Notice
p. 492-496
Texte intégral
L’auteur
1Wirnt von Grafenberg, naquit dans la seconde moitié du xiie siècle à une date incertaine, en Franconie orientale1, de même que Wolfram von Eschenbach, un de ses contemporains, à Grafenberg, entre Nuremberg et Bayreuth. À cette époque (dans les années 1198-1208 en particulier), le pays, en proie à de rudes discordes politico-religieuses, était partagé entre deux rois qui se disputaient le pouvoir, Otton de Brunswick et Philippe de Souabe, si bien que l’empire, dépourvu d’autorité centrale, sombra dans un certain chaos, laissant libre cours à la violence et au pillage des chevaliers-brigands et des ministériaux.2 On retrouve dans le roman de Wirnt maintes allusions à la décadence de son époque, en particulier à celle qui concerne le nouveau statut des chevaliers : depuis peu, les roturiers ont accès à la classe chevaleresque en tant que ministériaux afin de grossir les effectifs guerriers des seigneurs, ce qui déplaît fortement aux chevaliers nobles qui voient dans cette réforme une perte de leurs privilèges. Comme Wirnt se place du côté de la noblesse et de la tradition dans ses nombreuses digressions se rapportant au déclin de la société, on peut en déduire qu’il était un chevalier libre (contrairement aux ministériaux qui sont rattachés à un seigneur). Certes, c’est un lieu commun dans la littérature médiévale que de se tourner vers les traditions, mais les allusions dirigées contre une certaine chevalerie semblent prendre ici la forme de rappels historiques, tant l’auteur insiste sur son déclin.
2D’après le texte, abondamment pourvu de références savantes, Wirnt était fort lettré et s’intéressait aussi bien aux œuvres de ses contemporains, Wolfram d’Eschenbach3, Hartmann d’Aue et Ulrich von Zazihkhoven, auteur du Lanzelet, qu’aux poèmes politiques de Walter von der Vogelweide, pour ce qui est de la littérature allemande.4 Mais on trouve aussi dans le roman des détails dans les descriptions qui montrent qu’il connaissait parfaitement les auteurs latins (Ovide, en particulier), les traités d’histoire et de sciences naturelles (les lapidaires, Solin), le Physiologus, l’Énéide de Heinrich Van Veldeke, la Bible, et il s’inspira certainement aussi des récits des jongleurs.5 On peut dire qu’il connaissait un peu le français, mais pas suffisamment pour se lancer dans la traduction de l’histoire du fils de Gauvain, Lifort Gawanides (v.11658-11675), dont nous n’avons pas de trace écrite. En fait, il sut utiliser l’ensemble de ses connaissances pour bâtir un roman tout à fait original et son œuvre révèle sa personnalité et sa culture
3Wirnt n’est pas un inconnu au xiiie siècle, puisqu’il est cité dans la nouvelle en vers de Conrad de Wurzbourg, Der Welt Lohn, puis par Heinrich von dem Türlîn dans Diu Crône (v. 2942 et suiv.), par Rodolphe d’Ems dans son Alexander (v. 3192 et suiv.) et dans son Willehalm (v. 2201 et suiv.). Des emprunts à son œuvre sont repérables dans un petit nombre de textes plus tardifs.
Datation de l’œuvre
4Nous possédons treize manuscrits et vingt-trois fragments du Wigalois. L’œuvre connut un franc succès, sans doute parce qu’elle fait la part belle aux objets et aux personnages merveilleux.6 Wigalois est le seul roman que nous connaissions de Wirnt. Il dit lui-même dans le prologue qu’il s’agit de sa première œuvre (v.140). D’après les détails du texte (la langue et les références historiques et littéraires sous-jacentes), il apparaît que le Wigalois a dû être rédigé autour de 1204-12157 : Le prince de Meran auquel Wirnt fait allusion aux vers 8063-8064 serait le comte Bertold IV, qui mourut en 1204, et sachant que Wirnt connaissait le Parzival de Wolfram von Eschenbach, achevé autour de 1210 (la dernière aventure de Wigalois à Glois est abondamment inspirée des premiers livres du roman de Wolfram), on peut émettre l’hypothèse qu’il en prit connaissance avant 1215. L’œuvre fut donc composée à une période où la littérature arthurienne connaissait un fort essor, et pourtant, le roman n’est plus tout à fait considérée comme un roman classique.8
Sources
5Wirnt tire sa matière d’un récit que lui aurait fait un écuyer, mais il s’est aussi inspiré de ses contemporains allemands. Les premières aventures du héros (les épreuves qualifiantes des vers 1717-3285) rappellent sans équivoque le début d’un roman français de la même époque, Le Bel Inconnu, écrit par Renaut de Beaujeu.9 S’il paraît peu probable que Wirnt l’ait lu (même s’il connaissait notre langue), en revanche, on peut penser qu’il exista une source plus ancienne des aventures du fils de Gauvain, aujourd’hui disparue, qui aurait circulé en Europe (il y a en Italie [Carduino] et en Angleterre10 une version plus ou moins fidèle de ce roman11) et dont Wirnt aurait eu connaissance, justement par cet écuyer mystérieux qu’il évoque dans l’épilogue. Les articulations du récit sont les mêmes, seuls changent quelques personnages et les lieux de l’action.
Postérité
6Le roman inspira de nombreux auteurs et fut traduit ou adapté dans diverses langues, sous des formes tantôt versifiées, tantôt en prose, au contenu plus ou moins tronqué et déformé, jusqu’à être épuré et ne plus comporter que la trame narrative, à la fin du Moyen Âge. En outre, on retrouve dans un roman anonyme du Moyen Âge tardif, Le Chevalier au papegau, qui met en scène le roi Arthur lui-même, un passage probablement inspiré du roman : l’épisode des pêcheurs sur le lac. En même temps, cette postérité a permis de voir fleurir de nombreuses versions illustrées.
7Le roman de Wirnt a connu deux adaptations à la fin du Moyen Âge. En 1472, il fut dérimé et transformé en livre populaire (Volksbuch), puis imprimé à Augsbourg en 1493. L’adaptateur fait expressément référence à Wirnt et motive son travail par la prière instante et répétée qui lui en a été faite « par de nombreuses personnes, hommes et dames, nobles et honorables qui lui demandèrent d’écrire cette histoire en prose ». Orné de bois gravés, ce Volksbuch fut réédité huit fois jusqu’en 1664. Il connut un grand succès et servit de base à toutes les adaptations en d’autres langues germaniques.
8Le Wigalois a ensuite été repris par Ulrich Füetrer qui, entre 1481 et 1495, rédige son Livre des aventures (Buch der Abenteuer)12, sans doute à la demande d’Albrecht IV de Bavière13, où il retrace l’histoire de la chevalerie et du Graal à l’aide de romans qu’il répartit en trois livres. Wigalois occupe les strophes 3004 à 3320 (= 317 strophes) qui se distribuent en seize aventures. Ulrich Füetrer élimine les longues descriptions et resserre la trame narrative.
9Le roman de Wirnt a aussi été adapté en yiddisch. Nous possédons trois manuscrits datés du xvie siècle ainsi que plusieurs éditions qui s’échelonnent du xviie au xixe siècle. La première parut à Amsterdam en 1671, chez Josel Witzenhausen, sous le titre : La Cour du roi Arthur ou le chevalier Widewilt (King Artiss hof oder riter Widewult). La seconde a vu le jour à Prague entre 1671 et 1679, sur les presses d’Israël ben Jehuda Katz ; sa source est l’édition de 1671, mais avec 580 laisses de huit vers, le texte est plus court d’un millier de vers. Le dernier remaniement fut imprimé à Francfort-sur-l’Oder à la fin du xviiie siècle et s’intitule Le Chevalier Gauvain : une histoire ou un récit moral (Von Rjter Gabejn eine historje oder moralische Erzelung).
10Le Volksbuch allemand imprimé à Augsbourg en 1493 est la source du livre de colportage danois (folkebog) intitulé Viegoleis à la roue d’or (Viegoleis med Guld hjulet) et publié en 1556. Deux notices anciennes nous apprennent qu’il fut traduit en islandais, une fois par Magnús Jónsson, vers 1694, sous le titre Saga de Gabon et de Vigoleis (Gabons saga og Vigoleis) ou encore de Gebeon (Af Gebeone) et de Wegotio à la roue d’or (Wegotio med Gullhiöled)14, – une seconde fois par un anonyme. Au xviiie siècle, un certain Jón Sigurðsson traduit une nouvelle fois le livre danois sous le titre : Saga de sire Wigoles, et au xixe siècle se rencontre la dernière traduction.15
Traductions
11Le roman de Wirnt a fait l’objet d’une adaptation en allemand moderne par Wolf von Baudissin dès 1848. La première traduction acceptable, bien qu’elle rende plus le sens général des phrases que le détail, est due à John Wesley et parut à Lincoln (Nebraska) en 1977 ; c’est elle que les romanistes ont toujours consultée jusqu’ici. Des extraits du texte accompagnés d’une traduction et d’un résumé dus à Karl Langosch furent publiés en 1993, et en 1996, Danielle Buschinger procura une traduction/adaptation en français qui parut à Greifswald. Elle ne comporte que peu de notes et de brèves indications bibliographiques.
Notes de bas de page
1 Tous les chercheurs qui se sont intéressés à la biographie de l’auteur ont beaucoup spéculé sur son statut (chevalier libre, ministérial, poète) et son mode de vie, parce que nous ne possédons que quelques indices très aléatoires dans la narration uniquement. Voir Wigalois, trad. J. W. Thomas, Introduction, p. 1-3 ; G. Eis, « Wirnt von Grafenberg », in : Die deutsche Literatur des Mittelalters, Verfasserlexikon, t. IV, Berlin, 1953, col. 1027-1032.
2 Un ministérial est un agent seigneurial exerçant une fonction domestique ou administrative, un chevalier non libre, d’origine roturière.
3 Sprenger R., « Die Benutzung des Parzival durch Wirnt von Grafenberg », Germania 20, 1895, p. 423-437.
4 Voir W. Mitgau, « Nachahmung und Selbständigkeit des Wirnt von Grafenberg », Zeitschrift für deutsche Philologie 82, 1963, p. 321-337.
5 Les jongleurs sont à la fois des ménestrels (acrobates, amuseurs, musiciens) et des conteurs de rue.
6 Voir G. Borgnet, « Merveille et magie dans le Wigalois de Wirnt de Grafenberg », Wodan 33, 1994, p. 11-17.
7 La datation de l’œuvre est le point le plus controversé de la vie de l’auteur. Voir F. Neumann, « Wann verfaßte Wirnt den Wigalois ? », in ZfdA 93, 1964, p. 31-62 ; F. Saran, « Über Wirnt von Grafenberg und den Wigalois », in Beiträge 21, 1896, p. 152. Voir introduction de Wig., éd. J. W. Thomas, p. 4-7.
8 Gotzmann C.L., « Wirnts von Gravenberc Wigalois. Zur Klassifizierung sog. Epigonaler Artusdichtung », ABäG 14, 1979, p. 87-136.
9 Voir P. Walter, Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu. Rite, Mythe et Roman, Paris, 1996. On y trouvera aussi la traduction de Carduino (p. 327-344).
10 Lybeaus Desconus, éd. M. Mills, Londres, New York, Toronto, 1969.
11 Le titre du roman anglais, ouvertement inspiré du Bel Inconnu, est Lybeaus Desconus, et le poème italien, récemment traduit en français par Philippe Walter (Le Bel Inconnu de Renaut de Beaujeu. Rite, Mythe et Roman, PUF, 1996), a pour titre Carduino.
12 U. Fuetrer, Das Buch der Abenteuer : Die Geschichte der Ritterschaft und des Grals, éd. H. Thoelen, 2 vol., Göppingen, 1997 (GAG, vol. 638 1-2), t. II, p. 5-67. Ulrich Fuetrer, Wigoleis, éd. H.A. Hilgers, Tübingen, 1975 (ATB, vol. 79).
13 Voir B. Bastert, Der Münchner Hof und Ulrich Fuetrer Buch der Abenteuer, Francfort, 1993 (Mikrokosmos, vol. 33).
14 Le nom du héros est orthographié Vigolis, Urgolis selon les témoins.
15 Voir H. Seelow, Die isländischen Übersetzungen der deutschen Volksbücher, Reykjavík, 1989, p. 106-113.
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