femme, qui l’exhorte à ne pas renoncer, l’incitent à continuer sa route (B, v. 1056a-r). Lors du passage décrivant les préparatifs du sacrifice, A explique qu’Henri va bientôt troubler la joie de la jeune femme, tandis que B insiste sur le fait que c’est toute la joie d’Henri qui s’évanouit. L’auteur de B met l’accent sur la pitié qu’éprouve le jeune homme en développant le motif du couteau que le maître aiguise. Henri n’a nul besoin de voir la jeune fille nue sur la table pour être touché par la bonté : le simple bruit produit par la pierre à affûter suffit à lui faire songer au dévouement de la pucelle et à susciter en lui le remords. Le fait de regarder à travers la fente du mur n’apporte rien de fondamentalement nouveau et conforte simplement le héros dans son dessein d’épargner la jeune femme et d’accepter la sentence divine. En ce sens, l’essentiel de la dimension allégorique de A, inspirée du Cantique des cantiques, disparaît, car le pécheur n’a plus besoin de voir celle qui est le reflet de la bonté de Dieu pour retrouver le droit chemin.

66La conversion soudaine fait place à un élan de pitié qui ne vient pas de Dieu, mais d’Henri lui-même qui se met à éprouver de profonds regrets. B a supprimé la soudaine transformation de l’esprit du héros et suggère depuis longtemps qu’Henri est capable de compassion. Le miracle dans B n’est donc plus cette conversion soudaine, mais uniquement la guérison d’Henri. Lorsque Dieu, dans Sa grande charité, délivre les deux personnages de tous leurs maux, B insiste sur les miracles, les « signes » (B, v. 1379a) qui viennent de se produire. L’auteur de B suit donc un plan cohérent.

67Par ailleurs, l’auteur de la version B a renforcé la détermination et l’empressement de la demoiselle. Avant même que le médecin ait terminé de parler, elle dévoile sa poitrine d’un geste brusque et déchire ses vêtements (B, v. 1194a-b). Et surtout, elle bondit sur la table d’opération (B, v. 1208a-b). Une telle précipitation paraît suspecte et s’apparente à un péché propre à la jeunesse98. Le personnage de la pucelle semble être beaucoup plus critiquable que dans A. De cette manière, l’équilibre entre Henri et la jeune femme est renforcé puisque chacun commet une faute, l’un en refusant la sentence divine, l’autre en manquant de prudence.

68Cette recherche d’équilibre se manifeste également au niveau de l’égalité sociale entre Henri et la demoiselle. En effet, B a tendance à niveler la différence de statut séparant Henri de la pucelle. Les allusions à cette différence sont moins nombreuses dans B que dans A99. Ainsi, le v. 1172, dans lequel elle souligne son origine humble, a disparu dans B. Henri prend soin de sa fiancée comme s’il s’était agi d’une dame ou mieux encore (B, v. 1451), et s’adresse à elle comme à une « dame » (v. 942 et 965, « vrowe »). Tout vise donc à neutraliser cette différence de statut.

69L’épilogue, rappelant les récits de moniage, s’inscrit dans cette recherche d’équilibre : ni Henri ni sa femme n’aspirent aux plaisirs terrestres. Le salut ne se réalise plus en fuyant la vie par la mort, comme la pucelle avait tenté de le faire, mais en se consacrant à Dieu sur terre. Henri entre dans un monastère tandis que son épouse se consacre à la Vierge. La version B est donc axée sur la question du salut individuel et de la façon d’y œuvrer. Le texte n’est pas plus religieux que A, mais la perspective religieuse est différente et accorde plus de poids au libre arbitre, à la volonté individuelle, tout en réduisant l’intervention de Dieu au simple miracle lié à la guérison100. C’est sciemment que les deux personnages optent pour une forme de comportement exemplaire, assimilable à la sainteté.

Les manuscrits et les fragments contenant Le Pauvre Henri

Les manuscrits

70En ce qui concerne la tradition manuscrite du Pauvre Henri, nous disposons de deux versions différentes de l’histoire. Une première version, A, sans doute relativement proche du texte de Hartmann composé entre 1190 et 1200, nous est transmise par le manuscrit de Strasbourg (cod. A 94), malheureusement détruit en 1870 lors du siège et du bombardement de la ville. Il s’agissait d’un manuscrit de 80 folios, chaque page comprenant deux colonnes de 32 lignes chacune. Il contenait essentiellement des récits brefs, et le texte du Pauvre Henri occupait les folios 24vb à 36va. Il suivait un texte traitant de l’amour et de la beauté, et précédait un fabliau érotique intitulé Le Cerfeuil (Das Kerbelkraut). Ce manuscrit avait sans doute été réalisé vers 1330-1350101. Le récit du Pauvre Henri a d’ailleurs pu trouver une résonnance particulière en ce milieu du xive siècle, marqué par des épidémies de peste noire. La langue du manuscrit est l’alsacien, les formes alémaniques propres au sud-ouest sont en effet nombreuses. On notera notamment la 2e personne du pluriel marquée par la terminaison -nt (et non -et) : « went » (v. 831), « hant » (v. 838) ; ou encore la 3e personne du pluriel du prétérit du verbe kiesen (« choisir ») : « kusent » pour « kurn » (v. 1396), les dialectes alémaniques ayant souvent tendance à conserver le -s- de l’infinitif.

71Il existe deux copies relativement fiables de ce manuscrit : l’une a été exécutée en 1784 par le Suisse Christoph Heinrich Myller (Müller). Il s’agit d’une édition non normalisée du texte (avec un point à la fin de chaque vers, selon l’usage médiéval), dans laquelle seul un vers a été oublié par C. H. Myller. La seconde est l’œuvre des frères Grimm, publiée en 1815 et accompagnée d’un résumé détaillé.

72La deuxième version, appelée B, offre un texte totalement retravaillé et, par de nombreux aspects, bien différent de A. Il est également beaucoup plus fautif que A. Nous disposons aujourd’hui de deux manuscrits contenant la version intégrale : l’un conservé à la bibliothèque universitaire de Heidelberg (Cpg 341), l’autre à la Fondation Bodmer de Cologny, à côté de Genève (Cod. Bodm. 72). Tous deux sont des recueils de récits brefs.

73Le manuscrit de Heidelberg date du premier quart du xive siècle et contient plus de 200 récits brefs, dont de nombreux fabliaux et exempla, répartis sur 374 folios comprenant deux colonnes de quarante lignes chacune. Il s’agit d’un manuscrit de très bonne qualité et très soigné. Chaque texte est précédé d’une rubrique tandis que des lettrines bleues et rouges fleuronnées en marquent les différentes parties. Le Pauvre Henri (Ba) y occupe les folios 249r à 258v. Il est précédé d’un exemplum intitulé Von der Barmherzigkeit (De la miséricorde) et suivi d’un fabliau traitant du mariage et composé par Le Stricker, Der Gevatterin Rat (Le Conseil de la commère). La langue du manuscrit est une forme méridionale d’allemand moyen, marquée par une influence bavaroise. Le copiste semble avoir eu à cœur de faire précéder Le Pauvre Henri d’un exemplum traitant d’un sujet très proche.

74Le manuscrit de Cologny, anciennement manuscrit de Kálocsa, est quasiment une copie de celui de Heidelberg. Il réunit 335 folios, néanmoins la fin du manuscrit est manquante. Chaque page comprend deux colonnes de quarante lignes chacune. Selon le registre, deux textes présents dans le codex de Heidelberg occupaient les derniers folios : il s’agissait du Conte du cœur de Konrad von Würzburg, et de Johann de Michelsberg de Heinrich von Freiberg. Là encore, il s’agit d’un manuscrit très soigné, présentant les mêmes caractéristiques que celui de Heidelberg : une rubrique précède chaque texte et des lettrines bleues aux verticilles rouges ainsi que des lettrines rouges aux verticilles bleues en indiquent la structure. Seuls quelques rares textes, notamment de la fin du manuscrit de Heidelberg, n’ont pas été repris. L’ordre dans lequel ils apparaissent est parfois différent du manuscrit-source. Le Pauvre Henri (Bb), qui occupe les folios 256ra-265rb, n’est plus précédé de l’exemplum sur la miséricorde mais d’un fabliau érotique intitulé L’Épervier (Der Sperber). Comme dans le manuscrit de Heidelberg, il est suivi du Conseil de la commère. La langue est également une forme méridionale d’allemand moyen avec, toutefois, une influence bavaroise encore plus marquée que dans le manuscrit de Heidelberg.

Les fragments

75À ces deux codices viennent s’ajouter plusieurs fragments. Un premier fragment, issu de l’abbaye autrichienne de Saint-Florian et conservé aujourd’hui à Berlin, C (Ms. germ. fol. 923, Nr. 7a), date du début du xiiie siècle et comprend en tout 61 vers. Il constitue un fragment particulièrement intéressant, car il offre sans doute la version la plus proche du texte composé par Hartmann. Il est constitué de quatre lambeaux de texte, recto-verso, rédigés en alémanique, mais malheureusement très endommagés. L’utilisation d’agents réactifs, sans doute destinés à rendre le texte plus lisible, ont rendu les fragments 3v et 4v totalement indéchiffrables102.

76Un deuxième fragment, conservé à Munich, D (Cgm 5249/29a+30a), date de la seconde moitié du xive siècle. Il comprend 117 vers au total et est rédigé en bavarois. Ce fragment comprend un double folio endommagé et un double folio intact.

77Un troisième fragment, conservé à Munich, E (Cgm 5249/29b), rédigé en alémanique, date du début du xive siècle et regroupe 177 vers. Des lambeaux de manuscrit avaient été découpés en longueur et utilisés en 1695 afin de colmater les tuyaux d’orgue de l’abbatiale de Benediktbeuern. Ils avaient été découverts en 1964-1965 lors de travaux de rénovation103. Les folios d’origine comportaient trois colonnes de 55 lignes. En plus du Pauvre Henri, ces fragments contiennent des parties d’autres récits brefs. Le texte de Hartmann est précédé d’un intitulé écrit en marge supérieure et aujourd’hui à peine lisible : il semble indiquer qu’il s’agit de l’aventure du seigneur Henri, originaire de Souabe. Le premier vers commence par une initiale rouge. Le fragment E nous fournit les v. 29 à 255 ainsi que la fin du récit (v. 1045-1418a-d). La dernière partie est cependant très mutilée, car les folios ont été coupés au milieu des colonnes. Nous ne disposons donc que du début ou de la fin des vers. Ce fragment nous permet cependant de constater que le texte commence sans lacune au v. 25, le prologue contenant le nom de l’auteur ayant été supprimé, et se termine après la guérison du héros. Le mariage n’est nullement mentionné, car le récit se concentre sur le thème de la rédemption d’Henri. Le fragment E présente, ainsi que l’ont démontré Andreas Hammer et Norbert Kössinger, toutes les caractéristiques de l’exemplum.

78Les fragments C et E sont plutôt proches de la version A, tandis que D demeure assez fidèle à B malgré quelques ajouts.

79Enfin, un manuscrit latin contenant des commentaires de textes d’Ovide et de Cicéron, et conservé à la bibliothèque universitaire de Fribourg-en-Brisgau, contient six vers du Pauvre Henri (Hs. 381, en bas du fol. 72r).

Principes d’édition et de traduction

80Nous reproduisons ici la version A, d’après le manuscrit de Strasbourg, et la version B, d’après le manuscrit de Heidelberg. Pour A, nous nous sommes appuyé essentiellement sur le texte établi par les frères Grimm, car il semble plus fiable que celui de Myller. Les leçons du manuscrit de Cologny (Bb) et celles des différents fragments sont indiquées en notes lorsqu’elles sont divergentes de A ou de Ba. La présentation synoptique des deux versions doit permettre une comparaison plus aisée des deux textes. Nous sommes resté le plus proche possible des textes transmis par les deux manuscrits de base, seuls les vers manifestement fautifs ayant été rejetés et corrigés, le plus souvent grâce à un manuscrit ou à un fragment. La ponctuation a été prudemment modernisée afin de rendre la lecture du texte plus accessible à un public moderne. Par ailleurs, les abréviations, les lettres suscrites et les signes diacritiques suscrits ont été développés. Nous avons renoncé à toute normalisation grammaticale du texte afin de préserver les caractéristiques linguistiques propres à chaque témoin. Nous renonçons également à toute tentative de reconstitution du texte de Hartmann et numérotons les vers tels qu’ils apparaissent dans nos deux manuscrits de base, sans chercher à en ajouter ou à en supprimer. En effet, les témoins dont nous disposons sont trop tardifs et ont sans doute déjà subi trop de modifications pour permettre de reconstituer un texte qui soit proche du récit d’origine. Seul le fragment C nous offre une version sans doute assez proche de celle de l’auteur, il comporte néanmoins trop peu de vers pour être utilisable comme texte de base.

81Nous avons opté pour une traduction en prose qui se démarque du texte d’origine et ne cherche pas à reproduire le rythme ou la poésie du roman allemand. Il nous semble en effet qu’une telle démarche rendrait très difficile et aléatoire la compréhension du texte français. La syntaxe allemande médiévale n’offre pas suffisamment de points communs avec le français moderne pour qu’un tel exercice puisse donner un résultat satisfaisant. Nous avons accordé la priorité à une traduction qui rende le sens et la cohérence du texte d’origine. Certains passages, n’ayant pu être traduits de manière littérale, sont explicités dans la partie contenant les notes. Dans les traductions, des italiques attirent l’attention sur les différences patentes entre A et B.

82Nous remercions vivement le professeur René Pérennec pour ses précieux conseils et sa relecture attentive de la traduction, ainsi que le professeur Claude Lecouteux pour ses indications bibliographiques.

Notes de bas de page

1 Hartmann von Aue, Iwein, 2014, p. 118 et suiv.

2 Voir Hartmann von Aue, Gregorius, Der arme Heinrich, Iwein, 2004, p. 773.

3 Cité d’après Ruodlieb. Mittellateinisch/Deutsch, fragment V, v. 179, 1977, p. 50.

4 W. Hechberger, Adel, Ministerialität und Rittertum im Mittelalter, 2004, p. 28.

5 Selon J. Fleckenstein, les ministériaux sont au xiie siècle, malgré leur statut juridique particulier, pleinement considérés comme des milites, disposant de fiefs, accomplissant les mêmes fonctions que les vassaux et ayant les mêmes usages et coutumes que les nobles (more nobilium). Voir J. Fleckenstein, « Über den engeren und den weiteren Begriff von Ritter und Rittertum (miles und militia) », dans J. Fleckenstein, Vom Rittertum im Mittelalter. Perspektiven und Probleme, 1997, p. 13-31, en particulier p. 22 et suiv. Voir également J. Fleckenstein, « Die Entstehung des niederen Adels und das Rittertum », dans J. Fleckenstein (dir.), Herrschaft und Stand. Untersuchungen zur Sozialgeschichte im 13. Jahrhundert, 1977, p. 17-39.

6 W. H. Jackson, Chivalry in Twelfth-Century Germany. The Works of Hartmann von Aue, 1994, p. 66 et suiv.

7 Voir B. Arnold, German Knighthood, 1985, p. 111. Voir aussi W. Hechberger, Adel, Ministerialität und Rittertum im Mittelalter, 2004, p. 30.

8 Voir K. Görich, Die Staufer. Herrscher und Reich, 2008, p. 85.

9 « Sît mich der tôt beroubet hât / Des herren mîn, / Swie nû diu werlt nâch im gestât, / Daz lâze ich sîn. » (Des Minnesangs Frühling, 210, v. 23-26) (« Maintenant que la mort m’a privé de mon seigneur, plus rien ne m’importe de ce qui se passe dans le monde. »)

10 « Hartman der Ouwære, / Âhî, wie der diu mære / Beide ûzen unde innen / Mit worten und mit sinnen / Durchverwet und durchzieret ! / Wie er mit der rede figieret / Der âventiure meine ! » (Gottfried von Straßburg, Tristan, v. 4621-4627)

11 Voir F. C. Tubach, Index exemplorum : A Handbook of Medieval Religious Tales, 1981, p. 237, type d’exemplum no 3022 : « Leper offered maiden’s blood ».

12 Grégoire le Grand, Dialogues, livre III, chap. xv, 1979, p. 318.

13 Deutsche Kaiserchronik, v. 4264-4274.

14 Voir le Tristan et Yseut de Béroul, v. 1155-1270, 1995, p. 34-37.

15 Cet aspect est moins évident dans les œuvres autobiographiques comme Les Congés de Jean Bodel ou de Baude Fastoul. La dimension inéluctable et dramatique de la maladie prend ici le pied sur la notion d’imitatio Christi. Celle-ci ne disparaît cependant pas totalement, les tourments étant, par exemple, assimilés aux supplices d’un martyre (voir Baude Fastoul, Les Congés, v. 417, dans Les Congés d’Arras, 1965, p. 118). Par ailleurs, l’emploi itératif du verbe « donner » chez les deux auteurs indique clairement que la lèpre est un don de Dieu qui conduit le malade au Salut (voir M. Gérard, « Quand la lèpre fleurit… Corps et écriture dans Les Congés de Jean Bodel et Baude Fastoul », p. 18 et suiv.).

16 Cette expression a été forgée par saint Jérôme lors de sa traduction d’un verset du Livre d’Ésaïe relatif aux souffrances endurées par le serviteur du Seigneur, par la suite assimilé au Christ : « et nos putavimus eum quasi leprosum / et percussum a Deo et humiliatum » (És, 53, 4) (« Et nous le considérions comme un lépreux, frappé par Dieu et puni ». La lèpre devient donc le symbole des péchés humains dont le Christ accepte de se charger et dont il porte les stigmates, les plaies infâmes, pour sauver l’humanité de la faute originelle. L’assimilation du Christ à un lépreux se retrouve dans une homélie de Grégoire le Grand : le moine Martyrius prit un jour sur son dos un pauvre lépreux défiguré et couvert d’ulcères. Une fois parvenu au monastère avec le lépreux sur ses épaules, Martyrius découvrit que celui-ci n’était autre que le Christ. En s’élevant vers le ciel, Il lança au moine que puisqu’il n’avait pas rougi de Lui sur terre, Dieu ne rougirait pas de Martyrius dans le ciel (Grégoire le Grand, Homélies sur l’Évangile, homélie n° 39, 2008, p. 516-518).

17 L’édit 23 du IIIe concile de Latran (1179) prévoit simplement que les lépreux, là où ils sont assez nombreux, soient cantonnés à des églises et des cimetières spécifiques, et aient leurs propres prêtres.

18 Bernardus Claraevallensis, In tempore Resurrectionis, PL 183, col. 288 D - 292 C. Il s’agit là d’un sermon prononcé à l’occasion du troisième dimanche après l’Épiphanie et basé sur la guérison d’un lépreux par le Christ (Mt, 8, 1-4).

19 Ibid., col. 115 C : « et renovamini spiritu mentis vestrae ».

20 L’expression ze diute peut d’ailleurs signifier « compréhensible », « intelligible » ou « en langue allemande ». La distinction entre les deux sens est parfois assez floue.

21 Voir M. Unzeitig : « tihten – diuten – tiutschen : Autor und Translator, textinterne Aussagen zu Autorschaft und Translation in der mittelhochdeutschen Epik », 2002, p. 62 et suiv.

22 « Littera enim occidit, spiritus autem vivificat. » (2Co, 3, 6)

23 Voir G. Pichon, « La lèpre dans Ami et Amile », p. 63.

24 « Ce mal, spécial à l’Égypte, était funeste pour le peuple lorsqu’il atteignait les rois, car aux bains par lesquels on les traitait, on mélangeait du sang humain. » (Pline l’Ancien, Histoire naturelle, livre XXVI, chap. v, 8, 1958, p. 20)

25 Das Constitutum Constantini, 1968, p. 67-78.

26 Jacques de Voragine, La Légende dorée, 2004, p. 86-97. Par ailleurs, la légende de sainte Agnès rapporte que Constantia, fille de Constantin, souffre également de la lèpre et qu’elle est soignée grâce à une vision qu’elle a d’Agnès : celle-ci lui révèle que, si elle croit dans le Christ, elle sera délivrée de son mal sur-le-champ. Le miracle se produit au réveil de Constantia, si bien que la jeune femme s’empresse de recevoir le baptême et de faire construire une basilique pour recevoir le corps de la sainte (ibid., p. 142).

27 « Procedit novos Constantinus ad lavacrum, deleturus leprae veteris morbum sordentesque maculas gestas antiquitus recenti latice deleturus. » (Gregorius Turonensis, Gregorii Turonensis Opera, t. 1, Libri historiarum X [Historia Francorum], livre II, chap. xxxi, 1937, p. 77)

28 « Puella quedam pauper leprosa erat, que curari non poterat nisi balneari contigeret in sanguine regali. Quam rex quidam intantum dilexit, quod sanguinem suum usque ad mortem profudit, ut illa mundaretur. Rex ille Christus est, qui ecclesiam ymmo animam tuam leprosam dilexit et balneum baptismi tibi de sanguine suo fecit, ut anima tua mundaretur. » (texte cité d’après Gesta Romanorum, 1872, p. 633)

29 Rodulfi Tortarii, Carmina, 1933, p. 256-267.

30 Le Livre du Graal, t. 2, 2003, p. 689-691.

31 Le Livre du Graal, t. 3, 2009, p. 1129.

32 Voir Jaufre, v. 2180-3116, dans Les Troubadours, t. 1, L Œuvre épique. Jaufre, Flamenca, Barlaam et Josaphat, 2000.

33 Der Stricker, Daniel von dem Blühenden Tal, v. 4376-4800.

34 Hartmann von Aue, Iwein, v. 4380-4383, 2014, p. 336 et suiv. (« Celui qui a déjà enduré des tourments ressent de la compassion pour la misère d’autrui bien plus que celui qui n’a jamais été éprouvé par le malheur. »)

35 H. Freytag, « Ständisches, Theologisches, Poetologisches. Zu Hartmanns Konzeption des Armen Heinrich », 1987, p. 252-254.

36 Voir R. Warning, « Narrative Hybriden. Mittelalterliches Erzählen im Spannungsfeld von Mythos und Kerygma (Der arme Heinrich/Parzival) », 2004, p. 20.

37 H. Henne, Herrschaftsstruktur, historischer Prozess und epische Handlung. Sozialgeschichtliche Untersuchungen zum « Gregorius » und « Armen Heinrich » Hartmanns von Aue, 1982, p. 190-210.

38 Mt, 11, 28-29. (« Venez à moi, vous qui peinez et ployez sous le fardeau, et moi je vous soulagerai. Chargez-vous de mon joug et mettez-vous à mon école, car je suis doux et humble de cœur. »)

39 Le substantif gemahel n’est pas non plus employé par Gottfried de Strasbourg ni par Wolfram von Eschenbach ; voir H. Freytag, « Zur Paradiesdarstellung im Armen Heinrich Hartmanns von Aue (Vers 773-812). Eine Skizze », 2001, p. 84.

40 Das St. Trudperter Hohelied. Eine Lehre der liebenden Gotteserkenntnis, 1998, p. 128. (« Viens du Liban, ma fiancée ! »)

41 Ibid., p. 132. (« Tu as blessé mon corps, ma fiancée. »)

42 Ibid. (« Que tes seinssont beaux, ma fiancée ! ») Voir Ct, 4, 5.

43 Ibid., p. 134. (« Tes lèvres sont du miel qui coule, ma fiancée ! ») Voir Ct, 4, 11.

44 Ibid., p. 136. (« Tu es un jardin bien clos, ma fiancée. ») Voir Ct, 4, 12.

45 Ibid., p. 150. (« Il dit : j’entre dans mon jardin, ma sœur, ma fiancée. ») Voir Ct, 5, 1.

46 « […] ad deprimendam superbiam, que capud est omnium viciorum, vilitatem humane condicionis utcumque descripsi. » (Innocentii III, De miseria humanae conditionis, 1955, p. 3)

47 Mt, 10, 23. (« Si l’on vous persécute dans une ville, fuyez dans une autre […]. »

48 Voir, à ce sujet : H. Freytag : « Zur Paradiesdarstellung im Armen Heinrich Hartmanns von Aue (Vers 773-812). Eine Skizze », 2001, p. 77-86.

49 Jn, 15, 1. (« Je suis le vrai cep et mon père est le cultivateur. »)

50 Mt, 13, 38 (« mais le champ c’est le monde »).

51 Das St. Trudperter Hohelied. Eine Lehre der liebenden Gotteserkenntnis, 1998, p. 136-150.

52 « Amat ardenter, quae ita proprio debriatur amore, ut maiestatem non cogitet. »« Son amour est ardent, car elle s’enivre de cet amour à tel point qu’elle ne pense plus à la majesté de l’Époux. » (Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. 1, Sermons 1-15, 2006, sermon 7, p. 158-161)

53 « […] divitias torcularium ac proptuariorum, hortorum et agrorum copias […]. » (Ibid., t. 2, 1998, sermon 31, p. 440 et suiv.)

54 La thèse d’une influence de saint Bernard a été notamment défendue par J. Schwietering, Mystik und höfische Dichtung im Hochmittelalter, Tübingen, Niemeyer, 1960, p. 28-30.

55 Hartmann von Aue, Iwein, v. 4314, 2014, p. 332 (« votre vie est plus utile que la mienne »).

56 Ami et Amile. Chanson de geste, v. 3005-3010, 1969, p. 96. (« Coupez-nous donc la tête sans tarder, car le Dieu de gloire nous recevra aussitôt. Nous irons au paradis en chantant et nous prierons Jésus, de qui tout dépend, de vous protéger du péché, vous et Ami, votre noble compagnon. »)

57 Voir Hartmann von Aue, Der arme Heinrich. Mittelhochdeutsch/Neuhochdeutsch, 2011, p. 108, note relative au v. 1088.

58 À partir du xiiie siècle, saint François d’Assise représentera parfaitement le Christ souffrant : pour les Franciscains, il sera le seul vrai stigmatisé de l’histoire. L’assimilation d’une femme au Christ sera dès lors plus problématique. Voir, à ce sujet, A. Vauchez, Catherine de Sienne. Vie et passions, 2015.

59 Voir H. Freytag, « Ständisches, Theologisches, Poetologisches. Zu Hartmanns Konzeption des Armen Heinrich », 1987, p. 245.

60 Hartmann n’emploie que deux fois le terme creatiure. L’autre occurrence se trouve dans Iwein, au moment où Calogreant demande à l’homme sauvage de lui révéler quel genre de créature il est (v. 485). Calogreant intègre certes le bouvier sauvage à l’ordre de la création, mais il ne sait dans quelle catégorie d’êtres il doit le ranger.

61 Das St. Trudperter Hohelied. Eine Lehre der liebenden Gotteserkenntnis, 1998, p. 34. (« Dieu fit preuve d’une grande bonté envers nous lorsqu’Il nous créa sans que nous le méritions. C’était là Sa bonté. Il nous créa à Son image et à Son reflet, afin que notre âme soit l’empreinte de la Sienne. »)

62 Ibid., p. 112. (« Dieu montra Sa bonté de manière évidente lorsqu’Il créa l’homme à partir de rien pour en faire Son enfant. Mais Il fit preuve d’une bonté plus grande encore lorsqu’Il aida les hommes comme un père alors qu’ils étaient devenus Ses ennemis. »)

63 Le premier à avoir remarqué les similitudes entre la tradition exégétique du Cantique des cantiques et Le Pauvre Henri, et à avoir perçu la fonction particulière du mur, est O. Hallich, Poetologisches, Theologisches. Studien zum « Gregorius » Hartmanns von Aue, 1995, p. 211-221. O. Hallich note également d’autres parallèles possibles entre le Cantique des cantiques et le texte de Hartmann, notamment le fait que le fiancé frappe à la porte (Ct, 5, 2) et la scène lors de laquelle la fiancée se débarrasse de ses habits (Ct, 5, 3) (ibid., p. 212). Voir dans ce passage un moment uniquement érotique, mettant en scène le voyeurisme masculin, va sans doute contre l’intention de l’auteur, d’autant plus que la nudité ne suscite chez le médecin et chez Henri aucun désir érotique, mais de la compassion et de la bonté. Si érotisme il y a, il doit être compris comme celui du Cantique des cantiques : il renvoie à un amour supérieur, spirituel, de la même façon que la beauté de la demoiselle renvoie à celle de Dieu (voir ibid., p. 217).

64 Das St. Trudperter Hohelied. Eine Lehre der liebenden Gotteserkenntnis, 1998, p. 86. (« Vois comme Il se tient derrière notre mur et regarde à travers les treillis et les fenêtres. Aussi haut soit-Il dans Sa toute-puissance divine, Il daigne néanmoins, dans toute Sa grâce, poser Son regard sur nous. Le mur désigne nos péchés qui toujours nous séparent de Dieu. Les fenêtres représentent notre repentir à travers lequel Dieu peut regarder vers nous. Le feuillage et les treillis aux fenêtres, ce sont la prière pure dans laquelle Dieu se penche vers nous et nous regarde avec constance. »)

65 Beda, Allegorica expositio in Cantica canticorum, livre II, chap. ii, PL 91, col. 1109 D : « mortalitatis nostrae conditio, quam peccando meruimus ».

66 Ibid. : « Sed in hoc pariete misericordia divina fenestras et cancellos, unde nos prospiceret, fecit […]. »

67 Haymo Halbertstatensis, Commentarium in Cantica canticorum, PL 117, col. 305 A : « Paries, mortalis nostra conditio appellatur, qui quodammodo inter nos et Deum quasi crassus quídam paries constitutus, non permittit nos ejus contemplatione perfrui. »

68 Rupertus Tuitiensis, Commentaria in Cantica canticorum, PL 168, livre II, col. 865 D.

69 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. 4, Sermons 51-68, 2003, sermon 56, p. 136 : « Caro paries est, et appropiatio Sponsi Verbi incarnatio. »

70 Ibid., p. 146 : « Ipsa est carnis concupiscentia […]. »

71 Ibid., p. 138.

72 Guillaume de Saint-Thierry, Commentaire sur le Cantique des cantiques, 1958, § 128, p. 160.

73 Voir O. Hallich, Poetologisches, Theologisches. Studien zum « Gregorius » Hartmanns von Aue, 1995, p. 213 et suiv.

74 « Ita duæ voluntates meæ, una vetus, alia nova : illa carnalis, illa spiritualis, conflige-bant inter se, atque discordando dissipabant animam meam. »« Ainsi il y avait deux volontés en moi, une vieille, une nouvelle, l’une charnelle, l’autre spirituelle, étaient aux prises, et cette lutte brisait mon âme. » (Saint Augustin, Œuvres, t. 14, Les Confessions, livres VIII-XIII, 1962, livre VIII, chap. v, § 10)

75 Voir O. Hallich, Poetologisches, Theologisches. Studien zum « Gregorius » Hartmanns von Aue, 1995, p. 216.

76 O. Hallich parle d’une union de la volonté d’Henri à celle de Dieu et renvoie aux Sermons sur le Cantique de saint Bernard pour qui l’union de l’époux et de l’épouse représente l’union de la volonté de l’homme à celle de Dieu (ibid., p. 215 et suiv.).

77 Das Nibelungenlied. Mittelhochdeutsch/Neuhochdeutsch, 1999, str. 821, 3.

78 Dans Iwein, Lunete insiste sur le fait que la loyauté est la condition même de la chevalerie (Hartmann von Aue, Iwein, 2014, p. 275 et suiv.).

79 Voir J. Le Goff, « Code vestimentaire et alimentaire dans Érec et Énide », 1985.

80 Bernard de Clairvaux, Sermons sur le Cantique, t. 4, Sermons 16-32, 1998, sermon 27, p. 320.

81 Concernant cet aspect essentiel, on peut se reporter à H. Freytag, « Ständisches, Theologisches, Poetologisches. Zu Hartmanns Konzeption des Armen Heinrich », 1987.

82 Andreas aulae regiae capellanus / Andreas königlicher Hofkapellan, De amore / Von der Liebe. Libri tres / Drei Bücher, livre I, chap. vi, 2006, p. 28.

83 Voir André Le Chapelain, Traité de l’amour courtois, 1974, p. 212.

84 « in schendet sîn geburt gar » (Der Wälsche Gast des Thomasin von Zirclaria, 1852, v. 3866).

85 Voir Épictète, Entretiens, livre II, chap. viii.

86 « Nous avons tous les mêmes commencements, la même origine. Nul n’est plus noble qu’un autre, saufs’il a l’esprit plus droit et plus enclin aux bonnes actions. » (Sénèque, Des bienfaits, t. 1, Livres I-IV, 2003, livre III, chap. xxviii)

87 « La seule et unique noblesse, c’est la vertu. » (Juvénal, Satires, 2002, livre VIII, 20)

88 Voir André le Chapelain, Traité de l’amour courtois, 1974, p. 211 et suiv.

89 On retrouvera les mêmes considérations dans le Lancelot en prose : alors que la Dame du Lac explique au jeune Lancelot l’origine et les devoirs de la chevalerie, elle insiste sur l’égalité originelle des chrétiens : « car d’un pere et d’une mere descendirent totes les genz » (Lancelot du Lac. Roman français du xiiie siècle, 1991, p. 398). Seul l’accroissement de la convoitise et de la violence a contraint les plus faibles à établir au-dessus d’eux des défenseurs capables d’assurer le droit et la paix. Pour d’autres occurrences, voir H. Freytag, « Ständisches, Theologisches, Poetologisches. Zu Hartmanns Konzeption des Armen Heinrich », 1987, p. 248-251.

90 Voir Hartmann von Aue, Iwein, 2014, p. 236-239.

91 Voir H. Freytag, « Ständisches, Theologisches, Poetologisches. Zu Hartmanns Konzeption des Armen Heinrich », 1987, p. 247 et suiv.

92 Voir O. Hallich, Poetologisches, Theologisches. Studien zum « Gregorius » Hartmanns von Aue, 1995, p. 217.

93 Le thème du détachement du monde menant à Dieu ou à la contemplation est commun à de nombreux exempla : voir M. Zink, La Prédication en langue romane avant 1300, 1982, p. 451-475.

94 La question de l’âge a donné lieu à une analyse approfondie de H.-J. Schiewer, « Acht oder zwölf. Die Rolle der Meierstochter im Armen Heinrich Hartmanns von Aue », 2002.

95 Ibid., p. 652.

96 Le Moyen Âge entend par merveilleux non pas ce qui est surnaturel, magique ou miraculeux, mais ce qui est extraordinaire, rare, étonnant.

97 La légende de saint Martin rapporte qu’à Paris il rencontra un lépreux qui faisait horreur à tout le monde. Saint Martin l’embrassa, le bénit et aussitôt le lépreux fut purifié. Voir Jacques de Voragine, La Légende dorée, 2004, p. 922.

98 Voir H.-J. Schiewer, « Acht oder zwölf. Die Rolle der Meierstochter im Armen Heinrich Hartmanns von Aue », 2002, p. 663. La praecipitatio est considérée par Grégoire le Grand comme l’une des conséquences de la luxure et est associée à l’aveuglement de l’âme : « De luxuria, caecitas mentis, inconsideratio, inconstantia, praecipitatio, amor sui, odium Dei, affectus praesentis saeculi, horror autem uel desperatio futuri generatur. » « De la luxure naissent l’aveuglement de l’âme, le défaut de réflexion, l’inconstance, la précipitation, l’amour de soi, la haine de Dieu, l’attachement au siècle présent, l’aversion ou le manque d’espérance pour le siècle futur. » (Grégoire le Grand, Morales sur Job (livres XXX-XXXII), 2009, p. 340 et suiv.) Dans sa Somme théologique, saint Thomas d’Aquin condamnera la précipitation qui s’oppose au don de conseil : « præcipitatio opponitur dono consilii » (Somme théologique. La prudence, 2a-2ae, questions 47-56, 1949, question 53, art. 3, p. 180).

99 Voir H.-J. Schiewer, « Acht oder zwölf. Die Rolle der Meierstochter im Armen Heinrich Hartmanns von Aue », 2002, p. 654.

100 A. Hammer et N. Kössinger ont bien perçu l’importance de la quête du salut individuel dans B, ils soutiennent cependant que la dimension religieuse est plus marquée dans B que dans A. (A. Hammer et N. Kössinger, « Die drei Erzählschlüsse des Armen Heinrichs Hartmanns von Aue », 2012, p. 151).

101 Voir Hartmann von Aue, Der arme Heinrich, 2001, p. xi.

102 Ibid., p. xvi.

103 Ibid., p. xviii.

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