Wigalois, le chevalier à la roue
Traduction française
p. 251-490
Texte intégral
1 | Quel honnête homme m’a ouvert ?1 S’il s’agit d’une personne qui sait me lire et me comprendre, qu’elle me fasse la grâce, si quelque erreur s’est glissée en moi, de ne pas me taxer de mensonge : elle en retirera de l’honneur. Je sais bien que je ne suis pas dépourvu de défauts ni bien composé ni même assez bien fait pour qu’un trompeur ne me falsifie pas avec facilité. Personne ne peut se mettre à l’abri de cela, aussi bien fasse-t-il. Aucune histoire n’est assez bonne pour ne pas être falsifiée, je ne l’ignore pas. Hélas, à qui me plaindrai-je de devoir supporter de tels gens ? Si je veux mériter les louanges des meilleurs, il m’en faut supporter le moins possible.2 |
20 | Que celui qui tourne ses pensées vers la gloire, est l’ami de la fidélité et de l’honneur, qu’il suive un bon enseignement : il en tirera bien des avantages ; en outre, qu’il s’applique à suivre ce que le monde dit des meilleurs et de ceux que l’on voit rechercher la récompense divine. Nous suivons leur exemple car Dieu leur a accordé la fortune ici-bas et la vie éternelle dans l’au-delà, à laquelle nous devons tous aspirer. |
33 | Que ne suis-je un sage pour bien parler selon l’aspiration de mon cœur, comme je le peux ! Hélas, langue et sens me trahissent, si bien que je ne maîtrise pas ce que je veux exprimer. Toutefois, je me suis arrangé pour montrer ma volonté – si je savais comment ! – afin que ce livre plaise aux personnes avisées. Que Dieu me fasse sensé et que mon esprit conçoive bien les choses ! Je suis encore dépourvu d’expérience, c’est pourquoi je parle comme un enfant. Si mon esprit réussit à produire quelque chose de bon, qu’on m’en sache plus gré qu’à un homme intelligent, un maître sachant parler, raison pour laquelle il a réalisé plus de choses que moi. |
54 | Que l’on me fasse la grâce de reconnaître que je me suis appliqué, depuis mon enfance et depuis que j’ai commencé à discerner le bien, à savoir comment mériter, par ma parole, que les sages m’accordent leur salut, ce qu’ils ne font pas encore. Ma grande infortune et mon intelligence médiocre en sont en partie cause. À quoi sert au puissant avare d’acquérir tous les biens du monde ? À quoi lui sert d’ordonner d’enfermer solidement mille marks dans son coffre ? Qui en profitera s’il ne veut les partager et donner ? Le miel m’est refusé car j’ai ignoré mon tort à cause de [mon] mauvais confort, c’est pourquoi je mène toujours une vie de piètre condition. |
75 | Ils veulent que jeter aux cochons or rouge et pierres précieuses soit signe d’intelligence chez l’homme, mais on ne s’en réjouit guère. Ils ont toujours aimé l’or et les vêtements sombres, et ils s’y complaisent. Qui aime une bonne histoire et apprécie de l’entendre conter, qu’il veuille bien se taire et, notez-le bien : il en profitera ! Elle élève l’esprit de nombreux hommes, qui la comprennent alors avec une grande facilité et s’améliorent ; cela les grandit souvent, d’une façon ou de l’autre.3 |
90 | Un homme inexpérimenté tient donc un discours avec facilité : il profite et sert à qui sait l’entendre. Le bien que les honnêtes gens font partout semble un rien aux yeux des malins, car une bonne histoire et un bienfait les touchent fort peu. Ils n’y prêtent guère l’oreille et leur esprit est ailleurs, tourné vers le mensonge et la malignité. Tout ce que je raconte ici, je préférerais le crier dans un désert, j’aurais au moins le plaisir de m’entendre parler ! |
105 | Ici, je ne trouve d’autre récompense que celle-ci : quoi que le malin voie ou entende, il le tourne volontiers en dérision, chaque fois qu’il le peut ; c’est l’écho du félon. Quelques honneurs et mérites que l’on me reconnaisse, il en tient peu compte : cela lui entre par une oreille et sort par l’autre. Il se soucie comme d’une guigne de ce que je pense de lui, car son cœur faux lui interdit bien et honneur. Qui peut les lui enseigner s’il possède un cœur rempli de félonie ? Il se vautre dans [la] méchanceté comme le porc dans sa bauge. Tournez vos pensées vers le meilleur ! Suivez-moi désormais, vous vous en trouverez bien !4 |
124 | Mon art, caché jusqu’ici, je vais vous le dévoiler. Que mes paroles puissent adoucir des heures pénibles pour tous et qu’elles fassent plaisir à entendre ! Je vais vous conter une histoire telle qu’on me l’a narrée. Je ne crois pas la rapporter avec exactitude et désire une seule chose : soyez indulgents, puisque vous êtes courtois, pour le poète qui a composé et versifié cette histoire, c’est sa première œuvre. Il s’appelle Wirnt de Grafenberg. Par amour envers le monde, il s’est imposé cette tâche, voulant être reconnu. |
145 | Il était une fois, à ce que l’on dit, un roi qui était en quête de gloire, dont le nom est connu loin à la ronde ; son pays s’appelait la Bretagne, lui-même avait pour nom Arthur et il tenait sa cour à Carduel.5 Ce lieu était tellement rempli de liesse que cela nous rend encore joyeux aujourd’hui d’entendre raconter la bravoure des chevaliers qui fréquentaient la cour en ce temps-là ; ils risquaient souvent leur vie pour gagner du renom : telle était leur coutume, grâce à quoi ils pouvaient mériter une place à la Table ronde. Celui qui parvenait à siéger de plein droit à cette table, on ne l’en admirait que plus. Autrefois, on disait aussi beaucoup de choses sur la vaillance des chevaliers et la largesse du roi, pour qui acquérir une bonne renommée n’était pas difficile. C’est pourquoi on parlera toujours de lui. Son nom et son pays sont connus de bon nombre d’entre vous, même si vous ne les avez jamais vus ni l’un ni l’autre. Lui qui n’a jamais agi en ma faveur, je veux cependant le louer, car il aime faire le mieux possible ; ce fut, depuis mon enfance, mon intention. |
176 | J’ai entendu dire que son château était situé sur une prairie près de laquelle s’étendait une grande forêt. Il était rare que le roi n’y fasse pas de promenade à cheval. Les chevaliers avaient l’avantage d’y trouver à toute heure maintes aventures – c’était là leur passe-temps préféré. De temps en temps, on y donnait une grande chasse avec des chiens. Une rivière traversait la forêt et longeait un des côtés du château grand et imposant, occupé par de nombreux et puissants princes d’une grande noblesse qui y résidaient tous. Les hôtes avaient l’avantage d’être en quête de renommée ; ils ne manquaient pas de bravoure, et faisaient tous de leur mieux. Le château était bien pourvu de tout à pleinté, comme nous le dit le conte, et chacun pouvait disposer de sa fortune. |
201 | Le palais du roi se trouvait au centre du château. Selon l’ancienne coutume, Arthur y recevait chaleureusement tous les chevaliers ; il était rempli de nobles vertus, réfléchi, et loyal ; c’était avec bonté qu’il aimait tout un chacun, sans malveillance. Tout cela était fait avec magnificence. On écrit de lui qu’il avait bien mille chevaliers chaque jour en sa compagnie, et chacun d’eux possédait tant de chevaux et de vêtements, de châteaux et de terres qu’il ne manquait de rien ; à cela s’ajoutaient les nombreux hôtes qu’il soutenait de sa propre main ; personne ne prenait congé de lui sans qu’il lui ait accordé son aide ; il rachetait souvent la rançon des chevaliers étrangers ; c’est pourquoi son nom est toujours connu aujourd’hui dans tous les pays tant il était généreux. |
222 | La reine possédait un palais de marbre, entièrement décoré de quatre couleurs différentes : rouge, marron, bleu et jaune ; il était rond6, tout entouré d’arcades, et était rempli de nobles dames ; beaucoup de jolies demoiselles servaient toute la journée la noble reine comme il sied, qui trouvait dans cette demeure richesses et plaisirs à volonté. Les demoiselles savaient jouer de toutes sortes d’instruments à cordes, si bien qu’on pouvait entendre leurs sons résonner à toute heure sous les voûtes, mais aussi retentir les aboiements rapides des petits chiens et le chant des nombreux oiseaux partout sous les tonnelles : alouettes et rossignols, chacun sifflait sa mélodie. Ainsi, les dames ne voyaient pas le temps passer et en étaient reconnaissantes au roi. |
247 | Il faut dire maintenant que le roi avait pour coutume – elle augmentait la renommée de sa cour – de ne jamais se mettre à table le midi avant d’avoir entendu parler d’une aventure. Un jour, il se trouva – ce qui arrivait fort rarement – qu’on ne vît pas d’aventure jusqu’à bien midi passé, ce que la cour déplorait ; tous restaient là à attendre.7 La noble reine quitta alors les chevaliers pour monter dans ses appartements. À ce moment, elle vit chevaucher au pied des remparts un beau chevalier qui vint s’arrêter devant les fossés. La dame ne le connaissait pas. Il tenait une lance à la main, était vêtu d’écarlate, son cheval était roux et ses cheveux blonds et bouclés. |
268 | Lorsqu’il vit la reine, il lui dit très courtoisement : « Je suis venu dans l’espoir que vous m’accordiez votre faveur ; maintenant, dame, dans votre bonté féminine, exaucez ma requête : mes sentiments n’en seront que plus loués ; pour votre honneur, acceptez ma prière avec bienveillance, Dame Fortune vous récompensera. – Dites-moi donc, chevalier, ce que vous désirez. – Dame, je désire être exaucé. – Mais dites-moi donc pour quoi ? – Dame, je veux seulement que vous acceptiez de prendre de ma part une ceinture qui siérait bien à toutes les femmes du monde. Je vais vous la montrer. Gardez-la jusqu’à demain matin, et si votre cœur vous porte vers elle, alors elle sera à vous comme présent de ma part. Mais si vous décidez, dame, de ne pas garder la ceinture, ce sera alors en valeureux combattant que je viendrai la reprendre ici demain à l’heure voulue pour l’aventure, ou bien je mourrai ici-même. » |
295 | La dame répondit : « Soit, je veux bien accepter votre cadeau maintenant sans mauvaise intention, mais comprenez bien, chevalier – et je vais vous dire à quelle condition –, que je ne vous en dépossède pas : je vous conseille de revenir demain récupérer cette ceinture. Je veillerai à ce que tout se passe de façon que vous restiez en vie. Maintenant, sachez qu’en faisant cela ici volontairement sur votre prière, je vous ai favorisé, car je ne l’ai jamais fait pour aucun homme jusqu’ici. » |
308 | Il piqua la ceinture à la pointe de la lance et tendit de bonne grâce son présent à la dame. Il s’inclina devant elle et lui dit : « Maintenant, donnez-moi la permission de quitter le château et de regagner la forêt. » Il s’éloigna alors à cheval si vite que personne ne s’en aperçut avant qu’il ait rejoint ses écuyers. Quand ces derniers le virent revenir, ils en éprouvèrent une grande joie. Mais laissons maintenant le chevalier. La reine est en possession de la ceinture. Cette dernière était fabriquée de telle façon que je ne saurais vous dire de quelle matière elle était faite. En nul endroit elle n’était dépourvue de pierres précieuses ni d’or. Pour qui en désirerait une, il n’en existerait pas d’aussi raffinée. La reine eut envie de mettre la ceinture : aussitôt, elle en éprouva de la joie et de la sagesse : aucun souci ne la troublait, elle pouvait parler toutes les langues, son cœur était rempli d’allégresse, et quelque jeu qu’on ait entrepris, il lui semblait le connaître ; aucun art ne lui manquait. Elle avait le sentiment que l’étranger devait être un puissant roi ; et à cause de la ceinture, il lui paraissait débonnaire et vaillant. Elle ordonna qu’on allât chercher messire Gauvain et qu’on l’amenât dans ses appartements. Elle redescendit de la tonnelle et regagna son siège, priant les demoiselles de s’asseoir. Messire Gauvain arriva comme elle l’avait fait appeler, lui à qui aucun danger ne faisait peur, ce qui avait valu à plus d’un d’être tué par sa main. |
351 | La dame l’invita à s’asseoir à ses côtés. Elle savait bien qu’il n’en ferait rien si elle ne l’en priait ; elle en appréciait d’autant plus sa courtoisie. Elle lui dit : « Chevalier, j’ai à vous demander conseil, car je sais bien que vous êtes si valeureux que jamais vous ne méfites, comme on a souvent pu le constater. Il m’est arrivé une aventure dont je veux vous faire part, car j’aurai bien besoin de votre conseil. » Que dirai-je de plus ? Elle lui dit ce que je vous ai déjà rapporté. Quand elle lui eut appris la venue du chevalier au château et l’affaire de la ceinture, alors il fit ce que font les gens remplis de sagesse : il resta assis un moment sans parler. Sans hésitation, il dit : « Sachez d’abord ceci, noble dame : aussi bonne que soit la ceinture, cela nuirait à votre réputation et causerait une rumeur médisante si vous ne la rendiez pas au chevalier. Ma dame, ne rabaissez pas votre dignité pour quelque richesse, car vous êtes trop noble pour cela. Et sachez en vérité que quelle que soit l’issue de cette histoire, s’il vient demain comme il s’y est engagé, il me trouvera en face de lui. » |
384 | L’entretien prit fin ici. Messire Gauvain alla trouver la cour et leur raconta l’histoire, ce qui réjouit tous les chevaliers. Le lendemain matin, l’audacieux étranger se présenta à l’heure voulue pour l’aventure, prêt à combattre, armé de pied en cap. Aucun danger ne lui faisait peur. Il montait un destrier arabe alezan qui caracolait élégamment. Il portait en cimier8 une couronne sur laquelle était serti un gros rubis. La couronne resplendissait comme le jour de pierres précieuses et d’or. Le chevalier n’avait guère peur. Son surcot était de cuir. La bannière était taillée dans du velours aussi vert que l’herbe. C’est ainsi que le chevalier se présenta en selle. Son écu représentait un aigle d’or rouge sur champ d’azur. Il s’approcha donc de la muraille, où se trouvait la reine, délaça son heaume et le posa sur le pommeau de la selle, en homme courtois et bien éduqué.9 Après avoir désarmé sa tête, il appuya sa lance contre le mur, et en voyant la reine, lui dit très poliment : « Noble dame, je désire que dans votre bonté vous m’écoutiez. Acceptez, par amitié pour moi, une chose que je vous demande : gardez le cadeau. – Chevalier, lui dit-elle, cela n’a jamais été mon intention, croyez-moi. Noble chevalier, vous ne devriez pas demander si fermement des choses qu’on ne peut pas vous accorder. Je ne veux plus entendre vos paroles. » |
427 | « Chevalier, reprenez la ceinture. » Elle la laissa tomber prestement le long de la muraille jusque sur les genoux du chevalier ; il la prit alors dans ses mains. Quand il vit la dame irritée, le chevalier dit ouvertement : « Celui qui ne s’est jamais battu par courtoisie la gagnera courageusement contre moi : il en sera honoré, ou bien jamais plus je ne parlerai de cette cour. Si je ne brise pas ma lance devant cette porte, alors cette cour n’a jamais connu aucune aventure. » Il s’inclina alors aussitôt devant la dame, laça son heaume et se dirigea vaillamment vers la prairie devant le château. Les chevaliers de la Table ronde s’écrièrent d’une voix : « Où sont mon écu et ma lance ? Apportez-moi mon armure et mon destrier ! » Et le premier apprêté fut le premier à se mettre en route. Keu pendit son écu à son cou. Il sortit du château et s’élança dans le champ avec fureur : il voulait remporter la victoire. Mais il perdit bien honteusement son engagement car le chevalier lui fit vider les arçons – sous les yeux de la reine – et il chuta dans l’herbe. Le suivant était Didones. Comme il se doit, il provoqua le chevalier au combat, qui s’avança alors, intrépide, et l’abattit, puis retourna vers la forêt. Ce fut au tour de Sagremors de se diriger vers lui ; il lui disputa tant la ceinture qu’il resta toute la journée dolent, assommé, étendu dans le champ. L’excellent Miljanz le provoqua au combat ; le chevalier le désarçonna dans la prairie, ce qui ne lui était jamais arrivé auparavant.10 Je ne peux pas tous les nommer, mais juste dire que la valeureuse troupe de la Table ronde fut ici vaincue en très peu de temps. Hélas, comment cela a-t-il pu jamais arriver ? Le chevalier put facilement obtenir de tous ceux qui avaient combattu contre lui qu’ils le laissent repartir. Dans la plaine gisaient de nombreux hommes pour qui cet état était inhabituel. L’herbe verte était couverte d’écus éparpillés, les destriers erraient sans cavaliers, tel un troupeau égaré ; on pouvait maintenant en voir beaucoup qui transportaient ceux qui auparavant étaient sortis à cheval avec prestance. Ils auraient mieux fait d’éviter le chevalier qui venait de les humilier. |
490 | Le chevalier s’en alla donc aussitôt à cheval rejoindre ses écuyers là où il les avait laissés. Ils se réjouirent de son succès et l’accueillirent donc avec joie. On lui délaça son heaume, il ôta lui-même son armure et la posa sur son écu à côté de lui. Il demanda à deux écuyers de partir à cheval à la lisière de la forêt et leur dit : « Vous devrez attendre là-bas jusqu’à ce que vous aperceviez clairement, après l’avoir bien observé, un chevalier sortir du château. Je le connais bien, car c’est celui qui n’a jamais échoué lors d’un combat par couardise. Je veux me reposer ici en l’attendant. » |
507 | Les écuyers se postèrent à l’orée de la forêt. Ils étaient de fort bonne humeur. Ils attendirent, comme il le leur avait ordonné. C’est alors qu’ils entendirent une très forte plainte provenant de la mesnie qui était éplorée. La cour n’avait jamais été autant humiliée avant ce jour. La reine Guenièvre était assise, remplie de chagrin : jamais elle n’avait été en proie à si grand tourment. Messire Gauvain s’arma alors, renommé pour ses hauts faits d’armes. Il enfourcha son destrier, on lui tendit son écu et une lance, et il s’élança par la porte du château. À ce moment, les écuyers le virent devant eux. Lui chevauchait solidement campé sur sa selle. C’était un homme avisé au combat, car il avait souvent livré bataille et y avait courageusement risqué sa vie. Il chevauchait tranquillement, sans se presser. La cour le regarda s’éloigner et pria Dieu de l’assister. Ils auraient totalement renoncé à le voir revenir, si ce n’est qu’il n’avait jamais connu d’échec. Le champ qu’il longeait en descendant vers la forêt était très étendu. Les deux écuyers se hâtèrent de retourner voir le chevalier et lui annoncèrent qu’il arrivait. Le chevalier réclama ses armes. Il ceignit sa ceinture, sans le pouvoir de laquelle je pense qu’il aurait été perdant cette fois. Lorsque les chevaliers se virent mutuellement, les chevaux s’élancèrent en même temps. Ils se mirent à accélérer en éperonnant leur monture. Chacun avait choisi de frapper l’autre sous le menton. Il s’ensuivit une splendide joute entre les deux chevaliers, car leurs lances se brisèrent en mille tronçons. Ils durent alors tirer prestement leur épée ceinte au côté. Un brillant combat s’engagea entre eux. Qui aurait maintenant pu les séparer, puisque personne n’était auprès d’eux ?11 Ils mirent pied à terre car leurs chevaux n’en pouvaient plus, et ils décidèrent de venir l’un vers l’autre à pied. Ils étaient tous deux en pleine possession de leur force et se battaient d’ailleurs avec virtuosité : ils maîtrisaient cet art.12 J’ai peine à dire que cette fois-ci, ce fut messire Gauvain qui perdit le combat. Je veux cependant lui donner le prix, car il ne lui serait pas arrivé cet outrage sans la ceinture que le chevalier portait : c’est le pouvoir des gemmes qui le vainquit, grâce auquel l’étranger remporta la victoire. Autrement, il en serait sorti indemne. Cette issue mortifia messire Gauvain. Le noble chevalier le fit ainsi prisonnier et l’emmena sous sa tente : il était un prix de noble valeur. Quel malheur que monseigneur Gauvain ait échoué face à un homme ! Car il n’y eut jamais de meilleur chevalier que lui. |
578 | Après avoir donné ses garanties, le prisonnier traversa la forêt à cheval avec le seigneur. Cette histoire causa une grande peine à la cour ce jour-là. Le roi Arthur n’était pas alors au château : il était parti à la chasse.13 Quand il rentra, il fut affligé et son humeur se ternit en apprenant que tant de bons chevaliers avaient été humiliés par un seul homme. Par ailleurs, la cour présumait que messire Gauvain avait été tué, et ils se mirent tous à se lamenter. Sa déconvenue lui était arrivée dans des conditions telles que personne ne l’avait vu avec le chevalier : on ne savait donc rien de l’affaire. Jamais d’ailleurs je n’en aurais soufflé mot si un écuyer, avec lequel je me suis toujours disputé, ne me l’avait relatée comme un fait entièrement véridique. |
599 | Pendant ce temps, les deux hardis chevaliers poursuivaient leur chemin, jusqu’à ce qu’ils arrivent dans une contrée sauvage.14 Le chevalier défit sa ceinture lorsqu’il vit l’horrible paysage devant lui. Puis il dit à messire Gauvain : « Seigneur et cher compagnon, voyez-vous le ravin et les parois rocheuses ? Il nous faut inévitablement nous diriger à cheval par là. Aussi, prenez la ceinture que je tiens, gardez-la jusqu’à votre mort et soyez ainsi protégé de tout péril : car si vous avez perdu le duel, ce n’est arrivé qu’à cause de son pouvoir. Je ne m’attribue aucun mérite personnel, puisque toute votre vie, vous avez acquis une immense renommée. On vous a toujours élu meilleur chevalier de plein droit lors des tournois. Je n’ai jamais cru que les honneurs me reviendraient face à vous en employant mes propres forces, car, sans mentir, c’est le pouvoir de la pierre qui a tout fait. À partir de maintenant, vous ne pourrez plus jamais être tenu en échec. Vous pourrez endurer sans peur quelque horreur que vous vouliez sur terre. » Le héros s’inclina devant lui par respect. Il était fort réjoui du présent et l’en remercia. Puis il ceignit la ceinture sous son armure. Aussitôt, il ressentit une très grande puissance et un immense courage. Puis, suivant le chevalier, il chevaucha par-delà une montagne et arriva dans une nouvelle contrée. À mon avis, personne n’a jamais connu de pays si enjoué : tout y est fleuri sans exception, les fleurs comme les arbres. Il avait l’impression d’être dans un rêve. Le chant des oiseaux remplissait l’air. Aucun être humain n’habitait cette terre, juste les fleurs et l’herbe dont les champs regorgeaient. Cette vision lui plut.15 Pour parler avec concision, ils chevauchèrent douze jours. Au petit matin du treizième jour, ils parvinrent devant un large fleuve. Le chevalier le longea sur son destrier vers l’aval, et traversa une forêt pleine de délices, dont le feuillage et les chants lui procuraient maint plaisir. Ils n’y chevauchaient pas depuis longtemps quand le chevalier trouva un chemin qui les conduisit dans pays. Il avait mené à bien son voyage. |
660 | Ils firent passer le temps en racontant des histoires. C’est alors qu’ils virent se dresser devant eux un château fortifié, le plus beau et le meilleur qu’ils aient jamais vu. Ils s’en approchèrent. Une vaste cité s’étendait devant la porte d’entrée, devant laquelle étaient creusées de profondes douves. Un verger, enclos par une solide haie, entourait le palais. Quand ils traversèrent la ville, le roi16 lui souhaita la bienvenue et lui dit : « Ce pays est mien depuis la forêt jusqu’à la mer, et quand bien même je désirerais conduire mon armée par-delà les montagnes, je pourrais facilement assujettir tous les puissants, car croyez-moi, aucun roi ne régna jamais aussi puissamment sur son pays. » Là-dessus, il alla arrêter son cheval à la porte du château, devant laquelle se tenaient de nobles serviteurs, chevaliers et écuyers, qui le reçurent royalement, comme il se doit pour un roi. Il prit amicalement messire Gauvain par la main. On lui délaça son heaume, puis on le conduisit dans un agréable logis. Le roi dit à ses serviteurs : « Maintenant, baignez ce chevalier avec soin, et je vous en récompenserai toujours. » Dès que Gauvain se fut débarrassé de son armure, ils l’emmenèrent sur-le-champ et lui donnèrent un bain délicieux. L’apparence des vassaux laissait percevoir la puissance de l’hôte. Messire Gauvain revêtit une chainse de lin blanc, et une demoiselle lui noua un bliaud de soie doublé d’hermine : telle était sa parure ; il était resplendissant. Par-dessus, il passa un large manteau de la même étoffe. Un page vint alors l’inviter à passer à table – car il était l’heure. Le roi tenait absolument à ce qu’il fût son commensal. La reine mangeait dans ses appartements, ce que la situation aisée de l’hôte lui permettait.17 C’est à ces détails que Gauvain se renrendit compte que les intentions et le caractère de cet homme étaient nobles et vertueux : il le traitait comme un ami. On lui offrit des mets délicieux ce jour-là. Après le repas, le roi le conduisit auprès des dames, car il voulait volontiers leur rendre visite. À son arrivée dans les appartements, il fut d’abord accueilli par la reine, puis par une demoiselle d’une si grande beauté qu’elle n’avait pas sa pareille en ce temps-là, à ce qu’on disait. Elle était sans conteste la plus belle femme qu’il ait jamais vue. Tout le monde louait sa beauté. Elle enflamma le cœur et les sentiments du chevalier, qui ressentait sa présence à ses côtés comme une chose agréable, car elle était belle et jeune, bien éduquée et de noble naissance, elle possédait toutes les qualités et était intelligente. Toutes ses vertus auraient pu faire d’elle une impératrice. Quelle femme en outre serait assez belle pour prétendre la surpasser ? Il est de notre devoir de dire du bien des nobles dames et de compatir à leurs peines qu’elles savent supporter avec décence. |
742 | Comme nous le dit le conte, la demoiselle était très joliment vêtue, comme il se doit pour une femme de sa situation.18 Elle portait une tunique ample, coupée dans deux étoffes de velours doux et précieux de taille identique : l’une était verte comme l’herbe, l’autre de couleur rouge, brodée d’or fin. La tunique était doublée, avec un soin remarquable, d’une fourrure d’hermine très blanche qui s’étendait sur toute la longueur du vêtement. En dessous, il y avait une chemise plissée avec minutie qui dégageait une lumière si radieuse que le chevalier en fut émerveillé ; son éclat ressemblait à celui d’un miroir. Aussi lui semblait-il fort étrange qu’elle puisse être si éclatante. Elle était de soie blanche, avec un nœud doré. En outre, la demoiselle portait une ceinture parfaitement assortie à ses vêtements, qui était abondamment pourvue d’or et de gemmes petites et grosses. La boucle était finement sculptée dans une émeraude aussi verte que l’herbe sur laquelle apparaissait en relief un aigle d’or magnifiquement émaillé ; le bijou était splendide. Des animaux dorés, ouvrés avec art, servaient de fermoirs entre lesquels étaient enchâssées des perles nacrées. Ainsi la ceinture était-elle ornée de pierres précieuses. Je n’en ai jamais vu aucune de la sorte – ouvrée sans ardillon – qui soit décorée avec tant de magnificence que dans ce conte. Un précieux rubis était également placé sur le devant de la ceinture à cause de son rayonnement merveilleux. Si la moindre peine agitait l’esprit de la jeune femme, le pouvoir bienfaiteur de la gemme chassait son inquiétude grâce à sa douce lumière, dès qu’elle regardait attentivement sa belle apparence ; elle possédait donc de nombreuses vertus. |
801 | Suivant avec grande fidélité les principes courtois, la puissante demoiselle s’était enveloppée dans un large et long mantel finement attaché avec des épingles en or, agrémenté à son goût d’une fourrure d’hermine veloutée dans laquelle étaient taillés une lune et des étoiles en peau de poisson19 – ses écailles avaient des reflets argentés et il provenait d’Hiberne20 – ; cela s’accordait fort bien avec la fourrure qui était entièrement doublée de queues d’hermine. Un siglaton21 avait recouvert la fourrure, qui était de si bonne qualité qu’il ne s’en trouve pas de meilleur au monde. D’autre part, les tassels22 étaient l’un rouge, l’autre jaune, sculptés, grâce à un savoir magique païen, avec grande délicatesse dans des pierres précieuses, dont l’une était une améthyste, et l’autre une hyacinthe. Une large zibeline noire mêlée de gris et bouclée s’étendait jusqu’à sa main, comme nombre de femmes en portent encore aujourd’hui. |
830 | Elle portait à son col un médaillon où était gravé de main de maître le seigneur Amour, si bien qu’on eût dit qu’il était vivant. Il tenait une flèche d’or dans la main droite, et une torche dans l’autre. L’objet était finement ouvré, et fort joliment sculpté dans une escarboucle qui était aussi petite qu’une fève. Quand la jeune femme la portait, la pierre brillait la nuit, où qu’elle aille ; il ne faisait jamais sombre là où elle se trouvait. Pendant le jour, elle étincelait comme du verre. La dame s’en servait pour attacher son corsage à la mode française.23 Elle était vraiment digne de posséder des objets de grande valeur. Tout ce qu’elle désirait au monde, la bonne fortune l’en avait comblée. |
851 | La demoiselle portait une grande couronne de fleurs jaunes, rouges, brunes et blanches, sur laquelle était composé un grand mélange contrasté d’or et de soie. Quiconque jalouserait ses toilettes si élégantes commettrait une immense folie, car de quelque soierie, cuir ou bijou dont je désire la parer avec des mots, je ne prive personne. Ses tresses étaient attachées et entrelacées d’un fil d’or jusqu’au bas de sa chevelure : somptueuse était la coiffure de la noble jeune femme. Elle avait les cheveux fins, dorés et bouclés, séparés par une raie blanche au sommet de son crâne qui n’était pas trop large. Son front était bombé, sa peau claire et douce, le rouge et le blanc s’alliant pour former un très doux mélange. Ses sourcils étaient bruns, plats et fins. Ses boucles de cheveux d’or pendaient le long de son corps, et ses yeux étaient clairs et vifs. Celui qu’elle regardait amicalement, soit-il homme ou femme, avec des yeux rieurs, oubliait instantanément les soucis qui le tourmentaient. Dame Fortune la tenait en son pouvoir. Ses oreilles [étaient] comme on pouvait le souhaiter, d’une blancheur éclatante, toutes deux parfaitement modelées et creusées par les soins de Dieu. [Elle avait] un nez si bien formé que quand bien même on ne cesserait de le regarder, on ne pourrait y déceler aucun défaut ni penser qu’il ne soit pas en pleine harmonie avec son visage. Ses joues étaient rosées, son visage illuminé par le rouge et le blanc, comme si Dieu les avait combinés avec une attention toute particulière. Elle avait la peau claire, toutes les parties de son corps étaient douces et lisses, ce que l’on pouvait facilement expliquer : la Perfection24 s’était totalement rendue en son pouvoir. Sa bouche avait une forme si raffinée et ses lèvres étaient si pulpeuses ! Et si elle avait tué en même temps tous les membres de la famille du chevalier et l’avait lui-même anéanti au point qu’il ne puisse se rétablir qu’à grand-peine –, s’il advenait par la suite qu’il l’embrasse sur la bouche, alors il en aurait oublié instantanément tout son chagrin, comme si cet événement ne s’était jamais produit. Elle avait de petites dents blanches, droites, alignées et à l’émail éclatant. Elle s’était mis du rouge sur les lèvres. – Maintenant, je ne pense pas qu’il me soit dommageable de m’adonner à de si longues réflexions, car c’est par la méditation que vient le plaisir de l’esprit qui fait du bien au corps. En outre, sa gorge était douce et galbée, aussi blanche que l’hermine, comme pouvait l’affirmer celui qui voyait la jeune femme. Elle était enroulée dans une large zibeline qui laissait à peine entrevoir son cou, car la fourrure le couvrait presque entièrement. |
934 | Si mes sens ne me trompent pas, elle devait être sous sa chemise une bien charmante créature, d’une grande pureté, si parfaite et si douce que je pense que jamais aucun être plus parfait ne fut mis au monde par une femme. Dame Fortune lui avait juré de toujours rester avec elle sous ses vêtements. Sa beauté en était digne, car la personne que la Fortune choisit pour compagne doit être absolument parfaite, ce qu’on pouvait voir chez la jeune fille aussi radieuse qu’un miroir, ignorante de toute vilenie. Le chevalier le remarqua chez elle. Il fut attiré par sa grande beauté et dès lors l’aima de tout son cœur. |
953 | La demoiselle était puissante.25 Elle regagna son siège fort courtoisement. L’hôte pria messire Gauvain de tenir son engagement, qui lui répondit : « Seigneur, je suis prêt à l’accomplir car j’ai déjà prêté serment. » Le seigneur invita la jeune fille à se lever et dit : « Alors prenez cette jeune femme pour épouse en toute confiance pour un mariage heureux. » Monseigneur Gauvain répondit : « Oh, je pense que vous ne parlez pas sérieusement ! Je me retirerais du monde si cette dame était mienne, pour pouvoir chasser mes soucis avec elle ! Si Dieu voulait qu’elle devienne ma femme, ma bonne étoile aurait en premier lieu pleinement couronné et merveilleusement embelli ma joie, car les services que j’ai rendus à toutes les femmes honnêtes depuis que j’ai commencé à discerner le bien doivent maintenant cesser. Si elles ne m’en récompensaient plus, ma joie sera à tout jamais enterrée dans la douleur jusqu’à ma mort. Et quand bien même toute la souffrance que j’éprouve proviendrait de cette jolie demoiselle, je ne m’en plaindrais jamais, car elle illumine mon cœur tout comme la lumière du soleil éclaire les beaux jours d’été. Je n’en finirai jamais de louer sa beauté et son intelligence, car même si Ovide s’y était appliqué, il n’aurait pas pu la combler d’éloges tout entière. » Il était normal qu’elle possède beauté et jeunesse, de l’intelligence et toutes les qualités, puisque l’homme le plus hardi qui portât jamais le nom de chevalier la prenait pour épouse. De même, elle pouvait être honorée de l’avoir pour mari. |
998 | Remarquant sa gravité, l’hôte dit à monseigneur Gauvain : « Puisque Dieu, qui régit tout, a décidé de vous destiner cette demoiselle, que le Christ Notre-Seigneur vous apporte heur et gloire ! » Ainsi s’acheva le discours qui remplit le chevalier d’allégresse. Il prêta ensuite serment de fidélité devant l’innocente jeune fille, et à ce qu’on m’a rapporté, elle fit de même, en pleurs. Le roi voulut la réconforter en lui parlant afin qu’elle renonce à ses larmes, mais rien n’y fit. La gracieuse demoiselle était la nièce du roi. Quand ils eurent reçu la bénédiction, le chevalier la prit dans ses bras et lui donna un baiser, puis il partit se coucher avec elle. Il n’avait jamais connu pareils délices auparavant. |
1019 | Sa noble épouse lui était devenue aussi chère que son propre corps. Il se reposa ainsi de son voyage jusqu’à ce que la dame attende un enfant de lui. En outre, la présence de l’étranger apportait une grande joie à la cour, car il ne refusait aucune tâche, où qu’il faille tous leur rendre service, chacun à sa convenance. Beaucoup de jeux chevaleresques avaient lieu au château, et l’étranger avait le loisir de partir à cheval avec des chiens et des éperviers. Il rendit son nom célèbre par ses prouesses, si bien qu’il fit la bonne réputation du pays du roi, car nul ne trouvait son pareil. |
1036 | Au château du roi se trouvait la plus belle œuvre d’art, fondue dans de l’or rouge, comme il l’avait souhaité : c’était une roue, au centre de la salle, qui montait et descendait, sur laquelle avaient été coulées des figurines, chacune représentant un homme. Quand la roue faisait descendre les uns, les autres montaient. Ainsi en allait-il de ce lieu. C’était la roue de la Fortune, qui avait été ouvrée par un prêtre. Elle était toute d’or rouge et signifiait que le seigneur n’avait été tenu en échec en aucune occasion, car la chance le suivait toujours. |
1053 | Cela faisait maintenant bien six mois que l’étranger était arrivé dans ce royaume. Un jour, il devint mélancolique, et éprouva une intense tristesse : ses sentiments et son imagination le portaient vers sa mesnie et la Table ronde. Gauvain connaissait parfaitement le chemin du retour au royaume de son seigneur. Alors il alla aussitôt trouver son épouse et, en la voyant, lui dit, profondément affligé : « Que Dieu vous préserve. Dame, je veux partir, si vous me le permettez, pendant trois jours. » Il mentit à cause de ses lamentations, car il redoutait son affliction et sa détresse. À ce moment, la vue de la dame se troubla et les larmes rougirent ses paupières. Dans un profond soupir, elle le pria de rester, car son cœur lourd lui disait, comme il m’arrive souvent personnellement, qu’il devrait être absent très longtemps. – Elle lui dit : « Mon cher époux, je suis d’avis que vous restiez ici, car mon état, comme vous le voyez, me rend anxieuse, et vous savez bien que la charge que je porte me fait endurer une sérieuse douleur. Seigneur, restez ici jusqu’à ce que vous sachiez comment évolue ma situation. Il se peut, en effet, que vous ne soyez pas revenu avant que je sois en couches, ce qui m’ôterait ma joie de vivre à tout jamais. » De fait, elle ne croyait rien de ce qu’il racontait. – Hélas, que de choses adviennent que l’on éviterait volontiers ! – Dieu sait qu’il regrettera d’avoir agi de la sorte, et qu’il aurait dû choisir de rester pour toujours auprès de sa noble épouse. Malheureusement, il ne savait pas que l’on ne pouvait pénétrer dans le royaume qu’en compagnie du roi26, car s’il en avait jamais eu connaissance, il aurait pris garde au chemin lors de sa venue. Voici ce qu’il lui dit pour soulager son tourment : « Dame, prenez bien soin de vous, car je partagerai toujours vos joies et vos peines ; je vous offre mon amour et ma fidélité et serai à jamais votre serviteur, sans réticence. Mais ne dites à personne que je m’en vais. Je serai très vite de retour auprès de vous, à moins qu’une mort amère ou une infortune d’une gravité irréversible ne m’en empêchent. Je veux accomplir mon voyage sans que personne ne sache pourquoi ni comment je suis parti. Telle est ma volonté. » |
1120 | Ses paroles réconfortantes apaisèrent la dame : elle pensait, en effet, que tout se passerait ainsi qu’il le disait. Il l’embrassa donc, puis prit congé. Personne n’était au courant de son dessein. Il enfourcha son cheval sans tarder, se saisit secrètement de son armure, et sortit du château, tirant vers la forêt. Je vais vous dire une chose étonnante : la distance qu’il avait parcourue en douze jours à l’aller, il lui fallut six mois pour la parcourir en sens inverse. Il chevaucha tant qu’il arriva devant le palais de Carduel. Le roi Arthur était justement venu à pied à la porte du château, où on l’entendait déplorer le sort de son neveu, messire Gauvain. Alors qu’il se lamentait, il aperçut ses armes sur son écu. Le généreux Arthur courut vers lui et s’empressa de l’accueillir. La cour tout entière était en liesse : chevaliers et écuyers le reçurent chaleureusement comme il se doit, car il était d’un esprit audacieux, loyal et noble, et sans aucun vice. |
1147 | De fait, la nouvelle que le chevalier était arrivé se répandit de maison en maison. Accompagné par le roi Arthur, il se rendit de ce pas auprès des femmes, où la reine l’accueillit dans ses appartements avec toutes ses suivantes. Il prit place à leurs côtés. Elles lui demandèrent de leur conter ce qui lui était advenu. Il leur dit bien des choses, mais à aucun moment il ne leur dévoila son histoire, car son cœur s’y refusait. |
1160 | Ainsi, il put aisément constater que la mesnie était restée telle qu’il l’avait quittée et que la cour était au complet, ce dont il se réjouit fort. La reine Guenièvre ordonna qu’on lui prodigue des soins avec la courtoisie due aux chevaliers. Mais bientôt, le preux ne voulut plus participer aux tournois comme jadis, car le sort de sa tendre épouse l’affligeait. « Demeurer plus longtemps en ce lieu me serait préjudiciable », se dit-il. Sa constance le rappela à nouveau vers le royaume de son beau-père. En grand secret, il se hâta seul vers la porte du château, devant laquelle il trouva ses écuyers et leur dit : « Amenez-moi mon cheval, mon armure, mon écu et ma lance, et ne touchez mot à personne de mon départ. » On les lui apporta avec grand empressement. Il enfourcha sa monture et partit au galop sans délai. Les écuyers lui fournirent sa cotte d’armes dans la forêt sur son ordre. Sa passion amoureuse le tiraillait au point de le faire revenir précipitamment là où il avait abandonné son épouse. Les pages l’accompagnèrent. Il voyagea ainsi sur son destrier durant une année entière environ, jusqu’à ce qu’il eu sillonné à cheval tous les pays situés au pied de la montagne, mais ce fut peine perdue car, comme je l’ai souvent ouï dire, personne ne pouvait pénétrer dans le pays s’il n’était pas en possession de la ceinture. Et Gauvain l’avait laissée à sa femme éplorée la dernière fois qu’il l’avait vue. Il en éprouva une telle détresse au fond de son cœur qu’il en perdit toute joie de vivre, et son corps lui-même eut à en souffrir. |
1203 | Quand ses questions lui apprirent que personne ne pouvait entrer dans le pays situé au pied des hautes montagnes, quand il sut la vérité, alors il fit comme l’homme débonnaire qui peut se résigner à ne pas avoir tout ce qu’il veut. Que celui qui eut jamais du bon sens garde encore la même habitude : il préservera ainsi son honneur. Il [re]partit donc à cheval vers le château du roi Arthur. Alors que le généreux Arthur était dans la plaine avec sa cour, messire Gauvain se joignit à la troupe du roi. Ce jour-là, deux années s’étaient écoulées exactement depuis que son épouse avait accouché. Mais laissons ici l’histoire du chevalier et voyons ce qui advint de l’enfant. Sa mère innocente ne voulait pas le laisser s’éloigner d’elle, ne serait-ce qu’une journée ; par amour pour lui, elle s’occupait elle-même de lui avec l’aide de nombreuses autres femmes. En une année, il grandit plus que tout autre enfant en deux.27 On lui apprenait matin et soir à se tenir correctement et à avoir bon cœur. Aussi son cœur était-il constant en toute chose ; il ne faisait que ce qui était le mieux ; il était donc juste que sa situation lui permette de jouir d’une bonne étoile. C’est une puissante reine qui l’éduqua jusqu’à ses douze ans28 ; ensuite, les chevaliers les plus renommés et les meilleurs le prirent en charge ; ils lui apprirent à monter à cheval et à marcher comme il se doit29, à parler et à se comporter avec décence. Il suivit tous ces conseils car il avait un grand cœur et était disposé à faire toutes sortes de choses. La meilleure éducation fait le meilleur élève. |
1244 | Alors Dieu lui donna dans sa jeunesse la beauté et toutes les vertus ; il les conserva jusqu’à sa mort. Son enfance se déroula sans méfaits. Il était prêt à rendre service à tous ceux qui le lui demandaient en venant quérir quelque aide auprès de lui, et il donnait ce qui lui semblait juste à qui voulait l’accepter. Les chevaliers lui apprirent toutes sortes de jeux chevaleresques : jouter et pointer, briser de solides lances, se protéger et fondre sur l’adversaire. Quand les chevaliers le quittaient, c’était les femmes qui s’occupaient de lui à leur tour : on l’emmenait en alternance dans la plaine et au château. À cause de ses vertus, on préférait à tout moment le regarder lui plutôt qu’un autre. Heureux celui qui parvient à se faire apprécier de tous et que l’on tient pour le meilleur ! Dieu l’a comblé de chance pour lui permettre de vivre d’autant plus aisément. Cette félicité a toujours désiré que les gens le couvrent de louanges, ce à quoi ils ne manquèrent pas. |
1273 | On lui avait souvent raconté comment son père était venu dans le pays, car on lui citait fréquemment en exemple la bravoure de ce dernier, combien il était courageux. Personne ne savait s’il était en danger, tous ignoraient s’il était vivant ou mort. Le jeune homme le découvrit depuis. Mais avant cela, ses joies étaient troublées par la pensée qu’il n’avait jamais vu son père depuis sa naissance. Il s’en lamenta d’abord en secret, puis alla voir sa mère, la noble reine qui l’avait tenu sur les fonts baptismaux. Il dit : « Dame, donnez-moi votre faveur et votre bénédiction. Dieu vous protège et vous garde de la mort. Car je désire sincèrement partir et profiter de ma jeunesse pour que l’on reconnaisse mieux mon mérite que celui des autres, comme l’a fait mon père. À quoi bon un corps robuste, à quoi bon rester ici dans ce pays, délaissant les armes telle une femme ? Je veux partir à la recherche de celui dont on m’a conté pendant toute ma vie la vertu et la bravoure : mon père, Gauvain, qui fut toujours renommé pour ses hauts faits d’armes, comme je l’ai entendu dire de lui. Je ne reviendrai pas avant de l’avoir vu, quoi qu’il m’arrive après ; accordez-moi cela, car je dois partir. Ma dame et ma chère mère, je pars dans l’espoir de le ramener ; Dieu fasse que je réussisse ! » |
1316 | Quand tous virent qu’il parlait sérieusement, sa mère, dame Florie, lui dit : « Cher fils, écoute mon conseil, car tu sais bien que nous l’avons attendu pendant vingt [bonnes] années. Crois-moi, si, comme il me l’a dit, il était encore vivant, il serait déjà revenu. Je lui faisais entièrement confiance, car il était d’une grande loyauté. Hélas, quelle douleur pour moi de l’avoir choisi pour ami, puisque je l’ai perdu si étrangement, je ne sais comment. Il n’a jamais eu son pareil, et plus jamais il n’en viendra au monde. S’il me faut l’avoir ainsi perdu, je resterai plongée dans la douleur et la détresse jusqu’à ma mort. Seigneur Dieu, enfant de la Vierge, toi qui connais tous les sentiments et les désirs de chacun, pourquoi m’as-tu abandonnée ? Empereur, Seigneur, doux Christ, puisque rien ne t’est caché et que sans toi rien ne peut advenir, laisse-moi encore vivre le temps de revoir celui que je porte dans mon cœur chaque jour dans l’affliction et les cris de douleur ! » |
1345 | Ses gestes de douleur30 montraient avec évidence que messire Gauvain lui était aussi cher que sa propre personne. Elle dit à son fils : « Seigneur, beau doux fils, reste donc ici auprès de moi. – Chère mère, répondit-il, comment ferai-je connaître mon nom si je ne voyage pas dans d’autres pays, comme mon père faisait jadis ? Renoncez donc à votre prière, car je veux mériter les hommages des meilleurs et désire qu’on reconnaisse ma valeur, ou bien je veux perdre la vie. Celui qui laisse la femme décider de son sort n’est pas un homme avisé. Rien ne pourra m’en détourner, ma vie fût-elle mise en danger. – Mon seigneur et fils chéri, puisque je ne puis t’en dissuader, alors prends cet objet très précieux que je détiens et garde-le jusqu’à ta mort, il te protégera de tout danger. C’est une ceinture que me laissa ton père la dernière fois qu’il me vit, quand il me fit ses adieux dans l’intention de revenir. Il me demanda de promettre de te donner la ceinture, – comme je te l’ai dit –, dès que tu deviendrais un homme et quand tu voudrais t’en aller. Garde-la de manière que personne n’apprenne son existence. » Elle la lui confia, pleurant à chaudes larmes. Il l’embrassa et s’inclina devant elle, ce qui plongea toutes les demoiselles dans la tristesse. Sans délai, il prit congé et s’en alla chevauchant. La fortune était de son côté, ce qui lui donna bien du courage. |
1384 | Sa mère, Dame Florie, éprouva une profonde affliction, de la même façon que celles dont le cœur souffre. Elle ne put retenir plus longtemps ses lamentations quand elle le vit s’éloigner d’elle. Remplie de douleur, elle dit : « Las, me voilà une bien pauvre femme ! À quelle vie le destin m’a-t-il promise, et pour quoi ces richesses ? De quelle utilité me sont ma beauté et ma jeunesse, mon intelligence et toutes ces vertus miennes ? J’ai déjà perdu l’homme le plus hardi qu’aucune femme ait jamais eu pour ami, et maintenant mon unique enfant. Seigneur Dieu, Toi qui règnes sur toutes les choses, Toi sans qui elles ne pourraient exister, aujourd’hui je Te confie mon fils en priant pour la mémoire de Ta mort, afin que Tu prennes soin de lui lors de ce voyage. Seigneur, protège-le des grands périls et fais qu’il me revienne sain et sauf ! » Pendant qu’elle se lamentait, Wigalois s’éloignait du palais sur son destrier en descendant à travers le bourg. Le peuple lui souhaita bonne chance, à cause de son esprit d’une grande noblesse, car il était bien éduqué et bon, simple avec les gens naïfs, sagace avec les sages. |
1411 | Ainsi donc il partit au loin, chevauchant à travers le pays, sans avoir la moindre idée de ce qu’il voulait quérir, ni sans savoir quelle direction il devait prendre.31 Tels étaient ses soucis de voyageur. Quand un page vint en courant à sa rencontre sur le chemin. Il portait un chaperon32 taillé dans du tissu hollandais vert33 doublé de cendal34 rouge. Son chapeau était orné de fleurs et de feuilles. Ainsi vêtu il courait dans la poussière. Il portait une tunique en écarlate de soie rouge lacée avec grand soin, et des gants blancs. Il se mit à utiliser son bâton à la manière des pages, pour accélérer sa course. Ses chausses étaient de bonne qualité et il portait des souliers à lacets. Lorsqu’il fut à proximité de Wigalois, il ôta son chapeau par respect pour lui. Le jeune homme le salua à son tour et lui demanda de qui il était le page. Il lui répondit : « Je suis au service de l’homme le plus renommé qu’aucun royaume connut jamais : le roi de Bretagne. Il m’a envoyé en Hispanie pour chercher des chevaliers, car le roi d’Angleterre lui a déclaré la guerre, c’est pourquoi les chevaliers doivent se rendre à son château de Carduel, le roi Arthur a besoin d’au moins trois mille chevaliers ; voilà pourquoi je me suis empressé de venir à vous. » Le jeune homme lui dit : « Raconte-moi maintenant plus en détails comment est sa cour. – Seigneur, je vais vous le dire : elle est meilleure que toute autre cour. On y trouve maints chevaliers et tous les plaisirs possibles à pleinté. Si vous y venez, on vous offrira tout ce que votre imagination peut désirer. N’en doutez pas, car je la connais bien. » |
1464 | « Montre-m’en donc le chemin. » Le page lui répondit : « Prenez la route par laquelle je suis arrivé, elle vous conduira directement à Carduel, devant le palais. Le roi Arthur y fait grandes fêtes. » Le chevalier se mit en route sans tarder et arriva devant le château au neuvième jour. Conformément aux dires du page, il y trouva une liesse générale. Il pénétra dans la cour à cheval, où avaient lieu maintes aventures, et aperçut au pied d’un tilleul une large pierre, carrée et non pas ronde35 dont la vertu l’impressionna. Elle était traversée ici et là par des stries rouges et jaunes, et le reste était d’un bleu plus pur que le verre d’un miroir.36 Elle possédait un pouvoir tel que nul ne pouvait y poser la main s’il avait commis quelque mauvaise action. |
1489 | L’inconnu se dirigea donc vers le tilleul, attacha son cheval à une branche et vint s’asseoir au beau milieu de la pierre. Son cœur ne connaissait pas la perfidie et était exempt de toute mauvaise intention ; son esprit toujours aspirait à faire le meilleur, alors que celui qui avait commis le moindre acte déshonorant ne pourrait jamais s’approcher de plus d’une toise de celle-ci. Et ceux qui voulaient venir près d’elle devaient tous reculer et étaient obligés de garder leurs distances. Jamais avant ce jour il n’était arrivé que l’on vît quelqu’un sur cette pierre, hormis le roi sans reproche aucun. Messire Gauvain pouvait tendre la main vers elle, mais sans plus. Et je vais vous dire comment il perdit son droit d’approcher la pierre : comme je l’ai souvent entendu conter, il posa ses mains sur une gracieuse demoiselle contre sa volonté, si bien qu’elle se mit à pleurer et à crier. Il ne commit plus aucun autre acte indécent depuis son enfance jusqu’à sa mort, et pourtant, ce seul et unique geste l’empêchait d’approcher la pierre. |
1518 | Quand on vit le jouvenceau assis à cet endroit, un des chevaliers s’empressa d’aller trouver le roi et lui dit : « Seigneur, réjouissez-vous ! Une aventure vient d’avoir lieu ici : j’ai vu un jouvenceau assis sur la pierre. » Ils trouvèrent tous ce fait singulier et merveilleux. Chacun des nobles chevaliers accourut auprès des autres pour apprendre la nouvelle. Le roi se leva de son siège et exhorta les femmes à se joindre à lui pour gagner l’endroit où était la pierre. Aucune ne s’y opposa. Comme la cour voulait voir l’inconnu, le roi dit aux femmes : « Faisons-lui bon accueil, car il en est digne, et sachez que quelque aide qu’il me demande, je la lui accorderai. S’il veut même rester ici auprès de moi, je prendrai soin de lui comme il se doit. » Chevaliers et écuyers descendirent tous avec lui vers la pierre. Ils quittèrent la salle dans la joie. |
1545 | Le jeune homme ne savait pas de quelle nature était la pierre, et si quelqu’un le lui avait dit auparavant, assurément, il ne s’y serait point assis. Voyant le roi venir à lui, il descendit de la pierre. Sa silhouette était élégante : il tendit les mains en avant d’une manière fort courtoise. Le puissant roi Arthur et la noble reine lui souhaitèrent la bienvenue ; puis ce fut au tour de la cour entière. Ils étudièrent à la fois sa physionomie et sa personnalité, et n’y trouvèrent que vertus, car non seulement il ne connaissait pas la vilenie, mais de plus il était aussi né sous une très bonne étoile, ce dont il jouissait à juste titre. |
1564 | Le roi lui demanda où il allait et qui il était. Il lui répondit : « Seigneur, ce lieu est mon unique destination, et je ne peux pas vous dire qui je suis car je ne connais pas mon père. » Le [noble] roi l’invita cependant à lui dire son nom et à rester avec lui à la cour. « Seigneur, dit-il, si telle est votre volonté, je vous le dirai de bonne grâce : je m’appelle Gwi de Galois.37 Le pays où je suis né est enclos de montagnes. Je vous ai choisi comme seigneur, à condition que vous acceptiez ma présence dans votre mesnie ; en me mettant à votre service, je voudrais réussir ce que j’ai [toujours] désiré, si tant est que j’en sois digne : devenir chevalier à votre cour ; je l’ai toujours espéré, car le monde connaît un tel déclin que plus aucune cour ne possède une mesnie aussi exemplaire ; en quelques heures, j’ai pu trouver à votre cour mainte activité réjouissante à foison. Recevez-moi comme je l’ai désiré ! » Le roi dit : « Jeune homme, soyez désormais comblé de tout ce que vous avez requis auprès de moi. » Il le prit sous sa protection, et, sur la prière de la reine, le confia aussitôt à son père, messire Gauvain. Mais la grande confiance mutuelle qui unit généralement un père et son fils n’existait pas de fait entre eux, car aucun des deux ne savait qui était l’autre. Ainsi messire Gauvain se chargea-t-il de l’éducation du garçon, grâce à qui il acquit heur et gloire. Il était soumis aux hommes les plus renommés ; par la parole, il conquit le félon ; il ne devint l’ennemi d’aucun d’eux. |
1607 | Il était devenu un familier du roi et le servait chaque jour du mieux qu’il pouvait. Il était fort obligeant envers tous les chevaliers de la Table ronde, les accompagnant aux tournois, et partout où l’on accomplissait des prouesses, il ne manquait jamais d’être en tête de la mesnie, ce que tous remarquaient. Sa bravoure était surprenante ; en outre, il jouissait d’une telle félicité qu’il n’était guère tenu en échec, car il avait toujours Dieu devant les yeux, Qui n’abandonne jamais les Siens. |
1622 | Quand on relata au roi sa très surprenante bravoure, il en fut émerveillé et s’en réjouit. Il organisa alors une cérémonie, à laquelle furent conviés maints puissants princes, et qui fut hautement solennelle, car le jeune valet38 fut armé chevalier. Certes, il était digne d’honneurs chevaleresques, aussi les reçut-il avec grand enthousiasme. Puis la reine lui fit parvenir six équipements de chevalier qui étaient d’écarlate et de paile.39 Messire Gauvain, son compagnon, lui donna un bon cheval arabe, ce qui l’émut vivement. Le roi lui fournit douze pages ; de plus, il ordonna qu’on lui donne ce dont il avait besoin, autant qu’il en voulait. Le jeune valet fut adoubé, comme je vous l’ai rapporté, au jour sacré de la Pentecôte, et lorsqu’il alla entendre la messe, les prêtres lui donnèrent la bénédiction. Le preux ceignit alors à sa taille une épée telle qu’aucun homme n’en posséda jamais de meilleure. Elle l’aida par la suite à se sortir de maint mauvais pas, aussi la garda-t-il jusqu’à sa mort ; c’était un don de messire Gauvain. Puis le généreux roi lui tendit lui-même son écu, ainsi qu’une lance. Dès lors, un immense tournoi débuta, agrémenté de joutes de grande qualité aux gonfanons majestueux. Ainsi, dans la plaine, messire Wigalois devint un homme comblé d’honneurs chevaleresques. Le roi l’avait bien traité. |
1661 | À la fin du tournoi, le roi s’en revint au palais, accompagné du jeune preux adoubé – qui aimait à se couvrir d’honneurs –, avec à leur suite tous les chevaliers. Une immense clameur s’éleva de la foule dans la salle, et l’on put entendre toutes sortes d’instruments à cordes, pendant que de nombreux tambours et flûtes se renvoyaient l’écho. Le généreux roi le conduisit ensuite vers la Table ronde et, sur la prière de la mesnie, lui donna dès cet instant le droit de siéger à la Table. En outre, il lui donna pour commensal le chevalier le plus renommé parmi tous : monseigneur Gauvain, qui jamais ne faillit, ce qui les mit tous deux de fort bonne humeur. Puis on dispensa aux ménestrels chevaux, argent et vêtements, si bien qu’avec ces cadeaux, tous devinrent aussitôt riches et firent tous ensemble l’éloge du chevalier et de la fête. Ils entreprirent tous un concours de musique devant la Table ronde, chacun selon ses capacités. Ils reçurent tous à boire et à manger à volonté et tout ce qu’ils désiraient à profusion. La fête se prolongea dans la joie, je vous le dis, quatorze jours après la Pentecôte. Lorsqu’elle s’acheva, les invités présents prirent congé de la cour et aussi d’ailleurs. Après quoi le roi Arthur ordonna qu’on apportât dans sa salle à manger du paile non découpé, une grande quantité de samit40 rouge, du petit gris, de l’hermine et de la fourrure noire et blanche mouchetée ; il y ajouta une large somme d’argent et de bons chevaux dont il fit don aux convives, sa puissance lui permettait de traiter chacun selon son mérite ; d’ailleurs, on raconte encore aujourd’hui de lui que ses richesses étaient alors à la disposition du monde entier. |
1710 | Ils demandèrent alors tous congé et s’en retournèrent à cheval, comme je vous l’ai conté, chacun dans sa contrée. Aucun acte de déshonneur n’était survenu lors de la fête du roi, si bien que tout le monde fut enthousiasmé de voir qu’elle prenait fin de cette façon. Au solstice suivant41, alors que le roi était attablé et en train de manger, une noble demoiselle se présenta courtoisement à cheval dans la salle du palais en compagnie de son nain, là où tous les chevaliers siégeaient autour de la table, buvaient et mangeaient. Elle montait un palefroi blanc ; son nain42 se leva et entonna une chanson si merveilleuse que tous ceux qui étaient assis dans la salle se perdirent tous ensemble dans leurs pensées. À ce que l’on m’a dit, il se tenait debout derrière la demoiselle sur le cheval, où qu’elle aille, ses deux mains posées sur ses épaules. La demoiselle était vêtue d’une cape d’écarlate. Elle était si gracieuse que tous ceux qui la voyaient louaient sa beauté. Elle ne portait pas de coiffe, ses tresses étaient entrelacées de fils d’or sur toute leur longueur, et elle n’était pas non plus parée de rubans. L’élégante jeune femme s’avança quand elle vit le roi et dit très courtoisement : « Seigneur roi, ma dame m’a envoyée ici dans votre royaume quérir du secours auprès de vous, car elle ne voulait vous demander ce service par l’intermédiaire d’aucun autre page. Ses amis lui conseillèrent de venir chercher de l’aide ici, car on raconte toujours combien les chevaliers de cette cour sont vaillants, et on dit qu’ils ne manquent pas de bravoure. Lors je veux vous conter une aventure singulière, bien terrible et tout aussi amère que la mort. Celui qui désire jouter, qu’il se lève ! Il trouvera là-bas maints lieux à son goût, et sans doute plus qu’il ne l’eût désiré, car plus d’un y a laissé sa vie. » Wigalois, le hardi preux, se leva d’un bond de la Table ronde – après en avoir demandé la permission – et, se plaçant devant le roi, lui dit : « Mon cher seigneur, montrez-moi maintenant que vous ne refusez rien à personne. Votre expérience est à la disposition de tous ceux qui requièrent un service auprès de vous, où qu’ils le cherchent réellement : seigneur, exaucez ma requête ; si la Providence a bien gouverné ma vie jusqu’à présent, alors je serai sur-le-champ libéré du souci qui m’habite. Seigneur roi, je vous supplie maintenant de vous montrer généreux envers moi. » |
1787 | Quand la cour entendit sa prière, – qu’il formula avec zèle –, une immense stupeur s’empara d’elle, et tous se turent les uns après les autres. Le roi dit : « Eh bien, je vous promets d’exaucer tout ce que vous désirez de ma part qui soit conforme à mon rang et ne nuise pas à mon honneur. »43 Wigalois répondit : « Je ne désire rien de plus, si ce n’est qu’il me soit permis de tenter cette aventure ; ainsi, vous m’aurez comblé. Qui sait si je réussirai à la mener à bien ! » |
1800 | Ces paroles mirent le roi dans l’embarras. Il observa le jeune chevalier, et tous ses sens éprouvèrent de la peine pour les épreuves qu’il devrait traverser. Il lui dit : « Si sur ma prière vous acceptiez de renoncer à ce voyage, je vous comblerais de richesses sur-le-champ. – Pour rien au monde, seigneur !, lui répondit-il alors, plus jamais je ne connaîtrai la joie si vous ne m’autorisez pas à faire ce voyage. » Sa requête lui fut aussitôt accordée, ce qui déplut à la demoiselle. Prise de colère, elle quitta les lieux sur sa monture sans adresser la parole à quiconque. Je vais vous dire pourquoi il en fut ainsi : elle craignait que Wigalois échouât à cette épreuve par manque d’expérience, tant il était jeune. Elle sortit du palais en se lamentant vivement, et ne voulut pas l’attendre, aussi bon combattant qu’il fût. |
1823 | Alors elle gagna la forêt. Au même moment, les écuyers apportèrent à Wigalois destrier, harnais et lance, ainsi qu’un magnifique écu, aussi noir que du charbon, au centre duquel était finement ouvrée en relief une roue en or rouge. C’était l’emblème qu’il avait désiré comme signe de reconnaissance. La reine lui fournit un surcot ourlé d’or comme soutien tout au long de l’aventure ; il devait le porter par égard pour elle. Il l’en remercia. |
1838 | Puis il prit congé de tous, saluant le généreux roi ainsi que toute la mesnie. « Seigneur Dieu, protège le beau chevalier ! », dirent alors les hommes et les femmes en lui souhaitant bonne chance. Le chevalier était avide de danger, car il possédait le courage d’un lion44 : il aimait les situations périlleuses, ce qui lui valut souvent de courir d’immenses dangers. Il fit sa révérence à tous, puis s’en alla affronter la mort. |
1851 | Messire Gauvain l’accompagna, qui ne manquait jamais de lui venir en aide. Ils s’entendaient fort bien : chacun connaissait les sentiments et les pensées de l’autre, ce qui était légitime, en effet, puisqu’ils étaient du même sang. Leurs yeux ne manquaient pas de se sourire fréquemment. Messire Gauvain, le hardi, l’arma lui-même de ses propres mains : il lui laça un heaume surmonté d’une roue en or qui tournait. Le chevalier aimait vraiment cet emblème, car une mécanique similaire montait et descendait de façon magique dans la salle de son oncle ; voilà pourquoi il portait la roue en guise de cimier, comme son cœur l’y avait incité. On fixa un somptueux gonfanon à la pointe de sa lance. Il enfourcha un cheval puissant et valeureux, ce qui le mettait de bonne humeur. On lui présenta son écu et sa lance, qui achevèrent son équipement. Il recommanda messire Gauvain à Dieu, et au moment de se quitter, tous deux ressentirent une immense affliction emprunte de gravité. Enfin, messire Wigalois quitta les lieux. Nombreux furent ceux qui le bénirent pour lui souhaiter bonne chance. |
1884 | Il s’empressa de suivre la demoiselle qui, dans sa colère, se hâtait tant qu’elle ne voulait point l’attendre, ce qui l’obligeait d’autant plus à forcer l’allure. Quand le nain vit le chevalier, il s’adressa à sa demoiselle : « Voici le chevalier qui arrive au loin ; nous aurions dû l’attendre, car cela l’aurait honoré et vous aurait été profitable. Il est fort probable que ce soit à lui que devait revenir cette aventure, devant tous les autres chevaliers. Il est peut-être aussi valeureux que le plus renommé d’entre tous et doit posséder une puissance comparable à celui-ci. » La jeune fille lui répondit : « Tais-toi donc, car tu dis n’importe quoi. Je ne connais rien de ce chevalier, et c’est monseigneur Gauvain que l’on m’avait cité, lui qu’on connaît dans le monde entier pour sa surprenante bravoure. J’ai toujours entendu dire de lui qu’il n’avait jamais perdu aucun combat parmi tous ceux qu’il avait menés. Gauvain serait venu avec nous si ce chevalier-là n’avait pas tenu sa promesse, ce dont je ne puis l’honorer. » |
1911 | Elle venait à peine d’achever son discours quand elle vit le jeune chevalier chevaucher à ses côtés, tête nue : il tenait son heaume dans une main. Il s’adressa à elle : « Dame, permettez-moi de vous accompagner. » Elle le lui défendit. Alors il supplia la jolie demoiselle avec tant de véhémence qu’elle accepta qu’il chevauchât avec elle. Quand sa colère et son immense inquiétude s’apaisèrent un peu, il lui conta des histoires et lui fit passer le temps du mieux qu’il pouvait jusqu’à ce que le soir vînt. Elle dit : « Chevalier, dites-moi comment et où vous pensez que nous allons nous arrêter ce soir pour passer la nuit. – Chère dame, là où vous voulez. – Je connais un vaillant homme dont le château est tout proche d’ici ; j’ignore son nom, mais je sais une chose à son sujet, voici de quoi il s’agit : il observe une étrange coutume qui lui sert de gagne-pain, contre laquelle on ne peut rien faire : celui qui veut s’y reposer pour la nuit, quelque chevalier qu’il soit, ne le peut qu’à condition de jouter contre lui dans la prairie en combat singulier. Et si dans ces circonstances il s’avère assez valeureux pour le dominer, il y trouvera, je vous le dis, tout le calme et le confort qu’il désire, car on lui offrira en ce lieu une hospitalité telle que nul n’en pût trouver ailleurs. Mais si l’hôte le désarçonne, alors il devra sur-le-champ repartir sans aucun de ses biens. Je pense que nous ferions bien de nous passer de repos et de poursuivre notre chemin, car c’est avec bien du mal que nous l’obtiendrons en ce lieu-ci. » Ce qu’elle venait de dire déplut à Wigalois. |
1958 | Il lui répondit : « Par Dieu, dame, certainement pas ! Je veux bien exécuter tous vos ordres pour d’autres affaires, mais ici je dois réussir ou bien perdre tout ce que je possède. » C’était un homme rempli de détermination, car il ne fuyait jamais face à quelque acte de bravoure qui montrât sa puissance. Il en avait pris l’habitude depuis son enfance. Le château était si proche du chevalier que ceux qui se trouvaient à l’intérieur le virent arriver tout équipé. Impatient, l’hôte demanda qu’on lui apportât son équipement. Il présumait qu’il serait vainqueur comme il l’avait souvent été par le passé. Hélas, ses espoirs le trompèrent ce jour-là ! Il avait hâte de se mettre en route. Dès qu’il fut armé, les écuyers lui amenèrent un destrier entièrement recouvert d’un caparaçon, qu’il enfourcha bien vite. Les serviteurs s’empressèrent autour de lui, lui tendant son écu et sa lance. Ils sortirent à la hâte en courant derrière lui et vinrent se poster devant les douves du château. Ils voulaient avoir la confirmation qu’ils deviendraient tous riches, mais ce fut la situation inverse qui se produisit. L’étranger laça son heaume et chargea aussitôt l’hôte depuis la route dans la prairie. Ils s’élancèrent l’un vers l’autre aussi vite que leurs montures pouvaient les porter. Tous deux étaient bien protégés, mais le jeune étranger frappa l’autre de sa lance avec une telle ardeur qu’il le transperça sur une longueur d’une demi-toise. Cela se produisit sans qu’il ait réellement eu l’intention de lui donner la mort. Je tiens à vous transmettre la vérité, car il regretta son acte du fond du cœur. |
2003 | Des cris de détresse s’élevèrent quand tous le virent s’effondrer mort de son cheval dans l’herbe. Tous les gens de cour présents firent entendre des lamentations grandissantes. La jeune femme dit : « Voyez [maintenant] quel meurtre vous avez commis ! Il vaudrait mieux pour nous ne pas rester ici plus longtemps et prendre la fuite à cheval vers un lieu où nous puissions attendre qu’il fasse jour, avant que ces gens ne nous attaquent. »45 |
2014 | Ils étaient fort marris de cette affaire, et, quittant le défunt, ils se hâtèrent de descendre le long d’une rivière vers une vallée. Ils entendirent alors le chant du rossignol à la tombée de la nuit. La prairie était couverte d’herbe et de buissons, aussi les deux compagnons ignoraient-ils où ils pourraient s’arrêter en attendant le jour. Une forêt46 se trouvait à proximité ; c’est là que la demoiselle mit pied à terre. Ils y demeureraient jusqu’au petit matin du mieux qu’ils pourraient. Cette déconvenue leur interdisait de prendre le temps de réfléchir à une autre destination. Alors ils firent de même que l’homme débonnaire : quand il ne peut faire mieux et qu’il se sent menacé, tout ce qu’il possède semble être un secours. |
2035 | Ils aménagèrent une place confortable pour la demoiselle. Le nain apporta du petit bois tendre pour lui confectionner une couche sur l’herbe, car ils se trouvaient à l’extrémité d’une prairie. Tandis qu’ils étaient couchés depuis un moment, jouissant de leur repos, ils entendirent dans la forêt une voix dolente et farouche, près d’un lac, qui criait violemment : « Au secours, au secours ! » comme si elle était en danger de mort. Le chevalier dit : « Entendez-vous les cris de détresse qu’elle profère ? Dame, si vous en êtes d’accord, je vais me rendre sur place, afin que nous sachions tous réellement qui se lamente ainsi. – Faites donc ce que vous voulez », répondit-elle.47 Le vaillant chevalier se mit aussitôt en chemin, comme le lui dictaient ses sens. La moitié de la nuit à peu près s’était déjà écoulée et la lune brillait à l’ouest. Ainsi le chevalier traversa-t-il la forêt enchevêtrée et difficilement pénétrable, par monts et par vaux, en direction de la plainte, dès que la voix retentit jusqu’à lui. Il parcourut presque une lieue à travers les ronces et les fourrés, jusqu’à ce qu’il voie deux terribles géants assis autour d’un feu dans une clairière située près du lac. Par malheur, ils assaillaient une demoiselle contre son gré et ne parvenaient à la calmer par aucune supplication : elle ressentait leurs caresses comme des brutalités, car elle était bien trop faible pour eux. Passant outre sa volonté, ils avaient l’intention de mener à bien leur besogne, ce qui la plongea dans une détresse telle que le chevalier ne put s’empêcher d’éprouver de la compassion. L’un des géants la tenait pressée contre lui entre ses deux bras ; ils l’avaient ravie devant le château du généreux roi Arthur, à Carduel, aussi y faisait-on entendre d’immenses cris de douleur. Les nobles chevaliers ignoraient quelle direction ils avaient prise, si bien que non seulement la jeune fille avait le cœur meurtri, mais de plus la cour s’en trouvait déshonorée. |
2088 | Dès que le chevalier s’aperçut de la situation périlleuse de la demoiselle, son cœur en fut touché. En outre, aucun homme débonnaire, quel qu’il soit, ne devrait jamais détourner le regard délibérément face à un danger qui menace quelque femme innocente, sans l’écarter au péril de sa vie. Tels sont ma coutume et mon avis, car toute la joie que procure le monde nous vient des femmes. Comment pourrions-nous faire passer les longues nuits et chasser nos soucis, si ce n’est grâce à leur volupté ? Notre joie ne serait rien si pour nous les femmes n’existaient pas. Puisse Dieu être bienveillant à leur égard ! Nous ne pourrions vivre sans elles. Voilà à quoi pensait le preux chevalier, car il était de fort bonne humeur, comme l’homme débonnaire aime l’être. |
2109 | Il éperonna son destrier ; il avait choisi le géant qui était assis près du feu. Puis il le frappa de sa lance avec une telle violence qu’elle lui transperça le cœur. L’autre géant arracha la grosse branche d’un arbre, ce qui d’ailleurs ne lui servit pas à grand-chose [car il se prit dans les branchages].48 Le chevalier mit pied à terre près de lui dans l’herbe verte, puis tous deux fondirent l’un sur l’autre. Les deux hommes étaient dans de bonnes dispositions, aussi bien mentales que physiques, on pouvait le voir à leur façon de combattre. À l’aide de sa branche, le géant le repoussa brutalement dans un épais buisson qui se trouvait à proximité, ce qui permit au noble chevalier de se mettre en retrait. Il agit de la sorte dans le seul but de le frapper sans subir lui-même de dommages : ainsi pourrait-il ensuite l’inviter au château. En effet, le géant eut à endurer maintes blessures. Ils poursuivirent ce jeu mortel jusqu’à l’aube ; le géant reçut alors de lui une blessure lui ôtant toute force, ce qui entérina la victoire du chevalier. Il dut se rendre à sa merci pour qu’il lui laisse la vie sauve ; de plus, il prêta serment, s’engageant à raccompagner la demoiselle saine et sauve chez le roi Arthur, dans son château de Carduel, et à l’y attendre jusqu’à ce qu’il vienne l’y rejoindre. Ainsi devint-il son prisonnier. |
2146 | En ce temps-là, l’usage était le suivant – les gens tenaient alors leurs promesses – : quiconque rompait un serment était considéré comme un parasite et rebutait les gens, où qu’on le voie, de même que l’homme atteint d’une maladie mortelle est mis à l’écart de la société. C’est pourquoi tous devaient tenir leur engagement, bon gré mal gré, comme on le leur imposait, ou bien mourir privés de tous les honneurs. Cela pourrait aussi être nécessaire dans notre société.49 |
2159 | En outre, la noble demoiselle s’était tellement épuisée à pleurer et à hurler qu’elle était à demi morte. Alors on lui assura qu’elle allait bientôt rentrer. Ils ne pouvaient enterrer le mort, qui resta en l’état comme il le méritait.50 L’autre géant emmena la demoiselle sur ordre du chevalier. Il pleurait la mort de son cher compagnon sans retenue. Puis tous s’en allèrent sans suivre de chemin jusqu’à ce que Wigalois retrouve la jeune suivante qui avait repris sa route sans tarder, car elle ne voulait pas l’attendre. À ce moment, le géant prit congé [de lui] et, s’éloignant en direction de la Bretagne, il reconduisit la ravissante demoiselle au château de la reine Guenièvre et du roi Arthur, à Carduel. La mesnie en fut fort réjouie, et ils remercièrent le noble chevalier pour sa loyauté et sa bravoure. Le [chevalier] s’était mis à suivre sa demoiselle qui avait hâte de le distancer, car elle était fort contrariée qu’il continue à chevaucher à ses côtés où qu’elle aille. Quelque renommée qu’il acquît, elle ne voulait jamais la louer, car ses prouesses lui semblaient toutes dérisoires au regard de chacune de celles qu’il réussit depuis. Le chevalier lui demanda courtoisement : « Noble demoiselle, écoutez-moi ! Permettez-moi, dame, de chevaucher à vos côtés aujourd’hui. » De fait, il était si bien éduqué qu’il prenait toujours garde de ne jamais rien faire contre sa volonté sans lui avoir demandé la permission auparavant. Maintes fois, il fit preuve de cette qualité. |
2204 | Le nain se mit aussi à lui adresser cette requête, si bien qu’ils finirent par la persuader de l’accepter parmi eux. À ce moment précis, un brachet51 passa devant eux en courant. Il ne pouvait en exister de plus beau. Son pelage était d’un blanc immaculé, hormis une oreille qui était jaune, et l’autre rouge sang.52 Cela mit la demoiselle de bonne humeur, car elle prétendait personnellement n’en avoir jamais vu aucun qui, de quelque façon, lui soit comparable. Le chevalier fut très heureux d’entendre cela. Saisissant le petit chien, il le déposa devant elle sur sa robe. La demoiselle resplendissait de joie et repartit le cœur rempli d’allégresse. |
2223 | Cela se produisit dans la deuxième moitié de la matinée. Ils chevauchaient libres de tout souci en direction d’une sombre forêt, d’où surgit un homme immense, aux cheveux aussi noirs que charbon, dont chaque boucle était élégamment entrelacée de fil de soie et d’or, parée selon son désir. Sa monture était noire et avait de l’allure. Il portait un chapeau orné de fleurs, et était vêtu de samit53 [vert]. Il se rendait à une assemblée. Ils ne se connaissaient pas. Il tenait un gourdin à la main, habilement pourvu de lanières, et je suppose qu’il était allé se promener dans la forêt avec ses chiens.54 Son humeur se changea en colère lorsqu’il aperçut son petit chien, et il lança à la jeune fille : « Sachez, demoiselle, que ce joli petit chien m’appartient. Dites-moi, qui est celui qui vous l’a donné ? Cela pourrait réellement lui coûter la vie ! – C’est le chevalier ici présent, répondit-elle. – De quel droit avez-vous osé vous emparer de mon adorable chien ? Je vous ordonne de le déposer à terre sur-lechamp, sans quoi vous ne vous en retournerez jamais avec les honneurs et devrez repartir en mauvais état, déclara-t-il au chevalier. – Votre discours est juste bon pour les femmes, dit le preux Wigalois, – et fût-ce la volonté de Dieu de nous garder, nous ne devrions pas perdre notre honneur ni la vie pour une affaire aussi insignifiante. Je suis d’avis que ce chien n’est pas vôtre. Si vous désirez nous demander autre chose, de façon honorable et courtoise, vous l’obtiendrez bien volontiers, mais quoi qu’il nous en coûte maintenant, ce n’est ni grâce à vos paroles remplies de haine ni à vos menaces que nous vous rendrons le chien. » Furieux, le seigneur regagna alors l’[inextricable] sauvageonne à travers les [vastes] champs, aussi vite que sa monture pouvait le porter. Messire Wigalois dut se prémunir du mieux possible, car l’autre avait l’intention de revenir en armes d’un instant à l’autre, comme il le leur avait fait savoir. Cela comblait le chevalier de joie car il avait un caractère tel qu’il ne redoutait les menaces de personne. |
2280 | Ils poursuivirent leur route comme auparavant. Leur joie était maintenant bien plus grande qu’alors, et ils faisaient passer le temps en racontant maintes histoires plaisantes, quand le chevalier surgit de la sauvageonne, armé pour le combat, traversant les [vastes] champs au grand galop. Son heaume était orné d’un cygne en hermine dont le bec et les pattes étaient en or55 : c’étaient là les armes qu’il portait. Il s’approcha avec arrogance, comme le montrait sa démarche. Tout ce qui doit arriver à l’homme, cela lui advient de façon irréversible ; sa mort ne serait effectivement pas survenue, s’il n’avait mérité le salut.56 Le jeune chevalier le vit donc arriver. Il serra la sous-ventrière de sa monture, puis enfourcha celle-ci aussitôt : il se montrait toujours prompt à accomplir des prouesses. Il se saisit de son écu, mit sa solide lance en position de combat et éperonna son destrier. Il fondit sur l’autre avec tant de puissance que lorsqu’il le transperça de sa lance, on put voir l’autre moitié dépasser. La lance du seigneur se brisa en tant d’éclats que le chevalier ne reçut aucune blessure, comme prévu. Ce fut la joute qui rendit sa liberté au petit chien. Les églises étaient rares dans la contrée, si bien que le seigneur resta étendu là dans le champ. Le héros attacha les rênes de sa monture à un buisson épineux. Ce serait peine perdue de nos jours, aussi loin qu’il me souvienne : bien peu nombreux sont ceux maintenant qui ne l’auraient pas emmenée, et on aurait dépouillé le chevalier de son équipement, et en même temps de tous ses biens ; mais à l’époque, c’était contraire aux mœurs : celui qui agissait de la sorte devait alors définitivement renoncer aux honneurs de façon à ne plus jamais participer aux épreuves chevaleresques ; il était à tout jamais déshonoré. En revanche, celui qui ferait la même chose aujourd’hui pourrait facilement conserver tous ses droits de chevalier. Qui parvenait à être écuyer à grand-peine veut maintenant devenir chevalier. Voilà pourquoi les gens honorables doivent en subir les conséquences fâcheuses à la place des gens malveillants. En effet, on profite bien rarement des compagnons malintentionnés. Dieu abandonne ceux qui sont toujours chevaliers alors qu’ils ne peuvent assumer un train de vie chevaleresque et qu’ils n’y sont pas prédestinés dès la naissance par leur lignage ! Les anciennes règles de droit se perdent. On les disait utiles jadis, et malheureusement, elles sont maintenant bafouées par le mensonge et la vilenie. |
2349 | Comme le héros venait de remporter la victoire, qui lui revenait à juste titre, la ravissante demoiselle partit à cheval avec ses compagnons par monts et par vaux, où de très nombreuses voix résonnaient, fortes et douces. Ils virent devant eux une jeune femme chevaucher seule. En ce temps-là, il était courant qu’une femme chevauche de plein gré où bon lui semble, sans qu’on lui ait rien reproché ni qu’elle éprouve aucune souffrance, fût-elle pauvre ou puissante. Il était alors dans l’usage que personne ne lui adresse la parole, quelle que soit sa destination. Mais de nos jours, le monde est rempli de vilenie et manque de rectitude, tant le pays que ses habitants. Une femme que l’on a connue pour ses vertus constantes, qui n’a jamais méfait dans quelque intention que ce soit, – les félons ont l’esprit tourné de telle façon qu’ils pensent qu’elle ne peut être si irréprochable pour ne pas être accablée d’injures par des paroles et par quelque duperie. À vrai dire, une femme ne peut plus aujourd’hui sortir de chez elle, comme je l’ai souvent entendu dire, sans que l’on dise d’elle qu’elle part accomplir de mauvaises actions. La rectitude et les bonnes manières ont été mises au rebut ; et maintenant, on n’a d’yeux que pour les félons ! Celui qui peut railler la société, nous rions à cause de lui et le faisons savoir. En vérité, nous ferions bien mieux de l’éviter à toute heure. Celui qui ose jamais dire du mal des femmes vertueuses, celui-là devrait ressentir de la peine à la place de la joie jusqu’à la fin de sa vie, car elles sont sans conteste un plaisir fort doux pour tout le monde. Dieu les dote d’une bonne étoile et de joie en abondance ! C’est ce que je leur souhaiterai toujours. |
2396 | Comme je vous l’ai rapporté à l’instant, la demoiselle poursuivait sa route seule, dans une grande détresse ; sa joie était réduite à néant. Le cheval qu’elle montait était bien proportionné, sa crinière lui descendait jusqu’aux genoux, et il était alezan, couleur de sang. L’innocente demoiselle avait un équipement de très bonne qualité, orné d’or et de pierreries. En outre, elle portait en guise de jupe un bliaud, par-dessus lequel elle avait passé une cape de siglaton rouge, une fourrure, blanche comme cygne, qui ne pouvait être plus précieuse, en hermine raffinée, doublée à l’intérieur, et harmonieusement augmentée de zibeline. Ses nattes étaient tressées sur toute la longueur de sa chevelure dorée et bouclée qui atteignait la selle et qu’elle avait surmontée d’un large chapeau dont les plumes de paon étaient attachées avec art. Son cœur était rempli de chagrin. Ses lamentations et ses pleurs reflétaient ce qu’elle avait au fond du cœur, et l’on pouvait clairement percevoir qu’il lui était arrivé quelque malheur d’après les puissants cris de douleur qu’elle émettait : « Ah, quelle pauvre femme je suis hélas ! Je n’en finirai jamais de crier ma douleur. » |
2427 | Dans sa souffrance, elle ne remarqua pas qu’elle ne se parlait pas à elle seule en poursuivant sa route. Le noble chevalier était fort désolé de ce qui la souciait et de ce qui lui pesait. Les compagnons ignoraient qui pouvait bien être la demoiselle. Alors messire Wigalois dit promptement : « Dame, je souhaite aller voir ce qui est arrivé à cette demoiselle ou ce qui lui cause cette souffrance. – Cher seigneur ; lui répondit-elle, faites donc comme bon vous semble, car quoi que vous me conseilliez, je n’en ferai qu’à mon aise. Si vous voulez aller la voir, partez et allez vous enquérir de ce que vous voulez savoir. – Je le ferai avec plaisir », dit le héros. Elle continuait à penser qu’il manquait de courage, aussi partait-il chaque fois à l’aventure passant outre sa volonté. Par ses supplications, il l’avait persuadée de lui permettre de chevaucher à ses côtés. Mais aussi courageux fût-il, elle n’avait jamais émis le moindre espoir que cela puisse lui éviter de mourir avec certitude, car elle savait parfaitement que son aventure était si épouvantable pour qui voulait la tenter, que celui-ci était sûr d’y périr si Dieu, sans qui rien ne pourrait réussir, ne voulait pas intervenir. Son jeune âge lui faisait peur, aussi était-elle touchée par ses efforts et sa compagnie à ses côtés. |
2464 | Messire Wigalois, le hardi chevalier, lança son destrier au galop à la poursuite de la jolie demoiselle, qui était, comme je l’ai déjà dit, d’une telle beauté et d’une telle puissance que je pense que nulle part en ce pays elle n’avait sa pareille. Puisque même dans son immense malheur elle possédait une telle splendeur, hélas, qui donc aurait pu être son égale avant qu’elle tombe dans cette souffrance ? Même un fou aurait pu affirmer que sa beauté si parfaite provenait du lignage royal dont elle était issue, et ses précieuses toilettes laissaient percevoir qu’elle n’avait pas l’expérience de la déchéance ni de la misère. Elle désirait ardemment que le chevalier vienne à sa rencontre, à cause de la douleur et de la désolation dont elle était éperdue et qu’avait provoquées la violence. |
2485 | L’ayant suffisamment approchée pour se rendre compte de sa souffrance et s’apercevoir de son anxiété, il dit fort courtoisement : « Dieu vous aime, ma douce dame ! Puissiez-vous avoir la bonté de me dire de bon gré la raison de vos soucis et de votre affliction, alors je veux volontiers les supporter en même temps que vous, ou bien mourir sur cette route. J’ai pu constater en vous voyant qu’il vous est arrivé malheur, aussi voudrais-je en savoir plus long sur votre état. – De quel secours me serait-ce ? répondit l’élégante demoiselle, vous ne pourriez de toute façon pas intervenir dans cette affaire, car quand ce malheur m’arriva, auquel assistèrent de très nombreux chevaliers qui en furent touchés, aucun d’eux ne put à aucun moment l’empêcher de se produire. Je vais cependant vous le raconter – quelle gêne cela pourrait-il causer ? – : à plus de trois lieues d’ici ou plus loin encore se trouvait un fort grand nombre de chevaliers, comme je vais vous le raconter maintenant. J’ignore si vous savez pourquoi ils s’étaient tous rassemblés là, chacun avec son amie : à cet endroit, il y avait un somptueux prix à gagner, et je l’ai perdu, c’est pourquoi je suis triste. » |
2514 | « Le roi d’Irlande y avait fait venir, pour qui voulait tenter l’aventure, le plus beau palefroi que j’aie jamais vu, et un perroquet qui prononçait clairement tout ce qu’il avait envie de dire.57 Il avait pour abri une cage d’or et de pierres précieuses, dont je sais qu’elle a coûté plus de mille livres d’or. L’œuvre était minutieusement travaillée, ouvrée de main de maître, et était disposée de façon ajustée entre les arçons de la selle. Vous pensez peut-être que j’ai menti, mais ce que je vous ai relaté est vrai. Les arçons étaient tout en ivoire blanc, harmonieusement recouverts de toute part d’or et de pierreries, et un riche drap de soie était doublé à l’intérieur sur toute sa longueur. Le palefroi était paré d’une bride qui, je l’ai vu, était tout entière d’or rouge. Ce qui servait de rênes, c’étaient des rubans en or ouvrés avec grand art, auxquels étaient fixées des perles très blanches en guise de boutons. Le palefroi était blanc comme cygne, bien équipé et d’une allure distinguée. Son oreille gauche et sa crinière étaient de la couleur du cinabre58 ; son oreille droite était entièrement noire comme charbon. Une raie noire courait le long de son dos, se prolongeant jusqu’à [sa] queue, qui était jaune, à la fois longue et fournie. Comme je vous l’ai déjà dit, le cheval n’avait été conduit que parmi le groupe des femmes, qui devaient se tenir en cercle. On exhorta les hommes à les rejoindre pour qu’ils les voient. Et celle d’entre elles qui était désignée comme étant la plus jolie recevait alors en présent le palefroi, car le roi d’Irlande l’avait ainsi ordonné. Ils s’approchèrent donc du groupe des femmes pour voir qui était la plus jolie [de toutes] parmi celles qui se trouvaient là. » |
2567 | « Après les avoir toutes regardées, les chevaliers établirent que j’étais la plus belle parmi elles et que je devais par conséquent recevoir le prix. J’étais ravie de cette annonce. Ensuite, on me remit le palefroi, le perroquet et ce qui l’abritait, ainsi qu’un nain qui prenait soin de lui ; il avait atteint un grand âge. » |
2576 | « À peine prenais-je possession du prix qu’un chevalier immense et rouge vint à moi. Il me confisqua le magnifique palefroi, le traînant avec violence pour le donner à son amie. Cela déplut à tous les chevaliers, seulement, il jouissait d’une telle réputation de vaillance que nul n’osait l’affronter sans qu’il lui en coûte de sa vie. C’est pourquoi il put l’arracher sans contestation, à la suite de quoi je suis partie. Telle est la raison de mes lamentations et de ma douleur ! Le perroquet poussa des cris de détresse avec autant de détermination qu’un humain dès qu’il prit conscience que l’homme rouge l’emportait. Il lui criait des injures et était furieux contre lui, mais assurément, j’entendais ses cris de désolation à mon encontre. La prairie est remplie de chevaliers qui ne cessent de s’y rassembler par flots. Ils vont y demeurer jusqu’à demain matin, puis l’assemblée se dispersera. Seigneur Dieu, que ta puissance me rende justice ! dit la jeune fille, – Il Te fallait connaître ma souffrance, puisque le monde entier Te confie toutes ses peines. » |
2603 | « Dame, répondit alors le chevalier, puisque telle est votre situation, alors, avec la volonté de Dieu, nous allons reconquérir le palefroi et tout ce que le chevalier vous a dérobé. – Cessez ce discours, à moins que vous ne soyez assez hardi pour le défier au combat et obtenir la victoire, mais je ne le crois pas du tout. En effet, il n’existe à notre époque aucun homme vivant qui puisse s’opposer à lui sans mourir fatalement, dit la dame. – Il serait malheureux qu’il doive nous vaincre tous, répondit le chevalier, c’est pourquoi je veux mourir ici sous ses coups ou bien qu’il vous rende justice, dame. S’il s’avère être un aussi bon chevalier qu’on vous l’a affirmé, alors je sais qu’il m’affrontera. Maintenant, partez devant et annoncez ma venue ! » Alors la dame répondit : « Dites-moi seulement où. – Là-bas, là où sont les chevaliers. – En vérité, vous me semblez encore être un enfant59, et cependant, vous voulez défier celui que tant d’hommes dignes de confiance tiennent pour le meilleur dans l’art du combat, comme j’ai pu moi-même le constater. Vous ignorez sa vaillance. » Il insista auprès de la demoiselle jusqu’au moment où il la persuada en douceur, bien qu’elle y fût réticente, de retourner sur les lieux en sa compagnie. |
2636 | Ils se remirent donc tous ensemble en chemin, le nain, les demoiselles et le chevalier. Il fit disparaître leur inquiétude et leur fit passer le temps en contant maintes histoires plaisantes, comme il savait si bien le faire, jusqu’à ce qu’ils soient assez proches pour entendre partout les bruits de l’assemblée des chevaliers. La prairie était couverte de toute part de nombreux pavillons, et l’on pouvait voir les chevaliers porter de belles armes : ici, les uns engageaient un tournoi, ailleurs, d’autres combattaient à l’épée ; on pouvait voir certains jouter, les écuyers se battre en duel à la lance, danser et chanter, tirer à l’arc et se livrer au saut. Je vais vous dire maintenant qu’il y avait là toutes sortes de jeux chevaleresques en quantité infinie. |
2657 | Quand messire Wigalois vit cela, [alors] il dit à sa demoiselle, qui l’avait mené à cet endroit : « J’ignore ce qui se passe ici60 et ne connais aucun de ces hommes. Montrez-moi donc celui qui vous a dérobé le palefroi. Il n’y a aucune raison pour qu’il ne vous rende pas justice, ou bien il me verra mort devant lui, à moins qu’il refuse de m’affronter en combat singulier. » Son comportement n’était vraiment pas comparable à celui d’un couard, ce dont la demoiselle était bien aise. Elle lui désigna donc avec empressement l’endroit où se trouvait le chevalier rouge qui vivait dans un immense luxe, ce qui chez l’homme est à proprement parler un vice. |
2674 | Elle dit : « Tenez, voyez au loin dans la prairie ! Là-bas se trouve une fort belle tente en samit rouge et bleu ; elle est brochée d’or ici et là de main de maître. Le chevalier est puissant, ce qui se manifeste dans sa manière d’être. – De tout le mal que je subis par sa faute, Seigneur Dieu, rends-moi justice au plus vite ! – Ma nièce61, la fille du roi de Perse, se trouve à ses côtés pour lui être agréable62, et je suis aussi allée dans la tente. Allons lui rendre visite, car elle peut aisément nous faire passer le temps en nous divertissant, comme à son habitude, grâce à quoi les gens l’apprécient. Elle sera ravie de nous voir, je le sais bien, car son cœur n’est que vertu. Notre visite lui fera certainement plaisir. » |
2693 | Avec enjouement, ils traversèrent la prairie, passant devant maintes splendides tentes. Lorsque l’on aperçut la demoiselle à qui le palefroi avait été dérobé revenant avec le sourire, et avec elle le chevalier en compagnie de sa suivante, partout les gens manifestèrent alors un grand étonnement dès que retentit la nouvelle éclairant la venue du chevalier. Comme vous le savez déjà, il avait l’intention de restituer à la demoiselle son palefroi et ses gains, ou bien il perdrait la vie. Il fit de même que l’homme digne de confiance, dont l’esprit s’applique toujours à faire le mieux possible. |
2710 | La fille du roi de Perse était assise dans sa tente et se divertissait comme à son habitude. Face à elle, une belle suivante lisait l’histoire d’un livre narrant comment Troie avait été détruite, et dans quel déchirement le noble Énée avait alors subrepticement échappé aux Grecs avec son armée par la mer ; puis comment dame Didon l’avait recueilli et ce qui était advenu de lui par la suite, comme on vous l’a souvent conté.63 La tante de la jeune fille pénétra à l’intérieur à cheval avec ses compagnons, ce dont la reine eut écho. On laissa alors l’histoire de côté. La dame vint avec sa cour et reçut tous les invités avec la même grande courtoisie. Elle prit sa sœur par la main, qui lui apprit sans tarder en quelles circonstances le chevalier l’avait raccompagnée, comme je l’ai évoqué auparavant. Elle en fut vivement surprise, et cependant elle pensa : « S’il n’était pas valeureux, il n’aurait jamais décidé de s’engager dans ce défi. » Les dames délacèrent toutes ses lanières en même temps, puis il appuya son armure contre son écu sur l’herbe. On lui prépara avec empressement un bain délicieux selon son désir, comme la reine l’avait ordonné, ainsi que des vêtements raffinés, composés à la fois de paile et de rosat64 : la dame avait fait le voyage de sa contrée avec des réserves ; elle ne manquait de rien. Sa largesse n’était pas blâmable. |
2753 | Lorsqu’on eut vêtu le chevalier, il enfourcha sa monture et se rendit auprès du chevalier rouge qu’il trouva. Il prit par la main la demoiselle à qui celui-ci avait fait violence. Tous deux vinrent se poster devant lui dans la tente dans laquelle il logeait, vivant dans un immense luxe. Il s’était allongé avec élégance sur une précieuse coulte65, la tête reposant sur le ventre de son amie. Que dire de plus de cette histoire ? Ses vêtements lui seyaient à la perfection. |
2766 | Le perroquet se plaça devant eux et, voyant la demoiselle, dit : « Bienvenue, ma chère dame ! C’est à vous seule que je dois revenir en vérité, car je vous fus ravi de force. Quelle que soit l’origine de ce méfait, puisse Dieu l’anéantir et rétablir la justice maintenant, Lui qui défend toujours les bons. » Ce discours égaya l’humeur du chevalier. Dans ce cas, un appui bienfaisant apaisait la tension, car aussi vaillant que soit un cœur, s’il ne reçoit aucun réconfort, il arrive facilement à perdre courage. En outre, celui qui décharge sa peine auprès de qui ne peut lui être d’aucun secours ni, non plus, lui apporter aucun réconfort, celui-là n’est pas à mes yeux un homme avisé. |
2783 | Lorsque le seigneur les aperçut, alors il dit avec arrogance : « Qui cherchez-vous ici, écuyer, avec votre amie que vous tenez par la main ? – Si vous saviez de quel lignage et de quel rang elle est issue, répondit le chevalier, vous lui rendriez le palefroi qui lui était destiné. J’ai accompli ce voyage avec elle dans le but de vous adresser cette requête. Quand bien même cette prière serait de trop de ma part – puisque je ne vous ai rendu aucun service –, j’adresserai cependant ma requête dans l’espoir de la servir pour toute la durée de ma vie, si vous l’exaucez. Songez, en outre, que tous vous vouent depuis une vive inimitié. De fait, le plus important pour vous est que vous avez usé de violence envers la demoiselle, ce qui n’est pas convenable de votre part, car il était juste que le palefroi lui revienne. » |
2806 | « Par Dieu, reconnaissez qu’elle est dans son droit ! » Le chevalier répondit : « Cher seigneur et baron66, voici ce que je vais vous conseiller de faire : prenez des leçons pour vous-même dorénavant, cela vous fera grand bien, mais je n’ai pas à recevoir de leçon de votre part, car je n’ai pas la moindre envie de vous céder mes honneurs. Cela a toujours été la malchance des débutants de devoir souvent affronter une grande difficulté à cause de leur irréflexion ; à quoi cela leur sert-il ? – Eh bien, répondit le chevalier, faites mieux, puisque vous vous dites si expérimenté ! Vraiment, j’accepterai votre supériorité sans convoitise. Si vous voulez user de la violence que vous portez en vous contre la grâce et l’innocence de ma demoiselle, alors je prouverai l’invalidité de vos paroles. Avec l’aide de Dieu et tout le talent que je possède, je veux vous affronter demain matin dans la plaine, comme je m’y suis fermement et hardiment résolu. En vérité, voici ce que je veux vous dire : si je remporte la victoire à cette occasion, alors le palefroi reviendra de notre côté ; en revanche, s’il advient que je sois vaincu, dans ce cas vous ferez comme bon vous semble à l’issue du combat. » Le vaillant chevalier rouge se mit à rire : ces paroles le comblèrent de joie, car son esprit était tourné de telle manière qu’il ne recherchait que les actes de bravoure. De tous les combats qu’il avait menés jusqu’ici, il avait toujours remporté la victoire, grâce à sa force physique, comme ils l’avaient appris à son sujet. |
2841 | Il avait la barbe et les cheveux roux67, flamboyants. De ces gens-là, j’ai entendu dire qu’ils sont malveillants, mais je ne le crois pas : on voit si un homme est loyal, car son cœur s’efforcera toujours d’être fidèle et bon, quelle que soit sa couleur de cheveux. Alors que si l’on prend un bouton de fleur trompeur comme l’est la rose, de celui-là il ne ressort que malignité. Si cet homme est réellement digne de confiance, peu importe sa nature de cheveux, leur couleur ne peut lui nuire. |
2856 | Le seigneur était puissant ; parmi les autres chevaliers, aucun n’avait son pareil en matière de vaillance. Nombreux étaient ceux qui, sans mentir, avaient perdu la vie de sa main ; il était né à Mannesvelt et se nommait le comte Hojir ; bien des fois il avait voyagé dans des contrées étrangères en quête de renommée ; le combat chevaleresque était son passe-temps. Je vais vous conter maintenant combien il se couvrit d’honneurs et remporta de richesses par sa propre force. Il était célèbre jusqu’en Espagne, bien qu’il fût un Saxon. Il détestait faire preuve de récréantise68 chez lui ne fût-ce qu’une journée, car nul ne peut espérer se couvrir de gloire dans l’oisiveté. Il est juste que dépérisse celui qui demeure récréant et qui, à chaque instant, ne s’applique qu’à se sentir bien, car l’oisiveté malfaisante est dépourvue d’honneurs. Quiconque veut accroître son honneur doit, en revanche, véritablement fournir des efforts et traverser des épreuves. On utilise bien rarement des chiens assoupis pour lever le cerf, et le loup paresseux ne se met jamais un bon repas sous la dent. Le chevalier était bien averti de ce genre de choses : il n’était pas demeuré récréant. Le preux pensait triompher du jeune chevalier69 grâce à son art, et ne s’attendait pas à affronter une si parfaite maîtrise du combat chez celui qui faisait preuve de stratégie et de puissance physique, de félicité et de bravoure. Dieu lui avait décerné ces qualités pour lui permettre de remporter la victoire dans tous les combats. |
2897 | Dès qu’il s’aperçut de la détermination du chevalier, le comte lui dit : « Seigneur, tenez-vous prêt au combat et revenez demain à l’aube ici même après avoir entendu la messe, nous inviterons à y assister les chevaliers et les dames qui veulent le voir. S’il advient lors de ce combat que vous soyez assez vaillant pour obtenir la victoire avec brio face à moi, alors j’accepterai d’être votre vassal et de vous servir, quoi que vous m’ordonniez. Mais je crains que vous ne vous lassiez avant la fin des assauts. Vous ne possédez pas encore votre pleine force physique et vous n’avez encore que l’expérience d’un enfant. Votre force n’est rien en regard d’un homme robuste. Et si toutefois la volonté de Dieu n’intervenait pas, alors vous seriez dans l’obligation de nous laisser un gage en échange. » Messire Wigalois répliqua aussitôt : « C’est à Dieu qu’il devrait revenir en vérité de nous départager, d’ailleurs, je veux Lui confier cette tâche, Lui qui s’est toujours préoccupé de justice et sans Qui je ne puis engager de combat. Permettez-moi maintenant de rejoindre ma dame. – Puisse Dieu vous venir en aide ! », dirent le comte et son amie, et messire Wigalois quitta les lieux en compagnie de la jolie demoiselle. |
2930 | La nouvelle se répandit à travers la prairie, de tente en pavillon, qu’un chevalier était venu, ainsi que vous venez de l’apprendre, avec la jolie demoiselle : il voulait affronter le comte que l’on nommait le chevalier rouge parce qu’il était trop orgueilleux pour remettre à cette jeune femme le palefroi et les gains que la majorité lui avait décernés. Aussi voulait-il se mesurer à lui en combat singulier à outrance, sur la lande, puisqu’il ne pouvait reconquérir le prix d’aucune manière courtoise. Alors femmes et hommes se mirent à prier Dieu de protéger et de maintenir en vie le jeune être. En silence, ils souhaitèrent bonne chance au jeune chevalier. Certes, cela doit lui apporter quelque soutien, l’homme à qui tout le monde souhaite bonne chance, car quiconque a le privilège de conquérir la faveur de tous doit être épargné par le malheur. Mais ils sont bien peu nombreux hélas, ceux à qui la fortune laisse tant de liberté, jusqu’à ce qu’ils aient mené à bien leurs projets avec les moyens nécessaires. Que Dieu envoie de l’aide à celui qui mérite les louanges de tous, car le monde est malheureusement rempli de vilenie. Grâce à Lui, il doit être élu, celui que l’on compte parmi les meilleurs, ce à quoi s’applique le vaillant seigneur Wigalois. |
2967 | La nuit s’écoula agréablement. Le lendemain matin, la reine de Perse et de très nombreuses dames présentes aidèrent le héros avec empressement à passer son armure et le conduisirent sans délai entendre la messe de la Sainte-Trinité, comme il lui convenait. À la fin de leur prière et après que la messe eut été chantée, les chevaliers se pressèrent autour de lui pour le réconforter comme un homme qui a la faveur de tous. On lui amena son destrier par la bride, qui était entièrement recouvert d’une houssure70 de qualité. Puis il reçut en guise de soutien maintes nobles bénédictions. Les pauvres comme les riches prièrent Dieu de le garder sous sa protection. Intrépide, il enfourcha sa monture. La reine lui tendit son écu, et l’élégante demoiselle envers laquelle l’adversaire de Wigalois avait usé de violence, sa lance. Au même instant, il aperçut ce dernier venir à lui, parfaitement reconnaissable à ses armoiries entièrement rouges ; sur son écu était peinte une représentation effroyable de la Mort.71 – « Reculez, messires, reculez ! », criaient tous les pages qui couraient devant lui. Ils étaient habitués à le voir remporter la victoire, mais son tort et son arrogance l’en privèrent cette fois. On forma alors un cercle à l’intérieur duquel ils puissent tenir tous les deux, puis chacun éperonna sa monture avec rage : plus d’une lance se brisa en quelques instants. Le chevalier rouge avait trouvé pour la première fois un adversaire à sa taille. Ils fondirent l’un sur l’autre au péril de leur vie. On mit une lance roide entre les mains du jeune chevalier qui chargea à nouveau contre le guerrier selon l’enseignement de son père, si bien que celui-ci ne put bientôt plus faire face au jeune garçon, qui l’abattit avec une telle violence sur l’herbe qu’il en perdit l’usage de la parole. Cela ne lui était encore jamais arrivé. Tous ceux qui avaient vu cela rendirent un hommage verbal à sa renommée. |
3028 | Il mit pied à terre. Reprenant ses esprits, le comte enfourcha sa monture et fondit sur lui. S’il avait voulu l’en empêcher, Wigalois eût aisément pu le faire tandis que l’autre gisait dolent et inconscient, mais il y renonça par souci de sa réputation, ce qui lui valut de recevoir des coups inutiles. Il était allé jusqu’à lui éviter la mort, comme tant d’autres le font qui épargnent leur ennemi grâce à leur noblesse de cœur, et celui-là voulait le payer en retour de la mort, dès qu’il le pourrait. Les coups reprirent de plus belle. Aucun des deux ne faisait de concession à l’autre. Finalement, le comte accula le chevalier jusqu’au bord du cercle. En signe de désespoir, les dames arrachèrent leurs rubans ; à ce moment elles firent entendre d’immenses cris de détresse dans la lande. La gracieuse demoiselle pour qui Wigalois affrontait le danger implora Notre-Seigneur, comme le font les gens pieux, et lui dit : « Seigneur, noble Dieu, tout repose désormais en Ton pouvoir : la mort comme la vie de tous ; fais que, par Ton aide, mon champion soit en possession de toute ses forces dans ce rude défi, car Tu sais bien, Empereur, Père, Fils et Saint Esprit, que son adversaire a usé de violence contre moi. » Le chevalier entendit les lamentations des dames et il rendit des coups de plus belle ; il entailla l’écu et l’armure de son adversaire entièrement à la force du poignet, et l’entraîna à l’autre extrémité du cercle. On voyait le sang s’écouler de ses blessures béantes, ce qui entérina la victoire du jeune chevalier ; alors l’autre dut lui promettre de faire tout ce qu’il lui ordonnerait, en échange de quoi Wigalois lui laisserait la vie sauve. Il lui fallut rendre le palefroi et le perroquet sans retard. Tous étaient ravis du si grand succès du chevalier, et la reine de Perse le conduisit dans son pavillon au milieu d’immenses acclamations afin qu’il prenne du repos. L’y suivirent le prix de son rude combat, ainsi que les chevaliers sans nombre, qui manifestaient dans la joie la défaite du chevalier rouge avec force bruit. |
3091 | Après avoir remporté le prix du combat dont je viens de vous parler, il ordonna au comte de lui promettre ceci : – si vous voulez l’apprendre, écoutez de quoi il s’agit – lui et son amie devaient se rendre en Bretagne au château du généreux roi Arthur et l’attendre là-bas jusqu’à ce qu’il vienne les y rejoindre. Et si quiconque désirait savoir qui les envoyait en ce lieu, il devait lui dire : « C’est le chevalier à la roue.72 » Le comte répondit : « Je me couvrirais de honte si je ne pouvais vous faire connaître autrement. – Comment cela ? demanda le chevalier. – Plus d’un homme qui jamais ne vous sera comparable en lignage ni en vaillance porte la roue comme emblème. Aussi cela me peinerait-il de ne point connaître votre nom. Soyez fier de m’avoir vaincu, car le Christ Notre-Seigneur sait que je n’avais jamais subi cela par le passé. » Le jeune chevalier lui répondit alors : « Je vais vous dire mon nom, afin que vous puissiez me faire connaître, puisque vous le désirez si ardemment, car vous êtes un homme respectable. Je m’appelle Wigalois, et j’ai résolu de recueillir les éloges des plus renommés, ou bien de mourir en homme vaillant ; c’est la raison de mon départ pour l’aventure. – Messire, Dieu vous protège, dit le comte Hojir, et puisse-t-Il aussi nous permettre de nous revoir avec plaisir ; quoi que vous m’ayez fait subir, je ne le porterai pas comme une offense. » Puis il prit congé de lui et gagna la Bretagne, comme il l’avait promis. Quand l’assemblée se dispersa, les yeux pétillants firent place aux paupières rouges, et plus d’un promit de rester fidèle en amitié à messire Wigalois. Les chevaliers se séparèrent alors à la fois dans la joie et les regrets. Il était bien midi passé, et ceux qui ne voulaient pas demeurer sur place jusqu’au lendemain matin avaient le temps de parcourir du chemin. On ne dissimulait alors ni loyauté ni courtoisie, que chacun avait plaisir à exprimer à l’autre par des paroles ou des pensées, comme le feraient des amis entre eux qui sont prêts à se rendre service et se font entièrement confiance sans mauvaise intention aucune. |
3152 | Alors tous se séparèrent. La reine de Perse pria le chevalier de l’accompagner dans son voyage. « Dame, lui dit-il, je dois prendre garde de ne pas me mettre en retard, car c’est déjà à grand-peine que j’ai pu convaincre ma douce demoiselle, qui me sert de guide, de m’accompagner jusqu’ici. » La dame lui répondit : « Dites-moi, seigneur, où doit-elle vous conduire ? – Je vais vous l’apprendre : vers une aventure si terrible que nul ne la peut tenter sans qu’il lui en coûte de sa vie, c’est pourquoi je ne veux pas séjourner ici plus longtemps. » Alors bien des femmes s’inclinèrent devant lui ; le chevalier reçut d’innombrables offres de service. Puis il les quitta pour aller affronter la mort et remercia la reine pour le respect et la courtoisie qu’elle lui avait témoignés. Sa sœur, qui pleurait à chaudes larmes, embrassa toutes les dames, puis s’en alla sous les acclamations et en grand apparat. Ses vivres étaient à la disposition de tous ceux qui voulaient les déguster. Elle ne manquait d’aucune qualité, car son noble cœur toujours débordait d’honneurs. |
3187 | Messire Wigalois et la demoiselle, dont j’ai conté à l’instant qu’elle avait reconquis son palefroi grâce à lui, chevauchaient côte à côte, en compagnie de la suivante et des deux nains, gravissant puis dévalant une haute montagne à travers des vallées boisées et escarpées, jusqu’à ce qu’ils rejoignent la route que la demoiselle suivait, accablée de douleur, avant qu’ils n’arrivent. Elle saisit la bride du chevalier et lui dit : « Chevalier, souvenez-vous de votre bonté et de votre gloire et acceptez de me raccompagner chez moi dans ma contrée (cela ne vous déshonorera pas – je vous en conjure. Puisse Notre-Seigneur, par Sa mort, vous en récompenser !), afin que je puisse être digne de l’épreuve extrêmement périlleuse que vous avez endurée par ma faute. – Dame, lui répondit-il, cessez vos implorations, et n’exprimez pas trop ardemment des désirs [que] je ne pourrais satisfaire. Il me faut bientôt tenter l’aventure de Corentin que j’ai entrepris d’accomplir, où je dois me rendre avec ma dame au plus vite. Cela porterait un coup fatal à ma renommée si je l’abandonnais en chemin. Dieu vous garde et vous apporte heur et gloire ! Si je m’attardais plus longtemps ici, cela me serait dommageable. » Aussi instamment qu’elle le conviât, ses supplications et ses prières demeurèrent vaines. Comme il ne se pliait pas à ses désirs, elle se remit à se lamenter et à pleurer. Sa détresse fut alors bien plus grande qu’elle n’avait été auparavant. N’ayant pas l’espoir de se relever de son chagrin, il aurait bien mieux valu pour elle n’avoir jamais rencontré le chevalier, car à cause de son départ, son cœur pur était profondément troublé, enfermé dans la douleur à tout jamais. |
3234 | Voyant que sa prière ne servait à rien et qu’ils allaient devoir se séparer, elle s’adressa au jeune chevalier : « Puisque vous ne pouvez exaucer ma requête, dans ce cas je vais renoncer au présent que j’ai reçu de vous. Peut-être pensez-vous que j’ai fait tout cela pour réduire ma pauvreté ? En fait, je possède tant de terres et de biens, de personnes et de renommée que je ne veux pas du présent. Il serait juste que vous donniez votre gain à votre amie, car je peux aisément m’en passer. » Ainsi le palefroi dut-il rester auprès d’eux, bon gré mal gré : la demoiselle lui donna des coups pour l’éloigner d’elle, ce qui déplut au chevalier qui s’y était fortement opposé. Puis elle prit congé d’eux et s’éloigna à cheval. |
3255 | Le chevalier prit immédiatement possession du somptueux palefroi et de tout ce qu’il portait, ce dont l’un des nains prenait soin ; il les donna à sa demoiselle. En outre, elle détenait aussi le petit chien que Wigalois avait obtenu du chevalier dont je vous ai déjà parlé. Ainsi, les deux présents qu’elle possédait étaient de lui, ce qui la combla de joie. Pourtant, elle n’avait pas l’assurance que la bravoure du héros lui permettrait de libérer sa dame du péril où elle se trouvait, et elle craignait aussi que la mort ne s’abatte sur lui ; chaque jour elle avait cette pensée tourmentée, car il lui semblait trop faible.73 Malgré tout, il se remit à chevaucher à ses côtés, passant outre sa volonté ; elle l’accepta sans courroux, car elle n’avait pas fait ce voyage pour rien : conformément à la valeur de l’époque, elle avait gagné en chemin plus de mille marks. Alors son émotion fit battre son cœur plus fort, car une grande fortune emplit le cœur de joie ; la misère ne rend personne heureux. J’ai toujours entendu les gens avisés dire que les riches étaient de bonne humeur, et les pauvres tristes et taciturnes. |
3286 | Or donc, ils chevauchaient avec entrain. Un des deux nains se mit à leur conter plaisamment quel seigneur l’avait envoyé en ce lieu, et ce qui se passait en Irlande, grâce à quoi la journée s’écoula rapidement ; car chacun aime passer d’agréables moments en compagnie de nobles femmes et de bonnes histoires ; voilà comment il leur fit passer le temps. C’est alors qu’ils virent loin devant eux, dans une grande étendue sauvage, une splendide tente dressée dans une plaine. Je vais vous la décrire : elle était haute, ronde et vaste, jaune et rouge d’un côté, blanche et bleue de l’autre, et surmontée d’un bois de cerf en or ; les cordes étaient solidement tendues par des piquets ; en outre, elle était entourée de deux rangées de cinquante lances fichées dans le sol.74 Aucun des compagnons ne savait qui logeait sous cette tente. Comme le jour et son éclat cédaient la place à la nuit, ils se hâtèrent de gagner la tente, car les compagnons ne savaient pas où passer la nuit dans un endroit où ils puissent recevoir un accueil aussi courtois. En outre, le chevalier désirait ardemment s’y rendre, car la vue de tant de lances plantées autour de la tente éveillait subitement en lui courage et énergie. Il se dit : « Je vais trouver là un chevalier à défier, ce que j’ai toujours recherché depuis mon départ, et veux remporter la victoire, ou bien repartir d’ici comme prisonnier. » |
3329 | Quant à l’occupant de la tente, on lui avait apprêté à l’intérieur une couche sur l’herbe suivant les principes courtois, avec une précieuse coulte de deux sortes d’étoffes soyeuses différentes. Mais dès qu’il vit les compagnons venir à lui, il ne voulut pas attendre plus longtemps : venant à leur rencontre, il les accueillit chaleureusement, comme il se doit d’un hôte auprès de qui un étranger demande une faveur. Il leur offrit donc l’hospitalité avec grand plaisir, puis s’adressa au chevalier avec qui la demoiselle chevauchait : « Seigneur, si vous n’y voyez pas d’inconvénient, j’aimerais savoir où vous souhaitez vous rendre avec cette demoiselle. Votre écu est entaillé, votre cotte d’armes en lambeaux : vous avez tué ou grièvement blessé quelqu’un ; d’ailleurs, votre heaume étincelant à la roue n’a pas été épargné. Si cela ne vous est pas préjudiciable, dites-moi où vous allez. » Alors messire Wigalois le preux lui répondit : « Puisqu’il ne m’est pas interdit de vous le dire, je vais volontiers vous conter l’objet de mon voyage : cette demoiselle que vous voyez chevaucher à mes côtés a été envoyée en Bretagne dans le royaume de mon seigneur, le roi Arthur, en son château de Carduel. Le roi et sa mesnie la reçurent courtoisement. Elle était venue pour demander si l’un d’entre eux pouvait lui venir en aide en tentant une aventure chevaleresque à Corentin ; il devrait endurer maintes épreuves douloureuses, parmi lesquelles probablement la mort. Alors j’ai entrepris de relever ce défi, comme je viens de vous le dire. Cependant, cette décision contraria ma demoiselle, à qui je semblais particulièrement faible. Alors, je suis parti à ses côtés contre son gré. Dieu fasse que je puisse user de ma lance comme bon me semble ! » |
3380 | Lorsque le seigneur sut pourquoi et comment Wigalois était venu, et quand il vit combien il était jeune, étonné, il dit : « Il me semble que vous êtes trop fougueux ; votre résistance ne fait pas le poids dans cette aventure, car croyez-moi, elle est presque impossible à réussir : j’ai perdu plus d’un compagnon dans cette aventure périlleuse, et les plus renommés de mon royaume y sont morts, dont je savais qu’ils étaient remplis de courage et d’énergie, et qui dans leur vie avaient acquis une immense gloire grâce à leurs prouesses. Puisque ceux-là ont échoué, comment pourriez-vous réussir ? Si vous voulez remporter la victoire, suivez mon avis : je l’ai cherchée pendant plus de dix ans jour et nuit, jusqu’à ce que j’aie perdu tous mes compagnons et mes biens. Puisque nous sommes deux maintenant à nous sentir de taille à affronter le même danger, laissons donc la mort nous départager ici de bon gré et décider qui de nous sera victorieux, et si celui qui a perdu le duel n’est pas mort, je propose qu’il regagne son royaume sans amertume ; à l’inverse, que le vainqueur perpétue sa renommée à Corentin et montre avant tout s’il est capable d’être un bon chevalier. » |
3419 | Messire Wigalois était un homme qui n’avait jamais cédé à la couardise ni à la vilenie ; il se réjouissait de tout cœur qu’on lui proposât d’accomplir quelque acte de bravoure. Lorsqu’il sut dans quelle disposition était le chevalier, cela lui fit plaisir et lui sembla de bon augure, car il s’était résolu à s’engager avec qui le voulait dans une affaire qui fît appel à la vaillance dans l’art du combat. Il se tenait prêt, car il était toujours en quête de gloire. Il remercia le seigneur pour son discours, voyant de toute évidence qu’il était dans un bon état d’esprit pour combattre avec talent. Fort ravi de ce constat, Wigalois s’adressa au chevalier : « Seigneur, si vous ne regrettez pas de m’avoir demandé de combattre contre vous, alors faites avec moi un partage équitable : vous possédez un grand nombre de lances, et avez à votre disposition trois splendides destriers et douze écuyers dévoués pour vous servir, c’est votre droit ; mais pour ma part, je ne possède aucun écuyer, ni rien d’autre que mon destrier et ma lance ; je n’ai emmené avec moi aucun compagnon ni aucun serviteur pour ce combat et n’ai chevauché tout au long de la journée que sur mon unique destrier, si bien qu’il risque de ne pas résister à ce duel. En outre, il ne me reste que très peu de forces car, comme vous le voyez, je suis un enfant. » Le seigneur lui répondit : « Puisque [en l’occurrence] vous êtes mal équipé en destriers et en écuyers, je vous alloue la meilleure monture que je possède, à laquelle viennent s’ajouter six écuyers qui vous serviront et que j’ai amenés ; prenez également vingt-cinq lances afin de ne manquer de rien pendant le combat. » L’audacieux chevalier se réjouit du partage. Il ordonna à six écuyers de se poster devant lui, qui lui firent la promesse de se tenir prêts à le servir avec loyauté pendant ce duel. Il fut alors temps de se mettre à table. L’hôte ne manqua pas de lui donner à boire et à manger à profusion afin qu’il puisse goûter aux plaisirs de son choix. Puis on lui confectionna une couche de feuillage et d’herbe sous la tente ; maintes coultes précieuses avaient été posées sur le feuillage, au-dessus desquelles on avait étendu de nombreux draps de lin blancs.75 On ordonna aux écuyers de monter la garde attentivement toute la nuit jusqu’au matin. Ils se trouvaient à proximitéd’une forêt dont les nombreux rossignols qui l’habitaientfaisaient entendre leur chant merveilleux, etla joie résonnait dans leur cœur. Puis le jour succédaà la nuit, selon son habitude, comme toujours.Tous les écuyers étaient aux ordres et avaient équipéles destriers de leurs selles et houssures ; tousattendaient avec impatience la joute entre les deuxpreux, dont on avait apprêté armures, écus et lances.Les chevaliers s’habillèrent à côté de leur lit, puisils dirent leur prière et recommandèrent le dangerqui les menaçait à Dieu, car un seul d’entre euxdonnerait la mort à l’autre. Ils prièrent leurs écuyersrespectifs de les armer, qui servaient chacun le seigneurauquel ils étaient affectés. Le seigneur sentitson cœur s’alourdir terriblement, et s’il avait purenoncer au combat sans être déshonoré, il s’enserait aisément dédit, car il avait le même pressentimentque les gens qui savent que la mort est procheet qui cependant perdent la vie par souci d’honneur,comme cela se passa pour lui cette fois. Il ordonnaqu’on lui tende son écu et enfourcha sa monture.Les écuyers leur apportèrent deux solides lancesdont les hampes étaient en bois d’if.76 Ils s’éloignèrentl’un de l’autre afin de pouvoir charger, puisrevinrent en fondant l’un sur l’autre ; abaissant leurlance dans le feu de l’action, ils frappèrent avec tantde force que chacune d’elles transperça leur écu jusqu’àleur cotte d’armes, et se brisa. Ils prirent alorsdeux nouvelles lances ; il leur tardait de s’affronter,alors ils fondirent l’un sur l’autre à si vive allureque les hampes se séparèrent du fer et se brisèrent. L’or des écus alla choir dans l’herbe. Cependant, ils étaient encore tous deux en pleine possession de leur force physique et de leur vaillance. Ni l’un ni l’autre n’avait vécu jusque-là de lutte si acharnée ; ils eurent bientôt épuisé toutes les lances. Celles en bois de frêne77 qu’on leur apporta étaient les deux dernières, car hélas ce moment devait marquer la mort du seigneur. Messire Wigalois pria le chevalier de reculer encore dans le champ. Mais il n’était pas nécessaire de le lui indiquer, car son adversaire s’en était lui-même fait la remarque. Alors leurs puissants destriers les portèrent à nouveau l’un vers l’autre. Messire Wigalois, suivant l’enseignement de son père, abaissa sa lance des deux mains et attisa sa rage, si bien que lorsqu’il parvint à hauteur de son adversaire, sa robuste lance le transperça, et on le vit s’effondrer mort de son cheval dans l’herbe. On pleurait amèrement autour de lui : partout les gens faisaient entendre des cris de douleur ; tous étaient affectés par la mort du chevalier. |
3565 | Il méritait sans conteste cette immense affliction, car il avait toujours espéré qu’il finirait par être récompensé de ses efforts par la couronne de la renommée. Maintenant, la mort avait écarté cette possibilité, comme il lui arrive encore très souvent de le faire : elle abat maint noble cœur et dilapide les richesses amassées depuis longtemps. Elle accompagne aussi toujours la joie de peine. |
3576 | Messire Wigalois le hardi pria les écuyers de venir devant lui. Aussi grande que fût encore leur douleur, ils lui promirent – en jurant sur les saintes reliques – de se rendre en Bretagne au palais du généreux roi Arthur et de l’y attendre jusqu’à ce qu’il les y rejoigne. Ils le lui jurèrent et tinrent leur promesse, malgré le malheur qui s’était abattu sur eux par sa faute. En outre, ils manifestaient le désir de voir qui il était. Puis ils emportèrent les biens de leur seigneur, ainsi que sa monture et ses vêtements. Ils attachèrent aussitôt sur les chevaux ce qu’ils devaient emporter. Comme ils ne voulaient pas abandonner le défunt sur le champ de bataille, messire Wigalois pria les écuyers de le transporter dans une église et de célébrer la mémoire de son âme en faisant l’aumône et en disant une messe, et de faire tout ce qu’ils pouvaient pour respecter le salut de son âme afin de la sauver de l’Enfer ; ils ne devaient pas pour autant le désavouer pour la mort de leur cher seigneur. Ils voyaient bien que cela lui tenait à cœur, aussi firent-ils ce qu’il leur demandait. |
3607 | Ils prirent alors congé de lui, et le chevalier se mit en route de son côté, suivant le chemin que lui montrait la suivante ; il était heureux de se rendre avec elle dans son royaume. Elle pouvait maintenant supporter qu’il chevauche à ses côtés sans en éprouver de honte. Elle ne se mit à lui raconter son histoire qu’après qu’il eut réussi l’épreuve, et le remercia pour son dévouement. « Seigneur, lui dit-elle, croyez-moi, jamais je n’ai apprécié de meilleur chevalier que vous possédant si noble vaillance. Vous vous trouvez désormais devant la possibilité de perdre la vie ou d’être honoré par tous en preux et hardi héros. Cette alternative se présentera à vous demain. Si telle est la volonté de Dieu, nous devrions voir dès ce soir le royaume de Corentin, d’où ma douce dame a été chassée lorsqu’elle était enfant. Il ne lui est resté de son royaume qu’un seul château, à la frontière, tel qu’aucun roi n’en eut jamais de plus grandiose. Il est situé en hauteur, sur la montagne la plus sûre qu’on ait jamais vue, telle que même la femme la plus faible pourrait toujours la défendre avec une petite troupe contre l’armée royale. Ma dame y habite, si belle que nulle femme au monde ne pourrait l’égaler. Seulement, le Christ Notre-Seigneur lui a donné une vie misérable dans sa jeunesse en regard de son rang, comme je vais maintenant vous le raconter. Son père était très renommé et avait pour fille ma ravissante dame : le bon royaume de Corentin était leur propriété. Hélas, on nous en arracha avec force cris de douleur, et c’est maintenant un païen qui se l’est approprié ; il se nomme Roaz de Glois ; sa vaillance est connue aussi loin que la terre est grande. Par ses maléfices, il s’est donné corps et âme à un démon qui se sert de lui pour accomplir de nombreux miracles et lui permet de réaliser tout ce qu’il désire ; de cette façon, il lui a permis d’acquérir le royaume.78 Jusqu’à ce moment, il n’avait jamais eu la pensée de devenir roi un jour, et maintenant, il possède une cassette remplie d’or qui appartenait à mon doux seigneur. » |
3666 | « Si vous voulez m’écouter, je vais vous conter comment le païen réussit à nous écarter du pays sur le conseil de son maître diabolique. Il existe au-delà de Corentin un puissant comté qu’il a hérité de son père et qui lui appartient. Seulement le traître, devenu un familier de mon seigneur, le servait chaque jour comme s’il était son vassal. Il lui contait souvent maintes nouvelles plaisantes pour le divertir, comme le fait l’homme déloyal qui, lorsqu’il veut nuire à un homme, raconte de nombreuses histoires agréables tout en lui souriant perfidement ; voilà comment agit le traître. Mon seigneur était si bon et si innocent que la pensée d’un tel comportement ne lui était jamais venue à l’esprit, jusqu’à ce que celui-ci lui porte atteinte au point de lui donner la mort. Quel malheur qu’il ait choisi pour ami un homme qui n’a jamais su faire preuve de loyauté ! Certes, c’était une erreur. » |
3693 | « Il avait mis son palais et ses richesses à sa disposition, le tenait sous sa protection et le soutenait en toute circonstance grâce à son immense bravoure. En échange, le félon pensait chaque jour à lui faire du tort. Il était certes indécent que face à la bienséance courtoise du seigneur il use de ses mauvaises intentions afin de lui nuire, suivant ses pensées abjectes. Un matin, à l’aube, profitant que la sentinelle quittait son poste en haut des remparts tandis que la porte d’entrée était ouverte, le traître pénétra dans le château subrepticement avec quatre cents chevaliers armés de pied en cap. » |
3714 | « Dès qu’il eut atteint la porte du château, il y laissa sa monture et se précipita avec rage dans le palais, à l’endroit où les chevaliers dormaient tous comme il se doit. Leurs ennemis se jetèrent sur eux et abattirent les gens de cour, enfants après enfants, adultes après adultes ; nul ne put alors échapper à cette mort brutale. Plus d’un preux chevalier mourut sous les coups des étrangers. Quel malheur et quelle tristesse qu’ils aient été abattus de cette façon et qu’ils périssent sans même avoir pu se défendre ! Quel meurtre pourrait être plus cruel ! Pas un ne fut épargné. Mon cher seigneur fut massacré à cette occasion, que tous regretteront à jamais, car il était vaillant et jeune, fort, avisé et vertueux. Ces qualités lui permettaient d’apprécier tout un chacun avec courtoisie, mais jamais il n’oubliait Celui qui lui en avait fait don, Lui qui tient le monde entier en Son pouvoir. Mon bon seigneur Le servait, et les gens le savaient, tant il Lui rendait hommage avec générosité par des aumônes et des messes. Je vais vous dire son habitude : il ne se passait pas une journée où il ne partageât pas ses propres biens ; l’homme vertueux venait en aide à tous les misérables qu’il croisait. Dieu l’en récompense, lui qui fut toujours Son fidèle serviteur ! » |
3751 | « La mère de ma dame avait quitté le royaume de Corentin – sous la protection de Dieu et celle que sa bonne étoile devait lui apporter – pour gagner son palais de Roimunt, – je vais vous le traduire en allemand : il s’agit de Königsberg –, qu’elle avait reçu de son père, ainsi que tout le territoire alentour. À l’époque où se produisit ce carnage, ma jeune dame n’avait que trois ans, comme sa mère me l’a elle-même confié. Elle est maintenant si bien faite et si belle qu’à mon avis il n’est aucune femme dans tout le royaume qui puisse l’égaler. Elle est belle et jeune, de noble naissance et parfaitement vertueuse. Je sais bien qu’elle est innocente, car elle est bien éduquée et bienveillante. Ma dame la plus âgée veille sur elle avec une grande attention, comme une mère le fait avec sa fille, en la protégeant corps et biens. Plus d’un homme a laissé sa vie à Corentin pour sa beauté, et plus d’un continue à y mourir. Quel événement malheureux et douloureux ! Maintenant encore, il fait rougir les paupières des yeux pétillants. » |
3782 | « Je vais vous dire ce qu’il en est : nous avons trouvé un moyen subtil dont nous sommes sûrs qu’il nous aidera, et qui devrait porter remède à notre malheur. Nous ne voulons donner ma jeune dame en mariage à personne à Corentin, à l’exception de celui qui pourra reconquérir promptement de sa propre main ce royaume qui nous est cher.79 Alors, on lui remettra pour l’occasion de quoi donner suffisamment à qui lui plaira, et il connaîtra le plus grand bonheur de recevoir pour épouse une demoiselle qui sera pour lui la récompense suprême : celui qui sera le premier à prendre la responsabilité de sa personne se sentira extrêmement heureux, car la Fortune l’a tant parée de sa perfection qu’elle porte la couronne de la gloire. » |
3803 | « Je vous la laisserai voir demain afin que vous puissiez vous en rendre compte par vous-même. Si un seul homme avait assujetti tous les hommes et les femmes, et qu’en même temps tous les royaumes étaient exclusivement à son service, je ne pourrais lui proposer ni lui recommander d’épouser une demoiselle qui soit en si totale harmonie avec lui et qui soit aussi agréable en toutes choses. Elle est parfaite et constante. Si j’aimais cette ravissante créature, en admettant que je ne sois pas une femme, pour elle je tiendrais peu à ma vie et risquerais toute mon âme. » Ainsi, elle le stimula et l’incita à risquer sa vie. Dieu sait que cela lui était bien inutile, car il était si courageux qu’il était prêt à rendre service à tous [ceux] qui le lui demandaient en venant quérir quelque aide auprès de lui, et qui en étaient dignes. Durant toute sa vie et dès sa jeunesse, il avait mérité les louanges de tous, si bien que l’on se souvient encore de lui aujourd’hui. À mon avis, celui qui veut réparer ses actes de déshonneur devrait laisser là ses méfaits et suivre les meilleurs. |
3840 | Messire Wigalois répondit à la demoiselle, qui lui avait parlé ainsi : « Demoiselle, dites-m’en plus maintenant au sujet de cette aventure, et faites-moi savoir qui m’y conduira ou par quel moyen je m’y rendrai. » La demoiselle lui répondit aussitôt : « Seigneur, je vais vous le dire et ne veux rien vous cacher de ce qui pourra vous être utile : il ne s’écoule pas un seul jour sans qu’on voie se promener devant le palais un animal qui est si splendide – et je tiens à dire la vérité à son sujet – que je n’en ai jamais vu d’aussi beau. Je vais vous le décrire, lui que le Christ Notre-Seigneur a créé avec soin. Il porte sur sa tête une couronne dorée élégamment rehaussée de deux cornes noires saillantes. Les deux pointes avant l’enceignent si bien que, quelle que fût notre intention, nous ne pourrions la ravir, même s’il nous y autorisait.80 J’ai entendu dire que sa gueule dégage une chaleur telle que quiconque voudrait l’attaquer ne pourrait s’approcher de lui ; il a conduit plus d’un chevalier sur le chemin de la mort, alors si vous voulez tenter la même aventure périlleuse, regardez avec attention où il se rend. Sa tête a la même forme que celle d’un léopard.81 Il a choisi une route connue de nul autre aujourd’hui : il s’agit d’un sentier escarpé dans le royaume qui traverse la forêt et mène à Corentin ; vous devrez l’y suivre. » Wigalois dit : « Par ma foi, c’est ce que je vais faire ! » |
3885 | À peine avait-il prononcé ces paroles qu’il vit le splendide château se dresser non loin de là. Ils en virent sortir un chevalier en armes venant vers eux sur son destrier en position de combat. Sa monture était bien proportionnée. Le chevalier portait un haubert argenté que recouvrait une cotte d’armes verte de chaque côté de laquelle était taillé un chevreuil en samit. Son précieux heaume était rouge et, suivant avec grande fidélité les principes courtois, sa bordure était entièrement parcourue par une bande d’hermine blanche ; à son sommet était rivé un plat en or, grâce à quoi on savait qu’il était le sénéchal du château.82 Un morceau d’étoffe aussi vert que l’herbe était attaché à sa lance, et il portait un écu neuf sur lequel était peint l’animal dont je viens de vous parler et qui devait lui servir de guide. L’écu était d’azur et d’or, émaillé de main de maître, et d’une grande préciosité. Il représentait les armes de Roimunt. Le chevalier dit : « Dites-moi donc qui est exactement ce chevalier qui s’approche de nous ? Il semble en quête de gloire. – Seigneur, lui répondit-elle, je vais vous le dire : c’est un des hommes les plus renommés en vertus et en bravoure qui aient jamais porté le titre de chevalier. Il vous offre tout ce que vous lui proposez ; c’est un vaillant chevalier qui affectionne particulièrement les prouesses, et il est le sénéchal de cet endroit. S’il ne prête pas attention à vous, suivez mon conseil, laissez-le passer son chemin, sans quoi il pourrait vous arriver quelque déconvenue. » Alors le chevalier répondit : « Cela porterait un coup fatal à ma renommée si je devais me détourner de lui, puisque je suis en quête de gloire. L’empereur du ciel me garde ! Je veux absolument le rencontrer. » |
3938 | Alors il s’élança à travers la lande. Les deux hommes se saisirent de leur écu et le placèrent devant leurs genoux, et chacun pointa sa lance en direction de son adversaire. Puis ils s’élancèrent l’un vers l’autre dans la lande à vive allure ; tous deux brisèrent leur lance après s’être atteints avec une telle maîtrise du combat que nul n’eût pu dire qui l’avait le mieux réussi. Le sénéchal revint vers lui et, saisissant la bride de son cheval fort courtoisement, lui dit : « Soyez le bienvenu ici et sachez en vérité que vous disposez désormais de mes services. » Alors il vit au loin la suivante que sa dame avait envoyée, de retour au royaume. Devant elle, on menait son prix vers le somptueux château : le perroquet et le palefroi de belle apparence que Wigalois, le hardi preux, avait gagnés courageusement. Le sénéchal le prit par la main et rejoignit la suivante qui poursuivait sa route. Il lui adressa un salut respectueux, car elle avait connu de grands dangers. Puis les trois compagnons reprirent leur route ensemble, chevauchant vers la montagne, précédés par le nain qui menait le beau palefroi par la bride ; la suivante rapportait donc dans son royaume ce qu’on l’avait envoyée chercher. |
3973 | Chevaliers et écuyers accueillirent chacun à leur façon le chevalier et la demoiselle, et leur offrirent un logis agréable et honorable, et s’ils avaient vu qu’ils pouvaient faire la moindre chose supplémentaire par amitié pour eux, assurément ils l’auraient exécutée, car jamais ils n’avaient tant apprécié un chevalier. Tous dirent d’une seule voix : « Ce chevalier est-il celui que le roi Arthur a envoyé au château pour venir au secours de ma dame et qui doit libérer notre noble royaume de Corentin ? Souhaitons-lui la bienvenue en signe de reconnaissance. Celui qui par Sa puissance sauva maintes âmes de l’Enfer, qui a créé le monde entier sans virtuosité, qui a chassé le diable du royaume des cieux parce qu’il voulait L’égaler en siégeant sur Son trône – Il le jeta dans le bourbier de l’Enfer –, qu’Il abatte de Sa main le démon païen qui a tué plus d’un chevalier ! Puisse Dieu ne plus devoir supporter son arrogance démesurée ni la violence dont il use. » Leur discours parut juste au chevalier. |
4006 | Ainsi s’acheva leur complainte ; alors tous se mirent à rire tant ils étaient heureux. La demoiselle confia le chevalier au valeureux83 sénéchal et aux meilleurs chevaliers présents, puis alla auprès de sa dame, à qui elle rapporta la délicieuse nouvelle que le meilleur de tous les chevaliers qui fût jamais touché par les rayons du soleil l’accompagnait. C’était celui que le roi Arthur avait choisi d’envoyer de sa mesnie pour lui venir en aide en son château. En signe de remerciement, la dame s’inclina en direction de la contrée du roi de Bretagne. Les douces demoiselles de la cour accueillirent chaleureusement la noble suivante. Que d’histoires furent alors contées sur son voyage ! Elle leur fit part des nombreuses situations périlleuses qu’elle avait endurées dans l’effroi quand son compagnon se battait. Surtout, elle montra à sa dame le précieux trésor que messire Wigalois avait gagné pour elle, comme je vous l’ai dit, avec une immense bravoure. Son nain conduisit le palefroi par la bride jusqu’à elle, et le perroquet et le chien ; ils estimèrent l’équipement du cheval et la cage de l’oiseau à mille livres. Puis ils rendirent hommage à la renommée du généreux roi Arthur. La suivante vanta les mérites du jeune chevalier en le glorifiant de maintes façons devant ses demoiselles : elle augmenta sa renommée en racontant avec quelle adresse il cabossait heaumes et écus, et comment rien de ce qu’il doive faire pour une femme ne le contrariait ; il était prêt à laisser sa vie pour elle. Ses paroles enchantèrent la souveraine ; alors elle félicita sa demoiselle pour les épreuves effroyables qu’elle avait endurées lors de ce voyage et dont elle venait de parler. |
4055 | Puis les trois femmes tinrent conseil – la ravissante Larie, sa mère et la suivante qui leur avait rapporté les nouvelles –, afin de savoir quel accueil il fallait faire au chevalier qui puisse lui donner la volonté de risquer sa vie. Elle demanda à toutes ses demoiselles de revêtir de riches toilettes et de s’apprêter à l’accueillir, lorsqu’il pénétrerait dans la salle, d’une manière qui le satisfasse. Elles donnèrent leur parole de gaieté de cœur. La suivante avec qui était venu le chevalier et qui leur promettait son aide se nommait Nereja. Pendant ce temps, le valeureux sénéchal conduisit le héros dans un jardin où il pût se défaire de son armure dans l’herbe sous un tilleul vert. Messire Wigalois le hardi se rafraîchit et se reposa, jusqu’à ce que la ravissante Larie envoie Nereja lui porter des vêtements de paile très précieux en signe d’amitié, qu’on lui avait expédiés par bateau depuis la lointaine Syrie. La suivante, qui lui avait apporté aussi de la toile de lin blanche comme neige, s’assit à ses côtés sur le parterre de trèfles pendant que l’audacieux chevalier s’habillait. Il enfila deux chausses d’écarlate avec grand soin. Que de noblesse et de vaillance rayonnaient en lui ! Dieu s’était appliqué à le combler d’intelligence et de félicité. |
4094 | Après que le chevalier eut passé les vêtements qu’il avait reçus si amicalement en cadeau pour ses prouesses, il remercia Dieu et gagna, en compagnie de la suivante, les appartements où la noble reine siégeait. Seigneur Dieu, que de charmantes dames il y trouva ! Elles avaient revêtu de riches parures de toutes sortes, chacune selon son goût. Elles étaient cinquante en tout, parmi lesquelles je ne tiens pas compte de trente que par conséquent je ne comblerai pas d’éloges, car de toute façon elles n’égalaient les vingt autres ni en noblesse et en manières, ni en beauté et en puissance. Les vingt demoiselles avaient de si jolies toilettes de paile et de samit que je suis prêt à défier quiconque trouverait aujourd’hui d’aussi nobles femmes dans toute autre cour. Il regarda autour de lui et les observa toutes attentivement ; elles étaient vraiment dignes d’éloges tant la perfection les avait comblées en charme et la fortune en intelligence et en élégance. Chacune s’appliquait de son mieux à rivaliser en beauté avec toutes les autres, quand Wigalois vit assise parmi elles dame Larie, la splendide demoiselle dont on lui avait exalté la merveilleuse grâce, avec raison en outre. Dieu s’était appliqué à la combler de perfection, si bien que la chaste demoiselle avait le teint lumineux d’un miroir et surpassait toutes les autres. En elle il trouva la fleur de son cœur et, en secret, se donna à elle corps et âme. Dame Amour84 s’était de toute évidence emparée du chevalier, et elle l’entraîna en son enceinte si puissamment qu’il ne put se défendre et dut lui promettre et lui jurer de faire tout ce qui lui plairait. Il devait lui livrer comme otages son cœur et ses pensées afin qu’ils restent ses prisonniers jusqu’à sa mort. Tout ce qu’on lui demandait de faire pour elle lui semblait bien léger, tant son cœur avait été frappé par une violente émotion en voyant la créature resplendissante pour la première fois. |
4153 | Dame Amour le tenait en son pouvoir et put l’attirer de force sous sa domination sans qu’il lui oppose aucune résistance. Lui qui jadis aurait mis en fuite toute une armée et fait prisonniers tant de hardis chevaliers, n’avait maintenant plus assez de forces pour se mettre lui-même hors de danger, car il devait se plier à l’autorité puissante de dame Amour. Telles étaient les pensées qu’il abandonna à la ravissante demoiselle, dont la surprenante beauté l’avait tant conquis que jamais plus il ne l’oublierait. Elle avait plongé son cœur dans une affliction telle que jamais il n’avait éprouvé de plus grande souffrance à cause d’une femme. Ce pouvoir lui était inconnu, aussi dois-je dire qu’il s’en trouvait d’autant plus mal. La reine se dirigea vers lui, tenant sa fille, la belle Larie, par la main. Elles l’accueillirent chaleureusement, avec le respect dû [aux] amis qui sont chers, puis ce fut au tour de toutes les demoiselles. Tous exprimèrent avec courtoisie une immense joie sans effusion. La dame l’invita ensuite à prendre place et lui dit pourquoi elle était accablée de douleur, à quoi le chevalier répondit : « Je suis prêt à enfourcher mon destrier et à risquer ma vie pour vous, car il n’est pas de danger si grand que je ne l’affronte avec plaisir et dont je ne retire quelque satisfaction, si ce que Nereja m’a dit est vrai : il s’agirait de conquérir avec vaillance le royaume et la demoiselle. Quelque dommage qu’il m’en coûte, cela me sera doux et agréable. – Je ne voulais pas vous le cacher, dit la dame, car j’en ai décidé ainsi – si vous triomphez du païen – en accord avec les chevaliers et la famille [c’est grâce à l’entière confiance que je voue à Dieu que je vous confie cette tâche].85 » Il commençait à s’impatienter de devoir s’attarder à la cour, et aurait bien aimé avoir la permission de gagner la contrée sur son destrier. Mais la demoiselle le pria de rester à ses côtés pour la nuit, ce qui lui redonna joie et force, car il aimait regarder la douce créature. Fort décemment, il s’adressa à elle : « Vous pouvez me donner des ordres, car je ferai tout ce que vous désirez, et soyez certaine que même si j’étais empereur de tous les pays, je renoncerais à la gloire plutôt qu’à votre ordre. Permettez-moi sérieusement, dame, de vous aimer, puisque vous avez fait prisonniers mes pensées et mon cœur, qui seront désormais vôtres à jamais et en toute fidélité jusqu’à ma mort. » Il s’agenouilla à ses pieds, les mains tendues, et lui dit : « Le sort de ma vie ne dépendra que de vos faveurs. Ce voyage que je vais entreprendre et où je vais risquer ma vie me remplit le cœur de joie, car c’est pour vous qu’il a lieu. » Il était si heureux qu’il embrassa le pied de la demoiselle et, s’abandonnant à elle, lui dit : « Dame, pour moi, la plus grande joie que j’aie jamais ressentie est de réussir à venir à bout de cette effroyable épreuve dont dépend votre conquête, pourvu que Dieu me laisse vivre jusqu’à ce que j’affronte celui qui vous a chassée du royaume, quoi qu’il m’arrive par la suite ! – Que Dieu vous prête assistance et vous conseille ! », dit la demoiselle pleine de grâce, puis elle l’invita à se relever afin qu’il puisse lire dans son regard – à l’abri de celui de sa mère – qu’il représentait toute sa vie pour elle. Les femmes vertueuses s’appliquent encore à lire dans les cœurs à travers les yeux des hommes, à les explorer et à les examiner, car toute la félonie que le cœur garde secrète vis-à-vis d’un ami, jamais l’œil ne peut manquer de la dénoncer à travers son regard, car il observe chez lui un mouvement de balancier continuellement répété de haut en bas et se dérobe brusquement ; et il ne semble pas bienveillant, car ce n’est que pour chercher à savoir s’il peut apprendre quelque chose de l’autre ; c’est à cela qu’on reconnaît le félon. Aussi loin qu’il m’en souvienne, toutes les fois où les yeux peuvent longuement s’observer réciproquement sans faillir, il me semble qu’ils sont liés par la loyauté dans le cœur et [leur] esprit, alors que toutes les fois où le regard se détourne trop vite, on n’y trouve pas une parfaite loyauté, excepté lorsque les gens s’en aperçoivent : alors, le félon cesse ses observations, puis ne jette un regard qu’ici et là. |
4270 | De même la demoiselle agissait-elle envers le chevalier. Que de choses plaisantes ses yeux racontaient, et comme leur jeu rempli de grâce apaisait ses pensées avec légèreté ! Ils prenaient beaucoup de plaisir à s’échanger de doux regards. Peu importe la douleur que puisse éprouver un homme, car dès qu’il se trouverait en présence de ces yeux, son chagrin disparaîtrait, tant ils étaient brillants. À ce moment, on leur annonça qu’il était temps de passer à table. On invita le chevalier à quitter sa conversation divertissante pour se lever. Il lui sembla parcourir au moins une lieue lorsqu’il quitta Larie pour s’attabler. Nul autre que Wigalois ne s’était jamais vu comblé de plus hauts honneurs, ni par le passé ni depuis lors ; ils lui furent rendus dans la joie. Lorsqu’ils eurent achevé leur repas dans l’allégresse puis se furent assis pour discuter, les dames vinrent souhaiter bonne nuit au chevalier, si bien que tous se séparèrent dans le calme tandis que la nuit tombait. Messire Wigalois alla se coucher dans une somptueuse salle, depuis laquelle il remarqua au bas des remparts un feu dans la forêt, et dès qu’il demanda où il pouvait bien se produire, on lui répondit : « Le feu prend à Corentin, là où notre seigneur a trouvé la mort ; on y entend des lamentations mêlées de cris de douleur toute la nuit jusqu’au matin. Nul ne peut l’éteindre avant le lever du jour, mais ensuite, le château reparaît intact comme auparavant, comme si rien n’avait brûlé. On entend juste des cris de détresse toute la nuit, mais la clameur s’efface pendant la journée et tout redevient calme. Il nous est pénible de ne pouvoir connaître l’origine ni la cause de ce qui s’y passe. Voilà maintenant dix ans passés que cela se produit : le château est entièrement consumé par le feu durant toute la nuit et est pourtant là pendant le jour. » Alors le chevalier lui demanda : « Dites-moi maintenant quelle route nous suivons si nous traversons la forêt. » Le sénéchal lui répondit : « Hélas ! en réalité, aucune route malheureusement ne la traverse, car un vaste marais et un lac ont entouré tout le royaume. Je n’y suis plus retourné depuis que ma dame en a été chassée. En outre, on ne peut y pénétrer par aucune voie, à l’exception de deux passages qui sont bloqués par des murs de pierre et des gardes, si bien que celui qui a l’intention d’entreprendre ce voyage aura à payer très cher de sa personne s’il ne suit pas seul la bête qui mène à l’aventure : elle l’y conduira sans lui faire de mal. Il pourra ensuite partager le fruit de sa renommée avec n’importe quel ami de son choix ! Mais quoi qu’il m’advienne, je ne voudrais à aucun prix être son compagnon ; en vérité, j’ignore ce qui s’y passe, car nous n’avons plus jamais revu aucun des chevaliers qui s’y sont essayés. » |
4343 | « Celui qui a créé le monde, qu’Il me vienne en aide, me porte conseil et me réconforte pour mon voyage, puisque j’ai choisi d’affronter ce danger par plaisir », dit messire Wigalois le preux. « Mourir pour celle que j’ai choisie pour épouse sera pour moi un fort doux malheur ; où que j’aille, je veux et dois donc être digne de son lignage pour la servir ! » Son discours cessa alors, car il avait grand besoin de repos. Il souhaita bonne nuit à tous et dormit jusqu’au matin. On donna tous les soins nécessaires à son cheval, que l’on ferra pour l’occasion avec force diligence. Puis on fit porter son armure dans un bain purificateur et on la lustra si consciencieusement qu’elle fut aussi éclatante que de la glace. On le prépara encore de maintes façons à l’effroyable voyage. Ses rêves le plongeaient dans des situations périlleuses et dans une si grande détresse que86 nul ne voulait lui porter secours ; il abandonna tout cela à la grâce de Dieu. |
4370 | Au matin, alors que le jour se levait, ses pensées confuses et ses sentiments tourmentés pour la demoiselle l’empêchèrent de dormir plus longtemps. Son cœur était fort audacieux, si bien qu’il s’en servait en maintes occasions. Il demanda qu’une messe du Saint-Esprit fût chantée pour lui et pria Dieu de lui assurer la victoire, essentiellement pour l’innocente et ravissante demoiselle, puisqu’on lui avait promis qu’on la lui donnerait assurément pour épouse et pour le bonheur de sa vie s’il remportait la victoire, ce qui réjouissait le hardi chevalier. À la fin de l’office, lorsque le prêtre eut quitté ses vêtements sacerdotaux, il se leva et attendit qu’il lui donnât la bénédiction, comme nous le faisons aujourd’hui en cas de besoin. Le prêtre fut bientôt de retour et le chevalier s’agenouilla devant l’autel en priant avec ferveur. Il prit en même temps un reliquaire rempli de reliques, qui était admirablement orné d’or rouge et de pierreries ; sur l’autre face, il était en ivoire blanc. Le prêtre, qui n’avait jamais commis aucun péché et était dépourvu de toute malignité, avait les cheveux gris et bouclés, la barbe longue et fournie, et avait revêtu des vêtements précieux : sa pelisse était gris clair, garnie avec une [très] grande virtuosité de samit bleu, et était richement doublée d’une zibeline aussi large que la main. Il avait passé un mantel en loup-cervier d’une qualité inégalable, assorti d’une pièce de siglaton. Toute la foule retrouva son calme et le jeune preux s’inclina. Alors le prêtre lui donna la bénédiction du mieux qu’il put : à l’aide du reliquaire et par des prières, il bénit celui qui allait à la mort, ce qui fit rougir les paupières de plus d’un. « Seigneur Dieu, protège-le de la mort, donne-lui la force de livrer ce combat mortel et de remporter la victoire, et garde-le sain et sauf, dirent les hommes et les femmes, car il est digne de tout acte de bonté. » Le prêtre noua autour de son épée un brevet87 qui renforça son courage : il avait la propriété d’agir contre tous les sorts. Wigalois le remercia et se recommanda à Dieu, puis un page vint vers lui en toute hâte, l’invitant à venir prendre son déjeuner. Le repas fut rapidement terminé, car on lui avait préparé une nourriture légère pour la rude épreuve qu’il devait traverser. Il se leva de table sans délai pour aller trouver les dames et prendre congé d’elles. Il confia son cœur vaillant à la gracieuse demoiselle, et emporta en échange son cœur fragile. Mais dites-moi maintenant, en quoi cela aide-t-il un homme d’avoir un cœur fragile quand il doit partir au combat ? Cela entretient l’espoir et le courage que le doux amour lui donne à chaque instant. Voilà toutes les choses qui le poussaient à partir au combat. |
4449 | Lorsque le chevalier s’inclina devant la cour, passant devant chaque enfant, chaque homme, l’un après l’autre, il s’ensuivit une bénédiction commune où ils prièrent Dieu tous ensemble de ne point l’oublier et de le ramener sain et sauf et triomphant. Dieu ne voulut pas renoncer à Sa grâce devant tant de voix ; aussi le laissa-t-Il acquérir une renommée dans cette aventure qui aujourd’hui encore l’honore, ce qu’il avait toujours désiré. Sans tarder, on apporta au jeune preux cheval, lance, écu et armure, afin qu’il puisse s’équiper. Il était maintenant prêt à risquer sa vie. Alors dame Larie lui tendit un présent qui le combla de joie : c’était une poche en paile qui contenait un pain fabriqué avec une habileté toute particulière ; la force contenue dans ses épices était si grande qu’il coupait la faim au chevalier dès qu’il le portait à sa bouche ; le pain lui donnait du courage et une telle puissance qu’il pouvait séjourner sept jours dans une forêt sans nourriture après en avoir mangé un petit morceau. Il remercia Larie mille fois. Alors surgit un page qui lui fit savoir, comme on le lui avait déjà expliqué auparavant, que la bête était passée devant la forteresse et prenait la direction de la forêt. Tourmenté, Wigalois fut bientôt rendu à la porte du château ; là, il vit devant lui la bête qui gagnait la forêt ; alors il se mit à accélérer car il lui tardait de rejoindre l’animal. La cour le poursuivit de ses bénédictions et le confia à la bienveillance de Dieu. Messire Wigalois quitta la route pour emprunter un sentier resserré qui n’était pas large, qu’il suivit jusqu’à ce qu’il rattrape le splendide animal. Quand il fut assez proche de lui pour qu’il le distingue nettement, l’animal se mit à venir vers lui en jouant comme un chien ; son manège servait à lui signifier qu’il lui souhaitait la bienvenue ; il se coucha devant lui sur l’herbe pour le remercier de sa venue, ce qu’il comprit facilement, car il agissait avec douceur. Le chevalier le suivit, quittant le chemin pour s’engager dans un sentier très étroit ; en peu de temps, il parcourut plus de douze lieues à travers d’épais fourrés, tant ils avançaient à vive allure. |
4510 | La forêt s’arrêtait à cet endroit. Près d’un mur de pierre, ils parvinrent devant la porte de la cité, bordée de fossés horribles, qui étaient d’une profondeur si vertigineuse que les cris qu’un homme pousserait depuis le fond résonneraient à peine à la surface. De puissants piliers se dressaient sur toute la hauteur, sur lesquels reposait un pont grandiose ; [on avait] construit un pont-levis qui s’élevait depuis les piliers et qui était fixé à la porte. Lorsque l’animal s’avança, le portier l’abaissa et le maintint en position horizontale sur le pont ; puis il regagna son logis, car il connaissait bien son souffle qui dégageait tant de chaleur que tout ce qu’il atteignait brûlait aussi vite que du lichen ; pierres et métaux se consumaient comme un feu de paille. Wigalois suivit donc la bête qui pénétrait dans le royaume de Corentin ; il était plat comme la main, tout le paysage était harmonieusement cultivé et était parsemé de très nombreux vignobles sur les hauteurs et dans les vallées.88 Soudain il vit devant ses yeux un combat : c’était un tournoi ; par jeu, on y brisait maintes lances en deux, et coups et entailles mettaient en pièces les robustes écus ; les chevaliers se pourchassaient et esquivaient les coups au bon moment, et de même recevaient en retour autant d’entailles et de coups. L’assemblée s’était réunie à la croisée de deux larges chemins et comptait cent trois chevaliers89, pas un de plus. Comme ils ne laissaient entendre que des cris de détresse, Wigalois supposa que ce n’étaient pas de vrais chevaliers, et quand il eut observé toutes leurs armoiries, leurs prouesses lui semblèrent fictives, car elles étaient toutes de la même couleur, tout aussi noires que du charbon, leurs émaux représentant des flammes rougeoyantes couleur de cinabre.90 Sa bravoure et son esprit le poussèrent à détruire à cette occasion sa lance dans une puissante joute pour sa douce amie, la ravissante Larie. « Chevaliers ! », cria-t-il. |
4569 | Quand il eut perdu sa lance – la hampe et le fer brûlèrent au contact des chevaliers, où qu’elle les touchât –, alors son cheval l’emporta plus vite que de coutume. Jamais il n’avait été mis en danger de la sorte par une chaleur si intense, si bien qu’il se demanda : « Seigneur Dieu, de quelle nature était l’assemblée des chevaliers pour que fer et hampe se soient consumés à leur contact ? Et si seulement je savais maintenant de quelle cour ils provenaient, je les interrogerais jusqu’à ce que j’apprenne exactement quel est leur mode de vie. » Puis le noble chevalier s’éloigna de la troupe plongée dans l’affliction, dont la fausse joie l’attristait, car il voyait bien que Dieu leur avait donné cette vie pour les punir. Il se hâta de les quitter pour rattraper l’animal qui se trouvait déjà devant le château de Corentin. Sa somptuosité laissait transparaître la puissance du royaume ; ses murs d’enceinte d’une éclatante pureté, construits dans du marbre précieux avec grande virtuosité, étaient aussi resplendissantes que du verre. Au centre du château se trouvait un palais fort riche, dont les murs étaient faits, avec une habileté extraordinaire, de cristaux transparents – cela lui plaisait beaucoup –, et qui était voûté de telle façon qu’il n’y avait pas de toit. On pouvait parfaitement voir à travers les murs ce qui se passait à l’intérieur, parce qu’ils étaient aussi purs que du verre. Le palais avait une architecture agréable et était orné de nombreux joyaux. En outre, se trouvait devant la porte, surmontant un large rocher à proximité de la route, une prairie dans laquelle on avait planté un arbre au beau milieu de l’herbe, qui était d’une infinie beauté et dont l’ombre s’étendait sur toute sa surface. Ses douces fleurs exhalaient un effluve pur et délicat qui donnait force et bon cœur. L’animal se dirigea vers la délicieuse prairie, comme il en avait l’habitude, car il ne se passait pas un seul jour sans qu’il se présentât à la même heure ; ce doux parfum lui était familier. Alors il se mit à courir dans la prairie et, quittant son aspect d’animal sauvage, il prit la forme d’un homme91 : il avait maintenant des tresses, comme une femme, ses vêtements et sa peau étaient lumineux comme les rayons du soleil, si radieux et si vifs qu’ils resplendissaient autant aux yeux du chevalier qu’une escarboucle étincelante ; sa tête était ornée avec élégance de la même couronne que celle que portait l’animal. De toute sa vie, messire Wigalois n’avait jamais vu de chose si étrange, et comme il était profondément choqué, il dit : « Seigneur Dieu, que signifie tout cela ? » Il voulut aussitôt pénétrer à pied dans la prairie pour aller voir cet homme, mais elle était close, bien qu’il n’y eût pas de mur, par la puissance mystérieuse de Dieu92, si bien que même s’il le voyait manifestement de ses yeux devant lui, à une faible distance, il ne pouvait l’approcher. Après la violente émotion qu’il reçut, il dit : « Puisque tu es un humain, dis-moi si tu crois en le Christ et quel est ton mode de vie ; tu es heureux maintenant, alors qu’avant tu souffrais. Je crois comprendre que Dieu a accompli un miracle avec toi : avant tu étais un animal, et maintenant tu es un homme. » |
4658 | L’autre répondit : « Celui que tu viens de nommer devant moi, je Lui serai toujours reconnaissant, et je crois qu’Il a toujours été le véritable Christ et qu’Il l’est encore, Lui sans qui rien ne peut exister. Hélas pour moi, j’ai mérité Sa punition et Sa colère ; voilà pourquoi je suis perdu, âme en peine, s’Il ne cherche pas à être indulgent à mon égard : sans Lui, je n’ai aucun espoir d’être sauvé. Cette prairie est le répit que j’ai chaque jour, toujours à la même heure, en sortant du Purgatoire. Je n’ai pas d’autre répit, comme je vais maintenant te le raconter : Dieu m’a donné ce coin de paradis comme récompense, et je vais te dire comment je l’ai obtenu. J’étais le seigneur de cette terre, dont tous les habitants et les biens étaient entre mes mains. Or, Dieu me dota d’un si bon cœur que j’invitai à tout moment les pauvres à venir au château. Je leur partageais de ma propre main et leur fournissais en nourriture là où je les trouvais. Aussi Dieu me décerna-t-il ce coin de paradis pour me récompenser, ainsi que cette couronne lumineuse que je porte présentement avec plaisir. Sois attentif à ce que je vais te dire. – Volontiers, dit le preux. – Voilà dix ans passés maintenant que vit ici un dragon93 qui a dévasté toute la contrée, jusqu’à la limite du marais sauvage, chassant chevaliers et destriers sans qu’ils puissent se défendre. L’haleine fétide qui sort de sa gorge anéantirait une armée, et sachez en vérité que quiconque le défie est voué à la mort. Or Dieu t’a envoyé pour nous délivrer, et si tu y réussis, tu recevras la récompense qui te rendra heureux pour toujours : Larie, ma fille, et ce royaume de Corentin. » |
4707 | « En outre, je veux encore te dire quelque chose sur l’assemblée des chevaliers que tu as vue tout à l’heure sur la route : leur pénitence est infiniment lourde et si pénible que leur détresse est sans égale ; quelque joie qu’ils manifestent en chevauchant, en fait ils sont toujours dans les flammes de l’enfer, sans repos. Cela me chagrine et m’affecte : tous furent tués [près de] moi au moment où le félon s’empara de ma vie et de ce royaume alors que je le croyais loyal. Il se nomme Roaz de Glois, et plus d’un valeureux combattant qui est venu tenter cette aventure y périt par sa main, chacun d’eux s’est battu si bien qu’il perdit et reçut la mort de sa main ; son palais se trouve près d’ici. En outre, sache qu’aussi hardi soit-il, Roaz n’a jamais osé affronter le dragon, bien que celui-ci ait maintes fois fait à ses gens un tort irréparable. » Le chevalier répondit : « Par la bonté de Dieu, dis-moi maintenant par quel moyen je peux me protéger de l’haleine fétide du dragon, et je t’en serai reconnaissant par mes prières, aussi longtemps que je vivrai. » Le bel homme cueillit aussitôt une fleur sur l’arbre et dit : « Prends-la ! elle te profitera, car son doux parfum te protégera de tout souffle maléfique ; et va jusqu’à la porte de la cité : devant elle se trouve un épieu qu’un auguste ange m’a apporté ; grâce à lui, ni corne, ni pierre, ni cotte d’armes ne sont assez dures pour qu’on ne les transperce jusqu’au bras. Je vais aussi te dire où on le prit : en Inde intérieure se trouve une sorte d’acier qui contient des traces d’or rouge et qui est si dur qu’il coupe une pierre de la même façon qu’une brindille. L’épieu est fiché dans la muraille. Prends-le donc en main, preux chevalier, et conduis ta monture dans la lande ; lorsque vient le soir, le dragon vient chercher sa nourriture, et tout être vivant présent à ce moment-là, homme ou bête, il le chasse. Nul ne peut espérer lui échapper car dès qu’il le veut, c’est un jeu pour lui de rattraper un animal sauvage. On ne peut le blesser avec un projectile ni avec un javelot ; en outre, il n’est aucun objet métallique qui coupe le dragon en morceaux, excepté la seule lance. Voilà plusieurs jours qu’il reste couché dans une caverne où nul ne peut l’atteindre. En vérité, tu terrasseras le dragon, mais ce combat t’ôtera tant de forces que jamais tu n’auras éprouvé de pareille souffrance ; il te faut donc considérer l’importance du danger par avance. » |
4782 | Messire Wigalois répondit avec allégresse : « Quel bonheur pour moi d’être celui à qui il est donné de conquérir la demoiselle ! Je me sentirai extrêmement heureux de trouver ici un champ de bataille. – Justement, tu auras certainement plus à faire que tu ne l’eusses désiré ! », dit l’homme merveilleusement beau. « Que tous les désirs de ton cœur soient exaucés selon ta volonté, car Dieu sait que tu en es digne ; il est juste que tu sois un héros, car ton père, le débonnaire seigneur Gauvain, a été élu comme le meilleur chevalier que le soleil éclaira jamais de ses rayons. » |
4797 | Or le jeune chevalier répliqua : « Alors tu connais celui que je n’ai jamais vu. – Si, je t’assure que tu l’as vu ! – Non, répondit-il. – Il s’agit du même Gauvain que celui à qui le roi Arthur a entièrement confié sa renommée en son château de Carduel, de qui dépend la cour tout entière. – Aussi vrai que Dieu t’aide, est-ce la vérité ? – Je t’assure que je ne mens pas le moins du monde. – Effectivement, il me fut présenté comme étant messire Gauvain, mais j’ignorais que c’était mon père ; me voilà désormais comblé de joie en entendant dire tant de nouvelles de toutes sortes sur son mérite, dont j’ai d’ailleurs pu me rendre compte par moi-même. – Je te souhaite d’acquérir heur et gloire !, dit l’âme.94 Il est maintenant temps pour moi de rentrer au château pour brûler jusqu’à demain à l’aube ; après cela, je connaîtrai le bonheur éternel. J’ai fait pénitence pendant dix ans, au bout desquels je vais être entièrement libéré des péchés que j’ai commis. Valeureux combattant, souviens-toi dans tes prières de la malheureuse troupe qui pénétrera dans le château en me précédant et qui, hélas, ne sera pas délivrée ; tu représentes pour elle aide et réconfort. Comme je te l’ai déjà dit, le royaume et la demoiselle seront tiens, ainsi que de puissants ministériaux, lorsque tu auras vaincu le païen ; j’ai toujours supporté son humiliation dans la souffrance, lui qui m’abattit par félonie. Parce que je lui ai offert tous mes services, je me suis mis dans cette situation misérable, si bien qu’aujourd’hui je suis mort. » |
4836 | Lorsque l’âme eut achevé son récit, messire Wigalois vit défiler devant ses yeux la troupe plongée dans l’affliction contre laquelle il avait usé sa lance ; dès qu’ils parvinrent dans la prairie, tous mirent pied à terre et, prenant leur lance pour la mettre sur l’épaule, ils passèrent de l’autre côté de la somptueuse porte du château l’un après l’autre. Alors Wigalois prit en main la lance qui était plantée là-devant dans le mur de pierre comme dans un sapin. – « Chevalier, partez ! », dit celui qui était assis dans la prairie. « Puisse Dieu Notre-Seigneur vous donner les moyens de remporter la victoire en cette occasion ! » Puis il sortit du champ sous la même apparence animale qu’auparavant ; son discours était terminé. Il pénétra donc dans la forteresse et de son souffle l’enflamma, si bien qu’on put voir le feu de très loin, ce qui ne se produisit plus jamais depuis, car Dieu avait apaisé Sa colère. Le jeune chevalier se mit alors en route dans la lande sauvage95, le cœur lourd, tandis que la lumière du soleil diminuait. Il emprunta un sentier qui le conduisit jusqu’à un lac où une belle femme poussait, comme toutes les femmes, de grands cris de détresse qui témoignaient de sa douleur. Le chevalier se hâta de la rejoindre et lorsqu’il fut assez proche d’elle pour distinguer ses gestes de désespoir, violemment troublé, il lui dit : « Las, gente dame, pourquoi vous torturez-vous ainsi, quel malheur vous est-il donc arrivé ? » Il se rendait bien compte en la voyant qu’elle souffrait du fond du cœur ; elle s’était effondrée sur l’herbe et avait déchiré sa coiffe ; elle tordait ses blanches mains et mettait en pièces ses précieux vêtements ; Wigalois la trouva dans un tel état de détresse qu’il éprouva de la compassion pour elle : elle avait les bras dénudés et les cheveux hirsutes. À la vérité, sa peau était blanche comme neige, là où elle était à nu ; son immense chagrin faisait de la peine au chevalier – comme il le montra depuis par ses actes bienveillants. Son torse était noir comme du charbon par le sang qui s’écoulait ; les coups que la dame se donnait et les cheveux qu’elle s’arrachait l’avaient anéantie et laissée à demi morte, si bien qu’elle se trouva étendue sans connaissance : la lumière du jour était pour elle la nuit, elle n’entendait ni ne voyait plus, à cause de son profond désespoir.96 Mais le chevalier s’adressa à nouveau à elle : |
4903 | « Hélas, dame, pourquoi faites-vous cela ? Reprenez courage et retrouvez votre joie. Vous devriez être heureuse, car je veux risquer ma vie jusqu’à la perdre pour vous, si cela peut réparer votre désespoir et votre souffrance ! Ma douce dame, dites-moi maintenant ce qui vous chagrine. » Lorsqu’elle vit le chevalier à ses côtés, la dame leva les yeux au loin vers Dieu et dit : « Hélas, cher seigneur, quel malheur ! Je vais rester plongée dans l’affliction à tout jamais ; me voilà condamnée à me lamenter. Si seulement la volonté de Dieu était que je fusse morte, alors mes cris de douleur prendraient fin. Seigneur Dieu, envoie la mort me chercher, je T’en prie, afin que ma souffrance cesse enfin ! Seigneur Dieu, pourquoi me laisses-Tu ainsi ? J’étais satisfaite de Ta faveur : Ta puissance divine dans sa pureté m’avait donné une douce vie sur terre ; j’en suis désormais privée, si bien que ma joie est détruite, tant ma peine est grande ! Seigneur Dieu, laisse maintenant mon âme se séparer de mon corps, car la pauvre femme que je suis ne pourra plus jamais connaître l’amour, depuis que j’ai vu mourir celui avec qui j’avais choisi de partager mon bonheur. Quel malheur pour moi d’avoir jamais vu le jour ! Dans quelles douleurs atroces il est mort ! » |
4938 | Elle se mit à se frapper à la fin de ses plaintes, mais le chevalier ne put le supporter et mit pied à terre. Comme elle recommençait à s’arracher les cheveux et à déchirer ses vêtements comme auparavant, il lui dit : « Ne faites plus cela. » Il saisit ses blanches mains et la persuada en la suppliant de lui raconter comment le dragon venait de ravir son doux ami. Elle lui répondit : « Messire, Dieu m’a fait quelque chose que je ne Lui ai jamais demandé : mon ami et moi étions venus à cheval jusqu’ici avec des éperviers, quand soudain la source de ma joie fut abattue en un instant ; jamais cela ne pourra être réparé. C’est le redoutable dragon Phetan qui a agi de la sorte, lui qui a déjà causé d’immenses dégâts ici. Il l’emporta avec trois autres chevaliers encore assis sur leurs montures, aussi facilement que s’il en portait un seul. Il est très surprenant qu’il m’ait épargnée ; en fait, je n’étais pas à côté de mon ami lorsque nous avons pénétré dans le champ pour chasser au vol97 ; voilà comment je pus échapper à la mort. Seigneur Dieu, c’est ce que je déplore ! » |
4967 | Wigalois lui demanda : « Où va-t-il ? – Seigneur, avez-vous l’intention de le vaincre ? répondit-elle. – Moi, oui, exactement, dit le héros. – Hélas, messire, alors vous êtes déjà mort. – Qu’importe ? Je suis venu de Bretagne pour affronter le danger. – Messire, Dieu vous garde ! dit la femme affligée. Je sais avec certitude que vous allez y laisser votre vie sans pouvoir vous défendre. – Alors, que Dieu, Qui me protège, soit à mes côtés partout où j’irai, dit le chevalier. Par ma foi, je veux le suivre jusqu’à l’endroit où il tient prisonnier votre ami, quoi qu’il lui arrive ensuite. – Seigneur, dit-elle, voyez ici le sentier qu’il a foulé de ses pieds, hâtez-vous de suivre les traces ; il se déplace à une allure très modérée, sans se presser, car rien ne l’effraie.98 » Quittant la dame, il se dirigea vers le sentier qui traversait la forêt. Il éprouvait une très grande anxiété. Alors il sortit de sa sacoche le pain et la petite fleur, dont le parfum suave lui redonna courage : il agirait contre l’odeur malsaine. Sans tarder, le preux chevalier mordit dans le pain pour se préparer à l’effroyable épreuve ; il lui semblait d’une saveur exquise, car sa dame le lui avait donné pour sauver sa vie en cas de danger ; il lui donna une telle puissance qu’il se battrait avec joie. À ce moment, il faisait presque nuit. |
5004 | Tandis qu’il dévalait une montagne, il entendit plusieurs fois de grosses branches s’écrouler lourdement ; sur le passage du dragon qui avançait en rampant, les arbres étaient déracinés. Tout ce que sa queue atteignait se rompait derrière lui en s’effondrant ; rien ne résistait à sa force. Le hardi chevalier vit bientôt l’affreux dragon Phetan99 qui se déplaçait devant lui d’une allure effroyable, et il pensa : « T’affronter sera pour moi une terrible épreuve ! – Qu’importe, si j’y trouve la mort ? » Il s’y était résolu en un instant. Lorsqu’il aperçut distinctement le dragon, il se signa ; au fond de son cœur, il était persuadé que nul n’avait jamais vu créature aussi monstrueuse. Je vais vous dire à quoi il ressemblait, comme l’avoua lui-même celui qui le vit plus tard précisément : sa tête était énorme, noire et velue, hormis son bec qui mesurait une aune de large et un empan de long, était pointu et tranchant comme un fer d’épieu fraîchement aiguisé. Dans sa gueule, ses dents étaient aussi longues que les boutoirs d’un sanglier ; le monstre était couvert de larges écailles de corne ; il portait, de la tête à la queue, une crête tranchante comme en ont les crocodiles qui s’en servent pour couler les navires. Le dragon possédait, comme tous ceux de son espèce, une longue queue où il tenait enserrés quatre valeureux chevaliers qu’il avait capturés à la lisière de la forêt, comme la dame pour qui il poursuivait l’animal le lui avait dit. Ils étaient à peine en vie, car la queue s’était enroulée autour d’eux, faisant bien trois tours. Le dragon les gardait ainsi jusqu’à ce qu’il veuille les manger, et ne pensait pas être tué par quiconque. Il avait une crête semblable à celle d’un coq, si ce n’est qu’elle était massive ; son ventre était aussi vert que l’herbe, ses yeux rouges, ses flancs jaunes. Vers la queue, le dragon était cylindrique comme un cierge. Sa crête acérée était jaune ; ses oreilles ressemblaient à celles d’une mule ; son haleine, parce qu’elle était putride, puait plus que charogne longtemps exposée au soleil, ses pattes avaient des serres de griffon en guise d’ongles, aussi velues que la peau d’un ours. Il possédait deux belles ailes semblables à celles d’un paon ; son cou formait une anse fortement arquée vers l’herbe verte et sa gorge était couverte de nodosités, comme la corne d’un bouc. Il avait fait perdre la vie à plus d’un, mais cette fois-ci, il lui fallait goûter à la mort à son tour. |
5077 | Quand il vit le dragon distinctement, il leva les yeux et dit : « Empereur, seigneur Dieu, aide-moi maintenant pour que cet envoyé du diable ne m’ôte pas la vie et que je libère le compagnon de la gracieuse demoiselle. Puisses-tu anéantir le diable, qui fait du tort à tous. » Sa prière renforça son courage pour traverser l’effroyable épreuve. Ainsi, il partit au-devant de la mort affronter le dragon féroce ; l’épieu était si massif qu’il dut le prendre à deux mains. Puis son splendide destrier le mena sur les traces du dragon ; pointant l’épieu vers le dragon sans qu’il l’aperçoive, il lui enfonça la hampe tout entière, jusqu’à sa main, à travers le cœur avant même qu’il prenne conscience de sa présence, tant sa charge avait été rapide. |
5100 | Dès qu’il se sentit touché, le dragon poussa un mugissement qui fit résonner toute la forêt. Alors on put entendre maintes grosses branches s’abattre lourdement ; les arbres commencèrent à se rompre sur le passage du dragon poursuivant Wigalois que son agile monture emportait. L’animal abandonna les quatre compagnons prisonniers pour se tourner contre le héros, qu’il rattrapa fort rapidement ; les forces du preux ne lui permettaient pas d’empêcher l’autre de déchirer son armure, si bien que les anneaux (de la cotte) s’arrachèrent comme paille sèche et que Phetan put lui ôter son énergie et lui faire perdre connaissance ; tandis qu’il luttait contre la mort, le dragon le serra au point que le sang lui monta au nez et lui jaillit par les oreilles ; puis il le jeta comme une balle dans une crevasse en contrebas, où il resta étendu au bord du vaste lac. Hélas, quel malheur qu’il gise là si lamentablement, lui dont le cœur n’avait jamais aspiré qu’à être vertueux ! Il tenait son épée à la main ; l’écu et l’armure qu’il avait sur lui étaient broyés. La mort lui avait presque ôté la vie dans la douleur : le chevalier à la roue resta couché sans force et sans connaissance au bord du vaste lac. En outre, le dragon malfaisant était mort, à cause duquel le royaume avait subi de grands tourments tant de fois. Le superbe destrier était étendu à côté de Wigalois, lui aussi brisé et en lambeaux. Phetan s’était vengé de cette façon ; en revanche, il gisait là, transpercé. |
5141 | Je vous ai déjà parlé de la dame qui pleurait son mari ; elle avait été rejointe par sa suite, l’avait emmenée avec elle et se hâtait à la suite du chevalier sur le sentier. Elle était impatiente de retrouver son compagnon afin de pouvoir mourir à ses côtés selon sa volonté : elle tenait plus à lui qu’au monde entier ; il lui était facile de montrer à Dieu son cœur et ses pensées, Lui qui distingue le bien et le mal avant qu’ils se produisent, Qui voit avec lucidité toutes les intentions de l’homme avant même qu’il agisse, car rien n’échappe à Son pouvoir. Lui, le Dieu pur, savait bien que son cœur était rempli de fidélité, tant la foi Lui est chère ; aussi la laissa-t-Il rapidement retrouver son doux mari, pour qui Il avait fait un tel miracle qu’il était toujours en vie, malgré la violence avec laquelle le dragon l’avait enserré dans sa puissante queue. Celle-ci abattait tout ce qu’elle touchait, comme une averse de grêle, sur le passage du dragon qui avançait en rampant. Hélas, quel malheur et quelle tristesse ! Ses trois compagnons étaient morts et gisaient à côté de lui. Quand leurs parents virent les chevaliers, ils exprimèrent une détresse ne pouvant éveiller que compassion. La dame prit son ami entre ses bras et dit : « Doux seigneur, comment vous sentez-vous ? Guérirez-vous jamais ? – Si, par la grâce de Dieu, répondit l’homme à demi mort, sans Qui je ne puis me rétablir ; c’est pourquoi j’espère que mon souhait sera exaucé. Un chevalier m’a sauvé, avec ces trois hommes morts ; je l’ai vu frapper le dragon avec un épieu et ne me souviens pas qu’il me soit arrivé chose plus agréable, car j’étais presque mort. » Alors, plus d’une paupière rougit de joie et de chagrin ; tous riaient et pleuraient à la fois, tant ils étaient heureux que leur seigneur soit en vie ; en revanche, ils étaient affligés par la mort des autres chevaliers ; hommes et femmes déploraient qu’ils aient perdu la vie sans pouvoir se défendre ni même être blessés.100 En vérité, ils étaient dignes d’être pleurés, car ils étaient tous trois de noble lignage et égaux en richesses. |
5204 | La dame se chargea de son ami. Elle demanda à ceux qui l’accompagnaient de transporter les défunts sur les chevaux, comme il convenait à leur rang, et se mit en route avec pertes et gains : elle avait perdu les chevaliers à cette occasion ; en revanche, elle avait l’avantage d’avoir retrouvé vivant son mari enlevé par le dragon, et cette joie l’empêchait de pleurer. Les chevaliers remplis de chagrin quittèrent bientôt la forêt et se dirigèrent vers le château du seigneur, qui ne manquait de renom ni de richesses. La dame se sentait joyeuse comme le jour de savoir le château si proche, à une demi-lieue de là. En très peu de temps, ils furent rendus à la porte de la forteresse, devant laquelle on pouvait entendre d’immenses lamentations et cris de douleur, tandis que la nuit avait entièrement chassé le jour. Il semblait à la dame que sa suite était parvenue à ramener son mari. On descendit des chevaux les trois défunts dès l’arrivée ; alors la cour exprima un profond chagrin et les proches parents manifestèrent une vive déploration ; puis on porta leurs corps sur des brancards vers le lieu où se tenait la veillée funèbre. La dame demanda qu’on lui procure des baumes de toutes sortes, puis elle conduisit tendrement son compagnon dans un agréable logis où il reçut tous les soins nécessaires. La dame poussa un profond soupir et dit : |
5247 | « Cher ami, dis-moi si le dragon a été anéanti. – Oui, j’en suis sûr, car j’ai vu un chevalier le transpercer de son épieu, et j’ai entendu son cri retentir si fort qu’il fit résonner toute la forêt. C’est à ce moment qu’il nous laissa choir pour se lancer à la poursuite du chevalier ; je crois bien qu’ils sont morts tous les deux. – Hélas, si c’est la vérité, ma peine et ma douleur vont être avivées ! Sa pensée me contristera à tout jamais, car il t’a sauvé, seigneur, en me secourant, dit-elle. Seigneur, que ne suis-je jamais venue au monde, si c’est pour moi, pauvre femme, qu’il a trouvé la mort ! » Le chevalier lui répondit : « Cesse de t’emporter et de te tourmenter : et si Dieu, dans sa bonté, lui avait donné le salut pour avoir respecté son engagement ? – Celui qui saura me dire si ce chevalier est vivant ou pas, celui-là aura ma faveur pour toujours ! », dit la dame. Elle possédait une grande quantité de richesses, car elle avait un comté dans le royaume ; son nom était connu loin à la ronde dans la contrée, et le seigneur des lieux s’appelait Moral ; il était de noble naissance, presque l’égal des princes, et possédait trois grands châteaux, parmi lesquels celui dont il est question ici, situé si près du lac que l’eau venait se jeter jusque contre la porte des appartements des demoiselles, quand il y avait du vent. Six d’entre elles étaient sorties sur l’herbe pour regarder le lac au clair de lune, lorsqu’elles virent devant elles une nacelle flottant sur l’eau, dans laquelle il n’y avait qu’une femme et son mari101 ; ils étaient très pauvres et avaient six enfants, aussi venaient-ils à une heure si tardive sur le lac pour pêcher leurs provisions ; ils n’avaient plus d’argent et ne possédaient plus qu’un bateau qui les portait. Quand la chance leur souriait, ils gagnaient à peine de quoi manger ; la faim les tiraillait souvent et était leur préoccupation quotidienne. Or, cette nuit-là, le Christ Notre-Seigneur fit en sorte qu’ils trouvassent de quoi enrayer leur misère et porter secours à leurs pauvres enfants. Dieu a toujours été miséricordieux et le montre en maint lieu, prenant soin, dans Sa compassion, de quiconque Lui demande Sa faveur en priant sincèrement, comme nous pouvons le lire dans les Écritures ; sans Sa bienveillance, nul d’entre nous ne serait sauvé. |
5314 | Ainsi Dieu fut-il pris de pitié pour ses pauvres ouailles et les dirigea vers le bord du lac où gisait le chevalier à la roue, tel un homme mort ; le mari voulait sortir de la barque pour ramasser de l’herbe, lorsqu’il le trouva étendu là. Alors il fit signe à sa femme et lui dit : « Écoute-moi : je veux te montrer une chose étrange. Regarde, il y a un homme mort étendu ici, qui a le meilleur équipement que j’aie jamais vu. » La femme lui répondit : « Mon ami, arrête de cueillir de l’herbe ; avec ça, nos enfants seront bien traités. » Je vais vous dire ce qu’ils firent de lui : sa tête penchait vers le bas, aussi la lui relevèrent-ils. Les lanières de son armure avaient été tellement durcies par le sang que nul ne pouvait les délacer. Comme ils n’y arrivaient pas, ils se mirent à les couper. Puisse Dieu avoir pitié du chevalier qui supportait malgré lui d’être ainsi dénudé par un homme et une femme ! Ils lui ôtèrent son armure et sa cotte d’armes, tandis qu’il gisait là, aussi immobile qu’une souche et tout couvert de sang ; si au contraire il avait repris connaissance, il aurait pu conserver tout son équipement. À ce moment, la femme vit sa ceinture, ce qui remplit son cœur de joie, tant elle lui semblait précieuse. La volant à l’insu de son mari, elle la roula en boule pour qu’on ne la découvre pas et la rangea dans son sac102 Hélas, quel malheur qu’une femme de si piètre condition tienne entre ses mains la ceinture ! Ils prirent aussi tout le reste, le dépouillant entièrement. Voyez, bonnes gens, dans quel état pitoyable se trouvait le chevalier : il ne distinguait pas le jour de la nuit car il était presque mort, même si son corps était encore chaud. À cet instant, il rapprocha son bras de son corps. Effrayée, la mauvaise femme dit : « Regarde, cher mari, Dieu a été bon envers nous en nous apportant toute cette richesse, mais dis-toi bien que s’il vit jusqu’au matin, cela peut nous porter préjudice, aussi vaudrait-il mieux pour nous de le tuer. – Tu ne vas pas m’obliger à faire ça ! dit le mari fort honnête, car de toute façon, il ne survivra pas. – Mais si, il vivra ! – Non ! – Tiens, tu a toujours pensé que tout ce que je fais n’est rien de bien. » Elle attrapa sans délai le chevalier par les cheveux et le traîna vers le bord du vaste lac comme si elle voulait le noyer. Il lui dit : « Souviens-toi de Dieu, femme bienheureuse ! C’est par Sa volonté que le bateau a accosté ici. » Il empêcha la méchante femme d’ôter la vie au chevalier. Une méchante femme est encore plus mauvaise qu’un homme, car elle ne peut pas imaginer ce qui peut lui arriver par la suite. Les nobles femmes sont exemptes de toute cruauté, je le sais bien, tant leur cœur innocent est rempli de bonté. Heureux celui qui mérite qu’une noble femme le regarde avec une infinie douceur ; et quand bien même il n’obtient rien d’autre, il se réjouit cependant bien plus que s’il avait obtenu d’une femme vulgaire corps et biens. Celui à qui elles veulent apporter de la joie vit d’autant plus heureux ; c’est pourquoi on doit apprécier sans limites les femmes qui, en retour, nous donnent beaucoup de douceur. |
5413 | Tout cela se passa si près du château que les dames virent scintiller le haubert argenté et le splendide heaume sur lequel le clair de lune se reflétait. Une des six demoiselles s’était approchée pour voir et entendre ce qui se passait. J’ai souvent ouï dire que les voix portent bien plus loin quand on est sur l’eau qu’en n’importe quel autre lieu, ce qui fut le cas pour la demoiselle, puisqu’elle put voir clairement que la méchante femme avait entièrement dénudé le chevalier jusqu’au dernier fil, le laissant étendu dans cet état, sans ressources ni connaissance. Il ne ressentait pas la moindre honte, car il ne pouvait entendre ni voir le tort qui lui était fait. Mais quand la femme au cœur perfide s’aperçut de sa sublime beauté et de sa délicatesse, elle s’agenouilla sur l’herbe à côté de lui pour l’observer, et vit qu’il avait des formes parfaitement harmonieuses. Ses cheveux étaient blonds et bouclés, sa peau blanche comme neige. Dans un profond soupir, elle dit : « Hélas, voilà le plus bel homme que j’aie jamais rencontré ! Je me demande ce qui a bien pu lui arriver. Le dragon l’a probablement vu au moment où il venait se nourrir et lui a ôté la vie, car tout être vivant se trouvant sur son chemin est voué à une mort certaine. Ce chevalier pourrait bien être un prince, si j’en juge par ses armes : elles sont tout en or. » Elle rapporta de l’eau dans le creux de sa main et la versa sur lui, mais cela ne lui fit recouvrer ni ses sens ni ses forces. Le rustre appela sa femme et lui dit : « Tiens, emporte l’équipement, car nous devons nous empresser de quitter la forêt avant qu’il fasse jour. » La femme abandonna donc le beau chevalier le cœur gros. L’amour avait donné à cette mégère de la bonté, comme il continue à le faire pour beaucoup, si bien qu’elle tenta de le ramener à la vie alors qu’elle avait d’abord voulu lui donner la mort. Cette réaction était due à sa très grande beauté. J’ai entendu dire que l’amour rend très vite bienveillantes les femmes qui ont commis de graves actes de cruauté. Aussi loin qu’il m’en souvienne, la vie partagée avec elles est la meilleure que Dieu ait donnée sur terre. Toutes les femmes pures sont loyales et donnent souvent du bonheur à celui qui agit selon leurs désirs. |
5480 | La femme perfide et son mari se mirent donc en route, hantés par le souci de savoir comment ils allaient transporter leur butin sans que personne le voie, jusqu’à leur cabane devant le château, autour de laquelle le mari avait bâti une clôture de joncs et de branchages. Ils traversèrent le lac sans faire de bruit jusqu’à l’autre rive, puis prirent l’équipement et le portèrent dans leur logis. Une des demoiselles vit la scène qui se déroulait non loin d’elle. Alors elle se précipita pour épier ce qui se passait à l’intérieur à travers la clôture, et découvrit tout leur butin : le heaume, l’écu et l’armure. Ils avaient allumé une torche pour pouvoir savourer leur gain, dont la valeur dépassait mille livres en or et en pierreries. Leur angoisse s’était apaisée, car ils pensaient avoir tout mis en lieu sûr, mais la demoiselle qui avait tout vu leur attira des ennuis. Un homme devrait toujours commencer à s’assurer par prudence que personne ne l’observe avant de s’occuper d’affaires secrètes qui peuvent lui porter préjudice. C’est l’habitude que j’ai toujours observée. La demoiselle l’épia longuement, jusqu’à ce qu’elle ait vu toutes les armes, quand un chien arriva et aboya après elle. Elle prit la fuite et alla rejoindre ses amies. Il était alors environ minuit. Une des dames lui dit : « Peux-tu nous dire où tu étais ? Penses-tu que c’était une bonne idée de t’éloigner seule de nous ? Tu aurais très facilement pu risquer d’être déshonorée. » Elle lui répondit : « Dame, ne dites pas cela : j’étais seulement au bord du lac. – Eh bien, prends garde que cela ne se reproduise plus ! C’est le conseil que je te donne. Mesdames, il est temps pour nous de regagner nos appartements. » Elles rentrèrent sans faire de bruit et rejoignirent leur suzeraine éplorée, assise auprès de son ami qui pourtant se portait bien. Mais son cœur était rempli de chagrin à cause du chevalier qui avait sacrifié sa vie pour elle. Elle dit : « Je pleure le chevalier, car c’est pour moi qu’il a terrassé, grâce à son courage, le dragon qui a fait tant de tort à notre royaume. Hommes et femmes se rappelleront à tout jamais le jour où Notre-Seigneur les délivra du dragon ; aussi je propose et demande que, dès le lever du jour, tous les habitants du royaume aillent avec leur croix dans la forêt pour louer Celui qui, dans Sa toute-puissance et Son très doux réconfort, les sauva de l’emprise du diable. En outre, je désire ensuite partir à la recherche du chevalier qui a fait cela avec toute ma mesnie. » |
5553 | « Il montait un destrier qui avait belle allure, était vêtu d’un haubert argenté, et son heaume était couvert d’un mélange contrasté d’or et de pierreries ouvrés de main de maître selon son désir, au-dessus duquel était fixée, bien au centre, une roue qui se mettait à tourner lorsqu’il joutait. Une précieuse zibeline ornait tout son heaume brillant qui était parcouru, au-dessus de ses yeux, par une bande dorée d’une largeur suffisante et dont le métal était aussi étincelant que du verre ; se dissimulait sous ces lambrequins103 sa cotte d’armes en paile moucheté, je vous assure que je l’ai vue ; le champ de son écu [était] aussi noir que du charbon, par-dessus lequel était peinte une roue en or. Dieu sait que si je souhaitais rencontrer un chevalier qui fût son égal et aussi vertueux que lui, ce serait chose impossible. C’est pourquoi je veux rendre hommage à [sa] renommée en le plaçant au-dessus de tous ceux que j’ai vus jusqu’à présent, car il était une gloire et un sommet de la chevalerie modèle pour réussir à faire renaître, par sa bravoure et son énergie, la joie dans cette contrée plongée dans la terreur. Grâce à lui, le sourire est revenu dans les nombreux cœurs que le perfide dragon Phetan avait souvent meurtris en leur dérobant amis et biens. Désormais, je confie à tous ceux qui me respectent le soin de le retrouver pour moi, quand bien même il serait mort ; en cas de succès, vous recevrez des récompenses comme jamais aucune expédition ne vous en a rapportées. Si mes sens ne me trompent pas, il doit s’agir d’un chevalier de la Table ronde, car j’ai vu un jour l’un d’eux rompre une bonne centaine de lances et faire prisonniers douze vaillants chevaliers ; jamais il n’en exista de meilleurs. À l’époque où je vis ce chevalier, j’étais encore une enfant, car le tournoi avait lieu devant le château de mon père. Il était venu de chez le roi Arthur pour accomplir des prouesses, possédait audace et force et se nommait messire Gauvain. Son écu avait pour figure une représentation de la Table ronde en or, ouvrée de telle façon que nul ne pouvait trouver pareilles armoiries de si grande noblesse. À l’intérieur de la figure était peint à la craie, vous pouvez me croire, un cerf blanc sur une montagne dorée104 ; ces armoiries appartenaient à celui qui avait capturé tous les chevaliers. J’ai appris que ne pouvait porter cette représentation de la Table que celui qui y avait mérité une place au prix d’importants efforts et de bravoure. Celui qui y était brillamment parvenu la portait afin que chacun voie et sache qu’il siégeait à la Table ronde. Au moment où je connaissais tant de désespoir, je vis exactement ces mêmes armes sur l’écu du chevalier qui n’hésita pas à aller au-devant de la mort pour moi. Si je le pleure, c’est parce que cela me tient à cœur et qu’il vous a sauvé, seigneur, pour notre quiétude à tous. Je vous savais définitivement condamné, si bien que sans l’intervention de ce preux chevalier, vous seriez sans aucun doute mort aujourd’hui. » |
5644 | La ravissante demoiselle avait écouté attentivement ce que la suzeraine avait dit, car elle était présente au moment où l’on avait transporté dans la cabane heaume, écu et armure, et elle avait tout observé ; alors elle se leva d’un bond de son siège et, s’agenouillant devant sa dame avec grande courtoisie, lui dit : « Je vous demande grâce, ma douce dame ! Puissiez-vous m’accorder votre faveur si votre pouvoir vous y autorise, car je désire vous révéler une histoire restée secrète qui mettra certainement fin à votre peine. Dame, faites venir ici un page pour m’accompagner. » La dame lui répondit : « Dites-moi seulement pour aller où ! – Dame, dit la demoiselle, là où un pauvre homme a caché le heaume et la roue. Ce que je viens d’entendre de votre bouche, ce que vous venez de dire à nous toutes, correspond exactement à ce que j’ai vu. – Par Dieu, est-ce vrai ? – C’est la vérité, dame, j’ai tout vu : le heaume, l’écu et l’armure. » La dame lui répondit : « Sais-tu si le chevalier y est aussi ? – Dame, je n’ai vu personne d’autre là-bas qu’une femme et son mari. – Eh bien, dames et chevaliers ! Je veux découvrir la vérité : où ils ont trouvé l’équipement. – Dame, dit la demoiselle, je les ai vus traverser le lac dans une embarcation, mais ne puis vous en dire davantage, si ce n’est qu’ils les portèrent dans la cabane qui jouxte notre château. J’ai tout vu précisément. » La dame lui répondit : « Montre m’en donc le chemin. » Alors elle se leva et se mit en route. Elles trouvèrent le pauvre homme assis au coin du feu. Il n’avait guère de confort, de ressources ni une bonne étoile depuis que la misère avait envahi sa cabane, qui va rarement de pair avec la joie : privation rime avec lamentation, tandis que richesse rime avec liesse. Il était donc assis et examinait comment il allait faire pour vendre tant de sortes de joyaux en or sans que personne ne le suspecte. Au même moment, toutes les dames arrivèrent devant la cabane, dont il avait solidement condamné l’entrée. La suzeraine prit la parole : « Ouvre la porte ! » Le pauvre homme s’écria : « Seigneur Dieu, qu’est-ce donc ? – Laisse-moi entrer, si tu ne veux pas mourir ! », dit la dame. La pauvre femme, qui l’avait reconnue, dit : « C’est ma dame. Cher époux, vois maintenant comme nous avons été trompés. » Ils ouvrirent la porte, mais étaient très effrayés, tant il leur semblait insolite qu’elle soit encore dehors aussi tard. La dame s’adressa au mari : « Cher ami, si tu acceptes de faire ce que je te demande, je ferai de toi un homme riche : en vérité, cela te rapportera quelque chose qui te servira toujours. » Il s’effondra à ses pieds et dit : « Ordonnez, je ferai tout ce que vous exigerez de moi. » La dame l’invita à se relever et lui dit : « Montre-moi l’écu et l’armure, et je te donnerai aussitôt fiefs et présents qui combleront ta vie de bonheur. » Il l’en remercia, puis apporta l’armure à la noble dame, qui lui dit : « Je serais maintenant heureuse si l’un d’entre vous me disait où se trouve le chevalier à qui appartenait l’équipement ; si je savais s’il a survécu, mon chagrin prendrait fin. » Il lui répondit : « Dame, faites venir votre page pour m’accompagner, et si vous acceptez de ne pas me punir, je vous montrerai cet homme. » |
5745 | La dame lui dit : « Vous pouvez me faire confiance, assurément. » Aussi lui octroya-t-elle avec plaisir trente manses de terre105 et ordonna qu’on lui permît de choisir la meilleure maison du bourg. Ainsi le pauvre homme acquit-il félicité, noblesse, sagesse et ressources. Or, mon esprit faible – qui ne fait pas de doute – me pose une question : « Dis donc, Wirnt, est-il vrai que celui qui ne possède rien peut être accepté par tout le monde ? » À cette interrogation, je réponds à mon esprit : « Oui, certainement, me semble-t-il. – Par ma foi, je ne suis pas d’accord : que te servent corps et esprit, si tu ne possèdes aucun bien ? – Écoute, je vais te dire comment je me ferais apprécier de tous : j’irais chez les plus renommés et tenterais, grâce à mon art et à mes manières, de leur plaire davantage qu’un homme puissant par ses ressources mais qui n’a aucun talent. – Alors, fais-le, dit l’esprit. Puisque tu as tant besoin de moi, je te servirai du mieux possible ; n’en doute pas. » Ce discours me plut énormément, d’autant plus que j’y imposai ma conviction selon laquelle un homme qui a de l’esprit est plus considéré par celui qui décèle cette qualité en lui, qu’un homme qui a tout ce qu’il faut matériellement mais un esprit vide. Ce n’est pas vous qui démentirez mes propos. |
5782 | La dame, impatiente de se mettre en route, dit : « Hâtez-vous de nous procurer un bateau qui puisse tous nous transporter », tandis que la nuit faisait place à la splendide lumière de l’aube. Elle laissa au château l’équipement du héros pour que chevaliers et dames vinssent l’admirer, puis elle quitta le palais. Le pauvre Wigalois s’était relevé.106 Il avait les cheveux dépeignés, ensanglantés et hirsutes. Il s’appuya contre un tronc desséché le temps de reprendre ses esprits. Alors il se demanda par quel miracle il était arrivé en ce lieu dans un tel état de nudité. Quand il se rendit compte qu’il était nu, il se dit : « Wigalois, peux-tu me dire quel événement étrange t’a mené jusqu’ici et où en sont tes affaires ? En vérité, si ton cœur a toujours été généreux en amour et noble, hélas, ta situation a désormais changé. Ma vie tout entière est un rêve. Me voilà assis contre cet arbre exactement comme un sauvage. Seigneur Dieu, assiste-moi, par Ta mort, je t’en conjure : jamais je ne connus si grande détresse ! Si mes souvenirs sont intacts, ma mère était la reine de Syrie, la douce Florie. Mon oncle, qui se nommait Joram, remporta la victoire sur tous les chevaliers à Carduel ; il était fort et sage. Mon père s’appelait Gauvain et était l’un des meilleurs chevaliers, comme me l’a révélé le bel homme que j’ai rencontré au cours de l’aventure. Ma dame se nommait Larie ; pour sa beauté et son royaume, je voulais risquer ma vie ; aussi m’étais-je résolument engagé à tenter l’aventure suprême. Je ne suis plus maintenant qu’une créature effrayante. Mais à quoi bon ces paroles, puisqu’elles ne valent rien ? Je ne suis pas Wigalois. Je ne suis plus désormais qu’un pauvre hère qui va devoir habiter cette forêt, comme mon père l’avait fait. » |
5837 | Il avait finalement perdu tout espoir qu’un de ses hauts faits fût réel ou qu’il fût jamais puissant, car sa situation avait changé. La lumière du jour était radieuse. Lors, il vit par terre à côté de lui la poche en soie précieuse que sa douce dame lui avait donnée comme renfort en cas de risque mortel. Y étaient toujours cachés le pain salutaire et la fleur au parfum suave. Il s’en réjouit et fut réconforté de voir qu’il lui restait encore quelque chose.107 Il se baissa vers le sol et prit la poche en main. Alors lui revint en mémoire le douloureux souvenir de la ravissante demoiselle Larie. « Hélas ! se mit-il à crier, que ne suis-je jamais né ! Aujourd’hui, j’ai perdu biens et dignité, et de surcroît, je subis la colère de Dieu. » |
5858 | La dame partie sur le lac, qui se trouvait alors non loin de là, entendit ce cri de désespoir qui sonnait comme un appel au secours, et dit au paysan : « Cher homme, dis-moi si tu sais d’où provient la voix plaintive que je viens d’entendre. – Dame, je l’ai entendue juste à côté, à l’endroit où j’ai laissé le chevalier mort. » Alors le bateau accosta sur la berge, où il y avait une immense étendue sauvage, sans aucun champ, faite de monts et de vaux et couverte de gros arbres sur pied ou abattus.108 La dame descendit du bateau avec tous ses compagnons, et lorsqu’elle trouva le chevalier dans cet état, elle éprouva une profonde tristesse. La honte le fit aussitôt fuir devant les arrivants, et bien que son état fébrile le terrassât de fatigue, sa confusion le poussa à prendre la fuite. Alors la dame partit à sa poursuite en l’interpellant, et lui dit : « Seigneur, où allez-vous ? Si jamais vous avez eu du bon sens, certes, vous semblez l’avoir perdu. Revenez donc, je vous rendrai votre dignité ! Sans mentir, j’exaucerai tous les désirs que vous requerrez auprès de moi. Je vois bien que votre situation honteuse, votre misère et votre état fébrile sont la cause de votre gêne, c’est pourquoi je veux faire de mon mieux, par ma foi, pour mettre fin à votre peine sans tarder. On vous a dérobé votre splendide armure, mais je l’ai récupérée tout entière et l’ai gardée pour vous. Dieu a été si bienveillant, messire, que vous voilà rétabli, aussi vous la rendra-t-on sans conteste. Revenez maintenant, bon chevalier, car votre esprit vertueux et votre étonnante bravoure ont dissipé ma peine et fait renaître ma joie. Quand, accablée de chagrin, je me suis effondrée à terre, après que mon ami eut été ravi, vous êtes arrivé et m’avez réconfortée. Je suis celle que vous avez trouvée dans cet état désespéré. Vous pouvez me croire quand je dis que je ferai tout ce que vous voulez. » Dès lors, le héros comprit la situation et se souvint fort précisément de sa détresse. Mais sa pudeur l’entraîna dans un creux protégé par un gros amas de troncs d’arbres, où il se recouvrit de mousse et d’herbe, tandis que la noble femme l’appelait, car la forêt était si vaste que ses recherches étaient restées vaines. Elle dit : « Messire, si vous êtes un homme valeureux et si vous avez jamais obtenu les faveurs d’une noble femme, laissez-moi vous offrir confort et dignité. » Sortant de sa cachette, il accepta de se montrer nu. Dieu sait qu’il ne l’aurait fait que devant sa femme. Pourtant, il se montra, tourné de profil, si bien qu’elle vit combien il était gêné dans sa pudeur. Aussitôt, elle ôta sa pelisse gris clair, la lança au chevalier et il s’en revêtit. |
5941 | Tandis qu’il s’habillait, la noble femme s’approcha de lui. Elle l’accueillit très aimablement et, le conduisant au bateau, lui dit : « Mon doux seigneur, soyez le bienvenu dans mon pays. Je sais bien quelle douleur vous éprouvez à cause de votre misère extrême, mais ne vous faites aucun souci : je vous comblerai de ressources et vous prodiguerai tant de soins que jamais vous ne vous serez mieux senti, si vous l’acceptez de ma part. – Ce sera avec plaisir, dame », dit le héros, car il avait grand besoin de calme et de repos, depuis que la puissance de la mort amère avait presque réussi à l’arracher à la vie. Maintenant, il avait recouvré ses forces et ses esprits, si bien qu’il était conscient de ses actes. Il suivit la dame dans son château, qui le conduisit dans un agréable logis où il reçut tous les soins nécessaires. Le châtelain vint en personne à sa rencontre, avec à sa suite tout le peuple, et l’accueillit fort chaleureusement. Une immense clameur s’éleva en même temps que la mesnie se pressait : les femmes sortirent de la cité en courant avec leurs enfants pour voir le chevalier qui avait abattu le dragon. Elle le remercièrent et rendirent hommage à son courage. Puis on lui donna un bain et on lui fit revêtir une tenue si précieuse qu’il n’en existe pas de meilleure au monde. La dame l’invita à l’accompagner dans un appartement où il reçut les meilleurs soins. Il put se rendre compte qu’elle n’était pas malintentionnée à son égard, comme elle le lui montrait par son accueil, tant elle avait plaisir à combler tous ses désirs. En outre, il était si bien appris qu’il ne désirait ni n’acceptait de rien prendre à personne si cela ne convenait pas ; c’est la raison pour laquelle on l’avait toujours apprécié. |
5990 | Quand il eut trouvé confort et repos et qu’il eut surmonté sa faiblesse, il rendit grâces à Dieu, mais en même temps pleura en secret la perte de la ceinture et son armure. Il se dit : « Il me faut dès maintenant repartir à l’aventure ; mais où trouverai-je de quoi me protéger puisque j’ai perdu la ceinture qui me servait d’aide en toutes circonstances ? De surcroît, il me faut encore triompher dans cette aventure. Aussi horrible soit-elle, j’en sortirai vainqueur grâce à la puissance divine ou y trouverai la mort. Tout peut encore bien se dérouler. Je suis persuadé que celui qui détient la ceinture ne me la rendra pas ; aussi ne me faut-il plus désormais chercher à la retrouver, mais continuer à risquer ma vie pour celle que mon cœur désire. Que l’on me donne ma précieuse épée, un destrier et mon armure, et je pars sans tarder à l’aventure, où qu’elle soit ! » Juste à ce moment, la dame vint vers lui pour lui parler – car elle se rendait bien compte que sa bonne humeur était affectée par un immense tourment ; tout un chacun peut d’ailleurs facilement déceler chez l’autre que son cœur est accablé de douleur quand il se tient la tête entre les mains en courbant l’échine ; alors, pour apaiser sa peine, elle lui donna des conseils, le réconforta et lui dit : « Messire, si votre cœur et vos pensées se rapportent à votre conduite, j’en suis profondément navrée. Mon cher seigneur, dites-moi donc pourquoi vous êtes triste. » Il lui répondit : « Dame, il est temps pour moi de repartir pour l’aventure. – Allez-vous vous battre ? lui demanda-t-elle. – Oui, dame, je l’ai juré. – Hélas, vous êtes condamné alors. – Certes non, je vous l’assure, dame, et si vous acceptez de m’aider, mon adversaire sera assuré de trouver en moi un vaillant combattant. En vérité, si l’on m’apporte mon équipement, mon épée et un bon cheval, je risquerai ma vie avec plaisir, avec l’espoir de libérer le royaume si je triomphe du païen. Si, en revanche, j’y trouve la mort, bien des chevaliers de renom ont déjà connu ce sort. Alors aidez-moi, dame, dans cette situation périlleuse, afin que je n’aie pas à combattre tout au long de l’aventure sans votre soutien ; je me jette à vos pieds pour vous le demander. Vous voyez combien je suis désarmé, et pourtant j’irai à tout prix, car c’est pour cela que je suis parti à l’aventure. – Messire, Dieu vous garde ! Vous aurez grandement besoin de Son aide, car vous allez au-devant d’une mort certaine. Mais puisque je n’y puis rien changer, prenez un de mes chevaux : il est meilleur que cent destriers, majestueux et puissant. Je vous fais aussi don dès maintenant de la meilleure armure qu’aucun empereur ait jamais portée, pour laquelle Brien assassina Lamer109 par félonie pendant qu’il dormait. Voilà bien longtemps maintenant que mon seigneur, [le] roi Jorel, la confia du plus profond de son âme à mon mari pour qu’il la garde jusqu’à ce que sa fille épouse un homme vaillant, à qui il puisse donner l’armure pour toujours. Elle avait été ravie par une femme, en pleine montagne, à un nain qui l’avait ouvrée grâce à son savoir pendant trente bonnes années. Elle est aussi légère qu’une chemise, nul objet d’aucune sorte ne peut l’entailler ni la percer. Il est impossible à quiconque de deviner en quelle matière est faite cette armure, quand bien même tout le monde pourrait la voir. » |
6091 | « Je vais vous conter, d’après ce que l’on m’a rapporté, comment Lamer l’obtint. Lorsqu’il apprit la nouvelle que l’armure était dans le royaume de Libye, il s’y rendit avec son armée et pilla la cité et la région, jusqu’à ce qu’on soit obligé de la lui apporter dans sa tente. Il fut ensuite tué à cause d’elle, par Brien, son frère, qui la rapporta à Corentin et la donna à mon doux mari, Jorel. » |
6104 | « Par ce geste, il la confia à mon mari. Depuis, jamais elle ne fut montrée à personne, croyez-moi. Aussi est-il pleinement juste pour nous de ne pas manquer de vous combler de tous les honneurs et de vous satisfaire. » La dame demanda que l’on ouvre la housse en cuir pour en sortir l’armure qu’elle renfermait, ce qui fut fait sur-le-champ. Quand il la vit réellement, Wigalois dit à la noble dame – qui était une fleur de bonté, et dont le cœur regorgeait de vertus : « Dame, je vous remercie pour ce don, et sachez qu’aussi longtemps que je vivrai, je prouverai que je suis digne de l’avoir acquis, même si je ne pense pas mériter un si beau présent. » Puis on lui rapporta son ancienne armure, qui était tellement broyée qu’elle ne lui était plus d’aucune utilité. Quant à la nouvelle, la noble dame ne l’avait pas trompé, car nul n’en avait jamais possédé de meilleure. Après qu’il se fut débarrassé de son haubert, la châtelaine l’arma avec l’aide de son époux, qui dit au chevalier : « Seigneur, j’ai le sentiment que vous partez désormais au-devant d’une mort certaine, si ce n’est que vous avez surmonté brillamment tous les dangers auxquels vous avez dû faire face. » Pendant ce temps, les dames lui attachaient cuissards, genouillères et jambières. Son cœur était dur comme pierre, car aucune de toutes les paroles décourageantes qu’il avait pu entendre jusque-là ne l’avait jamais effrayé. Le temps s’était écoulé agréablement pour lui au château, car il y avait passé la nuit. Puis était venu le lendemain. Si vous voulez que je vous raconte ce qui se passa sur le chemin de l’aventure, faites silence et écoutez l’histoire avec bienséance. Lorsqu’on l’eut armé de pied en cap, on lui apporta son heaume à la roue en or. Le châtelain en personne le posa sur sa tête et le lui laça de sa propre main. On noua à la pointe de sa lance un gonfanon en samit rouge, qui signifiait qu’il devait affronter la mort le jour même. L’hôte voulut encore lui donner un écu fait dans une patte de griffon pour l’encourager dans l’aventure, mais il le pria de le garder ; alors on lui redonna son ancien écu. |
6161 | Wigalois le portait parce qu’il était chevalier de la Table ronde et que celui-ci montrait qu’il y siégeait. Il passa sa cotte d’armes, qui était précieuse et bien faite, bien qu’elle fût percée et entaillée en certains endroits. Il la gardait plus pour honorer sa dame que par pauvreté, et parce qu’il la trouvait de très haute qualité. La douce dame lui ceignit l’épée, pleurant à chaudes larmes, et pria instamment Dieu de faire en sorte qu’il réussisse cette aventure, et que dans Sa bonté Il ne l’oublie pas. Il ne fut inquiété ce jour-là par aucune superstition, ni au château ni en chemin, car il avait tout confié aux soins de Dieu. Quoi qu’il eût à affronter dans la matinée, quelle que fût la fréquence des craillements des corneilles ou du survol des buses, aucune superstition ne l’inquiéta, car il n’y prêtait pas attention. Il est vrai que nous avons toutes sortes de mauvaises pensées et de croyances à cause desquelles nous nous privons de tout notre bonheur : plus d’un homme est contrarié quand c’est une femme qui lui tend son épée, mais, que cela soit vérité ou mensonge, cela n’agaça pas Wigalois, et d’ailleurs il n’y prêta pas la moindre attention, car il s’était recommandé corps et âme à la grâce de Dieu. Jamais le chevalier ne se défila face à quelque adversité ce matin-là, car il avait gardé une foi inébranlable.110 |
6204 | Le chevalier prit congé de tous au château. Il s’inclina d’abord devant son hôte et son épouse, les remerciant pour leur accueil chaleureux, leurs actions et leur mérite, puis fit de même devant toute la mesnie. Tous en même temps lui adressèrent en nombre leurs meilleurs vœux de réussite, puis tout le monde lui souhaita bonne chance et le bénit pour le salut de son âme. Il offrit à tous ses services et demanda au vertueux châtelain de rechercher l’épieu resté avec le dragon et de le conserver soigneusement pour lui jusqu’à son retour, s’il sortait vainqueur de cette aventure. L’hôte très valeureux promit qu’il ferait tout ce qu’il lui demandait avec grand plaisir. La dame lui dit : « Messire, au fond de nos cœurs, nous serons toujours prêts l’un et l’autre à vous servir corps et biens, car votre immense bravoure a dissipé ma peine. Quand j’étais accablée de chagrin et avais perdu toute joie de vivre, vous êtes arrivé et m’avez réconfortée. Aussi est-il parfaitement juste que je me soumette à toutes vos demandes, partout où je le veux et peux. En outre, si Notre-Seigneur fait que vous sortiez victorieux de cette épreuve, nous vous prions avec ferveur de revenir chez nous prendre du repos après la bataille. » Il répondit : « Dame, qu’il en soit ainsi ! Je me plierai à votre prière, si Dieu me garde en vie. » |
6245 | On lui amena son cheval par la bride, qui était alezan, couleur de sang. Quand le chevalier fut bien campé sur sa selle, on lui tendit lance et écu, puis il s’éloigna du château en empruntant une route bien dégagée qui devait le mener au royaume de Glois, siège du païen. Cependant, il se perdit dans ses nombreuses pensées, si bien qu’il quitta la route et emprunta un sentier broussailleux et recouvert d’herbe qui se trouvait sur sa gauche.111 Il le mena dans une forêt où il s’enfonça, dans laquelle de nombreux arbres avaient été abattus et où de gros troncs étaient à terre. Comme il commençait à se lasser de toujours guider son cheval pour les contourner, il prit des sentiers latéraux pour les éviter, et arriva à un cours d’eau, si profond et si large qu’aucun gué ne pouvait le traverser. Alors il se dit : « Seigneur Dieu, comment vais-je pouvoir traverser ce fleuve ? » |
6270 | Il attacha solidement sa monture à une grosse branche car il ne pouvait l’emmener plus loin. Aussi agile qu’il fût, son allure était lente car il devait parfois ramper. Soudain il vit un petit radeau qui flottait sur l’eau, retenu par un fort lien à un pieu, près du bord. Le chevalier à la roue se faufila à travers les fourrés de la forêt enchevêtrée et, une fois parvenu là, prit le radeau et le tira jusqu’à l’endroit où il avait laissé son cheval. Non loin de là se trouvait une caverne, d’où il vit une femme sortir et s’élancer vers lui, qui était noire de la tête aux pieds et aussi velue qu’un ours. Elle ignorait beauté et bonnes manières, car elle était monstrueuse. Ses cheveux, longs et hirsutes, tombaient jusqu’au sol et flottaient sur son dos. Elle avait une énorme tête et le nez plat. Les yeux de cette femme d’une grande rusticité brillaient comme deux bougies allumées. Ses sourcils étaient longs et gris, ses dents fortes, sa bouche large. Ses oreilles, semblables à celles d’un chien et larges d’un empan, pendaient. L’histoire raconte que la ravissante Larie était plus belle que trois femmes comme celle-ci. Elle avait une bosse dans le dos, et une devant, qui formait une saillie en forme de chapeau, à l’endroit du cœur. Si quelqu’un peut éprouver de la fierté pour elle, celui-là n’a jamais vu dame Énite112, car messire Hartmann reconnaît, d’après ce que lui a rapporté son maître, que dame Énite de Carduel est sans conteste la plus belle demoiselle. Ses seins tombaient et couvraient ses flancs comme deux grands sacs ; ses ongles ressemblaient à des serres de griffon, et je pense qu’elle n’avait pas les paumes roses et douces que l’on voit chez les belles dames : les siennes étaient aussi dures que les pieds d’un ours. Celui à qui elle devait garantir son amour devait ressentir ses caresses comme des brutalités. Elle était bien différente de dame Jeschute113, qui avait joui d’une si grande félicité le jour où Parzival était venu vers elle alors qu’elle dormait dans sa tente et, suivant l’enseignement de sa mère, avait retiré un anneau de son doigt et pris sa broche contre son gré. Il s’était battu quelque peu avec elle, puis avait embrassé ses lèvres rouges sans raison et sans savoir ce qui rend le cœur heureux ; cela avait causé à la demoiselle de grands soucis par la suite. Je sais que les deux femmes se ressemblaient autant que moi et une chèvre. L’une était monstrueuse, tandis que Jeschute ignorait tout ce qui ne convenait pas à une femme. Messire Wolfram, homme avisé d’Eschenbach, lui rendit cet hommage, lui dont le cœur est le sommet de toutes les pensées, car jamais voix de laïc ne s’exprima mieux. |
6347 | Wigalois trouvait que la femme était dépourvue de douceur : ses jambes étaient fortes, ses pieds tordus. Une courte nuit suffirait à transformer en vieillard celui qui aurait couché avec elle, tant son amour était délicat. Elle se nommait Ruel la forte et était si terriblement véloce qu’aucun animal ne pouvait lui échapper. Son mari s’appelait Feroz ; il avait été tué par Flojir de Belamunt qui, à l’agonie, l’avait entraîné avec lui au fond du lac en luttant contre la mort ; tous deux y reposent côte à côte. Voilà comment elle perdit son doux mari qu’elle voulait cependant venger. Elle s’élança vers Wigalois sans arme, mais elle avait la force d’une armée, ce à quoi ne s’attendait pas le jeune chevalier. Il arrive très souvent une mésaventure à ceux qui ont des préjugés. Celui qui comprend cela rapidement est mis en garde pour toujours, sans quoi il peut très facilement faire fausse route. Le chevalier avait mal jugé la forte femme114 ; de fait, elle l’empoigna, étant donné qu’il n’avait pas estimé nécessaire de devoir jamais user de son épée contre elle, car son cœur était sans cesse mû par de nobles vertus. Puis la diablesse l’emporta en le prenant sous son bras puissant, comme s’il était ligoté. Malgré l’énergie du chevalier et la célébrité de sa surprenante bravoure, l’horrible femme l’emporta comme un sac. Le preux dit : « Quel malheur pour moi d’être toujours en vie aujourd’hui ! Mes forces sont désormais réduites à néant. Alors à quoi bon ma renommée ? Quelle misérable situation ! Cette créature va-t-elle me détruire et me laisser mourir sans défense ? » Elle l’empêchait presque totalement de parler et de bouger. Dame Lunete115 avait pris plus de précautions avec le chevalier au lion quand il était son prisonnier, alors que Ruel agissait selon ses principes, privant le jeune chevalier de ses forces et de ses sens. Ses caresses étaient opposées à l’amour d’une femme bienveillante. Ainsi, les amours sont divers : l’un est mesquin, l’autre noble. |
6406 | La monstrueuse Ruel lui fit oublier l’aventure et tous les plaisirs qu’il avait connus jusque-là. Elle tira l’épée qu’il avait ceinte au côté et lui ôta son armure ; puis elle lui noua les mains dans le dos avec un lien d’osier. Hélas, il me semble maintenant impossible qu’il puisse échapper à cette femme ; mais Dieu sait qu’il ne le mérite pas ! Elle tira son épée du fourreau, traîna le chevalier par les cheveux et le hissa de la même façon sur le tronc d’un arbre abattu, hélas ! D’après vous, que lui arriva-t-il par la suite ? Elle leva l’épée sur lui. En cet instant périlleux, le souvenir de la belle demoiselle Larie resurgit en lui, tandis que sa monture se mit à pousser de violents hennissements. La femme n’eut plus qu’à le laisser dans cet état ; replaçant l’épée dans le fourreau, elle s’empressa de s’enfuir de la grotte en empruntant un sentier très étroit et traversant d’épais fourrés avant de gagner une autre falaise.116 Si vous voulez entendre ce qui advint aussi de cette femme, je vous le dirai : le dragon que le chevalier avait pourfendu de sa propre main avait l’habitude de venir sur la falaise de la favorite du diable dans un tel vacarme que toute la montagne résonnait de son fracas ; le dragon savait qu’elle était là. Alors elle quittait toujours la grotte pour aller se réfugier sur une autre falaise, en fuyant comme si elle avait le feu au cul. Elle le redoutait fortement, avec raison d’ailleurs, car tout ce qu’il attrapait était voué à une mort certaine. Nul ne pouvait se défendre contre lui ni supporter son haleine putride, aussi la favorite du diable prenait-elle la fuite. Or, dès qu’elle entendit le hennissement du destrier, elle crut que le dragon arrivait et s’enfuit en laissant le chevalier, car elle n’avait aucune chance d’échapper à l’animal, tout comme Wigalois aurait pu connaître le même sort, alors qu’il était étendu devant elle, ligoté ; mais la balance pencha du côté de son salut. Il était alors autour de midi. |
6461 | Qui a déjà vu la mort de si près ? Jamais je n’ai entendu dire que quiconque ait survécu à une situation aussi effroyable117 ; en outre, le chevalier avait entièrement renoncé à vivre, et quand Ruel avait levé l’épée sur lui, son unique pensée avait été qu’il ne lui restait plus aucune chance de vivre, si Dieu ne la lui avait conservée. Chaque jour, Il montre que rien n’égale Sa grâce. Il met à bas l’arrogance et exalte toutes les bontés ; chaque fois qu’Il le désire, Il appauvrit et enrichit, et rend les pauvres égaux aux riches. Le jeu de Son pouvoir fut de s’emparer de l’espoir de cet homme courageux dont le cœur refusait de se séparer, le plongeant dans le plus grand doute, et le privant de toute joie. Dieu fut toujours indulgent, comme il le montra avec ce chevalier. |
6484 | Alors qu’il était au seuil de la mort, que sa vie tendait vers elle, Il lui vint en aide : Sa compassion lui rendit la vie, lui épargnant tout désagrément, si ce n’est la vision d’horreur qu’il eut. Lorsque le prisonnier vit que la femme s’était enfuie et qu’il n’y avait plus personne dans la caverne, il se leva et dit : « Viens-moi en aide, Seigneur Dieu bienfaisant ! Tu tireras bien des avantages à me montrer combien Tu es indulgent et tout-puissant, en usant de Ta force pour me détacher afin qu’il soit impossible à une telle femme, digne de l’Enfer, de m’enlever. Si encore elle était ainsi faite que je puisse la regarder, mon sort n’en aurait été que meilleur. Seigneur Dieu, exauce-moi ! » Pendant sa prière, le solide lien d’osier qui le maintenait attaché comme le sont habituellement les voleurs, se relâcha, et lorsqu’il se fut défait et que ses mains furent libérées, son premier geste fut de se pencher vers le sol sur son épée : dès qu’il la vit à terre à côté de lui, il la ramassa, puis l’embrassa et dit : « Quel bonheur pour moi de t’avoir retrouvée, épée ! Désormais, plus aucun homme ni aucune femme ne m’attachera sans combat : je jure sur ton pommeau qu’aussi longtemps que je porterai une épée je ne subirai plus jamais, que ce soit en duel ou en tournoi, toutes les souffrances que mes yeux ont vues, et je serai le premier à donner des coups à un monstre, car celui-ci était pleinement déloyal, sinon il m’aurait défié. Mais puisque j’ai maintenant retrouvé mon épée, mes lamentations vont pouvoir cesser. » Il passa son armure, descendit du rocher et rejoignit son coursier, qu’il détacha de la branche et conduisit sans tarder au radeau. À l’aide d’une branche, il lui fit traverser le fleuve jusqu’à la rive opposée, et débarqua rapidement dès qu’il toucha terre, tirant derrière lui son cheval. Le noble et hardi chevalier avait enfin réussi à échapper à cette créature et pouvait maintenant reprendre le chemin de l’aventure. Il trouva un sentier qui le remit sur la route qui descendait à Glois. Après avoir parcouru une lieue, il se trouva face à soixante lourdes lances plantées devant lui sur un pont. Elles étaient la propriété d’un chevalier bien équipé, comme il se doit pour un chevalier prêt à combattre. Il montait un destrier de couleur noire, entièrement couvert d’une houssure en samit dont la partie droite était verte comme l’herbe, et la gauche rouge foncé, couleur de sang. Son écu était entier et de bonne qualité ; la bosse avait la forme d’une fleur en or ouvrée de main de maître ; le champ de l’écu était d’un blanc éclatant, et sa bordure était parcourue par une fine bande d’or rouge. On reconnaissait qu’il était de Glois à ce qui était peint sur l’écu : une colonne d’azur et d’or, qui brillait comme du verre, sur laquelle était assis Mahomet, peint de telle façon qu’on eût dit qu’il était vivant. Cette représentation faisait comprendre que rien ne pouvait échapper à son pouvoir. C’est pourquoi le chevalier portait le dieu des païens sur son écu, emblème qui produisit chez Wigalois un rire moqueur. |
6577 | En outre, ce suppôt du diable portait une peau de lion sur son haubert argenté. Son heaume était entièrement couvert d’un mélange contrasté d’or et de pierreries de tailles différentes, serties avec le plus grand soin avec, à son extrémité supérieure, un rubis plus gros qu’un œuf ; le heaume brillant était partagé en deux par une fine bande d’or rouge. Entre le rubis et la selle, on ne pouvait voir que [très] peu de sa personne car, comme tous les nains, il avait de gros bras et des jambes courtes. Je pense que jamais chevalier ne livra meilleur combat que ce très petit homme ne le fit souvent. Il était le gardien depuis bien longtemps de l’aventure, afin que nul ne rompe toutes ses lances contre lui ; sa main avait vaincu jusque-là plus d’un valeureux chevalier de grande noblesse d’esprit. En dépit de sa petite taille, il était fort puissant, et se nommait le hardi Karrioz.118 Sa mère était une femme sauvage, et il tenait d’elle son nanisme, ainsi que son corps velu et trapu. Ses os étaient dépourvus de mœlle, comme tous ceux de la race de sa mère, ce qui le rendait encore plus fort : face à un homme, il avait la force d’une armée. Il capturait un lion sans arme et le tuait à main nue. Ainsi, il faisait savoir par les vêtements en peau qu’il portait qu’il en avait tué un de lui-même. Karrioz partit au galop à bride abattue rejoindre son poste à côté des lances ; il lui était très déplaisant de voir ce chevalier venir vers lui de façon si assurée ; aussi se dit-il qu’il voulait l’affronter. Alors il se saisit avec rage de la lance plantée le plus près de lui et chargea contre l’inconnu avec arrogance et pleine puissance, se réjouissant de la prouesse et de la joute qu’il entreprenait. Messire Wigalois fit de même : tous deux étant impatients de combattre, ils prirent leur lance sous le bras avec grande virtuosité pour la pointer. Leurs deux montures les portèrent avec tant de puissance l’un vers l’autre qu’ils rompirent leur lances en même temps dans une splendide joute. Puis chaque adversaire se hâta de prendre une nouvelle lance dans son camp sans adresser la parole à l’autre, par orgueil. Karrioz était contrarié que Wigalois ait mené la joute contre lui sans vider les arçons, car son esprit avait toujours ardemment aspiré à livrer des combats absolus. Il revint donc à la charge vers l’inconnu. |
6646 | Messire Wigalois se tenait prêt : il s’élança vers lui avec sa lance, lui qui ne manquait jamais de courage. Alors Karrioz l’attaqua avec un lourd épieu. Leurs deux destriers les portèrent avec une égale avidité et une telle violence que leurs lances volèrent en mille éclats dans les airs et que les chevaux finirent leur course sur les jarrets dans un même mouvement. Chacun se hâta alors de revenir à l’endroit où se trouvait la lance la plus proche. Sans délai, ils repartirent et brisèrent chacun la leur avec une telle hargne que leurs écus dorés furent mis hors d’usages, tant ils étaient percés. Malgré tout, leur détermination et leur courage étaient intacts, et ils étaient en pleine possession de leur force physique ; pourtant, la mort terrassa l’un d’eux alors. |
6667 | Quand Karrioz se rendit compte que les lances venaient à leur manquer, il se saisit d’une masse d’arme qui pendait à son bras, qui était très lourde et en acier. Il la prit à deux mains et s’élança vers le jeune chevalier. Wigalois, le hardi preux, ne bougea pas d’un pas ; il tira son épée du fourreau et le frappa sur le rubis, si bien qu’une pluie d’étincelles enflammées rayonna dans sa direction. Karrioz à son tour le frappa avec son arme. Mais aucun des deux ne parvint à venir à bout de l’autre. Le jeune chevalier avait l’avantage de mieux pouvoir combattre à cheval que le petit homme ; cependant, ce dernier avait une telle force et un si grand courage que si son adversaire n’avait pas esquivé les coups qu’il voulait lui donner, il y aurait succombé. Messire Wigalois affronta avec talent ce chevalier jusqu’à la tombée de la nuit. Puis son art et son épée de bonne qualité lui permirent de donner au nain un coup qui traversa son casque d’acier et lui causa une blessure profonde ; quand celui-ci eut reçu le coup, il chargea furieusement contre l’inconnu les deux bras tendus pour l’empoigner brutalement. Alors Wigalois recula prudemment face à lui jusqu’à ce qu’il puisse lui infliger un coup identique au précédent : celui-ci lui occasionna d’atroces souffrances, comme il le montra aussitôt, car la pointe de la belle épée lui avait transpercé la poitrine. Le petit homme ne put s’empêcher de hurler de douleur et de pousser des cris de détresse : cet ultime coup lui donna la mort, elle dont le pouvoir lui avait dicté ses lois. |
6714 | Lorsqu’il sentit sa mort proche, Karrioz fila sans délai vers Glois en poussant des hurlements si forts que monts et vaux en résonnèrent et que l’air se fendit sur son passage. Sa course souleva une telle poussière sur la route que le chevalier le perdit de vue en peu de temps, bien qu’il le suivît à vive allure. Soudain, Wigalois vit devant lui une brume qui était noire, comme lorsque soufre et résine brûlent tous deux ensemble ; elle recouvrait toute la lande. Le petit homme s’y réfugia ; même lui, la mort le vainquit. La brume sortait d’un marais, environnant totalement l’aventure, comme un anneau.119 C’était une chose bien étrange que personne, comme je le sais, ne puisse en sortir ou y entrer avant que le soleil perdît son éclat et cédât la place à la nuit. À cet instant seulement, le marais n’était pas recouvert. Ensuite, la brume se déposait, et s’élevait à nouveau avec la nuit. Le moment était donc très bref. Le combat s’était achevé entre eux à cet instant. La mort les aurait séparés, comme je vous l’ai dit auparavant. Mais Karrioz ne réfléchit pas et voulut traverser la brume pour s’échapper. Il y fut pris comme dans de la résine. Ses armes furent toutes noires, elles qui brillaient clairement auparavant ; son cheval fut englué et paralysé comme un morceau de poix. La brume l’avait recouvert sur une épaisseur supérieure à une main d’homme. C’est ainsi qu’il trouva la mort. Quand la brume tombait, elle engluait totalement tout ce qu’elle saisissait. Lorsque le chevalier parti en quête d’aventures vit cela, il se garda d’y pénétrer à cheval avant qu’elle retombe dans le marais. Alors il emprunta une route qui surmontait celui-ci et sur laquelle son magnifique destrier le mena. Or cette route passait sur un pont construit avec grand art, sur une distance d’un jet de lance. Sur le pont se dressait une porte dont les murs étaient en marbre fort précieux, et qui était protégée par une roue120 en bronze qui tournait devant elle sur des piliers en fer. Elle était mue par un large fleuve qui traversait le marais infecte. La roue tournait avec tant de puissance que nul ne pouvait franchir la porte : c’était là l’oeuvre de Roaz ; il l’avait entièrement couverte d’épées acérées et de massues. Qui, face à un tel danger, porterait de quoi parer les coups ? Le preux chevalier s’arrêta devant la porte, car il ne pouvait aller plus avant. Il observa avec attention les environs de la porte pour tenter de passer, mais il n’existait aucun autre passage : devant lui tournait la roue qui la protégeait si bien avec ses innombrables pointes acérées.121 Alors Wigalois éprouva de l’affliction au fond de son cœur et se dit : « Seigneur Dieu, que dois-je faire pour pénétrer dans cette contrée ? Tu m’as fait traverser bien plus d’une épreuve terrible pour me conduire jusqu’ici ; alors aide-moi à achever ce voyage comme je l’ai désiré, et Tu auras tout mené à bien par Ta grâce et Ta bonté. Seigneur Dieu, que Ta toute-puissance me protège ! Jamais je n’ai couru si grand péril. » À ce moment, la brume se leva à nouveau. |
6809 | Le chevalier ne s’en était pas aperçu, si bien qu’il s’élança vers la porte après s’être fortement attardé, alors que le brouillard s’était levé derrière lui en même temps que le clair de lune, sur une hauteur de deux bonnes lances. Arrivé là, il ne put avancer ni reculer. Son emprisonnement le désolait, car il ne se trouvait personne pour le délivrer. Dites-moi maintenant qui pourrait lui venir en aide ici ! Devant lui, la roue poursuivait sa rotation ; derrière lui, la brume, dont les vapeurs délavaient le vert feuillage, continuait de s’élever. Ne pouvant avancer ni reculer, il mit pied à terre et se mit à se tordre les mains. L’étranger se trouvait désormais prisonnier sans l’intervention d’une main d’homme ! Pour la première fois, il connut le découragement. Hélas, quelle infortune il subit à ce moment-là ! |
6830 | Lorsque le chevalier se rappela la fréquence des souffrances et des situations périlleuses qu’il avait rencontrées durant son voyage, il se dit : « Peut-être puis-je encore trouver quelque aide, car ce que Dieu a pensé me faire accomplir doit certainement se produire ; alors je Le proclamerai vainqueur. Pourquoi perdrais-je courage ? Quoi qu’il puisse m’arriver, je suis le seul à pouvoir l’entreprendre. » La fatigue et le sommeil commençaient à le gagner après le danger qu’il avait couru. Se reposant sur son bras, il s’appuya contre une pierre qui se dressait là. Il prit son cheval par la bride, son épée dans la main droite, puis dit : « Seigneur, Toi qui connais le cœur et les pensées de l’homme, Tu peux à ta guise me traiter bien ou mal. Seulement, Seigneur, montre-moi maintenant l’étendue de Ton pouvoir, car toute ma vie durant je T’ai aimé du fond du cœur, dès l’instant où j’ai commencé à discerner le bien. Seigneur Dieu, je livre ma vie bien incertaine à Ton immense miséricorde, Toi qui sais ce qu’est le chagrin. » Aussitôt après, il succomba au sommeil. |
6861 | Dans cette situation dangereuse, il s’endormit. Maintenant, devinez qui lui vint en aide pour le sauver : ce fut l’enfant de la douce Vierge. Sa puissance déclencha un vent qui balaya la brume et la fit retomber dans l’eau infecte avec une telle violence que le courant s’épaissit instantanément à cause de la force de la brume. Il se fit si dense qu’une lance se serait facilement plantée dedans. Rien n’est trop ardu ni trop grand pour la puissance divine. Toutes les créatures, qu’elles soient mauvaises ou valeureuses, sont sous Son commandement, et les cieux sont à Ses ordres, car Il est Dieu et porte la couronne de la plus haute gloire sur toutes choses. Quiconque est au service de Sa miséricorde est enfant de Fortune. Aussi, pour porter secours à Wigalois, lui envoya-t-Il le vent qui refoula le brouillard dans le fleuve, en en laissant flotter bien peu. La roue cessa de tourner et s’immobilisa sous la porte du château en faisant entendre un immense bruit qui résonna : le grincement de la roue fit sursauter le chevalier qui se leva d’un bond, comme s’il avait fait un cauchemar. Sa monture se cabrait alors et tirait sur les rênes, croyant qu’elle allait mourir. Quand le chevalier se rendit compte de ce qui s’était produit, son cœur se remplit de joie ; alors il saisit une planche qui se trouvait à proximité et la disposa dans la roue pour faire rapidement traverser son cheval dessus. Dieu, selon Sa volonté, le conduisit de l’autre côté de la roue, comme il le Lui avait demandé. Lorsqu’il eut passé la roue et que son destrier l’eut traversée d’un bond à sa suite, il Lui adressa maints remerciements pour la faveur qu’Il lui avait témoignée en cette occasion. Mais juste au moment où il voulut repartir en quête de l’aventure dans la contrée, il entendit une voix monstrueuse qui lui hurlait : « Hélas ! Ton amie a de bonnes raisons de se lamenter, car ici tu vas mourir ! En ce lieu, les fleurs se teinteront du rouge de ton sang et de toutes sortes de couleurs néfastes ! » Puis la voix se tut. La lune disparut derrière un nuage. |
6920 | Lorsque le vent violent s’apaisa, la brume se leva comme auparavant en direction du nuage. Le fleuve reprit son niveau habituel et put recommencer à entraîner la roue, ce qui marqua la fin de l’aventure, comme on me l’a raconté. S’étant remis en selle, Wigalois reprit sa route dans l’inquiétude, car la nuit était si noire qu’il ne parvenait pas à distinguer le chemin. Dans ces ténèbres, il se retrouva face à une étrange créature122 qui l’attaqua avec du feu. Sa tête ressemblait à celle d’un chien, elle avait de longues dents, une large bouche, des yeux enfoncés qui lançaient des flammes ; de la taille aux pieds, elle avait un corps de cheval. J’ignore si c’était un homme ou une femme, mais l’aventure nous rapporte – quelqu’un le croira-t-il jamais ? – que de la taille à la tête elle ressemblait à un homme. Cette partie de son corps était couverte de larges écailles plus dures qu’une pierre et qu’aucune arme ne pouvait entailler ; aussi le chevalier eut-il à endurer de sa part de bien pénibles tourments. Je ne puis vous dire de quel genre de créature il s’agissait ; Wigalois la vit porter une grande coupe de bronze dans laquelle brûlait avec science un feu, si bien qu’il dévorait tout ce qu’on y jetait : aussi bien les os que le fer ou la pierre. On ne pouvait empêcher les flammes de tout consumer comme de la paille, même avec de l’eau. La créature lança le feu dans sa direction ; alors son destrier décampa brusquement devant la menace, par crainte d’une mort cruelle. Ensuite, elle assena tant de coups à l’animal qu’à un moment il ne put se tenir debout plus longtemps, car il brûlait avec une telle ardeur que le sang qu’il perdait se répandait sur l’herbe verte. Comme il ne pouvait plus porter aucun secours à son destrier pour l’empêcher de se consumer, Wigalois mit pied à terre pour confier à Dieu sa détresse. Pour parer le coup que la créature démoniaque lui portait, il se servit de son écu qui, instantanément, s’enflamma et disparut de sa main en se consumant ; de surcroît, sa cotte d’armes fut entièrement consumée par ce même feu. Voyez donc quelle aventure il dut affronter grâce à son courage ! Je ne voudrais jamais prendre le moindre risque pour tenter les épreuves et les efforts que sa détermination lui fait endurer, croyez-moi ! |
6987 | Messire Wigalois se retrouva donc désarmé, n’ayant plus pour se protéger que sa simple armure. Mais soudain, il réalisa que le feu magique ne pouvait endommager son splendide haubert, ce qui le réjouit. Alors il s’élança vers la créature qui, quant à elle, avait tellement hâte de l’atteindre qu’elle n’évita pas le coup qu’il lui donna et que l’un de ses quatre membres lui fut arraché sur le coup. Mais que nul honnête homme ne le déplore ! Quand la créature démoniaque s’aperçut du tort qu’il lui avait causé, elle jeta sur lui la coupe qui contenait la flamme, consumant son heaume et enflammant son épée. Elle voulut aussitôt fuir le chevalier, mais il la frappa de son poing et lui fit une blessure si profonde que le sang qui en jaillit éteignit tous les foyers où le feu s’était déclenché. Dès que Wigalois s’en aperçut, il ramassa le sang qui s’était répandu près de lui, l’appliqua à tous les endroits où les flammes persistaient, et de cette façon les fit disparaître sans délai. Ainsi le preux sauva-t-il sa vie : si Dieu n’avait pas pris soin de lui, il serait mort brûlé. La créature diabolique, à la fois homme et cheval, s’éloigna de lui en prenant la fuite vers le marais sous la brume, dans des hurlements si abominables que le sol vibrait sur son passage. À Glois, une voix s’exclama123 : « Eh bien, Roaz, ton honneur est désormais perdu ! N’entends-tu pas les cris de détresse de Marrien qui toutes les nuits fut, avec son feu, le gardien de l’aventure ? À entendre ses lamentations, je suppose qu’il est mortellement blessé. L’aventure suit désormais son cours, car celui qui est venu pour te rencontrer dans le royaume t’offrira tous les combats que tu as toujours désirés, et puisque Marrien a été abattu, et qu’en dépit de tous ses pouvoirs magiques il ne put échapper à la mort, il va falloir te défendre avec beaucoup de courage, sinon tu perdras ta belle épouse, ta gloire, tes biens et même la vie. Il se peut que tu regrettes d’avoir entrepris de l’affronter seul en combat singulier. Nous devrons tous ensemble nous soumettre à lui s’il triomphe de tes pouvoirs magiques, car tu l’as toujours juré. Preux, venge-toi maintenant, sinon tu perdras corps et biens ! » |
7054 | Après ce discours, la voix se tut. La lune reparut dans sa pleine clarté dès que le nuage s’éloigna, si bien que le chevalier put distinguer le paysage alentour et voir Glois se dresser devant lui. C’était une prestigieuse place-forte, élevée, vaste et ronde, bâtie avec un grand soin. À l’entrée du château se trouvaient deux immenses portes en marbre noir comme charbon, soutenues par des piliers ; le reste du mur d’enceinte était de marbre rouge et vert comme l’herbe, orné d’or rouge et aussi clair que l’ambre, si bien qu’à quelque endroit que la lune l’éclairât, il rayonnait comme un miroir. Devant la porte se dressait une immense colonne en bronze, telle qu’il n’en existait nulle part ailleurs dans le monde, si ce n’est en Corinthe : le bronze y était aussi étincelant que les couleurs de l’arc-en-ciel, si bien que l’on pouvait s’y mirer ; il nous faut à ce propos louer le païen pour sa grande virtuosité au château de Corentin. Au sommet de la colonne se trouvait serti un rubis en forme de chapeau, dont la splendeur était agréable aux yeux et rendait le cœur joyeux, tant il étincelait à chaque instant, comme si une étoile s’enflammait. Il était enchâssé dans l’or. Deux chevaliers s’employaient à le garder et, étant donné leur âge qui dépassait cent ans, ils étaient gris de vieillesse ; ils portaient une barbe soignée, longue et fournie, d’une largeur séante ; leurs cheveux étaient bouclés et leurs tresses retenues avec élégance par des rubans. Ils avaient un poste de garde fixe sous un tilleul pour surveiller la colonne, si bien que nul ne pouvait à aucun moment les trouver désarmés ; ils étaient à chaque instant prêts à combattre, et l’un comme l’autre surveillait aussi la porte nuit et jour avec son arme acérée. En voyant le château si proche de lui et, au même endroit, les deux chevaliers, Wigalois se dit : « À quoi bon rester ici plus longtemps ? Je vais marcher jusqu’au château puisque j’ai désormais perdu ma monture ; et comme c’est irréversible, autant l’accepter ! » Alors il se mit en route vers la porte du château. Levant les mains et les yeux vers Dieu avec ferveur, il dit : « Seigneur, selon Ton commandement, je me remets corps et âme en Ta miséricorde, afin que Tu me viennes en aide dès maintenant. Toutes les fois où j’ai dû me battre jusqu’à présent, je l’ai fait sans virtuosité, et de toute évidence grâce à Ton pouvoir. Alors, Seigneur, donne-moi l’aide dont j’ai besoin afin que mon sang ne fasse pas rougir davantage le rouge des éclatantes fleurs, et que les félons païens ne se moquent pas de ma mort. Seigneur, emploie Ta puissance maintenant à m’aider à triompher du païen ; alors Tu auras été bon pour moi et auras réalisé mon désir. Seigneur Dieu, si Tu m’aides à le faire, je Te servirai à jamais. » |
7133 | Puis il se dirigea vers les vieillards qui étaient déjà équipés et étaient assis sur une marche. L’écu de chacun d’eux pendait en hauteur à un clou fiché dans le mur devant la porte. Ils ne s’aperçurent de l’arrivée du jeune chevalier que quand il se saisit de l’écu le plus proche de lui, suspendu au mur. Dès qu’il l’eut pris, son inquiétude s’apaisa quelque peu et il reprit de l’assurance pour le combat, car le bouclier le protégerait efficacement. Mais ce geste mécontenta les chevaliers ; avec une grande ardeur belliqueuse, les deux hardis guerriers l’attaquèrent avec virtuosité et le repoussèrent loin de la porte. Dès qu’il le put, Wigalois retourna les coups de toutes ses forces ; ainsi se battit-il contre eux avec adresse : parfois, il parait les coups, mais frappait ensuite si vigoureusement que son épée tintait souvent et que des étincelles jaillissaient à chaque fois au contact des heaumes. L’un des chevaliers lui assena un coup qui transperça son heaume brillant et le blessa, mais cela ne découragea pas Wigalois : il empoigna son écu plus solidement et s’approcha suffisamment du vieillard pour le toucher aisément ; alors il fit glisser son épée subrepticement sous l’écu de son adversaire et la lui planta comme un dard, ce qui lui causa une blessure si béante qu’il s’effondra sur le sol peu après. Le deuxième chevalier eut hâte de venger la mort de son compagnon : se couvrant de son écu, il frappa Wigalois avec tant de véhémence que les étincelles qui jaillirent rayonnèrent malgré la lueur de la lune et que la roue en or fut maintes fois ébréchée à cette occasion ; mais Wigalois lui assena aussi bien des coups, comme sa bravoure le lui enseignait. Le jeune homme fit couler le sang à flot en criblant son adversaire de profondes blessures. Quand il les eut reçues, le vieillard dit : « Épargnez-moi ! Je vous promets de me soumettre à votre commandement et jure par le Dieu suprême de vous servir tant que je vivrai. Si vous m’accordez ce don, noble chevalier, je serai votre homme lige et vous jurerai fidélité à jamais sans regrets. » Alors le chevalier lui répondit : « Qu’il en soit ainsi ! » Aussitôt, le vieillard tomba à genoux à ses pieds ; Wigalois l’ayant pris sous sa protection, ils s’embrassèrent, rengainèrent leur épée après avoir conclu une paix parfaite et prêtèrent serment de fidélité et d’amitié, qui se maintint avec constance et force entre eux jusqu’à leur mort. Le vieillard lui dit : « Vous n’êtes pas encore au terme des dangers qui vous attendent ; mais si Dieu veut que votre vaillance anéantisse le païen, alors le royaume, ses habitants, ses richesses et sa renommée seront vôtres sans plus d’efforts ; en outre, on vous donnera la main de la demoiselle, de la beauté de qui on conte merveille, et à qui appartiennent les royaumes de Glois et Corentin qui lui ont été dérobés de force. Vous aurez sans doute besoin d’énergie et de science. Protégez-vous, sinon vous mourrez. » Le jeune chevalier suivit les conseils qu’il lui avait donnés. |
7222 | Il lui dit : « Messire, n’oubliez pas de vous protéger, si vous voulez conquérir femme et terres. Si Dieu vous sauve la vie dans cette aventure, vous avez tourné vos efforts tout à fait comme il faut. Je peux vous dire que jusqu’à aujourd’hui aucun chevalier n’a jamais franchi le seuil de la porte après nous avoir affrontés, car nous avons pu livrer combats singuliers à suffisance devant elle jusqu’à ce jour. Bien que vous ayez tué mon compagnon et que vous m’ayez blessé, je serai heureux de vous voir vainqueur dans le prochain combat si vous triomphez au château, car vous méritez tous les honneurs que Dieu vous a accordés avec bienveillance. Mais si vous y trouvez la mort, vous aurez gâché votre jeunesse dans de grandes épreuves.124 » Tandis qu’il était bien minuit passé, ils conversaient assis sur une marche pour se reposer et recouvrer leurs forces. En voyant que la forteresse était close, Wigalois demanda au vieillard : « Qui m’ouvrira la porte ? Je n’ai que trop tardé devant elle, à mon avis ; aussi mettrai-je fin à ma joie si je ne puis vivre plus longtemps avec elle, et si vous m’y aidez, vous vous montrerez bon. » L’autre lui répondit : « Je vais vous dire ce que vous allez faire : touchez l’anneau de la porte avec votre main ; ainsi vous saurez ce qui se trouve à l’intérieur. » Ne voulant pas s’attarder plus longtemps, il prit congé du vieillard et s’en vint heurter l’anneau avec une telle vigueur que le son ébranla tout le château. Aussitôt, il s’éleva une clameur si puissante qu’on eût cru que la terre entière était en feu ; mais point de délices à l’intérieur ni à l’extérieur du palais ; on ouvrit la porte avec impétuosité. Voyant cela, Wigalois se signa et dit du fond du cœur : « Seigneur Dieu, protège-moi et sois mon guide dans cette aventure ! » Puis il pénétra à l’intérieur du château. Jamais il n’avait vu décor plus somptueux. |
7273 | Dans la situation dangereuse où il se trouvait, il remarqua que la lumière de la muraille intérieure couleur d’or rouge se reflétait sur lui et que nombre de pierres précieuses se renvoyaient leur éclat ; ainsi, tout était intensément brillant : les pierres renvoyaient leur lumière sur l’or et l’or à son tour les inondait de ses rayons. Cette vision était plaisante125 ; il se repaissait de cette magnificence alors qu’il était grandement tourmenté. Au même instant, un éclair apparut devant lui, aussi lumineux que le jour. Il fut suivi d’un coup de tonnerre qui résonna comme si le château tout entier s’effondrait d’une pièce, alors que le mur d’enceinte devenait si sombre que Wigalois distinguait à peine sa main devant lui. Il craignit même de perdre la vie dans ce tumulte126 ; aussi dégaina-t-il sa splendide épée et se mit sur la défensive, à la façon d’un ours. Alors, douze superbes jeunes filles s’approchèrent de lui. Chacune d’elles portait un cierge qui dégageait une puissante lumière, elles portaient des vêtements fort précieux en samit et en fourrure aux rayures bigarrées qui étaient jaunes d’un côté et rouges de l’autre. Aucune ne le salua ; elles se tenaient là côte à côte. Wigalois les voyait grâce à la lueur des cierges.127 À ce moment, on ouvrit les portes d’un palais dans lequel les demoiselles pénétrèrent : il était si somptueux et si vaste que jamais Wigalois n’en avait vu de pareil avant ni non plus depuis ce jour. Il y suivit les jeunes femmes, mais lorsqu’il voulut les rejoindre, il aperçut une porte ouverte à un jet de pierre de lui, de laquelle surgit Roaz, armé de pied en cap. Un nuage magique le précédait, visible de tous ceux qui marchaient devant et derrière lui, Wigalois mis à part.128 À l’intérieur veillait sur lui l’être qui lui servait de guide nuit et jour et à qui il s’était voué corps et âme. C’était un démon qui aidait toujours Roaz et lui indiquait comment faire pour lui livrer son âme tout entière. Il était venu avec la certitude qu’elle serait sienne sans difficulté, mais il lui semblait qu’il était grand temps ; aussi pensait-il que le démon l’aiderait dès lors comme il l’avait fait ailleurs avec science : or, le jeune chevalier était protégé par le brevet avec des prières qui avait été noué autour de son épée au début de son voyage, ainsi que par le signe de croix qu’il avait fait avant de franchir le seuil de la porte. Aussi le démon n’osait-il pas s’approcher davantage de lui, ce qui effrayait fortement le païen, mais sa bravoure était telle, néanmoins, qu’il pensait avoir assez de forces pour triompher face à deux ennemis comme ceux-ci, si l’occasion se présentait.129 Or, il se surestimait dans cette affaire, car bien souvent, c’est le talent qui rend victorieux un homme de petite taille face à un adversaire qui mesure un empan de plus que lui. L’un comme l’autre avait hâte de se battre. |
7352 | Alors on ferma les portes. Roaz, qui avait la taille d’un géant, s’avança en armes, tenant en main une épée d’une largeur d’un empan et dont la lame était mortellement tranchante. En guise de protection, il portait un écu qu’un homme aurait eu du mal à porter sur son dos et qui était suffisamment solide pour servir de pont au-dessus d’un ruisseau. On y voyait peint un féroce dragon d’azur et d’or, selon la volonté de l’hôte, et il possédait une bosse abondamment pourvue de pierreries enchâssées dans l’or. Roaz portait son écu avec dignité, prêt à livrer bataille. Par-dessus son haubert argenté, il s’était équipé d’une cuirasse ouvrée par un païen, faite de larges bandes de corne parées de maints rubis et pierres précieuses, saphirs et béryls sertis dans l’or, qui se renvoyaient leur éclat. Il possédait un heaume à sa convenance, plus dur que verre, et qui, en outre, était fait dans le même métal d’Inde intérieure que l’épieu que Wigalois avait planté dans le dragon. Une bande en or de la largeur de deux doigts l’entourait et il était surmonté d’un diamant serti dans l’émail sur lequel était sculpté de main de maître un dragon en or aussi vrai que nature qui semblait planer au-dessus du heaume. Ses cuissards, ses genouillères et ses jambières étaient de bonne qualité, et il avait le courage d’un lion dans les combats valeureux.130 Son épouse, dame Japhite, le suivait avec décence, précédée de douze jeunes filles d’une remarquable beauté. Chacune d’elles portait un immense cierge torsadé qui brûlait avec vigueur131 ; elles étaient vêtues de précieuses toilettes en soie, leur robe comme leur manteau, dont l’intérieur était doublé de fourrure lumineuse, veloutée et mouchetée. Elles ignoraient le chagrin profond et étaient si parfaites qu’elles avaient raison d’être heureuses. Elles portaient une précieuse zibeline, avançaient deux par deux, laissant pendre dans le dos leurs longues tresses par-dessus leur mantel, joliment entrelacées de rubans en soie. Quiconque recevrait d’elles caresses et amour verrait ses sens grandement récompensés. Leurs précieuses toilettes laissaient percevoir qu’aucune d’elles n’avait l’expérience de la déchéance et que la misère ne leur était guère familière. À côté de chaque couple de dames marchait un ménestrel qui jouait du violon avec douceur, chacun respectant le rythme de l’autre. La ravissante dame Japhite fermait la marche, sans aucun conteste la plus belle entre toutes. Elle portait un mantel en zibeline, doublé de soie précieuse, que son compagnon lui avait rapporté au retour d’un lointain voyage en mer. Il avait été confectionné dans le feu par les salamandres ; aussi était-il précieux et d’acquisition difficile pour d’autres reines. La mère de Japhite possédait la montagne où les salamandres tissent encore ces étoffes soyeuses, comme au temps jadis. Cette montagne est creuse et vaste, et brûle sans relâche avec vigueur en Asie centrale. Par miracle, Dieu a donné à la salamandre l’étrange pouvoir de vivre dans le feu, comme nous le lisons dans les livres132, alors qu’aucun être vivant ne peut y survivre sans se consumer et être réduit en cendres ; vous l’avez souventes fois entendu dire, et ce que je vous conte est la vérité. |
7455 | La superbe dame Japhite, qui marchait de façon fort élégante et portait une couronne en or, se rendit donc au duel de son ami. La dignité féminine et l’entière loyauté qu’elle possédait étaient inébranlables. Elle était dépourvue de tous les défauts inhérents aux femmes, si ce n’est qu’elle n’était pas baptisée : plus pure qu’un miroir, elle était dénuée de tout autre méfait. La pure dame Japhite prit place sur un siège en hauteur tel qu’il n’existait pas de meilleure loge, parée de tapis et de draps en soie précieuse éclatants. De là, elle vit son compagnon en armes se diriger vers son adversaire ; elle ordonna aux demoiselles de se tenir derrière elle les unes à côté des autres. Alors le duel entre les deux hommes débuta. Le païen avait exhorté sa mesnie à n’intervenir ni par des actions ni par des paroles, au risque de leur vie, quelque tort que puisse lui faire un homme. Dame Japhite n’observerait pas non plus une position inflexible dans le combat, si son ami le lui demandait : elle préférait mourir plutôt qu’agir contre sa volonté. Il serait encore de bon usage pour les femmes aujourd’hui de ne pas s’opposer vivement à leur ami et de faire avec plaisir tout ce qu’il leur demande ; ainsi resteraient-elles constantes en amour. |
7498 | Roaz s’élança vers son adversaire avec impétuosité et l’accueillit avec hostilité en assenant de rudes coups sur son écu. Alors le noble preux l’évita en parant tous les coups et recula jusque dans le palais, ne laissant pas de frapper à son tour le heaume du païen, dès qu’il le put, si fort qu’il résonna. Quand ses assauts lui donnèrent l’avantage, Roaz frappa tant que le bord de l’écu de Wigalois finit par se fendre violemment jusqu’à la bosse et même jusqu’à sa main, si bien qu’il le fit à nouveau reculer vers la porte en l’attaquant vigoureusement. Grâce à son adresse, le jeune chevalier échappa à ses attaques et à ses parades sous les yeux des dames. L’écu de chaque combattant fut mis en pièces, mais personne n’osait les séparer ni prononcer un mot pour l’un d’eux, car Roaz avait juré qu’il le tuerait, puisqu’il avait choisi de combattre Wigalois seul. La pure dame Japhite s’inquiétait du danger que courait le jeune chevalier, car elle était certaine que son compagnon lui donnerait la mort. Cependant, s’il advient que le chevalier lui résiste, ce sera grâce au secours bienveillant de la Providence qui lui aura permis de surmonter avec douceur tous ses malheurs et de retrouver toute sa joie. Mais Japhite était loin d’avoir de telles pensées, car son époux, le roi Roaz, était un vaillant héros : nulle part dans tout le royaume il n’avait d’égal. Il possédait courage et adresse au combat et maîtrisait tant cet art qu’il criblait ses adversaires de blessures béantes ; bon nombre de ses adversaires, vaincus, perdirent la vie par sa faute. Il n’était pas du tout loyal, si bien que son cœur éprouvait réticence et désagrément dès qu’il devait accomplir une bonne action : il était cruel, ce qu’il ne manqua pas de montrer au chevalier dans sa façon de lui porter des coups. Il le frappa si fort qu’il tomba à ses genoux devant dame Japhite. Le combat était acharné car tous deux mettaient en jeu leur vie, leurs richesses et leur honneur. Messire Wigalois, se sentant extrêmement humilié, bondit sans délai, comme si de rien n’était, et regarda les dames. Leur beauté lui rendit une telle puissance que ses forces redoublèrent dans la joute. Je veux en cette occasion rendre hommage aux femmes, dont la délicieuse apparence enflamme le cœur des hommes, et dont l’admirable grâce les exhorte à accomplir toutes sortes d’actes de bravoure, vertueux et courageux. Je l’ai entendu dire par les hommes valeureux à qui elles apportent souvent beaucoup d’amour et une grande détresse. Mais mes louanges seraient bien plus avenantes si je connaissais leurs secrets, car j’écris d’une main étrangère, comme celui qui manie l’or dont il ne possède pas la moindre pépite. Si j’étais un écuyer assez digne pour mériter de mieux connaître leur bonté et leur nature, j’écrirais mieux que jamais. Or, je me garderai de le faire. |
7581 | Plus d’un perdit la vie pour l’amour d’une femme, car elles sont la cause du chagrin et de la détresse, des joies et des tourments du cœur. Nos chevaliers étaient prêts à se soumettre à leur faveur : le païen le faisait pour la simple raison qu’il avait une ravissante épouse, tandis que l’autre recevait plaies et bosses à cause de sa douce dame, la jolie demoiselle Larie, qu’il avait résolu de prendre pour amie, dans la mesure où il ne perdrait pas le combat ; aussi se défendit-il avec rage, si bien que le païen reçut de lui une blessure à la jambe qui le découragea et dont la douleur le fit aussitôt claudiquer. Lorsque sa belle épouse vit ce qui s’était passé, en son cœur éclata un immense chagrin ; sa peine se fit plus grande et sa joie sombra, sa belle apparence se transforma : son visage devint livide, tandis que l’instant d’avant il était plus épanoui qu’une rose, parmi les effusions de joie. Sa peine prouvait qu’elle l’aimait sincèrement. Ses yeux versèrent des larmes et elle poussa de profonds soupirs du fond du cœur parce que son compagnon souffrait et qu’elle éprouvait cette douleur intérieurement. Nos deux chevaliers reprirent leurs assauts de plus belle, comme auparavant, jusqu’à ce qu’il ne reste plus de leur écu que les sangles. Hélas, personne parmi les femmes, les chevaliers et les écuyers ne les sépara alors, car leur désir commun était de combattre à mort, et nul n’osait les en empêcher. Un château de duperie, un dessein perfide, voilà ce qui définissait le païen qui, pour son plaisir, avait choisi le jeu où la mort voit le jour comme l’épine fleurit au mois de mai. La haine et la colère, qui nous affectent, lui les affectionnait, et sa charité était comme une braise entièrement éteinte. Dès que sa main avide de meurtre triomphait au combat, nul ne pouvait espérer vivre : la vie devenait pour lui gage de mort. |
7638 | Alors ils joutèrent jusqu’à ce que leur combat chevaleresque prenne fin dans une grande désolation. Ils n’éprouvaient guère d’amitié l’un pour l’autre, et recevaient sans honte les nombreux coups assenés avec vigueur, tant leurs heaumes se couvraient maintes fois d’étincelles. Ainsi luttèrent-ils toute la nuit durant. Ils devaient se défendre avec vaillance et infliger des coups énergiques pour se préserver, car leur vie et leurs richesses étaient en jeu. Tous deux avaient le courage, le talent et l’énergie propres à un chevalier, si bien que la lutte qui les opposait était sévère. Messire Wigalois toucha le païen avec la pointe de son épée et s’approcha tant de lui qu’il lui fendit cuirasse et armure et lui transperça la poitrine, le blessant profondément. Alors, vaincu, il n’eut plus qu’à se livrer à la mort. Voilà comment la vie terrestre prend fin. Dès lors, à de telles gens n’échoient pas plus de joie, de richesses et d’honneur que ne me revient la couronne de l’empereur, tandis que celui qui a recherché la récompense divine sur cette terre quitte ce monde en bienheureux dès que vient pour lui l’heure de mourir. Qu’il en soit ainsi pour nous également ! Lorsque dame Japhite vit son mari gisant mort, abandonnant ses gracieuses manières, elle déchira ses vêtements de soie, puis, saisie d’un profond désespoir, se jeta d’un coup sur son corps étendu. Elle était tellement choquée par sa mort que son cœur se brisa en craquant comme une branche sèche que l’on casse en deux. Elle s’effondra sur lui et cria d’une voix chargée de tant de douleur que nul n’aurait des pensées ni un cœur assez hostiles pour ne pas arriver à pleurer en découvrant ses lamentations remplies d’affliction et ses cris de désespoir. Elle délaça son heaume avec des gestes maladroits qui éveillèrent la compassion de tous. De ses bras pâles, elle serra contre elle le défunt couvert de blessures ensanglantées et à l’armure bosselée, ce à quoi elle ne prêtait guère attention. Elle déposa sur sa défunte bouche maints baisers, comme s’il était bien portant, et pleurant à chaudes larmes, dit : « Las, beau doux époux, c’est par ma faute, pauvre de moi, que tu as perdu la vie, comme j’en souffre du fond du cœur ! Aussi ne tarderai-je pas à te rejoindre au paradis ou en enfer, de quelque côté que nous soyons. Hélas, mon doux seigneur, pourquoi dois-je te voir mort ? » Elle arracha de sa tête ses beaux cheveux longs et bouclés et dit : « Quoi, Mahomet ! Moi qui ai toujours eu confiance en ton aide et en ton autorité, Mahomet, Dieu bienveillant, moi qui t’ai toujours aimé, à qui m’as-tu désormais confiée ? Celui que je t’ai confié avec dévotion dès que j’ai fait sa connaissance gît maintenant mort devant moi. Las, Roaz, très doux mari, je ne puis m’empêcher de te pleurer ; je meurs de te voir mort, toi qui étais mon cœur et ma vie, et moi ton cœur et ton épouse, puisque tous deux nous ne faisions qu’un : ce que je voulais faire te semblait juste, et ce que tu voulais, je le voulais aussi. À présent, ta mort a rompu notre volonté commune. Puisque ton cœur a toujours été mien et tous mes désirs tiens, ta mort doit aussi être mienne ! » |
7737 | Elle le souleva, l’appuyant sur son sein, et l’enserra dans ses bras en poussant des cris de détresse qui lui transpercèrent le cœur, en dépit de la fadeur de mon récit. Hélas, quel événement douloureux, quel malheur et quelle tristesse ! Alors, dans la désolation, elle s’effondra sur lui, morte. Bien qu’elle fût une païenne, l’amour lui avait enseigné de lui témoigner avec prévenance une fidélité et une constance sans faille. L’amour sincère est une épreuve ; lorsqu’il cesse, il fait place à l’affliction, comme on put le voir chez la dame, et si elle n’avait pas été une païenne, j’aurais été affecté par son sort douloureux. Maintenant gisaient deux couples : deux âmes et deux corps, car l’âme du mari et celle de son épouse étaient mortes aux yeux de Dieu ; à nous de déplorer une telle mort. Heureux celui qui peut y échapper et qui mérite le salut éternel, car il a mené une vie chanceuse. Béni, l’enfant qui vit sur cette terre de telle façon que son âme se réjouit de sa mort ; hélas, cela n’arrive plus guère. Messire Wigalois avait tant lutté qu’il s’était vidé de son sang et que, rompu de fatigue, il gisait à terre comme mort. Alors d’immenses lamentations se firent entendre dans tout le château qui se remplit et résonna du bruit des pleurs de la mesnie rassemblée à cet endroit. Tous s’étaient précipités dans le palais en appelant au secours et en s’arrachant les cheveux. Ils pleuraient tant ils regrettaient la mort de leur seigneur. Il était juste qu’ils déplorent aussi la fidélité de sa pure épouse qui était morte, déchirée par le chagrin que lui avait provoqué le décès de son mari, et soumise au pouvoir de l’amour qui attire plus d’un cœur pour le faire souffrir et le tourmenter, comme je vous l’ai montré à l’instant, car le plaisir s’évanouit dans la douleur. Ainsi disparut à jamais cette allégresse dont elle avait joui avec une joie intense pendant tant d’années. |
7790 | Malheur à toi, Mort, qui es une plaie ! Ton dard inflige des douleurs bien amères et une triste fin ; tes chaînes et tes liens retiennent ensemble celles qui font verser des larmes : la détresse et la souffrance. Un de ces chevaliers porte pour armes ton emblème et t’a toujours servi avec plaisir, lui dont la main a expédié plus d’un homme avec ses armes de combattant. Dois-je maintenant vous conter les prouesses et les actes valeureux qu’il accomplit brillamment en combattant pour conquérir dame Japhite avec les honneurs suprêmes, et comment périrent, par sa main, maints nobles princes devant Babylone133 ? -Voyez comme on reconnut ses hauts faits ce jour-là ! Avec une troupe d’une ardeur combative, il avait redoublé de coups en chargeant à cheval lors des attaques massives. Dans la joute, il avait désarçonné plus d’un fier Babylonien et, de sa lance, avait même mis à terre le roi d’Ascalon qui lui avait ensuite donné sa parole134, c’est-à-dire ses garanties en allemand. Roaz combattit avec tant de talent ce jour-là qu’il fut élu le meilleur chevalier, ainsi qu’il l’avait presque toujours été par le passé : lors d’une lutte devant Damas135, qui avait rassemblé maints puissants princes, rois, comtes et ducs, sa renommée avait été telle que nul n’avait pu l’égaler, et il avait emmené les princes qu’il avait abattus et fait prisonniers dans la cité. Sa renommée faisait échec et mat à celle de tous les autres, lui permettant ainsi de toujours monter au pinacle. |
7831 | Vous conter toutes les louanges qu’il recueillit grâce à ses hauts faits d’armes et à sa bravoure durant toute sa vie serait trop long ; aussi ne vous en dirai-je rien. Après la défaite de Roaz, les gentes demoiselles fondirent en larmes en se lamentant sur son sort, tandis que le jour se levait et qu’on ouvrait les portes du château. Devant elles était assis un vieux prince, le comte Adan d’Alarie, dont Roaz avait tué les trois frères de sa main. Il l’avait ensuite forcé à se rendre à sa merci avec son royaume, et lui avait laissé la vie sauve à condition qu’il s’engageât à être son portier jusqu’à la fin de ses jours. Quelle amère douleur de voir étendu mort à ses côtés celui qui devait jouir de son autorité au royaume de Mirmidon en portant le sceptre et la couronne, lui qui avait été le pire ennemi d’Adan bien avant de le faire prisonnier devant Damas ! Lorsqu’il l’avait capturé, il avait laissé le prince en vie, grâce aux prières des dames, mais Adan avait, en outre, eu le devoir de garder cette porte jusqu’à sa mort, comme il l’avait juré à Roaz en lui donnant ses garanties. Maintenant que la porte était ouverte, le comte Adan entendait les cris de douleur des gentes demoiselles dont la détresse résonnait dans la salle. Alors, rempli d’étonnement, il pénétra dans le château où il trouva la mesnie au complet plongée dans une profonde affliction, pleurant de plus belle la mort de leur seigneur. En même temps, ils ne pouvaient s’empêcher de pleurer avec sincérité leur pure souveraine, qui s’était avérée une épouse vertueuse jusqu’à sa mort : dame Japhite était morte sans avoir commis de méfait, tant elle lui était restée fidèle et tant son amour pour lui avait été profond. Son corps, son âme et ses pensées furent séparés dans la douleur. À votre avis, qui les dissocia : le bonheur ou le désespoir ? Comment avoir une réponse exacte ? Comme je ne puis en fournir, où trouverai-je un homme avisé capable de résoudre ce débat ? Si elle mourut de chagrin, l’origine en fut certainement un bonheur qui la fit tant souffrir que la belle dame en perdit la vie. Je suis d’avis que l’un et l’autre furent la cause de sa mort, je ne puis me l’expliquer autrement. Mais si je devais poursuivre ce débat, la discussion durerait probablement trop longtemps. Aussi ne retarderai-je pas le cours de l’aventure. S’il est des créatures qui méritent d’être récompensées pour leur loyauté, ma dame Japhite le sera sans conteste, tant elle était fidèle. |
7904 | L’aventure touchait désormais à sa fin. Mais qu’en était-il de la belle Larie, récompense de l’amour et amie de la perfection ? À terre reposait son ami, messire Wigalois, que le généreux Breton, le roi Arthur, avait choisi d’envoyer dans cette aventure pour conquérir terres et épouse. Quel malheur que nul ne le pleure ! Hélas, il gisait là sans forces, lui qui avait acquis une immense renommée grâce à son talent reconnu et à son grand courage, comme nous le dit le conte. Il restait étendu tel un homme mort, sans forces et sans connaissance. Les suivantes lui avaient ôté son heaume pour examiner avec attention s’il était mort ou vivant : il avait les joues rouges et ne donnait aucun signe de décès, si bien que les douces dames, remplies de douleur, l’auraient presque tué. Mais le comte Adan s’en aperçut et, fortement choqué, se précipita vers lui en disant : « Hé, gentes dames ! Avez-vous l’intention d’ôter la vie à ce noble chevalier qui a remporté l’aventure en combattant de façon chevaleresque, comme un héros ? Ce serait un grave méfait, car c’est pour l’amour d’une femme qu’il a presque entièrement perdu connaissance, la vie et ses richesses. Rappelez-vous, nobles dames, du nombre de cœurs que rend heureux un si noble chevalier, où qu’il vive, et laissez-moi le sauver, si je le puis. Je pense que jamais sein de femme ne nourrit meilleur chevalier que lui. Alors permettez-lui de rester en vie tant qu’il ne désire pas la perdre, car il est encore capable de mériter une mort digne d’un chevalier grâce à son épée. S’il devait mourir par la main d’une femme, notre serions remplis de douleur et d’affliction, car il a toute sa vie durant mené une existence sans méfaits et a remporté les plus hauts honneurs grâce à sa bravoure. » |
7957 | « Vous feriez mieux de le laisser vivre, car sa mort ne vous rendra ni votre souverain ni sa dame. L’arrogance et la violence dont Roaz usa sur dame Larie, cette sublime demoiselle que voici, furent à l’origine de sa défaite. On me raconta qu’il avait tué son père, qui portait alors la couronne et le sceptre avec la dignité qu’on pouvait attendre d’un roi. Or, notre héros a vengé cette douleur de sa propre main ! Aussi lui fais-je don de la demoiselle et des terres. En outre, je veux dès maintenant me mettre au service de ses désirs corps et biens, où que je le puisse faire et du mieux possible : j’en ai le droit, puisque je suis son homme lige. Je l’aiderai à venger tout ce qu’on lui fait ou a fait partout où il voudra. Je suis venu dans le but de me libérer de ma douleur, car ici prend fin le serment de fidélité que j’ai prêté au roi, qui m’interdisait de m’éloigner de la porte tant qu’il serait vivant ; qu’un autre la garde à ma place ! Mon aide et mon assistance seront toujours au service de celui qui m’a délivré de cette corvée.136 Levez-vous donc, mon cher seigneur ! Je vous serai d’un fidèle secours. » |
7990 | Il le redressa pour le regarder, puis lui ôta sa coiffe, car ses joues et ses cheveux couverts de sang éveillaient sa compassion. « Hélas, dit le comte Adan, quel malheur pour ta douce amie, la belle demoiselle Larie ! Elle sera malheureuse à jamais si tu disparais maintenant pour t’être mis au service de son amour. » La prononciation de son nom redonna des forces au chevalier à demi mort qui, dans un profond soupir, regarda ceux qui étaient auprès de lui. Adan, rempli de joie, dit : « Seigneur, longue vie à vous ! Voici venue la fin de vos peines. Votre main a conquis vaillamment une ravissante demoiselle et des terres qui n’ont pas leur pareil. » La matinée était tant avancée qu’on voyait pointer les rayons du soleil, tandis que nombre de païennes de haut lignage venant d’Asie pleuraient leur très chère souveraine, la fidèle dame Japhite. En ce temps-là, aucune femme ne menait de vie plus vertueuse. Las, si je pouvais prier pour le salut de l’âme de cette dame qui mourut de chagrin ! Je suis sûr qu’elle peut être sauvée, car son sincère repentir la baptisa à sa mort. Seigneur Dieu, offre-lui comme protection Ta compassion prête à servir plus d’une âme. Seigneur, si quelqu’un osait Te le demander, Tu devrais être indulgent envers elle pour la récompenser de sa loyauté : à travers les souffrances qu’elle endura pour son bien aimé, elle fut baptisée. Mais alors survint la mort, telle une voleuse, qui ôta la vie à la vertueuse épouse. Comme je vous l’ai déjà dit, le bonheur est fait d’efforts, et sa fin brise les cœurs. |
8039 | La forteresse étincelait comme du verre. Plus aucun chevalier n’y était, hormis nos deux héros, messire Wigalois et le comte Adan. Je vais vous expliquer pourquoi tous les chevaliers étaient partis : le roi n’avait pas lieu de craindre que quiconque pénétrât dans le château à cause de la roue ; en outre, il était préoccupé par un autre péril : il redoutait que la reine puisse ressentir une attirance amoureuse pour un autre homme. En vérité, elle n’en avait jamais éprouvé – son comportement le démontra lorsqu’elle mourut –, mais l’amour aime toujours à savoir son trésor à l’abri. Elle n’avait besoin d’aucune surveillance, tant elle était irréprochable. |
8058 | Le palais abritait quarante femmes qui toutes étaient plongées dans une profonde affliction et rongées par la douleur. Je vais vous le dire sincèrement : cette détresse me rappelle celle qui accompagna le décès d’un très noble prince de Meran137, où je vis les meilleurs gens au monde tellement tristes et abattus par le chagrin que le radieux soleil en eût perdu son éclat. Les femmes qui étaient là étaient fort jolies, issues des meilleurs lignages existant au monde. Elles exprimaient un tel désespoir et tant de tourment que c’est à peine si mon cœur est indemne aujourd’hui, car j’entendis ce jour-là le cœur de plus d’une dame irréprochable se briser dans la douleur, tant elles éprouvaient de souffrance en pleurant la mort de leur vaillant prince. Très noble Christ, si son âme est en danger, sauve Japhite de ce péril ! Car Tu es toujours si bienveillant que Tu ne peux souffrir les plaintes de ces dames pures ni l’infortune de son âme. Souviens-Toi, par Ton incarnation, combien leur douce vie est fragile et assure-nous de trouver ici-bas une joie comme jamais aucune oreille n’en entendit, ni aucun œil n’en vit ni aucune bouche n’en prononça de pareille. Seigneur, prends garde à Tes créatures avant qu’elles ne se désespèrent. |
8093 | Que Dieu lui vienne en aide dans l’au-delà ! Mais reprenons maintenant l’histoire à l’endroit où nous l’avions laissée. Messire Wigalois gisait donc au milieu de la mesnie éplorée, quand une douce force raviva ses sens et son cœur. Il dit : « Amour, que ton doux nom soit glorifié ! Personne ne devrait te déprécier, car tu es un mot agréable à prononcer, même si tu possèdes bien des pointes acérées et des bords tranchants. Que de peine tu m’as fait et me fais subir ! Tu m’as déchiré au plus profond de mon cœur ! Dame Amour, je suis ton prisonnier puisque tu m’as, par ta force, tout entier attiré au point que je ne puisse plus reculer. Elle est à jamais la lumière de mon cœur et le désir de mes pensées : dame Larie, ô souveraine, quand te verrai-je ? Mes yeux virent avec discernement lorsqu’ils te donnèrent la préférence ! Quand pourrai-je venir à tes côtés pour que mon cœur se rafraîchisse contre toi ? Il est juste que tu deviennes mienne car, dame, je me suis battu pour te conquérir. » Il se comportait comme si elle était auprès de lui. Alors le comte Adan le saisit par le bras et, l’aidant à se relever, lui dit : « Seigneur, songez désormais à ce qui compte le plus pour vous et abandonnez de telles pensées, car vos souffrances sont maintenant terminées. Faisons enterrer les défunts et mettons-nous en route dans la joie ! » Dès qu’il reprit connaissance, messire Wigalois suivit ce conseil. Mais aussitôt après, Roaz fut enlevé si secrètement par la troupe des démons que nul ne s’en aperçut avant qu’il ait été emporté. À ce moment retentirent de plus belle les lamentations et les pleurs des dames, mais le preux Wigalois dit : « Vous voyez là comme le baptême et le signe de croix nous protègent contre le diable. Si vous voulez croire en le Christ, de Qui nous tenons notre nom de chrétiens, vous recevrez sans tarder la compagnie des anges qui empêcheront la puissance diabolique et sa science maléfique de vous causer du tort, grâce à la protection de Celui qui est le Dieu. Dans notre religion, toutes les créatures sont sous Ses ordres, et Il défend et prend soin de tous ceux qui reconnaissent Sa bienveillance. Notre foi se nomme ainsi : le Père, le Fils et le Saint-Esprit. Le Fils de Dieu, l’Enfant de la Vierge, là est notre force. Ceux qui sont de cette confession et qui ont toujours observé les préceptes chrétiens ont la grâce éternelle. Alors faites en sorte de suivre la même voie ! » |
8166 | Le comte Adan lui parla sincèrement : « Je désire me mettre au service de Celui qui me protégera du diable, car douloureuse est l’expérience pour l’homme qui va en enfer. Si votre signe de croix et le dogme chrétien peuvent me protéger de l’enfer, alors il me tarde d’accepter la foi. Si mon âme devait être perdue sans pouvoir être secourue à cause de mes actions, c’est que j’aurai mal agi ici-bas ; mais je veux éviter une telle mort. Maudit soit le paganisme, car la force diabolique peut y exercer son pouvoir ; aussi je veux me tourner là où ce pouvoir prend fin et où mon âme peut être secourue. Où puis-je donc me faire baptiser ? J’y suis disposé, puisque notre religion n’a pas pu empêcher le diable d’emporter un homme aussi honorable que mon seigneur. Je ne veux confier mon âme qu’à Celui qui l’a créée, Qui règne sur le monde, Qui toujours fut et toujours sera, c’est-à-dire Celui que vous nommez le Christ. Il est l’unique Dieu de tous les hommes, et cependant, Il porte trois noms, bien qu’Il forme un tout et soit indivisible. Quand bien même je suis un païen, j’ai toujours pensé que j’aimerais à jamais le Dieu qui nous créa à partir de rien. Me voilà maintenant arrivé sur la voie qui mène droit à la foi, dont j’ai ouï dire merveilles et que je veux désormais suivre. » Le comte avait hâte de se faire baptiser, mais il n’y avait pas de prêtre à ses côtés. Alors messire Wigalois dit : « Comte Adan, il nous faut patienter. Dieu a été bon envers nous, car Il m’a octroyé la victoire et, dans Sa miséricorde, vous a révélé le salut éternel, si bien que nous sommes l’un et l’autre enrichis par la grâce de Dieu. Alors acceptez le baptême et le dogme chrétien selon les préceptes chrétiens. À partir de maintenant, je n’exprimerai plus ma douleur avec tant de tourment. Remercions Dieu et vivons notre bonheur dans la joie ! » |
8223 | Adan acquiesça ; aussi laissèrent-ils leur douleur derrière eux et décidèrent de vivre dans la joie. Le jeune seigneur réconforta les dames chaleureuse ment, puis on transporta dame Japhite devant la porte, au milieu d’immenses cris de douleur. On étendit la femme vertueuse dans un cercueil rouge fait dans une hyacinthe, que l’on trouva posé sur deux colonnes d’airain. Deux verres étaient posés à l’intérieur, l’un à ses pieds, l’autre à sa tête, – me croira qui voudra –, remplis de baume ; on l’enflamma, et, d’après ce qu’on m’a dit, il se consume aujourd’hui encore.138 Lorsqu’il était au pouvoir, Roaz avait fait ouvrer le cercueil, sur lequel était enchâssé un saphir couleur d’azur. Si l’on dit que Gahmuret139 fut enterré par le calife de Bagdad140 avec plus de magnificence, je veux bien le croire sans jalousie, car il était immensément puissant. Un grand anneau en or cerclait le cercueil – qui mettait en valeur la loyauté de dame Japhite – : deux mains pour symboliser sa fidélité. Elle fut enterrée dans une profonde émotion. On pouvait voir, coulée en lettres d’or sur la hyacinthe, une épitaphe écrite dans la langue des Sarrasins et en français en hommage à son décès, qui décrivait la façon dont elle était morte de chagrin. Sur les deux inscriptions, on pouvait lire : « Ci-gît, en ce sépulcre, la noble dame Japhite qui possédait toutes les vertus et dont la chasteté emportait les plus hauts honneurs et dont la constance ne faiblissait jamais ; elle était intelligente et bienveillante, et son cœur était rempli d’amour véritable. Elle vécut, comme il se doit, en femme bien apprise ainsi que dans un esprit d’entière loyauté. Elle était de si noble naissance que jamais ne naquit femme plus dévouée ni plus parfaite. La détresse sentimentale de la belle dame et la confiance qu’elle avait en Roaz, le païen, tué par Wigalois, le chrétien, lui firent perdre la vie. La dame, qui était une païenne, quitta malheureusement ce monde sans être baptisée. Celui qui prie pour les autres s’achète lui-même le salut ; aussi laissons celui qui lit cette inscription demander la faveur de Dieu pour son âme, afin que, dans Son immense miséricorde, Il lui rende grâces, car elle mourut par amour fidèle ; le chagrin lui déchira le cœur.141 » |
8290 | On scella la pierre précieuse, à chaque coin de laquelle brillait un anneau en or mesurant un empan de large : ils servaient en même temps à maintenir le saphir sur le cercueil. Sur la hyacinthe était estampillé un encensoir incrusté d’or, dans lequel on trouvait en permanence les douces thymiamata142 qui exhalent un suave effluve en se consumant. Ainsi le cercueil fut-il couvert d’honneurs sous une voûte en marbre ; il était paré de tant de riches ornements qu’ils avaient des reflets rouges, verts, bleus et jaunes. La voûte était ronde, ornée avec habileté de peintures et rehaussée d’or : c’était le temple du païen. Le puissant roi Arthur, malgré toutes ses richesses, n’aurait pu réunir ces ornements sur la tombe ni faire fabriquer la pierre, plus brillante que tout autre pierre précieuse, dans laquelle reposait la dame. Les dalles de la voûte étaient d’un vert aussi transparent que du verre et brillantes comme un miroir. Roaz l’avait fait construire par arrogance, car il possédait d’infinies richesses, comme le montraient les ornements. Maintenant, sa superbe comme sa vie s’étaient consumées comme un charbon et il avait fini ses jours ainsi que je vous l’ai conté. Après les funérailles, [alors] les belles dames et la cour se dirigèrent en pleurant vers Wigalois en faisant de même que les gens avisés qui vivent dans la douleur sans être soutenus et s’en remettent à l’incertitude : ils voulaient être ses sujets, aussi se rendirent-ils à sa merci et l’exhortèrent, par le Christ, à se souvenir de leur peine et à leur accorder sa faveur. Le comte Adan, qui parlait arabe et français, leur répondit aussitôt : « Messire Wigalois sera heureux de vous traiter avec décence si vous vous soumettez à sa volonté : tel est son discours, en accord avec ses pensées. » |
8345 | Ils répondirent : « Seigneur, nous sommes prêts à le servir comme il le mérite et selon ses désirs, car il est si débonnaire et si honnête qu’il ne nous laissera pas déchoir. Qu’il prenne sous sa garde tout ce que notre seigneur laissa derrière lui. » Puis, le cœur conquis par la noblesse de ses vertus, ils conduisirent le chevalier là où se trouvaient l’or et l’argent. À l’endroit qu’ils lui montrèrent, il trouva or et pierreries en quantité infinie, mais le but de sa joie était si loin de lui que cela assombrit ses pensées. Après tous les dangers qu’il avait affrontés, il ne désirait plus d’autre récompense que d’avoir à ses côtés son amie, la belle Larie. Alors il demanda au comte Adan de se charger de toutes les richesses qu’il trouverait et le pria de toutes lui mettre de côté, ce que le comte s’empressa d’entreprendre sur-le-champ. Puis ils se rendirent au palais, où ils trouvèrent le haubert et l’armure de Roaz, dans lesquels il avait été tué ; le vieux comte ordonna qu’on les porte dans une chambre à part. Ainsi Wigalois avait-il en sa possession le château et toutes les richesses qui y étaient rassemblées, et tout ce que les murs enfermaient. Le comte l’accompagna dans une chambre pour lui ôter son armure et laver et panser ses blessures avec grand soin. Son cœur était rempli de joie, car il avait parfaitement triomphé de tous les tourments auxquels il avait dû faire face : la Fortune avait sans cesse été son guide. |
8390 | Quand le preux eut reçu les soins nécessaires, qu’il se fut allongé pour se reposer et qu’il eut dormi un certain temps, il s’éveilla et récita ses prières. En secret, il remercia Dieu, les yeux remplis de larmes, pour les faveurs qu’Il lui avait accordées, puis se rendit avec le comte là où la table avait été dressée ; il s’attabla et se restaura sans tarder. Lorsque le comte lui présenta les plats avec diligence, Wigalois vit combien sa loyauté et son esprit lui étaient entièrement dévoués, si bien qu’il n’eut plus aucun doute à son sujet. Seule l’absence de la belle demoiselle le troublait : il lui soumettait son cœur et ses pensées, car il lui vouait un amour sincère et constant. Elle aussi était inquiète car elle craignait qu’il soit mort ; chaque jour, elle le pleurait en silence, tant elle tenait à lui ; mais bien que ses tourments lui brisassent le cœur, elle n’en touchait mot à personne. |
8417 | Lorsque le héros se fut restauré, il sortit du palais pour jeter un coup d’œil devant la porte : il y trouva un fort beau destrier castillan déjà sellé. Le comte Adan lui proposa de se divertir en partant à cheval : cela lui sembla judicieux, aussi suivit-il son conseil. Lorsqu’il eut enfourché sa monture, il oublia une partie de ses soucis et recouvra sa joie de vivre, de même que le bon chevalier, qui chevauche à travers champs et lance sa monture au galop à bride abattue, à la façon des chevaliers, selon son désir. De même, un tournoi prend vraiment forme là où se rassemblent en nombre ceux qui sont en quête d’art et de gloire ; alors, à force de heurter et frapper, ils portent les stigmates des blessures et des bosses données par les épées et les massues ; en outre, une lance rompt facilement quand vient à la charge un cavalier rempli d’hostilité, et il n’est guère de rêne usée qui serve sans se casser en deux en peu de temps sous la tension. Si les seigneurs d’Orient organisaient un tournoi au Sant143, il ne leur faudrait pas compter sur l’amitié, tant les attaquants s’affronteraient en songeant à la victoire. J’ai observé attentivement leur adroit manège et comme ils partent à l’assaut du butin sans être troublés quand la charge forme une mêlée. Un homme sans talent échouerait facilement dans toutes ses tentatives. Le jeune chevalier s’était maintenant agréablement diverti : le cheval avait été un bon remède, car sa promenade lui avait fait recouvrer sa joie. Alors il lança au petit puis au grand galop sa monture, dont la crinière flottait contre ses cuisses. Quiconque sait juger les chevaliers et les estimer à leur juste valeur aurait rendu un immense hommage à sa renommée s’il avait vu Wigalois à ce moment. |
8470 | Il regagna le palais, mit pied à terre et attacha son cheval à la branche d’un tilleul devant la porte du château : le destrier avait satisfait ses désirs. Puis le comte Adan vint vers lui en compagnie de six joueurs de violon qui voulaient chasser ses soucis en jouant de la musique ; ils se mirent à effleurer les cordes avec art jusqu’à ce que la peine qui alourdissait son cœur se fût dissipée, si ce n’est qu’une immense tristesse qu’il ressentait sans cesse restait ancrée au fond de lui. Si divers que fussent les nombreux divertissements qu’il voyait, son cœur ne faisait que dire : « Jamais je ne trouverai de remède à mon tourment si je ne reçois l’amour ni le salut de celle dont la bonté m’est si agréable. » Voilà ce à quoi il aspirait constamment. Lorsque les chevaliers virent que le soleil avait presque terminé sa course et qu’ils aperçurent la brume qui tombait, Wigalois dit au comte : « Faites apporter mon armure, votre écu et votre lance, et venez avec moi. Je veux être prêt au moment où le brouillard se dissipera, mais il nous faut d’abord arrêter la roue, car je désire me rendre à Joraphas, chez le comte Moral, où j’étais hier matin. » Sans délai, il s’arma et se mit en route en compagnie du comte Adan qui le suivit jusqu’à la roue qui tournait. Alors il retint l’eau prisonnière, si bien que la roue s’immobilisa aussitôt, puis il pria le comte dévoué de protéger la contrée, en échange de quoi il serait heureux de lui donner des richesses, ce qu’Adan accepta avec plaisir, en disant : « Seigneur, je serai ravi d’être le gardien de ce royaume et vous donne ma parole que je le défendrai pour vous, car nul ne m’en séparera de force. Quand bien même je suis un païen, je vous soutiendrai dans toutes les situations périlleuses que vous affronterez, à moins que la mort amère ne m’en empêche. » Wigalois le remercia car il était content de lui, puis il passa le seuil de la porte, puisque la voie, qui juste avant était condamnée par la roue, était libre. Le comte le servit fidèlement et avec un immense respect. Alors le chevalier s’éloigna en direction de Joraphas et arriva là où le comte Moral était descendu de cheval avec ses compagnons. Lorsqu’il vit le chevalier arriver, il l’accueillit avec loyauté et dit à ses hommes : « Voici venir un chevalier ! Je crois bien que c’est celui qui nous quitta hier matin. » Chacun avait un avis personnel : – « Non ! Son écu est trop brillant, il est intact et entier. ». – « Dessus est montée une chaîne en or que le comte Adan ne porte que pour faire savoir qu’il est prisonnier. » – « Ce destrier est blanc, alors que le sien était alezan. » – « Est-il réellement en vie ? » – « Non, il est mort. » – « Qui sait ? » – Mais ils le reconnurent dès qu’ils virent l’emblème cabossé qu’il portait et qui était si cher à son cœur, la roue. |
8555 | Ils enfourchèrent leurs montures par amitié pour lui en se bousculant violemment dans leur course. Le chevalier comprit rapidement que c’étaient des amis, aussi ne les menaça-t-il pas ; alors, comme il avait mis sa lance en position de combat, il la releva aussitôt. Le comte Moral l’accueillit avec, à sa suite, les chevaliers ; ils étaient heureux qu’il chevauche en vainqueur. Le comte lui dit : « Messire, dites-nous si vous vous êtes battu à Glois ! » Wigalois répondit fort poliment : « Oui, c’est la vérité. » Alors les yeux du fidèle comte versèrent des larmes de joie, puis il dit : « Doux seigneur, dites-nous sans mentir si le païen est mort ! – Oui, c’est exact ! répondit le preux, son arrogance et la violence dont il usait ont pris fin. » Moral le serra dans ses bras par amitié, lui baisa les mains et lui dit : « Mon cher seigneur, ce que je souhaitais s’est produit. Aussi accepté-je dès maintenant de recevoir de vous mon fief. Je serai votre homme lige et satisferai tous vos désirs, seigneur, car vous méritez tous les honneurs. À la force de votre main, vous avez conquis une ravissante demoiselle et deux royaumes qui vous permettront de vivre à votre gré : Fortune a été généreuse envers vous. En outre, laissez-moi vous dire ceci : votre tête devrait porter deux couronnes, l’une appartenant à Corentin, l’autre à Jeraphin, pays qui se trouve sur la mer Betée144 et dont les habitants opposèrent une telle résistance armée sous le règne de Roaz que sa puissance était bien peu de chose à côté d’eux. Ils étaient les sujets du roi dont j’ai déjà parlé, celui que Roaz avait tué pour s’approprier sa couronne par la force. Ils se mettront volontiers à votre service si on leur dit que Roaz a réellement été tué. Alors, seigneur, ne tardez plus et acceptez ma sujétion comme je l’ai désiré ! » Wigalois lui répondit : « Qu’il en soit ainsi ! » Suivant ses vœux, il le prit comme vassal et lui légua aussitôt tout ce qu’il n’avait pas hérité de son père, un honneur qui échappe aux couards ! Après qu’ils eurent parlé, le comte Moral pria le seigneur de l’attendre et, en compagnie d’un de ses ministériaux, s’éloigna en direction de la prairie de Glois. Il se pressa à la porte du château, devant laquelle le comte Adan montait la garde, et lui demanda de lui faire savoir si le païen était mort. Adan lui dit : « Oui ! Mais vous devriez regretter le sort de ma dame, Japhite, qui mourut de chagrin peu après lui. En outre, il est juste que je pleure un roi qui fut lui aussi tué, Garel de Mirmidon, ainsi que Karrioz et Marrien, qui subirent le même sort. Je suis sous les ordres de celui qui a fait tout cela, et où que je sois pour le servir, sans mentir, il ne manquera jamais d’aide, car Fortune accompagne sa bravoure. Il est en train de chevaucher vers votre palais de Joraphas, où il était auparavant ; allez l’y accueillir chaleureusement. » Moral répondit : « C’est ce que je vais faire. » Alors il descendit du haut pont pour rejoindre son cher seigneur : il lui ôta son heaume, puis ordonna aux écuyers d’emporter sa lance, son écu et son armure. Ils remercièrent Dieu tant ils étaient heureux qu’il ait vivement triomphé. Enfin, ils parvinrent aux portes du château de Joraphas, devant lesquelles on jouait toutes sortes d’instruments à cordes qui faisaient régner une liesse générale : on entendait les trompettes sonner énergiquement, à la façon des païens, puis les roulements de tambours exécutés avec habileté ; tous ces bruits rivalisaient tant que tout le château en résonnait. La souveraine passa le seuil de la porte et descendit à la rencontre de Wigalois pour lui souhaiter la bienvenue ; elle lui baisa la bouche et les autres demoiselles le saluèrent à la manière des femmes. S’était-il approché des femmes à cheval ? Non, il avait d’abord mis pied à terre. Ensuite, ceux qui avaient eu plaisir à le voir s’étaient mobilisés pour le soulever. L’hôte et ses hommes le reçurent avec bienséance, sans lui cacher leur bonheur de l’avoir comme seigneur. Il prit donc du repos à Joraphas jusqu’à ce qu’on lui remît, venue de Roimunt, son amie, la ravissante demoiselle Larie. On envoya dans la contrée des pages pour répandre la nouvelle auprès de tous les princes qu’un héros, de sa seule main, avait mené à bien l’aventure avec prestance. |
8678 | Tous les princes furent conviés par lettre et par l’intermédiaire des pages à venir à Corentin, où la cour se réunirait en leur présence six semaines plus tard. Ainsi le rassemblement de la cour fut-il proclamé jusque dans les contrées lointaines grâce aux pages, à qui l’on avait ordonné d’y porter ces lettres au plus vite, à pied ou à cheval. Le comte [Moral] s’apprêta à gagner Roimunt dès le lendemain matin. Pendant ce temps, au loin se répandit la nouvelle que Roaz avait été tué, ce qui n’émut guère de monde. Le lendemain, le comte vint trouver son seigneur, qui lui remit une lettre dont il avait composé le message à la force de son cœur et par amour sincère, et qu’il rendit publique depuis. Dans cette lettre, fixée sous un diamant enchâssé dans une bague en or – la pierre symbolisait la constance de son amour –, il saluait son amie, la belle demoiselle Larie, et lui souhaitait d’être heureuse par des mots qui reflétaient sa pensée, comme les chevaliers le font encore souvent lorsqu’ils sont amoureux de la dame qu’ils servent. Le comte prit alors congé et s’éloigna avec trois cents vassaux et un compagnon de noble naissance, le fils du comte de Leodarz qui se nommait Bejolarz ; sa mère était la douce et belle Bejolare, et son frère le comte Moral. Sans tarder plus longtemps, ils quittèrent la contrée à cheval à la recherche de la dame. Que de peines elle avait éprouvées pour le bon chevalier, qui avaient troublé ses pensées et lui avaient ôté la joie du cœur ! Le lendemain, les messagers entrèrent à Roimunt, délivrés de leur profonde peine et de leur chagrin. En arrivant au palais, ils furent accueillis chaleureusement. Le comte s’avança devant sa dame, Larie, amie de la perfection, et ôta son manteau. Voici le début de son discours : « Dame, mon seigneur, qui a tué le païen, propose de vous servir avec tant de ferveur que je ne puis exprimer tout ce que son cœur ressent. Mais il vous le montrera si vous, dame, le lui permettez – son service requiert votre faveur – et s’il peut jouir de ses droits, car ses actions méritent grandement d’être récompensées par votre amour : mon seigneur Wigalois s’est battu pour conquérir votre royaume et votre couronne, il a enduré maintes épreuves pour vous. Il vous envoie cette bague, dont la pierre symbolise son amour constant. » La demoiselle vit l’écrit à travers le diamant et lut avec plaisir. Voici ce que la lettre disait : |
8759 | « Vous qui êtes le remède à ma douleur, un délice pour les yeux et la joie de la Fortune, je veux à jamais saluer votre beauté avec tendresse car, parmi toutes les femmes, vous êtes celle que j’ai choisie pour récompense : dame Larie, vous êtes le couronnement de ma joie. Alors venez recevoir de ma main votre couronne et votre royaume, auxquels la fortune, la force de ma main et la puissance de Dieu ont rendu la liberté. Je vous offrirai avec constance une loyauté et une amitié véritable, car mon cœur éprouve pour vous un amour sincère. Je serai comme vous le désirerez, alors venez me sauver, si vous pensez que j’en suis digne et que je suis assez honnête. Je suis votre prisonnier, et vos liens me retiennent. » Elle avait lu la lettre jusqu’à la fin. Alors elle mit la bague en or à son doigt. |
8782 | La puissante demoiselle se leva et s’inclina avec grande courtoisie devant les messagers du seigneur Wigalois, puis leur répondit résolument : « Je demande grâce à mon seigneur, et les soucis que je lui ai causés ne le tourmenteront plus longtemps, car je lui offrirai aide, conseils et ma propre personne comme récompense. Quand bien même je posséderais cent couronnes, toutes lui seraient soumises. Il a tant fait pour moi que je suis heureuse de l’en récompenser avec gravité et amusement, comme il lui plaît. Je réponds à tout ce que ses désirs attendent de moi ; je panserai ses blessures et lui donnerai tant d’amour qu’il rendra son cœur fougueux. Je veux maintenant que tous comprennent qu’il est le réconfort, l’élu de mon cœur et que j’ai choisi de l’aimer, qu’il est né pour me consoler : heureuse la femme qui le mit au monde ! Selon ses envies et par amour pour lui, j’irai là où il voudra, ce que je ne tarderai pas à vous relater. Alors, si ma dame le permet, je suis disposée à partir ! Tout ce que ma bouche ajoutera ne peut venir de mon cœur, car il est à ses côtés et le sien est ici auprès de moi : nous nous les échangeâmes au moment de nous séparer. » Elle se mit à pleurer de joie ; cette réalité démontrait combien elle tenait à lui, puis elle dit : « Est-il à Joraphas ? » Le comte lui répondit : « Oui, dame, il se remet de ses blessures au château et nous a envoyés vous chercher. » La belle demoiselle alla aussitôt trouver sa mère, la reine, et, face à elle, lui dit : « Ma dame et ma mère, Dieu nous a entendues, aussi suis-je d’avis que nous ne demeurions pas ici plus longtemps, je vous en prie : partons pour le royaume de Corentin. » Toute la mesnie qui logeait au château acquiesça d’une seule voix, car ils n’avaient plus revu leur patrie depuis dix ans ; alors, impatients, ils se préparèrent à rentrer chez eux. Nombreux étaient ceux qui disaient : « Ah, quel bonheur pour moi de retourner chez moi ! Puisse Dieu protéger celui qui a libéré notre royaume ! » On fournit aux femmes de magnifiques chevaux et de précieuses toilettes pour le voyage ; nul ne pensait à rester, tous se réjouissaient du voyage. On chargea sur les chevaux de bât toutes sortes de richesses : or, pierreries et larges draps de soie précieuse richement pourvus. |
8851 | La reine-mère se nommait Amena. Elle confia la garde de la forteresse à son sénéchal Azzadac, qui ne manquait ni de bravoure ni de loyauté. Puis tous se mirent en route dans la joie. Bien que je ne puisse vous relater l’organisation du voyage dans le détail, je sais que les cuisiniers ouvrirent la marche de Roimunt à Joraphas ; le valet de la dame, Schandalec, suivait juste après, avec ses compagnons et les serviteurs que l’on avait aussi affectés aux cuisines, qui portaient des fourchettes aux pointes crochues. Derrière eux, on tirait les chevaux de bât, puis on pouvait voir un groupe d’écuyers conduisant les chevaux, suivis par tout le reste de la mesnie. À leur suite chevauchaient les nobles dames : elles portaient des capes en écarlate brune qui leur seyait fort bien, et les chevaliers leur faisaient passer le temps en plaisantant et en les faisant rire. Chaque femme était à la charge de deux d’entre eux, qui prenaient grand soin d’elle. Ils ne pouvaient s’empêcher de raconter des histoires divertissantes, car leur peine avait disparu et leur joie s’était accrue. Deux trompettes jouaient sans relâche, dont on entendait les sons résonner par monts et par vaux. Voilà dans quel état d’esprit ils voyageaient en emportant des richesses. À l’arrière du cortège chevauchait la muse rêvée, créature de Fortune : dame Larie, glorieuse couronne du bonheur. Son harnachement, dont les pierreries rendaient les couleurs éclatantes, étincelait d’or et resplendissait de leurs reflets. On fit porter le perroquet aux côtés de la dame qui jamais n’avait méfait ; elle montait le magnifique palefroi que Wigalois avait obtenu en se battant avec talent dans la plaine et qui avait accru sa renommée. La gente demoiselle portait une cape en soie précieuse entremêlée de fil d’or rouge comme sang, dont le comte Moral lui avait fait don pour son retour au royaume – il en fut grandement récompensé depuis – ; l’intérieur de la cape était doublé d’une fourrure d’hermine blanche et, sur le devant, se trouvait une zibeline d’une bonne largeur ; le vêtement était orné de passements garnis de pierres précieuses. En outre, la pure demoiselle portait un chapeau paré de plumes de paon de haute qualité et recouvert d’or rouge. Sa mère, qui chevauchait à ses côtés, était guidée honorablement par le puissant Bejolarz ; elle montait un cheval noir, de la même couleur que ses vêtements, afin de faire savoir qu’elle portait le deuil de son compagnon, tué par Roaz ; elle avait cessé d’éprouver toute joie depuis que son bonheur reposait auprès de lui. Moral tenait les rênes de la monture de Larie, ravi qu’elle soit d’une beauté si parfaite ; il la conduisit donc dans la liesse à Joraphas, son pays d’origine, où elle put trouver avec bonheur le héros tiraillé par la passion amoureuse. Il était sorti dans la plaine avec sa troupe pour venir à leur rencontre, car il avait appris la nouvelle de leur arrivée par leur page, Schandalec : il avait été si rapide dans sa course qu’il avait reçu pour salaire de quoi changer sa misère en richesse. Messire Wigalois, serviteur de la belle jeune fille, sortit du château de Joraphas pour la rejoindre dans la plaine. |
8940 | Maints prestigieux chevaliers l’accompagnaient, et il leur tardait aussi de voir leur dame, car quiconque la voyait ne pouvait que louer sa beauté. À cette qualité s’ajoutaient celles qui couronnaient son cœur : sagesse, décence et bonté. Son visage avait la couleur de la rose épanouie ; elle était dépourvue de tout défaut, tant la Fortune avait pris soin d’elle. Dès que messire Wigalois la vit, tous deux oublièrent leur peine. Rempli de joie, ces mots sortirent de sa bouche : « Quel bonheur pour moi, Dieu bien-aimé, car grâce à Ton aide et à Ton pouvoir, Tu m’as donné cette jeune fille pour me rendre heureux ! Ce que je ne pensais pas faire moi-même, Tu m’as permis de le réaliser. Seigneur, les honneurs que Tu m’as accordés me réjouiront si Tu permets que vive cette ravissante demoiselle que j’ai choisie pour mon réconfort et mon bonheur. » Il pâlit de plaisir en s’approchant d’elle à cheval ; l’amour avait touché son cœur. La jolie couleur de la demoiselle se transforma aussi : sa pudeur féminine et sa décence la firent rougir puis pâlir, et elle blêmit dès qu’elle vit le chevalier à ses côtés, qui lui dit avec prévenance : « Larie, ma douce dame, soyez la bienvenue comme remède à mes douloureuses épreuves, car vous êtes le délice de mon cœur et la source de mes joies. Vous me serez constante et d’une amitié sincère ; je vous servirai et me plierai à vos désirs, car je vous ai choisie, après Dieu, pour être ma maîtresse. Aussi n’aurai-je pas traversé ces épreuves en vain si j’en suis récompensé par votre amour. » La belle jeune fille le remercia vivement et le regarda avec douceur, car elle éprouvait de la tendresse pour lui, puis lui dit : « Mon doux seigneur, que mes richesses et ma personne vous soient à jamais soumis, puisque vous avez conquis à la force de votre main la couronne, le sceptre et mon royaume. Je tiens à vous récompenser pour vos prouesses quel que soit votre désir, car elles le méritent. Alors prenez possession de moi : je veux que vous preniez soin de moi et de ma cour. » Alors dame Amena lui tendit la bride du cheval de sa fille, et messire Wigalois prit possession de son amie, la belle demoiselle Larie, ce qui le réjouit du fond du cœur. Ainsi gagna-t-il le fort à cheval, au milieu des effusions de joie : tous les chevaliers se mirent à jouter devant la jeune fille en brandissant de nobles bannières, et les écus de résonner en se heurtant, et maints genoux d’être couverts d’ecchymoses par les coups et les bousculades ! Le chemin fut trop étroit pour les nobles chevaliers, dont les coups et les chocs brisèrent plus d’une lance en deux. S’ils avaient été équipés, le jeu serait devenu tournoi. Je ne prêterai pas serment pour ce que je vais vous dire : il y avait maints hardis chevaliers rendus d’humeur si joyeuse par les dames qui les accompagnaient qu’ils poussaient leurs montures, comme il se doit pour des chevaliers, dans les mêlées jusqu’à ce qu’il ne reste plus rien de leurs écus pour continuer le combat. En outre, nombreux étaient les jongleurs qui exerçaient [aussi] leur art à cette occasion. Deux d’entre eux firent retentir leur trompette avec force devant la porte du château, alors que tout le peuple rassemblé là laissait éclater sa joie : le héros ramenait avec prestance la jeune fille à Joraphas, laissant à la disposition de chacun tous les plaisirs possibles à pleinté. La souveraine, dame Beleare, accueillit les suivantes, puis les deux reines. Ensuite, elle prit personnellement les dames en charge et les conduisit à l’écart dans un agréable logis où on leur administra les soins qu’elles désiraient ; on la félicita pour son accueil. |
9049 | Grâce à ses bonnes manières, Wigalois renonça au fruit de son amour profond et s’engagea à toujours préserver l’amour de sa belle amie et à ne jamais coucher à côté d’elle avant de la prendre pour épouse. Lorsque vint le jour du rassemblement de la cour, les princes que le héros avait conviés arrivèrent au royaume. Rial, le roi de Jeraphin, vint avec les siens en grand apparat, car il souhaitait recevoir son royaume des mains du héros qui avait triomphé du païen. Dans la prairie devant le château de Corentin, on avait planté sur l’herbe nombre de hautes tentes en soie. L’histoire raconte que tout le peuple qui avait quitté son pays pour accompagner Rial chevauchait des éléphants, parce que les chevaux n’existent pas dans cette contrée, et qu’il n’y a que des éléphants. Les vingt animaux que le roi avait emmenés portaient non seulement toute sa mesnie, mais de plus quantité d’extraordinaires richesses : on y trouvait des vêtements uniquement découpés dans de larges peaux de zibeline et draps de soie, et des fourrures d’hermine, de vair et de petit-gris. En outre, une autre troupe arriva devant le château de Corentin – elle paraissait plongée dans une grande affliction – : elle était dirigée par trois princes puissants et renommés, qui étaient nés dans le royaume qui porte le nom de Medarie. Dans la prairie aux abords de Roimunt, ils avaient perdu leur seigneur qui, lors d’une joute, avait reçu des blessures si profondes par une lance d’Angran145 que le noble sire y avait succombé. Je vais vous dire qui lui avait ôté la vie : le preux sire Wigalois. D’après mes sources, il se nommait le noble roi Schaffilun et possédait les royaumes de Medarie et Belakun. Quand le noble sire perdit la vie au combat, toutes les femmes le pleurèrent, tant il avait été prompt à toutes leur rendre service. Il était parti à l’aventure pour conquérir dame Larie, mais une joute dans la plaine de Roimunt lui avait enseigné ce qu’était la mort. Les trois princes n’avaient alors pas appris la mort de leur seigneur, car ceux qui auraient pu le leur dire devaient garder leur serment de fidélité et avaient gagné la Bretagne sur ordre de messire Wigalois. Les princes déploraient à chaudes larmes la mort de leur seigneur, en public et en secret. Leurs montures étaient épuisées, ils avaient la barbe et les cheveux longs, sales et emmêlés. Sur leur écu était ouvré un cercueil d’or rouge qui signalait la mort de leur seigneur ; ainsi pouvait-on les voir pleurer leur sire, le cœur rempli d’amertume, et à cause de leur extrême fidélité, leurs lamentations étaient sans cesse renouvelées. |
9126 | Alors arriva sur son palefroi dame Élamie, pour qui le noble et preux sire Wigalois s’était battu afin que lui soit rendu son palefroi, comme je l’ai conté auparavant. La demoiselle avait voyagé en emportant d’immenses richesses et en compagnie d’une puissante troupe, car elle était à la tête d’une prestigieuse compagnie composée de douze superbes demoiselles vêtues et équipées avec goût, mais pas à la façon des femmes : elles portaient des vêtements d’hommes et leur force féminine leur avait souvent permis d’accomplir des prouesses dans maints combats.146 Devant elles, on menait par la bride de somptueux chevaux. La reine, dame Élamie, avait pris cette délicieuse troupe au sein de sa cour. Ces demoiselles étaient nées à Alarie ; elles avaient renoncé à leur féminité pour s’adonner au combat chevaleresque, et je vais vous raconter comment cela advint : un parent de la dame qui dirigeait toutes les autres avait été fait prisonnier à Damas lors d’une bataille ; dès lors, la jolie demoiselle avait décidé de mener une vie de chevalier, si bien qu’elle avait acquis une immense renommée. Ce parent était le comte Adan, que Roaz le païen avait capturé lors d’une splendide bataille : par malchance, le monstre l’avait désarçonné, ce qui lui avait causé du tort, car il avait dû lui jurer fidélité, comme je vous l’ai déjà dit. |
9165 | La belle demoiselle se nommait Marine. Elle participait à tous les combats où l’on était en quête de renommée, et l’on relatait ses exploits et ceux de ses compagnes, tant elle abattait les chevaliers avec facilité. Avant cela et même depuis ce temps, elle avait augmenté sa renommée chevaleresque en combattant et en partageant avec générosité ses biens. Elle portait comme emblème sur ses vêtements et son écu un lion d’or. La reine, dame Élamie, chevauchait comme il se doit pour une femme ; elle était suivie par de puissants princes, comtes et ducs, si bien qu’on ne pouvait imaginer qu’elle ne possédât pas suffisamment de richesses. Elle portait [la] couronne de Tyr et son pouvoir s’étendait sur tout le royaume. Elle était demoiselle et non pas mariée, aussi aurait-elle souhaité conquérir, grâce à sa beauté, le chevalier qui lui avait redonné son palefroi. Cependant, la beauté féminine de ma dame Larie, délicieuse amie, était irréprochable et si puissante qu’elle affadissait celle de toutes les autres femmes. Les clochettes que portait l’équipement de dame Élamie, ouvrées et ciselées dans l’or de main de maître, tintinnabulaient.147 La puissante reine mit pied à terre dans un pré aux abords du château, où elle trouva dressée la tente en samit qui avait été apportée là par un chameau endurant : ses cordes étaient tout en soie et elle était surmontée d’un aigle d’or. |
9208 | Ensuite arrivèrent deux rois païens venus d’Asie, accompagnés par une puissante cavalerie ; ils venaient chercher leur sœur, la fidèle Japhite, que la mort leur avait dérobée. Lorsque l’on avait annoncé aux rois cette pénible nouvelle, ils s’étaient mis en route pour Corentin dans la douleur, et l’on pouvait facilement voir que leur cœur s’était vidé de toute joie, tant ils pleuraient dans les déchirements la mort de leur fort pure souveraine, comme leur loyauté les y enjoignait. Je vous précise que les deux rois se nommaient respectivement Zaradech et Panschavar ; ils avaient pour dessein de ramener chez eux le corps de la douce dame Japhite, la très fidèle épouse. Ils furent cependant ravis de voir la noble femme enterrée et inhumée avec tant de faste. Sans mentir, je vous dirai que je ne serais pas jaloux si jamais femme connaissait plus belles funérailles. |
9235 | Venus de contrées païennes pour se divertir et participer aux jeux chevaleresques, se présentèrent encore maints comtes et ducs. Corentin fut surnommée la cité de la joie148, car on y trouvait à tout moment tous les divertissements auxquels le cœur de chacun aspire – d’après ce que l’aventure m’a transmis –, depuis que ma dame Larie et Wigalois, le hardi preux, possédaient le château. La courtoisie de l’un et l’autre s’était alliée à la perfection et jamais ils n’y avaient failli, car leur éducation leur avait enseigné une extrême retenue ; aussi les appréciait-on pour tout cela. Lorsque furent arrivés à la cour ceux dont vous avez ouï le nom et ceux que je ne puis nommer, on put voir sur la plaine bon nombre de splendides tentes qui rivalisaient de trésors opulents. Bannières et écus formaient une magnifique parure dans les champs où les nobles chevaliers s’exerçaient dans toutes sortes de jeux chevaleresques : on pouvait y trouver maints divertissements selon le goût de chacun. Messire Wigalois arriva de Joraphas, acclamé comme un roi, en compagnie de nombreux chevaliers remplis de grâce, vêtus et équipés avec goût. Avait-on mis à l’écart les prouesses ? Certes, non ! Ils exercèrent leur talent bien mieux qu’ailleurs, car la joie de Fortune, la douce demoiselle Larie, délicieuse amie, dont la beauté était incomparable, arriva aussi à cheval. Eh, voyez comme elle chevauchait fièrement ! La belle demoiselle était vêtue d’une robe de samit rouge en harmonie avec le rouge de ses lèvres aussi brillantes qu’un rubis d’une extrême préciosité. On voyait bien à sa beauté que la Perfection ne l’avait pas oubliée : Dieu l’avait fait naître alors qu’Il était d’humeur enjouée. Jamais fleur plus belle ne s’était épanouie que son visage éclatant. Elle était de loin bien plus belle lorsqu’elle arriva à la cour sur son palefroi que mon cœur ne peut l’imaginer ni mes lèvres le décrire. Deux couleurs lumineuses se disputaient son visage : le rouge et le blanc de la neige ; cependant, le rouge avait l’avantage car c’était l’été et la chaleur donnait des couleurs. À ses côtés chevauchait messire Wigalois, le hardi preux, modèle de fidélité, assisté par la grâce de Dieu. Sa bravoure avait fait connaître son nom aussi loin que portent les rayons du soleil. Son cœur éprouvait une immense langueur pour la belle jeune fille, parce qu’il devait se contenter de la regarder sans jouir de son amour. L’amour de l’un et l’autre était de même intensité, et leur sentiment amoureux ne faisait qu’un, ce que l’on put voir ensuite à leur constance. |
9308 | Les princes et les ministériaux qui étaient à leur service reçurent chaleureusement le hardi preux qui devait diriger le royaume et leur femme respective. On pouvait voir une extraordinaire allégresse au château et tout le royaume était rempli de liesse, chaque groupe la manifestant à sa façon : ici on sonnait de la trompette aux quatre coins de la plaine, là on débutait les combats que l’on pouvait apprécier. Il n’y avait pas de place pour un couard parmi la valeureuse troupe, car les meilleurs de tout l’empire étaient présents. Ils accueillirent le seigneur et la reine comme il se doit pour des chevaliers, en les escortant à Corentin au milieu d’acclamations dignes de leur rang, ce qui réjouit tous les habitants du royaume, qui purent enfin enterrer dans la bonne humeur leurs moments passés à pleurer amèrement pendant plus de dix ans dans des lamentations déchirantes. Dès lors, leur peine se changea en joie à l’annonce du mariage du couple. Alors, sans plus tarder, la dame rejoignit son logis, pendant que Wigalois saluait les invités avec gratitude en souhaitant à tous en même temps la bienvenue chez lui. Il prit possession de Corentin avec faste, et l’on prépara au château une telle réception que je ne puis vous la décrire avec précision. Wigalois exhorta les princes à rester chez lui douze jours, puis on sonna deux coups de cor énergiques devant la porte, si bien que tous ceux qui s’y trouvaient pénétrèrent à l’intérieur du palais. Dame Larie était également venue, couronnée comme une impératrice ; devant elle marchait dame Marine, qui portait une couronne en or différente et qui, bien qu’elle portât des vêtements de chevalier, gardait sa pure féminité de demoiselle, si ce n’est qu’elle voulait faire l’expérience de la vie chevaleresque en augmentant sa renommée. Elle pouvait aussi bien partir en quête de gloire et être heureuse en observant les bonnes manières. Elle veillait si soigneusement sur sa virginité que jamais on ne l’avait contestée ; ainsi sa féminité était-elle préservée sans faillir jusqu’au moment où elle devrait se marier, si bien qu’on la louait jusque dans les contrées lointaines. |
9369 | Rial, le roi de Jeraphin, prit l’épée du jeune chevalier, comme il en avait le droit, et la tint dégainée devant la dame : sa lame avait mérité qu’on la portât avec tant de respect quand elle avait tué l’infatigable païen sans jamais être ébréchée malgré ses coups. Puis le comte Moral porta devant la dame l’épieu ensanglanté avec lequel Wigalois avait tué le dragon qui avait massacré tant de preux chevaliers et tellement dévasté la contrée qu’on n’y trouvait plus guère d’habitants. On rendit un immense hommage au héros pour ces hauts faits. Dame Larie, joie de Fortune, vint vers celui dont on louait la si grande renommée avec émotion et, le prenant par la main, lui dit avec amour : « Sire Wigalois, mon ami, vous qui, grâce à votre intrépidité, êtes désormais au sommet de la gloire, prenez-moi sous votre commandement, ainsi que la couronne et mon royaume. Seigneur, je vous ai choisi, après Dieu, pour me réconforter, et vous me ferez oublier toutes les joies dont j’ai été privée. Seigneur, faites désormais que nous ne formions qu’un seul être, si fidèle que nos deux cœurs se vouent l’un l’autre un amour constant. Vous êtes celui dont le chagrin me fera pleurer amèrement et dont la joie me rendra heureuse, et je vous montrerai que votre amour me va droit au cœur, car je suis dorénavant sous vos ordres ; votre volonté sera la mienne. » Ce discours réjouit le chevalier, qui s’empressa de remercier la demoiselle par des paroles et avec son cœur du mieux qu’il put, car la langueur dont il n’avait confié l’existence à personne n’avait pas fini de le faire souffrir. L’amour est un ouragan, un compagnon contrariant : sa douceur se fait souvent amertume. |
9420 | Rial, le roi de Jeraphin, offrit sa chère dame à Wigalois pour toujours, comme elle le désirait ; la constance qui les unissait fut concrétisée par leur juste mariage au château. Le héros passa une bague au doigt de la jeune fille ; en échange, elle lui fit don de son royaume après avoir demandé aux chevaliers si telle était aussi leur volonté. Alors les habitants poussèrent des cris de joie qui retentirent partout pour montrer qu’ils étaient tous ravis de cette nouvelle. Puis dame Larie déposa avec précaution la couronne en or sur sa tête et remit entre ses mains son peuple, son royaume et sa propre personne en lui offrant un sceptre en or. Il donna un baiser à la reine et prit possession d’elle. Par l’amour qu’elle lui portait, elle le dédommagea au centuple des dangers qu’il avait courus. |
9443 | À la fin de ce discours, d’immenses cris de joie envahirent le palais, puis partout on dressa les tables de façon royale. Devant les sénéchaux, les trompettistes marchaient en jouant de leur instrument ; on battait si fort les tambours en lançant les baguettes149 que la vaste salle résonnait de leurs sons. Un immense banquet fut organisé, où les convives purent voir toutes sortes de divertissements à pleinté pendant qu’ils mangeaient. Le roi150 Wigalois oublia alors tous ses soucis. En sortant de table, il prit la demoiselle par la main et tous deux quittèrent la compagnie dans la joie pour rejoindre leur chambre. Quand bien même un chevalier aurait déjà été mieux servi par une femme, lui n’en serait pas jaloux ; et même si une femme avait déjà été mieux servie par un homme, Larie ne l’aurait pas convoitée. L’un et l’autre le montrèrent par leur profond amour en unifiant leurs deux esprits avec une confiance si totale que leurs deux cœurs n’aspirèrent plus qu’à une chose commune ; il était en accord avec ses désirs, elle l’était avec les siens. Ainsi l’amour unifia-t-il leurs cœurs avec dévouement, si bien que les sentiments qui les animaient ne tendirent plus qu’à un désir. Nul n’osa demander s’ils avaient passé une nuit agréable, mais à vrai dire, leur joie fut telle, évidemment, que je ne puis la comparer à rien. Ils s’enlacèrent avec tendresse jusqu’au petit jour, puis, l’esprit serein et enjoué, ils allèrent tous deux entendre une messe que l’on chanta pour eux, dans la seconde partie de la matinée. Lorsqu’ils se présentèrent couronnés à l’entrée, une telle foule se précipita que les chambellans postés à la porte rouèrent les gens de coups. La veille, le preux Wigalois avait fait chercher les demoiselles et le fidèle comte Adan au château de Glois, qui avaient été conduits à Corentin la nuit venue, car ils voulaient aussi assister à la messe où le héros se rendit couronné. Le sermon de l’évêque contenait de si douces paroles que le fidèle comte Adan se repentit de ses péchés. Le prêtre enseigna aux païens les prophéties et l’histoire des évangélistes jusqu’à ce qu’ils fussent persuadés dans leur foi que, par la science de Dieu et la pure vérité, ils étaient heureux d’être baptisés. À leur demande, Marine et le comte Adan furent baptisés, puis ce fut le tour des jolies suivantes avec lesquelles Marine était venue. Après que le baptême fut terminé et qu’ils eurent accepté les préceptes chrétiens, ils allèrent avec joie trouver le roi dans la salle où les princes et la reine siégeaient partout : Rial, le roi de Jeraphin, reçut de sa main son royaume, puis suivirent maints autres princes qui étaient fiers des terres qui leur avaient été octroyées. Cependant, la meilleure part revint à Wigalois qui, grâce à sa vaillance et à la bravoure de son cœur, conquit cette dame et les terres du royaume. À mon avis, celui qui jamais court un tel danger pour une femme l’attire plus facilement que celui qui attend chez lui qu’on lui donne une épouse qui pourrait bien devenir son maître. Croyez-moi, elle ne sera alors pas si bien traitée ni comblée de tant d’égards que celle pour qui l’on endure de rudes épreuves et qui est conquise comme récompense suprême ; je pense que son amour sera dû. |
9540 | Je ne puis en dire plus long que ce que je sais de cette histoire ; elle nous enseigne que le noble chevalier traita si bien dame Larie qu’elle fut ravie de ses attentions ; il satisfit ses désirs par sa présence et ses richesses, ce que sa beauté méritait grandement. Lorsqu’il eut attribué aux princes leurs fiefs comme convenu, nul ne fut d’humeur à oublier de lui jurer fidélité. Ensuite, il les enjoignit à respecter les lois de Charlemagne et à faire régner la justice dans tout son royaume, ce qui fut exécuté sans relâche, comme il le leur avait ordonné. Le pays avait ainsi surmonté sa douleur par la joie. À cet instant, messire Gauvain arriva aux abords du château, chevauchant comme à son habitude à la façon des chevaliers courtois, car il était noble et puissant, comme le montrait sa suite. En outre, il pénétra dans le royaume avec trois compagnons remplis de vaillance : outre lui-même, il y avait Érec, Lancelot et messire Ivain, dont l’esprit et l’amitié, qui ignoraient la félonie, étaient d’une entière loyauté. Ils étaient venus chargés de richesses, équipés et vêtus avec faste, selon les honneurs qui leur étaient dus ; l’équipage qu’ils menaient, formé de nombreux suivants, était irréprochable. Les sons des trompettes et des instruments à cordes résonnèrent devant eux sur la route, et des cris de joie retentirent dans le palais et devant le château. Les chevaliers se rendirent devant la porte pour souhaiter la bienvenue aux invités. Richesses et honneurs, qui ne manquaient point, furent mis à leur disposition avec ardeur et dévouement, par amour et amitié pour eux. Devant eux, on conduisait les chevaux de bât qui portaient leur équipement, à la suite desquels étaient menés huit destriers grands et puissants, dont on pouvait voir les splendides couvertures de samit rouge qui servaient aussi à couvrir les écus afin qu’ils soient reconnus, quelque contrée qu’ils traversent à cheval. Enfin arrivés à Corentin, ils furent accueillis chaleureusement par le roi et la reine avec bienveillance, Wigalois recevant Gauvain comme il se doit d’un fils envers son père. Gauvain le serra dans ses bras et versa des larmes de joie qui se répandirent sur ses vêtements. Ils s’embrassèrent sans déloyauté ni ressentiment et y prenaient plaisir, tant ils étaient heureux de se voir. Ensuite, dame Larie embrassa les invités, comme le roi le lui demandait, puis les princes quittèrent leur siège pour souhaiter la bienvenue à chacun. Ils n’étaient pas venus par hasard au royaume : messire Wigalois avait envoyé une lettre à messire Gauvain sur laquelle était apposé un sceau qu’il avait laissé à sa femme en la quittant dans l’affliction sans jamais la revoir, ce qui pourtant lui avait causé une telle souffrance qu’elle lui avait brisé le cœur et ôté toute joie. |
9623 | La lettre racontait comment il avait accédé au trône dans deux royaumes et comment il s’était battu avec vaillance pour réussir l’aventure. Dans cette même lettre, il le priait instamment du fond du cœur de se montrer loyal comme un père envers lui et de se rendre là où il régnait sur les deux royaumes et portait leur couronne ; on les lui avait offerts, ainsi qu’une ravissante reine dont la beauté était incomparable, pour le récompenser de ses efforts. Aussi Gauvain se rendit-il au royaume pour assister à la fête de son fils, et il fut accueilli chaleureusement. Ensuite, il prit l’hôte par la main et l’emmena à l’écart pour lui demander instamment de lui parler de sa chère mère. Dès qu’il apprit la véritable histoire de son épouse, Gauvain laissa éclater une immense douleur et des plaintes poignantes, puis il dit : « Quel malheur pour moi, reine, de devoir vivre sans ton amour, car ton hospitalité et ton affection étaient comme la joie du jour de Pâques ! Lorsque j’étais allongé contre toi en te tenant dans mes bras, las, je me sentais au paradis ! La nourriture de ton amour souvent absorbait mes pensées ; maintenant, le tourment me rend malheureux. Quelle merveilleuse époque ! J’y pensai depuis lors, le cœur chargé d’un immense chagrin, chaque fois que ma peine, pareille aux longues nuits d’hiver, durait trop et que la passion amoureuse qui reposait au fond de mon cœur me tiraillait ; à cause d’elle, je n’oubliai plus jamais ta douce bonté qui resta ancrée dans ma mémoire, et je continue à être éperdu de douleur. En hommage à ma dame, je serai prévenant avec toutes les femmes et les rendrai pures comme l’or par mes paroles partout où je le pourrai. Je serai toujours le vassal et le défenseur de toutes, car celui qui reconnaît leur bonté ne peut vivre sans elles. Il serait juste que toutes les couronnes fussent à leur service, car rien ne pourra jamais être comparable à leur douce récompense. Hélas, puissé-je encore vivre le jour où je devrais voir ma bien-aimée, alors rien ne me serait plus agréable ! Sache, mon cher fils, que tu es désormais ma seule joie, puisque Dieu m’a fait cadeau de toi ; ton mérite est toute ma vie. Je serai toujours heureux de ta si belle réussite et je remercie Notre-Seigneur le Christ pour ce qu’Il a fait. » Après que Gauvain eut parlé, ils revinrent auprès de leurs compagnons, où l’on pouvait trouver une multitude de divertissements et de jolies jeunes filles dont la beauté est la plus grande des joies et des délices terrestres. Quiconque ne leur souhaite pas la prospérité devrait être privé de leur compagnie, car elles offrent au cœur des moments de joie, de profonde tristesse, et de douce peine. Sans leur grâce, les plaisirs et notre détermination auraient disparu en nous. Dieu les a créées par amour et par bonté pour le monde entier. Bienheureuse, la délicieuse troupe que Dieu a couronnée de telle sorte que le bonheur du monde entier repose sur leur bien noble bonté, elles qui abaissent l’arrogance et élèvent souvent la modestie ! Heureux, celui qui fait tout ce qu’elles veulent, tant leur réconfort est chose agréable après de douloureuses épreuves ! |
9716 | Lorsque la beauté de dame Larie apparut aux yeux de messire Gauvain et qu’il put la regarder de près, il lui dit amicalement : « Bénie sois-tu, délicieuse enfant ! Est-il possible que ta beauté fût engendrée par une femme ? Non, il m’est avis que Dieu lui-même te façonna de Sa divine main, car ta grâce surpasse celle de toutes les femmes que j’ai connues ou vues de mes propres yeux : tu es leur miroir à toutes. Jusqu’ici, j’ai confondu brique et cristal transparent ; mais je dois louer ta beauté, car tu devrais être couronnée sur toutes ces dames. Ta grâce a donné la mort à plus d’un homme qui vivrait encore aujourd’hui. Je pense que ton doux amour donne au cœur la voix du tourment ; tu es la véritable gemme de l’aspiration amoureuse du cœur et de l’esprit. Dame, je n’aurai plaisir à te donner à nul autre que celui à qui tu es promise et avec lequel tu dois être heureuse. Vous serez l’un et l’autre ma joie partout où je voyagerai à travers le monde. Dieu s’est penché sur vous avec tant de perfection que tout se terminera bien s’Il vous laisse vieillir heureux et sans épreuves douloureuses, et si vos âmes sont sauvées. Puisse-t-Il maintenant vous donner la même volonté que celle qui vous unit dans l’amour ; en outre, vous pourrez faire appel à mon avis et à mon aide tant que je vivrai. Je considère que la compassion de Notre-Seigneur est un immense présent pour moi, car Il a soulagé ma peine à travers vous deux et a fait renaître ma joie depuis que je vous sais unis. » Alors dame Larie s’appliqua à faire comprendre à messire Gauvain du mieux qu’elle put, par ses gestes et ses mots, qu’elle pensait sincèrement du bien de lui : par ses paroles, elle lui montra qu’elle voulait être sa fille et l’appela papa. Ainsi, la confiance et l’esprit, qui étaient jusque-là séparés en trois, purent former une seule volonté entre eux. |
9771 | La fête du roi était somptueuse et nul ne regrettait d’y participer, car on offrait d’immenses banquets, auxquels s’ajoutaient les multiples distractions qu’on pouvait voir chaque jour. Nul n’osait poser la question « où ? », tant il y avait de sortes de jeux et de divertissements chevaleresques ; voilà à quoi ils passaient leur temps. La salle du palais, dans laquelle chevaliers et dames s’adonnaient à des danses majestueuses, était splendide et vaste, lumineuse et lisse comme verre. En outre, maintes tentes luxueuses étaient dressées dans les plaines, et champs et prairies étaient entièrement occupés par des chevaliers qui chaque jour joutaient jusqu’à la tombée de la nuit. Le royaume était donc entièrement plongé dans les festivités, lui qui jadis avait longtemps été éprouvé par un amer chagrin. Parmi les chevaliers, Érec, messire Gauvain, Lancelot et Ivain participaient aussi aux joutes. D’après l’histoire, les jeux chevaleresques durèrent douze jours en tout. Dès que la fête s’acheva, un page alerte pénétra dans la salle en courant ; il se mit à s’arracher les cheveux et à faire des gestes éplorés, tant il était éperdu de douleur. Je pense que ses soucis étaient sérieux. Il courait nu, sans aucun vêtement, si ce n’est qu’il portait une chaussure à chaque pied et une culotte, mais rien d’autre. Il apportait des nouvelles étonnantes : une lance brisée et ensanglantée, qui avait servi à abattre le roi Amire de Libye. Il raconta ce qui s’était passé aux chevaliers qui étaient présents, plongé dans des lamentations déchirantes : il y avait trois jours que ce roi avait été tué au cours d’une joute aux portes de Namur par le monstrueux Lion, le destructeur de joie. Le page manifesta sa douleur et s’écria, rempli de chagrin : « Malheur au héros imprudent qui a usé de violence envers mon seigneur et l’a atrocement abattu ! », puis il dit : « Quiconque eut jamais du cœur et un amour profond, et posséda de plus un courage et une loyauté intacts, doit estimer que ce que ce félon a fait à mon seigneur est un préjudice abject, d’autant plus qu’il lui prit son amie et l’emporta avec brutalité lorsqu’il eut tué le chevalier. Messire Wigalois, roi de Corentin, devrait déplorer cette infortune et, s’il est assez courtois et possède autant de bravoure qu’on le dit dans le monde entier, alors il devrait venger cet outrage. » |
9844 | « Ma dame et mon seigneur s’étaient empressés de venir ici pour voir le roi. Seulement, la lance ôta la vie à mon seigneur et le priva de la cérémonie. Las, dans quel triste état il gît encore sans sépulture dans la prairie ! Que cela soit un préjudice abject pour tous ceux qui portent le titre de chevalier ! De rage, j’ai déchiré mes vêtements. Le roi, les princes et leurs vassaux doivent savoir que cet outrage fut ourdi pour nuire à leur honneur. L’amour constant de ma dame Liamere, la noble reine, fut sali de force. Aussi, celui qui est grandi par cet outrage ne peut répondre à cette douleur par la douleur et les lamentations. Le prince Lion, en tuant mon seigneur, a abattu un homme qui était d’une si grande noblesse que je ne puis l’exprimer. Je vous dirai que dame Larie et ma dame Liamere, son épouse, avaient chacune pleuré sincèrement le chagrin de l’autre, car leurs pères étaient les enfants de deux frères qui hélas sont morts depuis longtemps déjà. » – Je vais vous dire comment ils se nommaient : l’un était Garez de Libye, et l’autre, d’après le page, était Lar, le roi de Corentin. – « Voyez maintenant ce qu’elles représentent l’une pour l’autre et portez secours à ma dame ! » Dame Larie éprouva tant de chagrin pour l’offense faite à sa parente qu’elle tomba en pâmoison ; alors Wigalois sortit de son silence et dit : « Courage, dame ! Je la libérerai ou accepterai tous les malheurs qui m’adviendront. Dame Larie, ne pleurez point ! Je vais lui déclarer la guerre ! » Mais les princes lui conseillèrent de réfléchir encore et dirent : « Sachez, messire, que les Serbes lui prêteront main-forte, que plus d’un noble chevalier viendra de Turquie pour l’aider et qu’en outre, les Valaques et les Grecs sont ses alliés. Nous aurons certainement beaucoup de blessés devant la cité à cause des nombreuses et hautes tours placées à l’extérieur et à l’intérieur des remparts. Nous jouerons probablement notre vie. Quiconque veut partir en quête de renommée nous suive ! » |
9905 | Érec et ses compagnons dirent : « Celui qui hésite désormais à combattre à cause du danger ne peut être touché par l’affront fait à son seigneur et à lui-même. » – « Messire Wigalois, ne tardez plus ! dit le preux Gauvain, car si Dieu continue à rendre justice, comme Il l’a toujours fait, je suppose que rien ne pourra nous arriver. Vous possédez de nombreux chevaliers talentueux, et s’ils s’engagent maintenant à vous montrer la force de la fidélité qu’ils ont pour vous en vous venant en aide ; aucun roi ne disposa jamais de tant de héros dans cette contrée. Ces chevaliers sont les élus de maints royaumes. » Alors, d’une seule voix, ses hommes, ainsi que les invités, lui promirent tous en même temps de l’aider sur-le-champ. On forma une solide alliance contre le félon qui avait commis ce meurtre et les avait humiliés. Puis Wigalois envoya au-devant son valet avec le page, afin qu’il annonce, de sa part et de celle des princes, qu’il répondrait promptement à l’échec que lui avait lancé le prince Lion, par un échec et mat, s’il le pouvait. Le valet prit congé du roi qui voulut lui donner des vêtements ; mais il répondit : « Non ! Car je veux vivre dans l’affliction jusqu’à ce que la justice de Dieu administre à celui qui m’a ôté joie et mérite sans raison un châtiment relatif à ses actes. Hélas, quel crime qu’ils ne soient pas encore vengés ! » |
9946 | Après avoir prononcé ces paroles, il prit congé de la cour et s’en alla retrouver la dépouille mortelle du chevalier qui gisait toujours dans la prairie et qui, par les soins de Dieu, avait été protégé des oiseaux et des chiens. Sa monture était solidement attachée à la branche d’un tilleul, et voici comment le chevalier était équipé : son écu était posé sur lui, selon la coutume du pays, et son épée reposait sous sa tête. Cela faisait maintenant sept jours qu’il avait été tué. On pouvait voir à côté de lui deux lévriers qui le pleuraient amèrement et qui le protégeaient des oiseaux et des animaux sauvages. N’ayant rien à manger dans le champ, ils supportaient le manque de nourriture jusqu’à ce qu’ils meurent aux côtés de leur maître, avec le cheval. Le feuillage étendu du tilleul leur faisait de l’ombre. Ma dame Liamere éprouvait une profonde peine pour le héros, dont tous les hommes avaient été fait prisonniers ou tués, si bien qu’elle se mit à pleurer du fond du cœur avec l’affliction qui sied aux femmes. Elle n’avait plus d’importance puisqu’elle avait perdu son bien-aimé. Mais Lion l’avait choisie pour égayer sa vie, aussi avait-il tué le doux mari de la noble dame avec une lance d’Angran : le chevalier était mort à cause de la beauté de son épouse. La peine qu’elle ressentait pour lui la plongea dans une profonde affliction et, autant son teint était lumineux auparavant, autant elle avait maintenant entièrement pâli et était devenue blême ; sa joie s’était éteinte au point qu’elle ne faisait plus que se lamenter nuit et jour et tournait le dos à la vie. |
9991 | Poussée par la fidélité et les pleurs, la belle dame coupa ses longues et belles tresses fournies à souhait, et arracha sa robe de samit aux reflets d’or et une fourrure d’hermine ; les larmes que ses yeux versaient coulaient sur ses joues et sa poitrine. Elle désirait amèrement mourir, ce qu’elle montra ensuite au monde entier. La pure dame éprouvait du chagrin au fond d’elle-même parce qu’elle avait vu le délice de son cœur se faire tuer sans raison ; cette douleur lui brisa le cœur et lui ôta la vie. Tombée dans une démence pitoyable, elle laissa déchoir tous ses sens, ne supportant plus de porter aucun vêtement, ce qui obligeait à la surveiller constamment. « Hélas, que ne suis-je enterrée avec mon doux ami ! », criait-elle à haute voix, sans jamais cesser ce discours. La belle déchirait tout ce qu’elle portait. Aussi, hommes et femmes l’évitèrent à cause de cette folie, car elle était si belle que quiconque voyait son malheur ne pouvait s’empêcher de pleurer. Ce comportement dura sept jours, durant lesquels son affliction et ses cris de douleur furent sans cesse renouvelés, tant elle regrettait sincèrement son compagnon mort. Le prince Lion lui proposait souvent son royaume et sa personne, mais elle ne s’en souciait point ; son réconfort la rendait encore plus folle, aussi décida-t-elle de quitter ce monde, meurtrie au plus profond de son cœur. Pour l’amour de son compagnon mort, elle abandonna honneurs, vie et biens, ce qui fit rougir les paupières de plus d’un. Sa fidélité l’emportait sur celle de Charlemagne.151 |
10038 | Lorsque le prince la vit morte, il se dit : « Hélas, qu’ai-je fait ? J’ai tué son doux époux sans raison. Las, perfide relation, comme ta cupidité m’a fourvoyé ! Tu m’as menti en me conseillant de tuer le héros dans l’unique espoir que je réussirais à retenir sa belle dame et à passer le temps avec elle ; la voilà désormais étendue, morte de douleur pour l’amour de son compagnon, ce qui est une infortune qui toujours m’affligera. Puisses-tu être heureuse, noble femme qui est mon amour du fond du cœur et mon salut, toi qui portes toute la force de la fidélité de façon si pathétique ! » Entre-temps, le page du roi de Corentin était arrivé à cheval ; mais nul ne savait quelles étaient ses intentions. Il mit pied à terre, puis, ayant vu le prince Lion, se dirigea droit vers lui pour lui parler franchement : « Messire, ceux dont je vais citer les noms me font dire qu’ils se dédisent de l’amitié et du soutien qu’ils te portaient : mon seigneur Wigalois, le roi de Corentin, et son armée ; Rial, le roi de Jeraphin ; Érec, le fils du roi Lac et Lancelot du Lac ; messire Gauvain, le père de mon seigneur, et messire Ivain de la fontaine ; Zaradech et Panschavar, – qui sont deux rois d’Asie venant de la troupe des païens –, tous veulent transpercer ton écu de leur lance afin de venger par l’épée l’affront que tu leur as fait en tuant le doux époux de la noble dame alors qu’il ne t’avait fait aucun tort et qu’il voulait participer à la fête du roi ; seulement, ta félonie lui montra comme elle était violente. Ton arrogance sera mise à bas et ta violence anéantie ; ton bonheur sera meurtri et rempli de douleur. Hélas, quel malheur que ma dame Liamere soit morte, elle qui n’eut jamais à rougir de honte ! Elle perdit la vie par ta faute. Aussi le comte Adan d’Alarie a-t-il juré de prendre sa revanche, ainsi que les trois princes Darel, Gamer et Ariun, nés à Medarie et Belakun, qui perdirent leur seigneur dans la plaine de Roimunt. Je te fais savoir de la part de ces princes qu’ils ont l’intention de te faire du tort, que la reine Élamie et ses compagnes se dédisent de l’amitié qu’elles te portaient, et que dame Marine et ses compagnes sont résolues à venir ici pour se mesurer à toi et faire rougir les paupières de plus d’un, car nombre de chevaliers y trouveront la mort. Bejolarz, le fils du comte Leodarz, et son oncle, le comte Moral, rompent également l’amitié qui vous soudait ; de même font Ursin et Ambigal, deux comtes de Salie, et, pour finir, la mesnie. Messire le roi et son armée assiégeront ta cité, ce qui sera l’occasion pour ta félonie d’être pleinement repue d’événements sanglants. La lame qui fit ta joie se brisera à cause du méfait que tu commis envers le très noble prince, dont la mort entraîna celle de dame Liamere : ayant perdu son bien-aimé, elle choisit de finir misérablement, éperdue de douleur et le cœur meurtri. Que dirai-je de plus ? Voilà un jeune corps inanimé qui gît ici tristement. Mais sois certain que Dieu ne pardonne pas le meurtre et que tous les malheurs qui t’arriveront à cause de cela, nul être vertueux ne les regrettera. Dans douze jours, tu verras ici mon seigneur, qui a toujours été profondément touché par la détresse des pures femmes. » |
10143 | Quand Lion eut pris connaissance des paroles du messager qui était venu et qu’il vit tant d’affliction, il en fut profondément blessé et dit : « Ce discours est riche de plus d’un enseignement et je ne reculerai pas d’un pas devant ceux qui me déclarent leur hostilité, car leur amitié et leur salut ne sont rien de plus pour moi que mes sentiments pour eux. Je serai visible devant la cité avec mon armée de chevaliers à quelque moment qu’ils arrivent, et jamais ils ne conduiront une armée assez grande pour rivaliser avec la valeureuse troupe que je leur opposerai. Oh, j’espère grandement rester en vie après avoir tué le prince ! Qu’ils viennent, ceux qui veulent ma perte, quels qu’ils soient ! Je promets que le prix qu’ils gagneront ici sera pleuré par leurs épouses chez eux. Ils croient que je suis Roaz ; mais plus que cela, j’espère bien mieux défendre mes terres et ma cité. Je refuse de ne pas mâcher mes mots, car je sais bien – on me l’a dit – que grâce à la magie, Wigalois tua le païen qui possédait tant de force et de courage ; et parce qu’il eut un si grand succès, il voudrait conquérir mon royaume en passant outre ma volonté ? Il me semble qu’il lui faudra encore patienter longtemps avant d’y parvenir. Sa rage et sa vindicte représentent aussi peu à mes yeux que le plus petit cheveu qu’on lui ait jamais arraché. Voilà ce que je veux que tu dises à ton seigneur. Quel que soit le prix qu’il veut remporter ici, il le paiera cher. Il n’y a pas d’aventure chevaleresque ici152 ! Qu’il la cherche ailleurs. Je sais bien qu’il ne réussira pas comme à Corentin, et si je vis, je lui apprendrai à renoncer à mes terres et à m’épargner, car je veux être maître chez moi. Il ne m’a pas jugé correctement et ferait mieux d’aller voir auprès d’autres personnes qui sont d’accord pour l’accepter comme souverain ! » |
10192 | Alors le messager dit au souverain : « Parler n’avance à rien, aussi ferions-nous mieux d’arrêter, et si tu possèdes de l’audace, il te sera facile de le prouver. Avec ta permission, je vais m’en retourner. » L’autre répondit : « Dieu te garde ! Surtout, dis à ta mesnie de ma part que si tous les chevaliers sont avides de combats, qu’ils viennent ici pour exercer leur talent ; seuls mourront ceux dont c’est la volonté de Dieu – ceux-là mourraient de toute façon chez eux –, alors autant pour eux ne pas fuir devant ce danger. – Seigneur, je le leur dirai », répliqua le messager. Ils se quittèrent sur ces paroles, et le page regagna Corentin, où il trouva le roi et la reine, ainsi que les princes. Il rapporta à toute la mesnie le message de Lion, leur racontant comment le roi Amire avait été tué à cause de la beauté de son épouse, puis comme la belle Liamere avait renoncé à la vie tant elle avait été désespérée et éperdue de douleur, lorsqu’elle avait perdu son ami, la fleur de son cœur. Sa fidélité était encore plus inaltérable qu’un diamant, comme le montrait l’immense peine qu’elle éprouvait pour le héros qui était mort pour son extraordinaire beauté. Malheur et bonheur à toi, Amour ! Tu domines les reines comme les plus humbles gens, car ton pouvoir n’a jamais fait de différence entre quoi que ce soit, si bien que tout est soumis à ton autorité et que tu peux contrôler tout ce que tu veux, de quelque façon que ce soit. Ta défection apporte bien des tourments qui entraînent la mort. Il me semble que celui qui fuit ton pouvoir est un homme de bon sens, car ta force peut très facilement faire rougir de peine les paupières des yeux pétillants. Que de fois les cris de détresse « Malheur à toi, mort ! » furent clamés par ceux qui pleuraient amèrement la très noble épouse qui, désespérée, avait perdu la vie pour l’amour de son mari. Aussi loin qu’il m’en souvienne, c’est une chose qui n’arrive plus guère aujourd’hui. |
10245 | S’il vous plaît, je vous dirai pourquoi : jadis, l’amour infidèle n’était pas courant et l’on s’aimait alors sans arrière-pensées, alors qu’aujourd’hui nous feignons d’être heureux et ne sommes amoureux qu’avec perfidie. Celui qui maintenant éprouve un amour sincère et fidèle est la risée de plus d’un. Jadis, on aimait Dieu, et Il protégeait tout un chacun ; maintenant, il semble que nous nous écartons tous de la voie des commandements qu’Il nous a laissés. À partir de là, il nous faudrait nous demander comment les valeurs du monde se sont inversées : sa liesse est devenue tristesse ; la justice a pris la fuite tandis que la violence a pris de l’ampleur ; la loyauté est mortifiée, et la félonie nourrit la convoitise.153 Les temps ont radicalement changé et empirent d’année en année. Nul ne profite plus de sa vie ; la cupidité a des conséquences néfastes ; voilà comment notre époque a décliné. Son bonheur est meurtri par le péché mortel, et le signe de ce déclin est qu’elle est comme la décrivit saint Jean autrefois dans le Saint-Esprit : grâce à l’aide de Dieu, il vit les cieux s’ouvrir et tant de choses s’y produire, qu’il lui fut interdit d’écrire. Il vit les messagers de l’Agnus Dei aller et venir dans son royaume céleste, et un aigle traverser le ciel en volant majestueusement et crier de désespoir : « Malheur à vous, enfants de toutes les mères ! Suivez les désirs de Celui qui n’a pas d’origine et dont le pouvoir est infini, Lui qui tient entre Ses mains le sort du monde, sans la grâce de Qui rien n’existerait, comme Il le prouve chaque jour. Vous avez transgressé Ses ordres, ce qui vous causera du tort. Il vous maudit, et n’envie pas votre vie.154 » Cela se passa au-dessus de nous, et nous avons malheureusement été enlevés par les griffes de la mort. La cupidité et la fortune du monde nous ont trompés. Malheur à vous, richesses et renommée ! Votre parure sera bien piètre après la mort. |
10306 | L’histoire serait bien trop longue si je relatais dans les détails tout ce qui se passa alors et se produit encore aujourd’hui ; je ne m’attarderai donc pas à toutes ces digressions. La mesnie était plongée dans les cris de douleur et les lamentations, et dame Larie pleurait amèrement la mort de sa parente. Les yeux de plus d’un étaient rougis tant ils étaient mortifiés par le désespoir. Le page leur parla encore de Lion, le valeureux prince : il leur raconta qu’il ne donnerait pas le moindre cheveu qu’on lui eût coupé contre la force de chacun d’eux et que leur défi le faisait rire chaque jour ; qu’il ne les redoutait pas le moins du monde et que dès qu’il les verrait, il les affronterait avec son armée. Ils trouveraient face à eux une troupe d’une ardeur chevaleresque, des joutes acharnées et de rudes combats s’ils venaient en temps voulu, le cœur rempli de détermination. Le bon sire Gauvain et ses compagnons s’en réjouirent. Alors la mesnie s’empressa de se préparer pour cet événement, où nombre d’écus furent entaillés ; on prépara aussi tout ce dont la reine avait besoin, puisque, sur la prière du roi, elle aussi devait prendre part au voyage ; elle le faisait d’ailleurs avec grand plaisir, car leur amour partagé, ne voulant plus jamais les voir séparés, les y avait invités. Où que messire Wigalois allât désormais, dame Larie le suivait, car il aimait à regarder sa beauté. Pour le confort de son épouse, il avait fait bâtir une fort belle tour, ronde et d’une bonne hauteur, érigée sur un éléphant et recouverte avec art de soie précieuse d’Alexandrie. Dame Larie y pénétra en compagnie de douze suivantes nobles et de belle apparence : l’intérieur avait été somptueusement décoré, si bien que le sol du castelet était jonché de précieux tapis en soie et que les murs étaient parés de draps de soie rouges et jaunes sur toute la circonférence. Au centre de la pièce pendait une moustiquaire en soie, à l’intérieur de laquelle était suspendu à un fil d’or un cristal plus transparent que du verre, rempli d’un baume qui exhalait un suave effluve dont la douceur rivalisait avec le musc et le spicanard.155 Voulez-vous savoir ce que faisait ce baume ? Voici quel était le pouvoir de son odeur : il suffisait que quelqu’un, qui n’aurait jamais été aussi malheureux, la sente pour que sa peine disparaisse. Sachez encore que ce baume possédait la vertu d’apaiser toute maladie, quelle qu’elle soit, quand on l’appliquait sur le mal. Il était visible car il était enclos dans un rubis qui formait le couvercle du cristal et était aussi scintillant que la lueur d’une bougie qui permet de voir la nuit. Le baume est rare et inconnu ; il fut importé d’une contrée païenne fort lointaine, le pays du Vieillard156, et tire sa force de plantes que l’on achète son poids d’or ; voilà pourquoi il est juste que sa douce fragrance surpasse toutes les autres. J’ai entendu dire que sa suavité est incomparable. |
10389 | La moustiquaire était tissée avec art et couverte de clochettes en or suspendues à son bord inférieur ; en outre, les murs étaient meublés sur toute leur circonférence par des couches sur lesquelles étaient tendues de larges coultes de soie précieuse ; les murs étaient recouverts de fleurs qui jonchaient aussi le sol. Au point du jour, la lumière, qui réjouit les cœurs, filtrait à travers le cristal en éclairant toute la pièce. Ainsi, l’intérieur du logis, qui abritait le couronnement de la joie et l’amie idéale, dame Larie, était joliment décoré de façon qu’elle chevauche agréablement ; en très peu de temps, il avait été apprêté comme elle l’avait désiré, c’est-à-dire avec magnificence. Lorsque la dame fut prête à partir, messire Wigalois ordonna à quatre comtes de surveiller le castelet avec une attention soutenue : ils excellaient en loyauté et en bravoure et de plus avaient un esprit vif. Le premier était le comte Moral ; puis il y avait Ursin et Ambigal ; le quatrième était le comte Adan ; ils avaient sous leurs ordres cent fameux chevaliers. Où que l’éléphant se déplaçât, à travers champs ou le long des chemins, ils devaient le surveiller, ainsi que la dame sur son dos. Ensuite, à la demande du roi, les princes pénétrèrent dans le palais et jurèrent tous en même temps d’obéir à messire Gauvain, qui excellait dans l’art du combat chevaleresque. Ils le trouvaient si avisé que grâce à sa renommée, ils ne pouvaient échouer, puisqu’il conduisait l’armée avec intelligence et vaillance, ce qui le mit ensuite dans une situation embarrassante qu’il surmonta difficilement. S’il n’avait eu l’habitude de ce danger, le héros aurait été découragé. |
10438 | Lorsque la troupe armée fut prête et que chaque chevalier eut été compté pour le départ, l’histoire nous raconte que le roi de Corentin – qui était renommé pour son immense bravoure – avait six mille chevaliers, si ce n’est plus. Jamais aucun roi n’avait été assez héroïque pour mériter une telle troupe de valeureux combattants, et il aurait aisément pu mener une armée plus nombreuse encore, s’il l’avait voulu. Nul soldat ne le servait avec détermination pour le salaire : grâce à sa vaillance, l’armée entière lui était si dévouée qu’elle était prête à lui rendre service bénévolement et gratuitement ; tous lui vouaient une grande admiration. Par la suite, ils montrèrent aussi à la reine, lors du combat, qu’ils regrettaient la mort de sa nièce. Nous ne devrions jamais penser que la peine des nobles dames est une chose de peu d’importance : chacun se doit de prévenir tous les torts qu’elles peuvent subir, car rien ne peut offrir au cœur de joie plus intense que la vie des nobles dames. Leur intelligence et leur bonté éveillent les sentiments qui, sinon, seraient toujours dépourvus de joie. Ainsi usent-elles de leur agréable hospitalité pour détourner les tourments du cœur. Maudite soit la langue qui tient un discours qui leur est hostile ! |
10474 | Oyez maintenant comment le départ de la troupe armée du royaume de Corentin fut organisé. Rial, le roi de Jeraphin, menait la marche avec sa mesnie. Sa bannière était ainsi colorée : moitié blanche et moitié rouge ; en guise d’armes, elle portait en son centre un animal en or qui dégageait une lumière radieuse, était richement orné et avait la forme d’un éléphant, permettant au noble chevalier d’être reconnu, où qu’il aille. Sa suite lui jura d’être vaillante. Il était sans conteste un héros, car ses actions lui avaient bien souvent valu des louanges. Combien de fois avait-on vu les pirates fuir devant lui sur l’océan, après qu’il eut décimé leur force armée ! En outre, il s’était défendu contre le pouvoir de deux puissants royaumes voisins. Oyez maintenant dans quelles conditions le roi voyagea : il menait six éléphants qui portaient, selon le désir du héros, des tours d’assaut et de défense, et étaient accompagnés de mille chevaliers et de cinq mille fantassins qui tenaient une lance en main et portaient un bouclier, une épée et un arc. Si l’histoire ne nous ment point, ils quittèrent le royaume en emportant de nombreuses bannières aux couleurs chatoyantes. À leur suite chevauchait la reine : on voyait à sa manière d’être que rien de ce qu’elle désirait ne lui manquait. Avec elle voyageait sur l’éléphant la fleur de la fortune : douze superbes jeunes filles – irréprochables et pures –, nobles et puissantes, vêtues de samit vert ; elles portaient un manteau doublé de fourrure veloutée unie et une tunique ample, et avaient pour coiffe une couronne de fleurs. Leur beauté avait un éclat qui égalait celui de la lumière du jour, si bien que malgré le chagrin et l’affliction qu’elles éprouvaient pour la défunte dame Liamere, leur bouche était rouge et leur visage lumineux. Je n’omettrai pas non plus de relater de quelle façon était vêtue dame Larie, dont l’histoire raconte que la beauté rivalisait avec le soleil. |
10531 | La compagne de jeu de Fortune portait une chemise de soie fine, blanche comme un cygne ; elle portait des souliers montants en cuir de bonne fabrication. Il est commun de dire que les richesses rendent arrogant ; cela se peut, et cependant je pense à l’inverse que même une immense puissance ne rendit jamais prétentieux un cœur pur de nature. Vous devez tous savoir que les roturiers sont orgueilleux. On avait découpé pour dame Larie un paile aux couleurs plus ardentes qu’une braise, que l’on ne s’était pas gardé de doubler de fourrures d’hermine blanches. Elle portait une tunique et un manteau longs, finement agrémentés et taillés à la mode française, [le manteau] étant maintenu par des lacets ouverts. Afin de relever leur somptuosité, ces vêtements étaient ourlés d’une large bande de zibeline noire et grise – qui entourait leurs deux extrémités. La dame avait passé une ceinture d’Hiberne sur laquelle étaient serties des pierres précieuses aussi brillantes que les étoiles. Un rubis clair comme le jour avait été sculpté avec art sur la boucle de la ceinture, formant un dragon en or en relief. La dame portait sur sa poitrine un fermail qui n’était agrémenté d’aucune autre parure qu’une épingle en or, qui servait à tenir fermé son amigaut, et qui était fait dans une pierre précieuse illuminée par trois couleurs. Une partie était une émeraude plus verte que n’importe quelle herbe ; la deuxième lumière provenait d’un saphir et la troisième d’un précieux rubis, (toutes trois représentées sous la forme de)157 deux lions et d’un aigle. Ainsi, cet ouvrage fut décrit du mieux possible avec des mots par Wirnt von Grafenberg. Le paile qu’elle portait était broché d’or fin, et avait été ouvré dans une contrée païenne avec le plus grand savoir. Devant les dames étaient disposés quatre jeux de trictrac et de jacquet158 fabriqués en ivoire. Elles jouaient avec des pièces en pierres précieuses et non pas en bois, comme on peut le voir de nos jours. Elles étaient grandement diverties par les demoiselles qui jouaient toutes sortes d’instruments à cordes, ce qui leur faisait supporter leur tristesse et leur désespoir. Elles avaient tout ce qu’elles désiraient, et avaient la grâce pour compagne de jeu. |
10594 | Chaque fois qu’Érec et ses compagnons recherchaient les grandes effusions de joie et voulaient voir la beauté attirante des jeunes filles, ils allaient rejoindre la reine, auprès de laquelle ils trouvaient un rayon de bonheur, maints divertissements plaisants comme les jeux de table et la musique des instruments à cordes, ainsi que de douces visions pour les yeux. Quiconque se rendait auprès des dames, aussi affligé fut-il, ne pouvait que retrouver sa joie. On avait autorisé ceux qui étaient de noble lignage, les princes et leurs pairs, à monter dans la tour, où le temps passé dans la liesse paraissait fort court. Qui, en outre, s’ennuierait là où tous les désirs sont exaucés ? On y jonchait sans cesse le sol de fleurs à peine ouvertes et d’herbe verte encore humides de rosée. Tous les plaisirs qui réjouissent corps et cœur, et qui dominent tant l’un et l’autre que la fortune peut les amadouer, s’y trouvaient à pleinté – telle est la reconnaissance des nobles dames, et l’entourage doit affirmer que rien ne le touche plus profondément, elles le rendent heureux ou malheureux. Leurs yeux, qui regardaient ici et là, voyaient dans les cœurs et pouvaient très facilement infliger une peine à quiconque, contre laquelle nul ne peut se prémunir. Ainsi dame Larie, amie de la perfection, voyageait-elle. Au sommet de la tour flottait une bannière sur laquelle était représenté un animal en or identique à celui qui avait indiqué à son bienaimé le chemin de Roimunt au royaume de Corentin. La silhouette de la bête se détachait sur une longue et large étoffe de samit noir et constituait ses uniques armes. L’animal faisait renaître en elle l’affliction et le souvenir douloureux de la mort de son père, comme il était de son devoir, par fidélité. |
10643 | D’après ce que l’on me raconta, deux rois prenaient soin d’elle : messire Ivain et Érec, qui chevauchaient à ses côtés sur la route. Derrière et devant eux avançaient trois mille chevaliers, parmi lesquels flottaient nombre de bannières éclatantes. On voyait briller de nombreux écus somptueusement recouverts d’or et plus d’un heaume argenté, attachés sur les chevaux de bât ; les chevaux avaient des rênes richement parées de clochettes en or qui tintaient, et l’on entendait résonner au loin les sons des trompettes de l’armée. Chaque homme chevauchait en armes, prêt au combat. On voyait aussi maints écuyers qui tiraient de splendides destriers ; autours et faucons volaient autour d’eux, ainsi que toutes sortes d’autres oiseaux de proie, et dès que le jour déclinait et que le temps fraîchissait, chacun reprenait l’oiseau qui lui appartenait. Suivant la volonté de sire Gauvain, trois rois fermaient la marche de la troupe ; ils portaient des armes mortelles : de solides lances d’Angran ; puis, avec le régiment des princes, on transportait une bonne vingtaine de voitures chargées, si ce n’est plus ; les serviteurs portaient les javelots et les dardes.159 Lorsque messire Wigalois, le hardi preux, quitta son royaume, il avait à ses côtés deux mille chevaliers choisis pour tenir l’arrière-garde ; ils dirigeaient un redoutable régiment armé : mille archers possédant de solides arcs. Vu la façon dont les flèches furent tirées quand ils virent arriver les ennemis, j’aurais été un piètre chevalier parmi eux, et je pense que je n’aurais pas résisté longtemps. En tête de régiment, un écuyer courtois conduisait un éléphant qui portait ce qui renfermait les trésors du roi et son étendard, que tous pouvaient voir. Il était taillé dans une large et longue étoffe de samit noir, où brillait une roue en or ornée de maintes pierres précieuses. L’étoffe était brodée de fleurs en or du Caucase, si bien qu’elle chatoyait comme une braise ardente enflammée dans l’obscurité. Les deux rois d’Asie, Zaradech et Panschavar, avaient déployé deux bannières richement pourvues, dont les armoiries représentaient un aigle d’hermine sur champ de paile de Ninive aussi vert qu’un trèfle, entremêlé d’or rouge, marquant ainsi qu’ils avaient la responsabilité d’un régiment. Les bannières flottaient au milieu des champs. Les robustes mulets portaient d’innombrables abris et tentes, et les marchands fouettaient leurs nombreux chameaux pour les faire avancer ; ils transportaient le butin, la nourriture, ainsi que des vêtements, si précieux qu’il ne s’en trouvait nulle part dans toute la Grèce ni en territoire païen. Le roi et sa troupe armée se dirigeaient donc fort courtoisement vers Namur afin de faire du tort à Lion, le destructeur de joie. Plus d’un homme eut à regretter ce voyage. |
10720 | Ils parvinrent à Namur douze jours après la déclaration de guerre du page. Ils avaient emporté la dépouille mortelle du roi Amire qui gisait, entièrement embaumée, dans un cercueil fait dans une pierre précieuse posé sur une colonne afin d’être visible au-dessus de toute l’armée aux abords de la cité. Ils trouvèrent des troupes armées de chevaliers tout autour du fossé ; alors bien des assauts s’engagèrent. Une partie de la cité bordait la mer, ce qui la défendait contre l’armée ; d’épais remparts l’enceignaient entièrement, eux-mêmes entourés par un fossé dans lequel coulait un fleuve relativement large dont l’eau claire provenait d’une montagne. Wigalois et son armée encerclèrent la ville jusqu’à la mer. Elle était confortablement équipée en moyens d’attaque et de défense : les remparts possédaient une quantité innombrable de tours, de donjons et d’échauguettes qui surplombaient le fossé. On fit parvenir à la troupe armée de Lion postée en hauteur quantité de munitions permettant d’accélérer la mort : de bons projectiles et beaucoup de pierres, qui tuèrent de nombreux hommes. Les hommes avaient pour jouets mortels des catapultes et de monstrueuses machines de guerre qui lançaient des pierres. En haut de la muraille pendaient d’énormes rondins de bois qui étaient des armes très efficaces, si bien que lorsque quelqu’un marchait le long des remparts, on laissait choir les rondins, qui repoussaient l’ennemi en le précipitant au fond du fossé ; bien des hommes de Wigalois perdirent ainsi la vie les armes à la main. Huit portes menaient au bourg : deux donnaient sur la mer et les six autres sur la plaine, où l’on trouvait des escarmouches à volonté, convenant à toutes les sortes d’actes courageux que l’on cherchait. Messire Gauvain, qui se chargeait des troupes, accorda une trêve à l’armée ennemie et à ceux restés en dehors de la cité jusqu’au lendemain, à la demande des deux camps. Entre le fossé et les tentes se trouvait une plaine si vaste que les hommes étaient à l’abri des traits. Oyez maintenant, si vous le voulez, comment le siège fut organisé. Gauvain, l’avisé héros, fit sortir du camp le roi Rial avec mille chevaliers, pour l’envoyer vers la porte qui menait à la mer. De même, deux puissants rois, Zaradech et Panschavar, se tinrent devant la porte suivante avec mille chevaliers qui étaient sous leurs ordres. |
10783 | Puis les rois Yvain et Érec, dont les mains pouvaient ouvrir une large voie en frappant les chevaliers sur leur passage, se postèrent devant la troisième porte, en plein centre. Ils possédaient talent et force physique, et avaient auprès d’eux mille chevaliers. Écoutez maintenant qui se trouvait devant la quatrième porte : messire Wigalois, le noble roi, car les combats y seraient plus ardus que devant aucune autre ; il avait à ses côtés messire Gauvain et mille chevaliers de choix. Devant la cinquième porte se trouvait une gente reine dont la troupe était dirigée par dame Marine et le comte Adan ; étaient aussi sous leurs ordres mille chevaliers qui ignoraient la couardise. La demoiselle était dame Élamie qui, généreuse de nature, avait juré de les aider. Largesse mal acquise bien vite s’amenuise. Voyez comme la roue du moulin s’immobilise quand le courant du fleuve est trop faible ! Je la compare à l’aide qu’apportent de généreuses gens : lorsque les moyens viennent à manquer à un seigneur, l’avidité lui remonte au cœur à pas feutrés. Alors, la largesse commence à souffrir, car elle ne devrait pas être là ; ce renversement ne me plaît guère ! J’arrête ici ce propos, poussé par la vérité des anciennes et nouvelles coutumes. |
10818 | Devant la sixième porte se trouvait quelqu’un également prêt à combattre : le sénéchal de Roimunt, déterminé à prendre part au conflit. Il avait à ses côtés le comte Moral, Ursin et Ambigal, qui étaient à la tête de mille chevaliers. Messire Gauvain, cependant, répartit les sergents au sein de l’armée, chacun avec sa troupe : ils étaient au nombre de deux cents, sur le dos de six éléphants, et ils devaient lancer et tirer jusqu’à ce que le sang jaillisse des armures. Chaque régiment possédait un éléphant ; tous avaient été dressés à fuir, à ne pas bouger ou à charger contre l’adversaire. Le pavillon où dame Larie était assise avait été si somptueusement aménagé pour elle que jamais tente en soie précieuse ne fut plus joliment décorée, tant elle était ornée d’or. À son sommet se dressait fièrement un animal doré sculpté dans une pierre précieuse, au-dessus duquel flottait un gonfanon blanc où était représenté le même animal en pur or, comme Larie l’avait souhaité. Une pièce de cuir y pendait, couvrant la tente afin de la protéger lorsque la pluie tombait à verse, mais on l’ôtait par temps ensoleillé. Elle contenait d’immenses richesses : les nombreux lits, pleinement occupés par les nobles dames qui y avaient pris place, étaient confortablement recouverts de soie précieuse du Caucase. Ce pavillon était si vaste que je ne pense pas que quiconque ait pu en trouver un plus vaste encore depuis, après de minutieuses recherches. On pouvait voir de puissants princes aller et venir à cheval devant la tente, chacun à son gré, profitant de regarder la reine en parlant à son compagnon ; puis chacun regagnait le poste qu’on lui avait désigné. Tous avaient de la nourriture en quantité suffisante, car un marché avait été ouvert dans le camp, où se trouvait préparée une abondance prodigieuse de mets de toutes sortes ; on pouvait aussi y acheter quantité de vêtements et d’or, selon le goût de chacun. Des sentinelles protégeaient l’armée du roi : il y avait cent chevaliers de chaque troupe, qui devaient garder toute l’armée contre l’ennemi jusqu’au lendemain matin. Le son des sureaux160 dont on jouait répandait un doux écho sur les chemins de ronde. Les sentinelles les parcouraient avec attention, descendant jusqu’à la mer, jusqu’à ce que la lumière du levant perce à travers les nuages. À l’aube, de nombreuses cloches se mirent à tinter dans le bourg, car il était vaste. Il semblait aussi qu’il était temps pour ceux qui étaient en dehors de la ville161 de se préparer aux épreuves. Ils chaussèrent leurs jambières, genouillères et cuissards, puis ceux qui étaient chrétiens se rendirent là où l’on donnait une messe, comme il était de leur devoir. La veille au soir, les princes et messire Gauvain s’étaient accordés sur le moment de passer à l’attaque et de résister contre l’ennemi. Les destriers des chevaliers étaient prêts, chacun portant deux couvertures, l’une en métal, l’autre en soie. Érec et son compagnon avaient pour insigne une bannière claire, dont je ne dois surtout pas omettre de décrire la façon : le champ en était un drap rouge de paile d’Arabie, sur lequel se découpait une roue, en soie de Ninive, aussi verte qu’un trèfle. Les deux héros et leur armée utilisaient cette bannière parce qu’ils étaient venus aider le roi par amitié. La troupe de la noble reine Élamie, quant à elle, veillait avec une détermination digne d’un homme sur une bannière bleue où se découpait une précieuse couronne en or ; avec elle chevauchaient maints fiers combattants. On dit au sénéchal de Roimunt et à ses compagnons de se charger d’une bannière noire au centre de laquelle se trouvait représenté un animal paré et ouvré en or d’Azagouc. En outre, la troupe de dame Larie était postée devant une porte en bord de mer, si bien que les deux camps, la troupe à l’extérieur de la cité et celle à l’intérieur, étaient tous deux prêts à combattre. |
10927 | Cinq cents chevaliers sortirent de chacune des portes que l’on ouvrit, brandissant devant eux leur gonfanon ; ils étaient impatients d’affronter l’ennemi. Tous avaient mis leur lance en position de combat, et l’on n’avait nul besoin de crier « Hardi ! », car ils fonçaient droit sur le cœur de la troupe qui leur faisait face. Ils plaquèrent leurs écus contre leurs bustes, puis pointèrent si bien leurs lances qu’elles transpercèrent les armures et que les cœurs qui se trouvaient dessous en ressentirent les coups. Les chevaliers assiégeants avaient chargé contre eux, et dans les deux camps, on avait éperonné sa monture. La rage et l’avidité de prouesses poussaient les héros à combattre. Heaumes et coiffes transpercés firent perdre la vie à plus d’un dans la joute, et l’on voyait saillir les tronçons de lance qui avaient entaillé les écus neufs. Ni dans un camp ni dans l’autre on ne rompit son serment de fidélité, car la guerre était déclarée. On voyait aussi nombre de heaumes, jadis brillants, rougis par le sang. Les mailles se rompaient comme du verre sous les coups redoutables des épées et les attaques à la lance, si bien qu’une multitude de preux combattants furent blessés et abattus, sans que nul ne puisse plus leur venir en aide. Les combattants de la forteresse reculèrent jusque devant leur porte, où s’engagea une lutte telle que le sang coula à flots et jaillit des cottes d’armes. Nul ne simulait les coups envers son ennemi. Des étincelles jaillissaient des heaumes, mêlées au sang rouge. On ne faisait de merci, et il n’y avait pas d’amitié : seule la toute-puissance de la mort départageait les adversaires grâce aux coups hostiles copieusement assenés. Partout sur le bord des chemins, on voyait les blessés à terre, luttant contre le trépas à force de se vider de leur sang, et nombreux étaient les morts qui avaient été douloureusement mutilés ; ainsi l’attaque de la cité s’engagea-t-elle : les sergents de l’armée de Wigalois se postèrent le long du fossé avec des machines de guerre qui recueillaient les rondins de bois lorsque l’ennemi les faisait choir. Les projectiles et les flèches tourbillonnaient comme la neige au sein de l’armée ; alors les deux forces armées se mêlèrent dans une bataille générale depuis les deux côtés du fossé, jusqu’à la mer. |
10982 | Les éléphants suivirent l’armée, comme on le leur avait enseigné, en marchant contre l’ennemi au-dessus des douves. Les tours d’assaut et de défense, aussi hautes que les remparts, étaient fixées sur leur dos, et ils avaient pour voisins obstinés la piétaille, qui paraient avec bravoure les coups de quantité de projectiles et de pierres. Ils poursuivirent ce jeu mortel jusqu’à midi ; beaucoup de valeureux combattants gisant à côté d’eux étaient mort, à l’intérieur comme à l’extérieur de la muraille, et de nombreux destriers avaient été abattus ; plus d’une armure était rouge de sang, et les héros avaient brisé quantité de lances au cours des multiples et remarquables joutes, où beaucoup avaient été désarçonnés et avaient instantanément perdu la vie. Dame Marine choisit pour adversaire un comte de Turquie qui, avec sa troupe, faisait preuve de talent au combat. La demoiselle usa de sa force pour le tenir à l’écart de tous ses compagnons et, après l’avoir vaincu sans l’abattre de son cheval, elle le fit prisonnier sous serment, puis il se rendit sous sa tente. La jeune femme y prit une solide hampe et lança sa monture au grand galop pour retourner combattre l’ennemi. Elle abattit un prince, qui fut emporté par ses compagnes. Pertes et gains se succédaient, ce dont la demoiselle s’accommodait fort brillamment. Elle possédait autant un courage digne d’un homme qu’une féminité d’une grande noblesse, ce qui lui permit d’acquérir une renommée grâce à ses prouesses, en portant la lance et l’écu. En outre, elle était généreuse, et cette qualité est le couronnement de l’honneur. La belle et jeune pucelle fit donc preuve d’une immense dignité, jusqu’à ce qu’une lance acérée la transperce : celui qui agit ainsi lors d’une joute était le duc Galopear, qui était né en Grèce ; il avait touché la demoiselle à la poitrine et l’avait tuée en la désarçonnant. Mais alors qu’il voulait revenir à la charge, le comte Adan l’avait rattrapé et, le touchant avec une lance d’Angran, avait vengé la jeune fille. Jamais ne naquit une femme qui lui fût comparable, au point qu’on la regrettât aussi amèrement. |
11037 | Érec et Yvain montraient par leurs hauts faits qu’ils étaient vaillants, et j’ai plaisir à relater les prouesses extraordinaires qu’ils accomplirent. Cependant, messire Wigalois assiégeait la cité avec son armée, dont les soldats se montraient d’une ardeur chevaleresque, à cheval comme à pied ; ils ne chômaient point. Chaque jour depuis six semaines ils entendaient de nouveaux cris de détresse : « Il y a un homme blessé là-bas ! Celui-ci est mort ! », chaque camp ramassait les victimes pendant les trêves. On ne ménageait pas les épées, dont on entendait le fer résonner au loin et transpercer les heaumes argentés. Un matin de bonne heure, Lion sortit à cheval de la forteresse et, en homme courageux, provoqua messire Gauvain au combat, car il lui semblait que sa puissance l’assujettirait entièrement. Lion portait sur son écu le serpent finement orné d’or et arriva au galop sur la plaine devant les douves. Messire Gauvain quitta lui aussi sa tente pour aller affronter le hardi guerrier devant la ville ; il portait la roue comme emblème, en hommage à son fils. L’un et l’autre lancèrent leur monture au galop pour jouter et brisèrent deux solides hampes, d’une façon digne d’un chevalier. Un autre prince, qui s’appelait Salin et à qui la bravoure n’accordait aucune trêve, arriva de la cité avec empressement en visant messire Gauvain, et, de sa lance, entailla son écu, si bien qu’il le blessa profondément. Le sang jaillit alors à travers les mailles de sa cotte et, pourtant, il saisit la bride du cheval de Lion et l’emmena comme prisonnier. La troupe armée tout entière se hâta hors de la cité pour lui porter secours, et ce fut une bataille générale. Zaradech et Panschavar, ainsi que leur régiment, prirent part au combat avec hâte, abattant de nombreux chevaliers qui ne revinrent plus à la charge par la suite. Rial, le roi de Jeraphin, et ses compagnons chargèrent la troupe ennemie ; alors les heaumes perdirent leur éclat et le sang ternit les glaives, lorsqu’ils atteignirent le cœur de la troupe à force de coups d’épée et de lance. L’armée de la forteresse se défendit avec tant de bravoure que plus d’une épée et d’une hampe brisées furent abandonnées à terre sur la plaine. Nul ne songea à fuir. Alors la lumière du soleil marqua le début de la journée. |
11098 | Messire Wigalois chargea à son tour, ce qui inquiéta plus d’un cœur. Il avait avec lui Yvain et Érec, qui se frayèrent un chemin sur les voies fort étroites, grâce à leurs redoutables coups de lance et d’épée. Les hardis guerriers abattirent plus d’un preux et, pour les mener à la débâcle, brisèrent maintes lances dans les nombreuses joutes. Le combat s’amplifia, si bien que le sang des blessés et des morts coula à flots dans la plaine, tant ils étaient mutilés. Maints somptueux destriers tués gisaient à terre, d’où l’on pouvait voir saillir les hampes et toutes sortes d’épieux, grands et petits. Wigalois brisa les pelotons de cavalerie ; de sa lance, il terrassa un duc de Serbie et sa monture, délivra des coups ici et là, et abattit mortellement, grâce à son épée et à sa lance, plus d’un homme, jusqu’à ce qu’il trouve messire Gauvain, qui venait à l’instant de tuer Lion de sa main. Alors la troupe intérieure, dont la force militaire était anéantie, se mit à fuir vers la ville, et le sénéchal de Roimunt et ses compagnons capturèrent aussitôt de nombreux chevaliers ; les fantassins se rendirent dans la cité avec les ennemis. Maintenant, quiconque aimait les combats en avait à satiété. On défendit le camp des héros avec des coups de lances et d’épées. Dans la bataille mourut zaradech, le jeune roi d’Asie, qui était un noble combattant, abattu par une lance. Les gens en fuite firent entendre une immense clameur qui se répandit ; l’armée du roi se pressa de l’autre côté de la porte avec ceux qui étaient devant elle ; les rues devinrent trop étroites pour la foule, et les épées grossirent le nombre des morts. Dans le chaos, on vit la bannière du roi portée à travers la ville, dont l’emblème, la roue en or rouge, flottait au vent ; alors les clameurs s’apaisèrent. L’armée du roi était victorieuse. Les assaillants se saisirent de l’or, de l’argent, des vêtements et des plus grandes richesses dont on eut jamais parlé. Après mûre réflexion, Wigalois décida de laisser en vie les bourgeois, s’ils acceptaient de se mettre à son service et de se soumettre à ses ordres : la ville entière, jeunes et vieux, lui jura fidélité. Alors Wigalois pardonna leur offense et tout le tort qu’ils lui avaient causé, et mit à leur disposition un dirigeant qui devait gouverner le pays et veiller sur la cité pour lui. En outre, afin de consolider leur pacte, il exigea des prisonniers et des garanties de toutes sortes qui les unissent à lui. La paix fut proclamée. |
11173 | Namur était un duché ; celui qui l’avait dirigé et qui avait trouvé la mort dans la bataille avait acquis une immense renommée chevaleresque. Selon le désir de dame Larie, Wigalois donna sans tarder le duché et la ville en fief au comte Moral, ainsi que le sceptre. Sa constance était reconnue, et il s’était toujours montré fidèle envers son épouse, ce pour quoi on ne le brima pas. Aussi les bourgeois donnèrent-ils au roi, leur seigneur, une récompense de trente mille marks d’or, car ils ne voulaient le priver ni de leurs loyaux services ni de leurs biens. Il les répartit alors entre les princes qui l’acceptaient, et l’on combla les sergents de cadeaux à leur gré, chacun selon sa demande. Tous ceux qui ramenèrent les prisonniers du champ de bataille estimèrent leur valeur le plus haut possible, et pour ce qui était des hommes du roi qui étaient blessés, on leur prépara un confortable logis. Messire Gauvain et maints chevaliers de noble naissance, blessés en combattant dignement, furent soignés, tandis que le roi donnait l’ordre d’enterrer tous les morts en même temps et de soigner et laver les blessés. Lion, parce qu’il était de noble naissance, fut enterré avec faste, quand bien même il leur avait causé du tort. Puis, dans des lamentations déchirantes, on porta le roi Amire là où dame Liamere gisait, enfermée dans un cercueil dont l’or et où les pierres précieuses dégageaient une lumière éclatante comme le jour. La noble dame, que Lion avait enterrée avec magnificence en hommage à sa fidélité, gisait à l’intérieur du cercueil neuf, au-dessus duquel était suspendue une couronne en or – elle coûtait plus de mille marks – parce qu’elle était une reine. On plaça son compagnon dans le cercueil à côté d’elle, puis on les vêtit de pailes très clairs, tandis que l’on déposait au fond un verre transparent rempli de baume. Dame Larie, amie de la perfection, était à leurs côtés et pleurait amèrement leur mort ; aussi demanda-t-elle aux habitants de la cité de bâtir une chapelle toute de marbre, ce qu’ils promirent et réalisèrent. |
11238 | Messire Wigalois, le noble roi, prit possession du territoire du royaume et ordonna à tous ses habitants de faire régner la justice et une paix constante, sous peine d’être condamnés à mort. Puis il se retira avec sa mesnie, après que l’honorable roi d’Asie, Panschavar, eut pris congé de lui, fort affligé, en emportant la dépouille mortelle de son frère ; la personnalité du guerrier était telle qu’il n’avait accepté aucun présent, ce qui cependant avait attristé le roi. Mais on avait rempli d’or et de pierres précieuses les écus de ceux qui, parmi ses hommes, désiraient emporter ce qu’il leur offrait. Wigalois témoigna sa largesse à toute la population, si bien que nul ne le quitta jamais sans rien recevoir de sa part. Lorsque la reine Élamie ne voulut plus rester auprès de lui, elle prit congé de la cour, et le roi remercia tous les princes avec des mots et des richesses, chacun selon son désir. Rial et ses compagnons regagnèrent Jeraphin en emportant des richesses à profusion et de nombreux chevaliers prisonniers. Darel, Gamer et Ariun regagnèrent Belakun, puis le comte Adan prit congé de la cour, le cœur rempli d’affliction et de désespoir, tiraillé par l’intense douleur qu’il éprouvait pour la mort de dame Marine qui avait péri dans la bataille. Le noble preux l’emporta avec sa compagnie au royaume d’Alarie, ainsi que trois comtes faits prisonniers, qui représentaient un remarquable butin. Les invités s’en allèrent ainsi, chacun rapportant dans sa forteresse d’immenses richesses, au grand regret des bourgeois. Le roi envoya les princes et l’armée dans son royaume de Corentin, pendant qu’il voyageait avec ceux qui composaient sa cour : ses compagnons, Érec et Ivain, Lancelot et messire Gauvain, ainsi que cent chevaliers de noble naissance, dont le courage était exceptionnel. Il emmena aussi vingt jeunes garçons de noble lignage et la reine au royaume de Bretagne. Tandis qu’ils voyageaient sans souci, un page vint leur apporter de mauvaises nouvelles en chemin. Sa tunique était de jaune et de brun mélangés, et sa tête ornée d’une couronne de fleurs ; en outre, il tenait en main un bâton en ivoire. Le serviteur semblait courir sans joie, et je suis d’avis qu’il n’en éprouvait guère. |
11305 | À l’approche des écuyers, le page dit tristement : « Holà, gents écuyers, ayez la bonté de me dire à qui appartient cette cour. » Un des valets répondit : « Nous ne vous le cacherons pas : nous appartenons au roi de Corentin, qui se nomme messire Wigalois. » Alors le page dit aussitôt : « Sire, menez-moi auprès de lui ; ainsi, grâce à votre aide, j’aurai terminé ma course, car c’est chez lui que l’on m’envoie. » Le jeune homme lui répondit : « Allons-y ! », et il le conduisit auprès de son seigneur. Le page se fraya un chemin à travers les chevaliers et se précipita sur la bride du cheval du roi. Alors messire Wigalois lui dit : « Damoiseau, où allez-vous ainsi ? – Ici, justement », répondit le page. Wigalois reconnut le page de sa mère à sa façon de parler, car il était breton, puis il lui dit : « Sois le bienvenu ici ! Mais donne-moi donc des nouvelles de ma mère. Je sais qu’elle renonça à la joie lorsque je la quittai, elle dont le cœur est un océan de fidélité. » Le page lui répondit en pleurant, détruisant la joie de tous : « Las, quel malheur ! Elle est morte de désespoir, tant elle se fit de souci pour vous ; sa peine lui déchira le cœur. Elle nous quitta dans une telle détresse que je sais que Dieu accepta son âme à Ses côtés. Sachez que sa beauté a disparu pour deux raisons : la première fut la séparation d’avec son doux époux, pour qui son cœur brûlait d’amour ; la seconde fut votre départ. À cause de ce tourment, elle choisit de mourir dans d’amères lamentations. Voilà trente jours aujourd’hui que la pure dame est enterrée sous une pierre précieuse dans la ville de Riodach ; je le vis de mes yeux. Elle fit envoyer cette bague, et sa dernière volonté fut que je vous l’apportasse afin que vous gardiez d’elle le souvenir d’une fidélité maternelle et d’un doux regret. » Wigalois passa la bague à son doigt et y trouva l’inscription « Las, compagnon, et toi, mon fils ! À cause de vous, ma couleur est devenue livide et mon or rouge s’est entièrement recouvert d’étain. » |
11368 | Ces nouvelles anéantirent toute la joie liée à leur voyage. Messire Wigalois dit à messire Gauvain : « Ce malheur surpasse tous ceux que Dieu nous ait jamais fait subir. Nos deux vies meurent avec elle, car elle était ma mère et votre épouse, et si le véritable mariage représente une vie, le vôtre est mort avec elle et avec sa constance. » Ces paroles tristes firent rougir leurs paupières et meurtrit leur cœur. Alors Gauvain dit : « Qu’ajouter, si ce n’est que la joie que j’ai toujours exprimée avec entrain repose dès ce jour avec elle. Je ne veux plus jamais connaître de relation conjugale qui unit pour la vie, ni de combats chevaleresques, à moins d’y être forcé. Malheur à toi, mort injuste ! Tu captures maintes belles vies et laisses vivre au-delà de leur limite d’âge tant de femmes d’une extrême vieillesse. Tu fais bien de la peine à tout le monde ! » Ils continuèrent leur voyage, plongés dans l’affliction, et, au douzième jour, arrivèrent à Nantes, où plus d’un preux chevalier était chez le noble roi Arthur. Tous se réjouirent lorsqu’on leur apprit qui allait venir. Alors ils enfourchèrent leur monture et les accueillirent avec des jeux chevaleresques. Nombreux étaient les divertissements pour les chevaliers et les dames qui voulaient voir la reine de Corentin. Arthur et son épouse, accompagnés par leur mesnie au complet, s’avancèrent sur la plaine pour recevoir chaleureusement l’assemblée. À vrai dire, elle le méritait, car ceux qui venaient étaient cinq puissants princes, compagnons de la Table ronde, et une merveille de beauté : la reine Larie, amie de la perfection. Ils furent agréablement accueillis, puis ils traversèrent la cité à cheval avec la courtoisie due aux chevaliers et arrivèrent devant le palais du roi. Le fort honnête Arthur, son épouse, dame Guenièvre, et d’autres dames encore, montèrent sur le dos de l’éléphant, où se trouvaient toutes les richesses que l’on désirait et la reine, dont la beauté était le guide et la couronne de l’amour. En guise de récompense, elle faisait languir les cœurs par ses doux regards, et elle pouvait facilement mêler les pensées au cœur avec d’infinies douleurs. Le roi Arthur la reçut, puis ce fut dame Guenièvre, en compagnie de maintes jolies dames, qui embrassa la reine et accueillit fort amicalement toutes ses demoiselles de la même façon. Les ravissantes dames s’échangèrent maints baisers, puis elles partirent ensemble. |
11443 | Le roi Arthur et la reine se chargèrent de dame Larie, selon les honneurs qui lui étaient dus, et la conduisirent dans leur palais, au milieu des cris de joie, où tous les nobles chevaliers reçurent l’amie de la perfection. Tous ceux qui la voyaient s’accordaient pour dire qu’elle méritait le prix de beauté et de grâce, car elle possédait tout ce que l’on pouvait désirer chez une femme. Ainsi la reine Larie futelle grandement louée par la mesnie, puis elle sortit avec la souveraine, tandis que l’on déchargeait l’éléphant et que l’on portait ses vêtements à l’intérieur. Dans la liesse générale, le roi Arthur, de son côté, prit le jeune roi de Corentin par la main et le conduisit avec son père, dans la salle du palais, où la cour les accueillit partout de fort bonne grâce. Alors le comte Hojir et son amie vinrent accueillir le hardi preux avec la courtoisie qui lui était due. Quand bien même sa renommée avait été mise à mal par la bravoure du héros, il était prêt à lui rendre service. Toute la mesnie se réjouit de son succès ; en outre, ils apprirent en lui posant des questions que son père était messire Gauvain, dont la conduite avait toujours été exemplaire. Le héros demeura avec plaisir à la cour du roi durant sept jours, puis il désira prendre congé avec sa compagne, car ils avaient beaucoup à faire dans leur royaume. Tous, femmes et chevaliers, le supportèrent difficilement, et pourtant, ils le virent ensuite faire ses adieux sans pouvoir le retenir, tant il était poussé par son ardeur. Comme il désirait prendre congé, le roi Arthur, son grand-oncle162, exauça sa requête, mais à contrecœur, et lui dit : « Je suis profondément peiné que vous soyez pressé de si vite quitter mon château ; mais je serai toujours prêt à vous rendre service, à vous aider et à vous conseiller, dès que vous me le ferez savoir, car vous êtes mon plus proche parent. Neveu, vous pouvez désormais compter sur ma fidélité sans faille ni félonie. » Messire Wigalois lui répondit avec sérieux : « Sire, que Dieu vous récompense ! Votre discours est trop élogieux à mon égard, mais sachez que je serai à jamais votre serviteur, tant que je serai en vie. » Alors le héros et sa compagne, dame Larie, prirent congé du roi et de ceux qui étaient ailleurs, en offrant fort généreusement leurs services aux dames et aux chevaliers. Messire Gauvain et sa troupe les conduisirent à la frontière, avec bien d’autres hardis chevaliers que je ne puis nommer. |
11518 | Le héros allait donc regagner Corentin. Gauvain, son père, qui chevauchait seul à ses côtés, lui dit : « Dieu vous a fait don de Ses pouvoirs extraordinaires et de Sa grâce. Aussi, soyez-Lui soumis et aimez-Le de tout votre cœur. Vous êtes intelligent, riche et couvert de gloire, alors faites-en le meilleur usage en respectant Sa volonté, car quiconque aime Dieu de tout son cœur est protégé ici-bas et dans l’au-delà. Fils, prêtez attention à ces paroles et retenez-les sans méfait, – ce conseil me vient du cœur : – soyez réfléchi en toutes choses et ne laissez pas la jeunesse étouffer votre jugement ; c’est sur celui qui vous aime fidèlement que vous pouvez compter et envers qui vous devez modérer vos réprimandes ; écoutez les plaintes des pauvres gens et soulagez leurs soucis chaque jour ; soyez avisé et bon. Face à l’ennemi, montrez-vous rempli de détermination ; face à vos amis, soyez aimable et généreux, et vous serez comblé d’éloges. Honorez vos hôtes comme votre sagesse vous l’enseigne, venez en aide à celui qui exauce votre volonté avec plaisir, et soyez bon envers lui. Suivez ce conseil : maîtrisez l’impétuosité de votre colère ; montrez-vous modeste dans vos habitudes. Je veux vous prier avec insistance de vous souvenir de mon épouse, la noble Florie, à laquelle je suis uni dans la douleur, car si quelqu’un devait pleurer ou se révolter contre la puissance de Dieu, ce serait bien moi, puisqu’Il m’a dérobé ma plus grande joie : celle qui était un rayon de soleil au fond de mon cœur. Las, de quelle immense peine maintenant sa mort m’accable à tout jamais, et m’arrache des cris de douleur ! » Leur peine les fit tous deux pleurer ; ils montraient ainsi avec quelle sincérité Florie leur était chère. Puis le preux Wigalois dit : « Jamais bouche de femme ne parla en maîtrisant avec une plus grande perfection la bonté propre à son sexe, elle dont le cœur fleurissait en vertus comme au matin le doux bouton de rose s’épanouit face au soleil. » Ainsi, ils étaient accablés par le poids de leur affliction, et la joie était étrangère à leur cœur. Tous deux s’appliquèrent à lui être entièrement fidèles jour après jour, jusqu’à leur mort. Wigalois pria ardemment son père de venir lui rendre visite dans son royaume, dès qu’il pourrait faire le voyage, ce que Gauvain promit solennellement. Alors ils s’embrassèrent ; ils portaient en leur sein une fidélité inébranlable que la félonie ne pourrait jamais altérer. Gauvain embrassa sa chère fille, dont le cœur était triste qu’ils dussent se séparer, puis il bénit les deux amants avec une grande douceur et pria Dieu de les protéger. Là, ils se quittèrent et se séparèrent dans les pleurs. Gauvain et les chevaliers du roi regagnèrent Nantes, et Wigalois Corentin. La reine, dame Larie, qui ignorait la traîtrise, était triste et pleurait ; alors messire Wigalois, afin de la consoler, lui raconta une histoire plaisante pour soulager sa peine. |
11605 | Ainsi, le roi et la reine arrivèrent à Corentin, où ils prirent possession de leur royaume ; depuis lors, on y trouva toujours les plaisirs que le cœur désire et, si l’histoire ne me ment pas, depuis leur installation, on y vit à tout moment nombre de dames et de chevaliers. Le château fut appelé la cité de la joie ; à ses pieds s’étendait une vaste plaine, qui était si longtemps restée une terre gaste, mais que Wigalois fit bâtir et cultiver, si bien que sa grâce remplit de joie tout le royaume.163 Il était prêt à servir Dieu car son cœur était pur ; chaque jour il écoutait les plaintes des pauvres gens et soulageait leurs soucis, comme sa retenue le lui avait toujours commandé : ainsi menèrent-ils une vie heureuse. Dame Larie lui donna un fils, un don de Dieu, dont l’histoire est si étonnante, sinueuse, complexe et étrange que je ne serai jamais capable de la composer, car quiconque veut en écrire les détails doit en révéler les pensées, et le conte est rempli de réflexions profondes. Ils appelèrent leur fils Lifort Gawanides164, dont le nom est connu au loin. Son histoire témoigne que jamais dans le monde, prouesses de chevalier ne furent plus nobles, à la vérité : les chevaliers l’enviaient, car il pouvait briser les lances en une charge et transpercer des écus résistants, dans une joute puissante et rapide. Il avait plaisir à rechercher avidement la plus haute gloire. Voyez comme il triompha souvent depuis dans maints combats acharnés ! Ses coups ouvrirent de profondes blessures en transperçant heaumes et coiffes ; ainsi le héros devint-il courageux et fier. Cette histoire devrait être poursuivie par un homme suffisamment doué pour apprivoiser des mots sauvages, car les épisodes y sont étranges et les noms inconnus. À celui qui veut bien la composer, je prêterai assistance en le dirigeant vers sa source, car elle fut écrite par un homme qui aurait été heureux de la voir transposée du français à la langue allemande. Mon manque d’adresse et de connaissances m’a empêché d’écrire cette histoire et m’a écarté d’elle, mais aussi mauvais que soit mon art, je reste attaché à ce conte. Si les sages appréciaient mon travail, et si je trouvais un esprit assez éclairé pour me conseiller de le faire, ma langue le découperait et le recollerait avec des rimes toutes nouvelles ; mais je ne pense pas le trouver. Hélas, quel dommage que le monde ne soit pas en liesse ! Sa vie la plus noble, l’ordre des chevaliers, est remplie de violence ! Je vois bien de l’intérieur la gaieté du monde sombrer et son honneur claudiquer, comme le prouve la cupidité, qui est pénétrée de mauvais esprit et de voracité. Las, c’est ce qui me brise le cœur. |
11686 | Je veux maintenant achever cette histoire que me conta un écuyer, ce qui me permit de l’écrire. Je ne l’ai entendue que de sa bouche, c’est pourquoi il m’en a manqué bien des morceaux. Je vais tourner mes pensées vers un autre récit : sachez que je le conterai mieux ! Messire Wigalois et son épouse régnèrent dans l’honneur et sans méfaire, comme il sied, jusqu’à leur mort. La vie probe qu’ils menèrent ici-bas leur valut d’être accueillis dans la grâce divine, là où mille ans sont un jour. Personne ne peut s’imaginer la félicité incomparable du royaume des cieux. Que Dieu nous y emmène et nous tire de cette vallée de larmes ! |
1Ci finit le livre.
Notes de bas de page
1 Le prologue débute sous une forme originale, donnant la parole au support même du texte : le livre.
2 L’incipit (v. 1-19) met en lumière la caractéristique fondamentale du roman : il est imparfait. C’est la raison pour laquelle le premier vers pose la question du genre de lectorat que cela appelle. À partir de cet argument à connotation péjorative, l’auteur dresse une sorte de classification des lecteurs potentiels (v. 2-89), un genre par strophe, ce qui lui permet en même temps de dévoiler quelles sont ses qualités et de finalement mettre en valeur ce qui semblait bien humble au départ. Dans cette première strophe, c’est l’honnêteté (qualité de celui qui possède toutes les valeurs courtoises) du lecteur qui est mise en avant, et qui lui fera apprécier le récit malgré ses défauts.
3 Wirnt explique que les qualités de son récit conviennent autant à l’homme inspiré par Dieu (v. 20-32) qu’au lecteur sage et avisé (v. 33-53), que sa générosité fait de son œuvre un délice pour ceux qui se repaissent de savoir (v. 54-74), et que le texte s’adresse aussi au lecteur qui sait profiter de la simplicité (v. 75-89).
4 Sur un ton bien plus vindicatif, l’auteur donne à son argument une note morale qui va constituer le corps principal du prologue, puisque l’idée d’élévation de l’esprit par la simplicité est développée durant deux strophes encore (v. 90-123), où s’opposent l’idée de bien (v. 90-104), relative à ceux qui comprennent sa démarche, et celle de mal (v. 105-123), liée à ceux qui, par pure méchanceté, veulent dénigrer son travail. À cette occasion, non seulement on observe une rupture dans le ton, mais bien plus vindicative est celle du rythme des vers : l’emploi de phrases exclamatives, d’impératifs et de vocabulaire cru, opposé à la délicatesse du début, marque l’explosion de hargne de l’auteur envers ceux qu’il classe du côté du malin.
5 La Bretagne médiévale désigne les territoires de part et d’autre de la Manche, dont fait partie le royaume d’Arthur, Logres. Carduel (ou Cardœl) est une des cités privilégiées où il tient sa cour.
6 La mention de la forme circulaire du lieu (sinwel, v. 227) est significative : elle lui confère un caractère sacré. Si l’on se penche sur la forme des sanctuaires en Allemagne au Moyen Âge, on remarque qu’ils sont pour la plupart ronds (voir C. Lecouteux, Démons et Génies du terroir au Moyen Âge, p. 124-128 ; 138-142) ; la littérature narrative l’a transposée dans l’Autre Monde, si bien que le sacré est devenu merveilleux.
7 L’attente d’une aventure au moment du repas de midi est un motif fréquent du roman arthurien (Première Continuation de Perceval, dans la Branche III, « Caradoc » ; Merveilles de Rigomer ; Roman de Jaufré). Ce motif permet de lancer l’action en créant une tension au début du roman, et fait aussi entrer le héros élu dans le monde du merveilleux grâce à l’intervention de la créature qui se présente à la cour et demande de l’aide auprès d’Arthur.
8 Voir Michel Pastoureau, Figures de l’héraldique, p. 68-69.
9 La description qui est faite du chevalier laisse penser qu’il s’agit d’un roi. En effet, il porte une riche couronne, et ses qualités correspondent aux vertus chevaleresques et courtoises. Le rubis (dont la présence dans le texte est probablement influencée par les mœurs orientales découvertes lors des croisades, qui utilisent cette pierre comme ornement royal) est signe de richesse et de puissance, et le blason indique son appartenance à la noblesse. Dans la description, rien de négatif n’est mentionné à son égard et la reine le traite comme un homme valeureux. Seule la couleur verte fait état de son appartenance à l’Autre Monde.
10 La lutte dont il est question ici est la joute, voir Jean Flori, La Chevalerie en France au Moyen Âge, p. 55-56.
11 Dans tout duel, a priori, il faut un témoin, afin de déterminer sans contestation le vainqueur. Or, ici il ne s’agit pas d’un combat juridique mais plutôt d’une séquence ayant pour fonction, au sein de la trame narrative, de mener le héros dans l’Autre Monde.
12 La description du duel est fortement influencée par l’univers épique de la chanson de geste à travers l’amplification des faits d’armes des combattants qui lui sont propres.
13 La chasse (v. 584) est une coutume et un topos de la cour arthurienne, qui entraîne toujours l’apparition d’éléments merveilleux (voir L. Harf-Lancner, Les Fées au Moyen Âge, p. 221-241).
14 Le terme wilde (v. 601) indique précisément la sortie du monde réel, donc de la civilisation, et l’entrée passagère dans le monde sauvage, voir C. Lecouteux, « L’arrière-plan des sites aventureux dans le roman médiéval », in Études germaniques 46, p. 293-304.
15 Le paysage brièvement évoqué rappelle un topos de la littérature arthurienne : celui du verger ou locus amœnus (voir Ph. Ménard, « Jardins et vergers dans la littérature médiévale », in Flaran 9, p. 41-69).
16 V. 671-672 : Le texte allemand ne précise pas que ce roi et le chevalier qui accompagne Gauvain sont en fait la même personne. Par ailleurs, il est logique que le personnage soit nommé par sa fonction dès lors qu’il pénètre dans son propre royaume.
17 Il est traditionnel que les femmes mangent dans une salle séparée des hommes dans les romans arthuriens, ce qui est un signe de noblesse et de richesse. L’Historia Regum Britanniae de Geoffroy de Monmouth, rédigée entre 1135 et 1138, nous apprend qu’il s’agit d’une coutume très ancienne ; voir Histoire des rois de Bretagne, traduit et commenté par Laurence Mathey-Maille, p. 222.
18 En ce qui concerne la longue description des vêtements de la dame qui suit (v. 746- 800), nous porterons notre attention sur les couleurs de la tunique en particulier, dont l’association et l’harmonie méritent quelques éclaircissements. Il est très rare, en effet, qu’une couleur soit citée seule dans une description de personnage, sans être mise en relation avec une autre (sauf lorsqu’il s’agit de définir le caractère d’un chevalier : on rencontre au fil des romans arthuriens le Chevalier Vermeil, le Chevalier Noir, le Chevalier Vert). Dans la plupart des cas, elles s’harmonisent par deux ou trois : rouge-blanc, rouge-jaune-blanc, rouge-vert, noir-blanc. La tunique, en revanche, se compose de quatre couleurs qui sont le blanc, le jaune (or), le rouge et le vert. Le rouge et le vert, qui constituent chacun la moitié du vêtement de la jeune femme dans le texte, sont des couleurs complémentaires : le vert est la couleur des fées (du monde merveilleux en général) et le rouge (associé au blanc) est la couleur caractérisant la peau de la femme (le teint pâle, que relève la note vermeille des pommettes : voir v. 873-874). La taille identique des étoffes et leur forme similaire mettent en valeur la perfection du personnage. Le jaune est signe de noblesse, et le blanc est avant tout un indice de pureté, de virginité : il tient la plus grande place dans ce passage et est caractérisé par un éclat surnaturel soulignant l’appartenance de la demoiselle à l’Autre Monde (v. 761-766).
19 L’évocation d’un vêtement en peau de poisson n’est pas commune dans la littérature arthurienne : elle insère dans le texte une note exotique, mais renvoie probablement aussi à d’anciennes légendes celtes mettant en scène des héroïnes rappelant les ondines, ces monstres marins merveilleux. Ce qui est important, c’est la couleur du mantel : l’argent, dans la symbolique des couleurs, offre la même image que le blanc, à savoir la pureté, mais également la rareté. Les motifs argentés soulignent donc la blancheur de la fourrure d’hermine. Tout aussi importante est la forme de ces motifs : la lune et les étoiles renvoient à une représentation cosmique du monde.
20 Hiberne correspond à la fois à l’Espagne et à l’Irlande. Voir Lanzelet, trad. R. Pérennec, tome II, n. 116, p. 116.
21 Le siglaton (ou ciglaton) est un brocart d’or provenant des Cyclades.
22 Gland, frangé ou non, au bout d’un cordon de soie servant d’attache au mantel en l’absence de fermail.
23 Étant donné l’époque où a été écrit le roman (voir l’Introduction), l’auteur fait probablement allusion au bliaud féminin dont la partie supérieure, le gipon, moule le torse et se lace sur les côtés ou dans le dos. C’est ainsi que la ceinture devient visible. La référence à la France n’est pas un effet de style ; en effet, son influence à cette époque sur l’Allemagne est indéniable au niveau culturel : un grand nombre de termes français entrent ainsi dans le vocabulaire allemand, en même temps que des usages, ou encore des choses matérielles comme les vêtements, les armes, le mobilier ou l’alimentation, ayant surtout un rapport avec la noblesse.
24 La traduction de Wunsch (v. 904) par « Perfection » n’est pas idéale. En moyen haut-allemand, le terme renvoie au surnaturel, au destin et à l’étrange. Aussi peut-on le traduire de façon élargie par l’expression « force surnaturelle ».
25 La puissance de la femme telle qu’elle est entendue ici est relative. En fait, elle doit donner l’image de la puissance du royaume auquel elle appartient, ce qui se traduit par l’abondance et la valeur de ses apparats, quitte à ce que les descriptions soient loin de toute réalité, tant la femme semble chargée de toutes sortes de bijoux et étoffes, si raffinés soient-ils.
26 Les royaumes merveilleux ont la particularité d’être sous l’emprise d’un enchantement qui les rend inaccessibles aux mortels. Dès lors que le héros pénètre dans le monde merveilleux avec un « accompagnateur », qui est toujours une créature de l’Autre Monde, et qu’il épouse une fée, il est tenu de respecter un interdit qui, s’il est transgressé, le ramène dans le monde des mortels et lui défend de revoir la fée à tout jamais.
27 Ce détail implique que Wigalois est non seulement un être différent des autres, mais que de plus il possède une caractéristique surnaturelle qui le place du côté des créatures de l’Autre Monde en quelque sorte (n’oublions pas que sa mère est une fée). En fait, la croissance anormalement rapide du héros participe de son statut de chevalier élu : Wigalois a reçu de la Providence un présent qui lui donne une force surnaturelle. On retrouve cette caractéristique dans le Lanzelet chez un personnage nommé Esealt (v. 7540-7543).
28 L’âge de douze ans correspond à celui de la communion, c’est-à-dire du passage symbolique de l’enfance à l’âge adulte.
29 « Marcher lentement », signe de dignité.
30 Sur cette gestuelle, voir D. Alexandre-Bidon, « Gestes et expressions du deuil » in À réveiller les morts, p. 121-133.
31 Voir M.-L. Chênerie, Le Chevalier errant dans la littérature arthurienne, 1986.
32 Coiffure constituée d’un capuchon attaché à un camail (courte pélerine).
33 Le moyen haut-allemand fritschâl (v. 1419) désigne une fine étoffe hollandaise de couleur jaune ou verte. Le terme provient du latin médiéval fritsalum qui est défini par Du Cange comme un frissatus pannus, c’est-à-dire un drap de laine bouclée avec des poils frisés.
34 Étoffe de soie souple, satinée et légère, ressemblant au taffetas.
35 La précision de la forme de la pierre dénote une connotation symbolique religieuse et sacrée. D’après C. Lecouteux, Démons et Génies du terroir au Moyen Âge, une forme circulaire (de sanctuaire) est vouée aux génies du terroir alors qu’un sanctuaire carré est voué aux divinités (voir p. 138-142). Sur la symbolique du perron, voir J.-P. Jourdan, « Le perron de chevalerie à la fin du Moyen Âge : aspects d’un symbole », in Seigneurs et Seigneuries au Moyen Âge, p. 459-475.
36 La description des formes et des couleurs dont se compose la pierre est similaire à celle que l’on trouve sur les blasons, comme si celles-ci représentaient les armes d’un chevalier. De fait, ces couleurs symbolisent les vertus auxquelles correspond le nouvel élu, de même que l’écu des chevaliers renvoie à une image de leur principal trait de caractère : le bleu est symbole de pureté, et le rouge et le jaune (ou or) sont un signe de prestige. Les stries matérialisent un interdit dans la symbolique des formes (voir Michel Pastoureau) : celui de toucher ou d’approcher la pierre, ce qui, en considérant la forme même de cette pierre, nous permet de conclure que Wigalois est un héros élu, puisqu’il réussit à faire inconsciemment ce que tant d’autres ont convoité en vain jusqu’alors.
37 Nous restons fidèle au texte allemand qui dit en substance : « Gwî von Gâlois bin ich genant » (v. 1574). Il s’agit de l’unique fois où l’orthographe du nom est transcrite de cette façon dans le roman. Le celtique gwî correspond au moyen haut-allemand [w]. On peut également évoquer la similitude phonétique et orthographique entre Galois et le lieu Glois que l’on rencontre plus loin dans le roman, et se reporter à l’article de Jean-Claude Lozac’hmeur, « Guinglain et Perceval », Études celtiques XVI, p. 279-281.
38 Jeune écuyer qui n’a pas encore été adoubé.
39 Riche étoffe de soie ou d’or, généralement rayée ou brochée d’or et souvent de plusieurs couleurs ; le terme signifie également « linceul » et « manteau ».
40 Soierie d’origine byzantine, tissée de six fils de couleur.
41 Ici commence l’épisode commun avec le début du Bel Inconnu, v. 133 et suiv. (voir Introduction).
42 Ce nain, qui existe déjà dans Le Bel Inconnu, est proche de l’humain puisqu’il en possède les qualités ; cependant, les effets magiques de son chant (wünniclîche, v. 1728) lui confèrent les traits d’un être de l’Autre Monde ; ils renvoient aussi à la mythologie et au folklore propres aux nains celtiques et germaniques. Le nain est aussi un personnage qui accompagne le héros dans l’Autre Monde, ce qu’il fait ici indirectement en incitant Nereja à le garder auprès d’elle, comme s’il savait que Wigalois est celui qui réussira l’aventure. À propos des nains, voir C. Lecouteux, Les Nains et les Elfes au Moyen Âge, et aussi Les Monstres dans la littérature allemande du Moyen Âge. Contribution à l’étude du merveilleux médiéval, p. 57-73.
43 Exemple de « don contraignant », c’est-à-dire une promesse donnée sans savoir quel en sera le contenu.
44 Le lion symbolise l’idéal chevaleresque et religieux ; dans le Physiologus, il représente le Christ et est opposé au serpent.
45 Cette première épreuve (v. 1932-2013) est différente dans Le Bel Inconnu, où Guinglain doit cependant aussi affronter un chevalier.
46 Voir C. Lecouteux, Démons et Génies…, op. cit., p. 166-172.
47 La réaction de la suivante est relativement différente dans Le Bel Inconnu: la suivante Hélie lui interdit formellement de quitter les lieux. Une vive discussion s’engage avec la cour, alors qu’ici elle est réellement indifférente au sort du chevalier et ne se soucie guère de la protection qu’il lui apporte (Le Bel Inconnu, G. Perrie Williams, v. 229-257).
48 Le geste d’arracher un tronc est caractéristique des géants sauvages, proches de l’animal, voir C. Lecouteux, Démons et Génies, op. cit., p. 178. L’auteur profite de cette image du géant primitif pour introduire une note d’humour en ridiculisant le personnage aux gestes gauches, gêné par sa grande taille et sa forte carrure.
49 Il est relativement fréquent de rencontrer une laudatio temporis acti ; l’auteur nous donne peut-être des informations sur les moeurs de son temps et sur les changements de mentalité. Le schéma juridique auquel il est fait allusion dans le paragraphe est celui du lien féodo-vassalique : vaincu, le géant prisonnier devient le vassal du héros à travers le serment qu’il prête de lui être fidèle et de le servir en toute occasion. F. L. Ganshof décrit avec précision les sanctions dont il peut être l’objet dans Qu’est-ce que la féodalité ?, p. 156-157. À travers ce chapitre, il apparaît que les plus gros changements du statut du lien féodo-vassalique et des droits du chevalier se situent au cours du XIIe siècle, en particulier sous le règne de Frédéric Barberousse, qui opéra la plus grande réforme de l’organisation de l’Etat sur la base des relations féodo-vassaliques ; il n’est donc pas fortuit d’en trouver une dénonciation dans notre texte.
50 Il semble que le géant ne mérite pas d’avoir une sépulture tout d’abord parce que c’est un païen et qu’il a péché en faisant violence à la demoiselle.
51 L’apparition d’un chien à ce moment du récit n’est pas fortuite : tout comme le blanc cerf dans Érec, le chien constitue un déclencheur de l’action puisqu’il conduit le héros à se battre en duel avec le chasseur.
52 La symbolique des couleurs, présente partout dans le texte, se réfère dans ce cas précis au caractère même du héros, le jaune étant signe de noblesse et le rouge d’orgueil, car Wigalois est encore inexpérimenté et sa fougue le conduit à se battre afin de ne pas paraître couard devant la demoiselle. La couleur blanche accompagne le héros durant tout le récit, rappelant sa pureté et le fait qu’il n’ait jamais commis aucun acte déshonorant. On remarque la répartition symétrique des couleurs : tout comme le vêtement de la mère de Wigalois, le palefroi vert d’Énite dans Érec ou celui de la demoiselle à qui l’on a ravi son prix de beauté, qui sont partagés en deux couleurs occupant chacune la même surface, le chien est jaune d’un côté, rouge de l’autre, comme pour rappeler la morale chrétienne du bien et du mal (voir Michel Pastoureau, « Formes et couleurs du désordre : le jaune avec le vert », dans Médiévales 4, p. 62-73).
53 Nous traduisons ici par « samit » le moyen haut-allemand tymît.
54 La description du chasseur montre que le personnage n’est autre qu’un géant : il tient une massue, attribut principalement attaché au géant ; la couleur de son vêtement, le vert, est celle des créatures de l’Autre Monde. Cependant, il est également montré comme un chevalier civilisé, accompagné de chiens et se rendant à une réunion d’autres chevaliers, alors que les géants sont plutôt des êtres solitaires (voir l’épisode précédent, v. 2054- 2145). Ce personnage semble non pas appartenir au monde merveilleux, mais plutôt à l’entre-deux-mondes (son lieu de résidence est la forêt) : il fait partie des figures merveilleuses empruntées au folklore celtique et sédentarisées dans le monde réel. Son apparition et sa disparition sont d’ordre surnaturel, et en même temps, il est humanisé.
55 La présence du cygne en tant qu’armoirie n’est pas aisée à interpréter symboliquement, mais il est possible que cet animal représente ici le péché : les bestiaires le décrivent comme un animal blanc à la chair noire, autrement dit, sa robe immaculée dissimulerait ses péchés. Cette interprétation permet d’expliquer la raison pour laquelle le défunt reste sans sépulture, condamné à aller en enfer.
56 Rien ne tient du hasard, tout est voulu par Dieu ou par une force surnaturelle que l’on peut nommer providence, fortune. La mort constitue dans cette optique une nouvelle vie, et la vie n’est en fait qu’un bref passage comparée à la mort qui offre le salut éternel au chrétien. Aucune mort ne peut donc être accidentelle
57 Le perroquet constitue dans le texte un personnage à part entière, car il est doté de la parole, élément qui est très important pour le sort du chevalier et de ses compagnons, car il dispense la parole vraie, dont la valeur est quasi biblique. Habituellement, il est fait don à la plus belle demoiselle d’un épervier, symbole d’orgueil, mais ici, le perroquet introduit une touche d’exotisme qui souligne la grâce de la demoiselle et la valeur du prix de beauté. La description qui est faite de l’oiseau et de sa cage les place au même rang qu’un bijou. C’est un motif qui a été repris dans un roman anonyme en prose de la fin du xive siècle, Le Chevalier au Papegau, qui mêle toutes sortes de motifs légendaires et folkloriques aux aventures que rencontre Arthur.
58 Composé de soufre et de mercure, le cinabre tire sur le jaune.
59 La jeunesse du héros est mentionnée de nombreuses fois dans le texte, de même que dans Le Bel Inconnu, comme pour excuser ses maladresses ou au contraire gonfler ses exploits.
60 V. 2660 : nous traduisons selon la variante « CS, l » qui offre plus de clarté pour la compréhension du texte.
61 V. 2683 : en moyen haut-allemand, niftel désigne toute parente du côté maternel (fille de la sœur de la mère, c’est-à-dire nièce, ou sœur de la mère, ou cousine du côté maternel), voire toute parente proche du sexe féminin. Selon le contexte, nous traduisons par « parente » (v. 9884, 10314), lorsque le lien familial semble confus, par « sœur » lorsqu’il s’agit de la sœur de la mère (v. 2730), ou par « nièce » et « tante » dans les autres cas (v. 2683, 2723 et 10458). On retrouve la même ambivalence pour neve, que nous avons alternativement traduit par « neveu » (v. 11500) et « oncle » (v. 1866, 10114, 11491).
62 Le texte peut s’entendre de différentes façons, « être agréable » ou « être sympathique ». En même temps, nâhen ligen signifie au bas mot « être étendu, se trouver à proximité ».
63 Les romans dits antiques, reprenant les légendes de l’Antiquité latine (Roman de Thèbes, Roman de Troie, Énéas) sont largement connus au Moyen Âge.
64 D’après Grimm, le rôsât est défini de façon assez vague comme une riche étoffe de soie (Deutsches Wörterbuch, t. VIII, p. 1181). Il semble qu’il s’agisse d’un drap de soie brun, proche de l’écarlate, mais comme aucune transcription française ne paraît exister, nous conservons dans notre traduction le terme allemand original, « rosat ».
65 Le terme désigne un lit de plume, un matelas, un oreiller ou une couette.
66 L’expression herre guot kneht (v. 2807) est remplie d’ironie et de mépris ; aussi nous semble-t-il qu’il est possible de l’interpréter de deux façons différentes au moins : en la traduisant par « messire le brave écuyer », nous insistons sur le mépris avec lequel le Chevalier rouge traite Wigalois.
67 Contrairement à la traduction de l’adjectif rôt employée précédemment pour qualifier la couleur du chevalier, le rouge, lorsqu’il est couplé avec les substantifs bart et hâr, rôt est synonyme de roux. D’une part, le chevalier est apparu jusqu’à présent accompagné de rôt pour qualifier son caractère, l’orgueil, comme l’a démontré son comportement vis-à-vis de la demoiselle et de Wigalois. D’autre part, la couleur rousse, exclusivement réservée aux domaines pileux et capillaire, s’applique aux personnages réputés diaboliques, comme le texte lui-même le dit ouvertement (v. 2843-2844). Cette idée préconçue qui invite chacun à marginaliser et à tenir en suspicion toute personne « contrefaite », l’auteur ne manque pas de la mentionner, non pas pour la cautionner mais, bien au contraire, pour la dénoncer, ce qui constitue un fait relativement surprenant dans la littérature de l’époque. Un proverbe datant du xie siècle, que l’on rencontre pour la première fois dans le Waltharius, atteste ce comportement : « Ne prends jamais pour ami un homme roux. » En fin de compte, le comte Hojir, qui possède tous les traits de l’antihéros courtois, nous apparaît cependant plus sympathique à cause du jugement positif de l’auteur.
68 Le terme désigne le chevalier oisif et distrait de ses devoirs chevaleresques ; l’auteur s’inspire sans doute de l’Érec.
69 La variante du manuscrit M « den jungen rîter » (v. 2890) permet de qualifier Wigalois avec plus de précision, ce qui évite de confondre les deux adversaires, à qui degen et rîter sont attribués en alternance.
70 Drap de soie brodé que l’on pose sur la cotte de mailles du destrier.
71 Au Moyen Âge, la Mort, en tant que figure allégorique, n’est pas systématiquement représentée en noir. Aussi, le rouge, qui est manifestement signe d’orgueil chez ce chevalier, peut-il également être interprété, couplé à la représentation de la Mort.
72 L’expression « chevalier à la roue » apparaît ici pour la première fois dans le roman et est énoncée par Wigalois lui-même.
73 Nereja montre pour la première fois de façon manifeste un changement de comportement vis-à-vis de Wigalois, qui semble lié à ses gains matériels, preuves irréfutables de la valeur du héros.
74 Les deux rangées de lances représentent la limite du territoire de l’occupant de la tente, et par là même une frontière, aussi naturelle que symbolique, qu’il est interdit de franchir avant d’avoir montré sa vaillance.
75 L’hospitalité est une coutume au Moyen Âge, et sert à montrer combien l’hôte fait preuve de civisme et d’éducation courtoise. Toute la description nous indique que Wigalois va se battre contre un chevalier qui paraît être son égal, si bien que le lectorat ou le public est maintenu en haleine quant à l’issue du combat.
76 L’if fait partie des arbres psychopompes : il est habituellement associé à l’Autre Monde et à la mort, car son feuillage, son écorce, ses racines et son fruit sont vénéneux. On le rencontre surtout dans les cimetières, et son utilisation est proche de celle que l’on fait du frêne.
77 Au même titre que l’if (n. 76), le frêne est un arbre psychopompe. Ici, il joue un rôle de protecteur vis-à-vis de Wigalois contre le chevalier voué à la mort. Selon Michel Pastoureau, (L’Arbre. Histoire naturelle et symbolique de l’arbre, du bois et du fruit au Moyen Âge, p. 36), cet arbre est vénéré par les Germains, médiateur entre le ciel, la terre, passant pour attirer la foudre, l’orage, ce qui justifierait sa présence dans cet épisode comme bois d’une arme de jet destinée à propager la mort ; et en même temps, dans la mythologie, le frêne est arbre du feu céleste, instrument des dieux au service des guerriers (id., p. 36), si bien que l’on peut l’interpréter comme une manifestation de la Providence aux côtés du chevalier élu.
78 La fonction qu’occupe Roaz mêle traditions folkloriques païennes, mythologie et christianisme : elle consiste à mettre en scène le dragon Phetan comme genius loci rémanant à la suite de la faute du roi Lar, qui est d’avoir fait confiance à celui qui était son serviteur mais un païen, Roaz. Dieu le punit en lui faisant subir le châtiment du purgatoire pendant dix ans, alors que Phetan reprend possession des lieux en dévastant la contrée (voir C. Lecouteux, Démons et Génies, op. cit., p. 85-96). Phetan représente donc les forces naturelles originelles du lieu, dont l’apparition est liée à l’illégitimité du règne du païen. C’est pourquoi Roaz ne peut s’en débarrasser, bien qu’il soit un serviteur du diable.
79 Nereja explique à Wigalois l’enjeu de son aventure : il est le chevalier élu pour réintégrer Corentin dans le monde féodal et le libérer de l’emprise du diable.
80 Les cornes sont des cimiers très répandus en Allemagne, qui ornent généralement les casques et les heaumes. Cet usage date de l’Antiquité et est une marque de puissance, qui devient même dans notre texte une arme de défense. Cependant, leur description évoque aussi majesté et sacralité, puisque leur forme est circulaire et qu’elles renferment une couronne royale qui est le seul signe de reconnaissance du roi Lar transformé en cet animal qui, dans sa symbolique, se rapproche du cerf.
81 Le châtiment du roi Lar consiste pour lui à s’incarner dans un animal fabuleux lorsqu’il sort du purgatoire.
82 La description de la parure du sénéchal indique qu’il est de noble origine. La couleur verte dénote son appartenance à l’Autre Monde, tandis que son riche cimier en forme de plat symbolise sa fonction de premier serviteur du seigneur.
83 V. 4009 : nous avons préféré la variante du manuscrit K à la version de l’édition Kapteyn bî der hant qui est plus vague.
84 Bien que « amour » soit masculin en français, nous avons gardé le genre feminine propre à l’allemand dans la traduction (vrouwe Minne), afin de ne pas évincer les notions de séduction et d’attraction qui se rapportent au texte original. Cependant, lorsque le texte transcrit « amour » sous la forme latine Amor (v. 831), le terme reste masculin, en accord avec le genre latin et le personnage d’Éros auquel il se réfère.
85 Les vers 4195-4196 n’existent que dans le manuscrit CL et n’appartiennent pas au texte. L’auteur du passage interpolé, probablement induit en erreur par les vers 4828 et suiv., ne s’est pas aperçu que le vers 4197 se rattache au vers 4193.
86 V. 4368 : le texte donne dar, mais nous utilisons la variante k Daz qui semble bien plus naturelle par rapport à la structure syntaxique de la phrase.
87 Amulette, voir C. Lecouteux, Charmes, Conjurations et Bénédictions, p. 39, s.v. « bref ».
88 La description du paysage renvoie au locus amœnus.
89 Le nombre 103 ne semble pas avoir été choisi au hasard : outre la multitude de chevaliers qu’il représente, tout nombre impair est signe de malfaisance ; en outre, c’est un nombre premier, une entité, si bien que l’image renvoyée est celle d’un groupe et non d’une somme d’individus, comme le suggère la description de leur équipement uniforme. Tout est fait pour rendre la scène onirique, jusqu’à plonger le lecteur dans la même confusion que le héros. En considérant la scène sur un plan symbolique, Wigalois a devant les yeux l’image enflammée du purgatoire, d’où partent deux routes, l’une vers l’enfer, l’autre vers le paradis, mais il se trouve en dehors de la scène. Même s’il lui est donné de se frotter aux flammes des chevaliers, il n’est pas happé par elles, car il est pur.
90 L’association du rouge et du noir est teintée de valeurs négatives mêlant enfer et mort.
91 Il s’agit du roi Lar, le père de Larie, qui joue le rôle d’un adjuvant : il mène Wigalois sur le chemin de l’aventure.
92 Le coin de paradis où se trouve Lar est un lieu sacré, car il est clos. Wigalois ne peut y pénétrer car il est encore vivant : ce qui lui donné de voir, c’est l’au-delà, mais de même qu’il n’a pu entrer au purgatoire, le temps n’est pas encore venu pour lui d’entrer au paradis : la « puissance mystérieuse de Dieu » s’y oppose.
93 Voir C. Lecouteux, Les Monstres dans la littérature allemande du Moyen Âge, p. 110-126.
94 L’effet de surprise que produit la nouvelle sur Wigalois se traduit dans le texte par une utilisation quasi stichomythique du dialogue. Ce procédé littéraire, en rupture avec le style d’écriture de l’auteur dans le roman en général, marque une rupture d’un autre ordre : de nature psychologique. Le passage à l’état de maturité chevaleresque se fait à travers la connaissance de soi, mue par celle de son lignage, en particulier celle de son père. Le bouleversement intérieur que connaît Wigalois à ce moment est concrétisé par la forme du texte, si bien que l’on peut discerner chez l’auteur une volonté subtile d’enrichir son « roman d’aventures » de psychologie. Outre le rôle d’adjuvant (sous la forme de l’animal), Lar est aussi initiateur (sous la forme du chevalier) : afin de parfaire la préparation du héros avant le combat contre le dragon, il lui dévoile sa véritable identité à un moment stratégique, de même que dans Le Bel Inconnu la guivre, animal fabuleux, dévoile à Guinglain qui est son père juste après avoir délivré Sinaudon.
95 Ici débute l’aventure suprême : le héros se retrouve en quelque sorte au point de départ : dans la lande, qui est en général le paysage que tout héros rencontre à sa sortie du château d’Arthur, au départ de sa quête. On retrouve le schéma classique du sentier, de plus en plus étroit à mesure que l’aventure se rapproche, et du surgissement d’un médiateur, auprès d’une étendue d’eau, marque du passage dans l’Autre Monde.
96 Voir D. Alexandre-Bidon, « Gestes et expressions du deuil », in À réveiller les morts, p. 121-133.
97 Ou fauconnerie.
98 L’échange rythmé, proche de la stichomythie, entre Wigalois et la demoiselle accentue l’effet de dramatisation déjà créé par l’abondance du vocabulaire se rapportant aux champs sémantiques du danger et de la mort dans cet épisode.
99 Wirnt utilise toutes ses connaissances pour « fabriquer » Phetan : il démontre dans le roman qu’il est très cultivé, en faisant référence à ses contemporains ou aux classiques antiques, si bien que si l’on décompose le monstre, on se rend compte que la description du dragon est issue d’éléments savants variés. L’auteur, qui est imprégné de récits et de légendes oraux, puise aussi dans le Physiologus et l’histoire naturelle pour dresser un portrait inédit de ce monstre, voir C. Lecouteux, « Der Drache », in ZfdA 108, p. 13-31.
100 On trouve dans la plupart des romans arthuriens des allusions à des chevaliers qui portent les stigmates des combats qu’ils viennent de mener.
101 L’épisode des époux qui dérobent son équipement à Wigalois a été repris brièvement dans Le Chevalier au Papegau, où se retrouvent, en outre, la plupart des épisodes merveilleux et fantastiques que connaît Wigalois sur le chemin du château de Roaz.
102 Le geste de la femme a une fonction symbolique dans le récit : en mettant de côté la poche en soie contenant le pain et la fleur, on peut considérer que Wigalois se retrouve démuni de tout objet à caractère magique le protégeant en permanence, si bien qu’à ce moment débute une nouvelle étape de son initiation
103 Terme générique désignant l’ensemble des pièces d’étoffe qui ornent les heaumes des chevaliers ; voir Jouffroy d’Eschavannes, Traité complet de la science du blason, p. 195-197.
104 Le cerf blanc, adjuvant, représente Dieu dans le Physiologus et terrasse les serpents.
105 Une manse égale quinze à soixante arpents.
106 V. 5791-5857 : la perte de connaissance du héros est, dans ses différentes formes, un topos du roman arthurien d’apprentissage. Elle représente un passage fondamental pour celui-ci, dans le sens où elle signifie une renaissance pour lui, et par là même le début d’une nouvelle vie, celle d’un homme expérimenté et devenu adulte à la suite de l’initiation qu’a constituée la victoire contre la créature la plus redoutable, voir Ingeborg Henderson, « Selbstentfremdung im Wigalois Wirnts von Grafenberg », in Colloquia Germanica 13, p. 35-46.
107 La poche en soie, étrangement oubliée par les pêcheurs sert d’élément de transition et est destinée à faire comprendre que Wigalois n’est pas projeté matériellement mais mentalement dans un autre monde.
108 Wigalois se retrouve entre deux mondes, dans une lande dévastée, lieu de mort, puisque ni humains ni créatures de l’Autre Monde n’y vivent.
109 À notre connaissance, les noms de Brien et Lamer ne sont relatifs à aucun conte ni à aucune réalité historique connus. Peut-être s’agit-il du Brien de la seconde liste onomastique de l’Érec de Chrétien, mais le texte ne donne guère plus de précisions à son sujet.
110 V. 6182-6203 : l’auteur montre ici ce qu’est la véritable croyance : celle en Dieu, et l’oppose aux superstitions, dont il fait l’inventaire, et dont il explique qu’elles rejettent la religion. Wirnt insiste sur le fait que celui qui se tourne vers la divination et les mauvaises croyances (ungeloube) ne peut recevoir l’aide de Dieu et est voué à une mort certaine.
111 Le chevalier perdu dans ses pensées est un motif que l’on trouve chez Chrétien de Troyes dans Le Conte du Graal.
112 En faisant référence au roman de Hartmann, Érec, Wirnt montre l’origine de ses références (voir l’épisode de l’épervier), comme il est de coutume à cette époque.
113 Wirnt cite les plus célèbres romanciers de son époque, pour montrer qu’il les a lus, mais surtout qu’il perpétue leur tradition. Jeschute est l’héroïne du Parzival de Wolfram et constitue ici un point de comparaison avec Énite parce qu’elle est pure et qu’elle subit ensuite les réprimandes de son ami de façon injuste, tout comme le sort d’Énite était dû à des pilleurs qui avaient dérobé à son père tous ses biens et l’avaient dépossédé de sa noblesse.
114 Wigalois est à nouveau nommé der junge rîter (v. 6365 et 6400), et de surcroît montré comme un chevalier débutant, pris au piège par une femme sauvage. Tout se passe comme si l’épisode de sa perte de connaissance après la victoire contre le dragon l’avait fait régresser au lieu de le faire progresser
115 Lunete, héroïne d’Iwein de Hartmann, est la troisième référence à un grand roman de l’époque. L’auteur a choisi trois femmes différentes comme points de comparaison avec la femme sauvage afin de montrer à quel point elle se différencie des femmes courtoises dans sa façon de démontrer son amour.
116 Wigalois, parce qu’il a pris le mauvais chemin, ne peut être sauvé dans cette aventure que grâce à l’intervention de la Providence. On commence à voir poindre ici un motif qui se développera dans la littérature arthurienne plus tardive : celui de la luxure, qui conduit le chevalier à connaître des situations qui font de lui un pécheur. Le schéma narratif ordinaire met en scène une fée qui enchante le chevalier et l’entraîne dans son monde où elle le retient grâce à l’amour charnel. Ici, Wigalois échappe à ce destin parce que la « fée » est une femme d’une laideur repoussante.
117 L’épisode de la rencontre avec Ruel sonne comme un avertissement pour le héros : il est puni parce qu’il a commis l’erreur d’oublier le but de sa quête un court instant.
118 La présentation qui est faite de Karrioz par l’auteur le situe entre le nain et la créature sauvage, et semble faire référence à de nombreux éléments mythologiques et folkloriques issus de diverses civilisations, ainsi qu’à des éléments littéraires autant issus de l’épopée que du roman, si bien que ce personnage devient inclassable parmi les créatures rencontrées par Wigalois : Karrioz tient de l’épopée sa peau de léopard et sa puissance guerrière, du monde roman son caractère négatif (il est maléfique et vêtu de noir) et du roman courtois ses caractéristiques chevaleresques, et par là même humaines. Du nain germanique (voir n. 161), il possède la puissance physique, qui provient souvent de la possession d’objets magiques dans les romans ; ce n’est pas le cas ici, mais Karrioz compte cependant parmi les êtres de l’Autre Monde, ne serait-ce que parce qu’il est le gardien d’un lieu merveilleux, qu’il porte la couleur verte et qu’il n’a pas de mœlle dans les os.
119 Le marais est un lieu qui n’apparaît pas dans les premiers romans arthuriens, mais on peut le trouver dans le Lanzelet de Ulrich von Zatzikhoven. Il forme une frontière entre le monde réel et celui des personnages inclassables issus du fantastique, comme le nain Karrioz l’est. Il a les caractéristiques du lieu merveilleux (circulaire et clos par un anneau de brume), mais sa nature est différente car il n’est pas habitable. En outre, il est dépeint comme une créature vivante puisqu’il engloutit Karrioz comme une immense gueule qui n’est pas sans rappeler l’antre infernal.
120 La roue en bronze fait écho à la roue de Fortune, emblème de Wigalois, si ce n’est qu’elle n’offre d’autre alternative que la mort à celui qui s’y frotte. Son aspect, sa vitesse, ses attributs connotent l’univers infernal dans lequel le chevalier vient de pénétrer et qui va le poursuivre tout au long de son voyage au royaume de Roaz.
121 La description du pont rappelle l’épisode où Lancelot se trouve face au pont de l’épée dans Le Chevalier de la charrette de Chrétien. On retrouve les eaux furieuses, la roue et les épées tranchantes, et le passage unique, image du purgatoire ou de l’enfer, voir Franziska Zajadacz, « Motivgeschichtliche Untersuchungen zur Artusepik : Szenen an und auf dem Meer » Gottingen, (GAG 269), 1979, p. 14-29.
122 Marrien, est le gardien du château et le protecteur le plus proche de Roaz ; en outre, on ignore s’il est un véritable centaure car il semble n’avoir que deux pattes. Il a pour arme ou attribut le feu, métaphore infernale qui suit Wigalois depuis son entrée dans le monde ténébreux du territoire du roi Lar. La description du voyage de Wigalois, très imprégnée d’images symboliques chrétiennes, infernales et merveilleuses, se retrouve dans les tableaux de Hieronimus Bosch, peintre de la fin du xve siècle, comme Le Jardin des délices, ou La Charrette de foin.
123 Cette voix est celle du diable, qui met Roaz en garde contre une mort prochaine s’il ne lui obéit pas et une soumission à Wigalois si les forces divines triomphent.
124 Le personnage du vieillard est, comme Guivreiz dans Érec, un gardien du royaume ; il représente la sagesse et l’expérience. Le duel sert à tester Wigalois pour voir s’il mérite le titre de chevalier et s’il a acquis une sagesse comparable à un homme expérimenté. Après la réussite de son initiation et par là même l’acceptation des règles de l’Autre Monde, le vieillard peut devenir son ami pour lui permettre de pénétrer dans l’Autre Monde sans être inquiété ni affaibli ; il dévoile à Wigalois le moyen d’accéder à l’aventure ultime ; en ce sens, il est pour le héros un guide.
125 La luminosité extrême d’un lieu connote son appartenance au monde merveilleux. Or, ici, cette luminosité est relative au monde infernal que Wigalois traverse depuis qu’il est entré dans le royaume de Roaz : l’enfer est généralement représenté dans l’iconographie par la couleur dominante rouge, si bien que le héros est ici comme plongé au cœur des Enfers et envahi par la lumière rougeoyante. Wirnt n’hésite pas à évoquer la séduction maléfique de la beauté du lieu (v. 7281-7283), comme pour alerter le lectorat ou l’auditoire sur la facilité avec laquelle chacun peut succomber au charme de l’œuvre du malin.
126 Aux visions faussement paradisiaques succèdent des visions horribles, dominées par les éléments sombres et terrifiants (le noir et les éclairs) et des sons agressifs : les portes s’ouvrent avec fracas, on entend des cris à faire trembler les murs. Le héros est mis à l’épreuve par des éléments qui déstabilisent ses cinq sens (les sons se chevauchent ou sont saturés, sa vue est brouillée par l’obscurité ou l’éblouissement), avant d’être confronté à la lutte physique.
127 Cette vision rappelle celle de l’épisode de la Cité en ruines dans Le Bel Inconnu (v. 2926-3126) : le héros, Guinglain, pénètre dans une salle où mille jongleurs en activité sont chacun éclairés par un cierge. De même que les jeunes filles dans Wigalois, ils ont un pouvoir de séduction qui, chez eux, se manifeste par leur jeu et leur chant et non point, comme elles, par leur beauté inégalable. Dans les deux cas, la source de lumière est la bougie : cet éclairage dénote avant tout l’absence de lumière naturelle, autrement dit l’enfermement du héros, dans l’antre infernal en l’occurrence.
128 Les apparitions du diable ou d’une de ses émanations sont souvent accompagnées d’une illustration sonore (tonnerre) et de fumée. L’auteur reste donc fidèle à l’image du malin que chacun se fait et que la littérature colporte. En outre, Wigalois ne peut percevoir ce que voient les créatures diaboliques : cette différence rappelle qu’il est protégé par la Fortune et qu’il agit donc en tant que rédempteur, dont la mission est d’anéantir les forces diaboliques et de résister aux tentations du démon.
129 Traduction au plus près des v. 7328-7346, dont certains sont énigmatiques. Les deux ennemis dont il est question sont Wigalois et son amulette chrétienne.
130 La description que l’auteur fait de Roaz laisse penser qu’il a utilisé plusieurs sources pour dresser le portrait de son personnage : Roaz est présenté comme un païen félon, féroce et meurtrier, comme un usurpateur qui a conclu un pacte avec le diable, et un géant, si bien que tout est fait pour qu’on le considère comme un être monstrueux ; et en même temps, tout le faste qui le caractérise fait de lui un puissant seigneur et un chevalier d’une vaillance extraordinaire.
131 Il s’agit probablement des mêmes jeunes filles que celles que Wigalois voulait suivre dans le palais, à moins qu’il s’agisse d’un deuxième groupe.
132 Allusion aux bestiaires et en particulier au Physiologus.
133 La référence à cet assaut devant Babylone est un topos historico-littéraire que l’auteur utilise pour expliquer l’origine de Japhite, qui signifie littéralement « la descendante de Japhet ». En outre, « Babylone » désigne Le Caire au Moyen Âge.
134 Nous utilisons le terme d’ancien français, auquel fianze est emprunté, afin de rendre compte du mieux possible de la valeur de l’engagement.
135 Cette ville fut le siège de luttes acharnées au Moyen Âge. L’auteur fait peut-être référence à la prise de la ville en 1174 par l’empire de Saladin.
136 On retrouve ici le principe du do ut des, autrement dit du lien féodo-vassalique qui s’instaure entre deux personnes après un service rendu, et qui ne peut être rompu que si l’un des deux contractants décède ou commet un acte de traîtrise.
137 L’évocation du décès du prince de Meran a été l’objet de nombreuses études sur la datation du roman. Il nous semble juste de penser qu’il s’agit de Bertold IV, mort en 1204, ce qui permet d’avancer que le roman fut écrit dans la première décennie du xiiie siècle. L’introduction de la traduction américaine de Thomas (p. 4-5) donne un aperçu succinct de ces nombreux débats.
138 L’auteur s’inspire de L’Énéide de Virgile, et plus encore du roman antique de Heinrich von Veldeke, Eneide (v. 2503 et suiv. et v. 9514 et suiv. pour l’épisode de la tombe de Camille). Le baume, dont il est dit (v. 9486-9489) qu’il conserve la dépouille mortelle de Camille, est avant tout un moyen de symboliser, à travers sa flamme perpétuelle, l’éternité de l’âme de la défunte, grâce à sa noblesse et à sa dignité. Ces lampes merveilleuses se retrouvent aussi dans de très nombreux textes en latin et en langue vernaculaire.
139 Gahmuret est le fils du roi Gandin d’Anjou, et de son union avec Belakane de Zazamanc naît un fils, Feirefiz. Puis, par son mariage avec Herzeloyde, il devient roi du Pays de Galles et lui donne un fils, Parzival, héros du roman qui porte son nom. Wirnt fait donc une allusion directe au Parzival de Wolfram d’Eschenbach, dont il a au moins lu la première partie consacrée au père du héros qui, parce qu’il n’a pas accès à la succession de son défunt père, part à l’aventure en Orient et entre au service du calife de Bagdad.
140 Le texte indique « Baldac » et non pas Bagdad : en fait, il s’agit du baruc païen de Baldac, qui est le calife de Bagdad.
141 Le passage relatant les funérailles de Japhite est largement inspiré du Livre II de Parzival où il est question de l’enterrement de Gahmuret en terre sarrazine.
142 Terme issu du médio-latin tymcania qui désigne un encens ou une composition de diverses espèces odoriférantes : galbanus, onica [herba aromatica damodum ungulis humani], thus, stacten, encens et myrrhe.
143 Le Sant est un lieu populaire, au sud de Nuremberg, où sont organisés des tournois, mais il se peut qu’il s’agisse d’un emprunt déformé au Willehalm de Wolfram.
144 V. 8595 : lebermer désigne une mer légendaire gelée où les bateaux restent prisonniers. Elle fait écho au courant que Wigalois réussit à arrêter pour pénétrer dans le château de Roaz. On retrouve cette référence dans Le Bel Inconnu, dans l’épisode qui suit l’épreuve du « Fier Baiser » (v. 3285-3290).
145 Angran – ou Angram – est un lieu légendaire et merveilleux, qui est repris au Parzival de Wolfram von Eschenbach (335, 20).
146 Lorsque les hommes font défaut, ce sont les femmes qui endossent les armures des chevaliers à leur place. Dans le cycle de Guillaume d’Orange par exemple, Les Aliscans, et, en particulier, dans le Willehalm de Wolfram von Eschenbach, lorsque Willehalm se rend en France pour quérir du secours auprès du roi Louis, Gyburc et ses suivantes prennent les armes pour défendre Orange contre les Sarrasins et gagnent la bataille (Livre III et suivants).
147 Élamie est une païenne, aussi l’auteur ne manque-t-il pas d’accumuler les détails pittoresques et exotiques liés à l’Orient, comme les clochettes, le chameau, et plus haut le chargement quelque peu fantaisiste et entièrement irréaliste des éléphants.
148 Cette dénomination n’est pas sans rappeler la « joie de la cour » d’Érec. L’expression revêt avant tout une acception religieuse et mystique, dans le sens où cette « joie » est un don de Dieu, obtenu grâce aux actes héroïques et libérateurs de Wigalois.
149 V. 9450-9451 : Le texte dit littéralement « on lançait les tambours en l’air en les battant ».
150 V. 9456 : Wigalois est nommé roi pour la première fois dans le récit, seulement lorsqu’il a obtenu le statut social légitime qui l’intègre dans la société arthurienne : il possède des terres et une épouse, et qu’il a trouvé un équilibre intérieur qui lui permet de se maîtriser entièrement.
151 L’expression Karles lôt (v. 10037) désigne tout système de poids et mesures donnant de sûres garanties à ses usagers et figure pour la première fois dans la Chronique des Slaves, d’Arnold ; voir R. Folz, Le Souvenir et la Légende de Charlemagne dans l’Empire germanique médiéval, Genève, 1973, p. 371 et suiv. Les poètes l’utilisent au sens figuré : « Ne pas témoigner la moindre indulgence à autrui, ne rien lui pardonner. »
152 Cet épisode, bien différent du reste des aventures rencontrées par Wigalois, n’est plus placé sous le signe du merveilleux : le héros va combattre sans amulettes ni accessoires magiques, car il est considéré ici comme un héros guerrier tel qu’on en rencontre dans les chansons de geste, un miles christianus, bien plus qu’un héros de roman courtois : les descriptions de créatures et de paysages étranges ont disparu pour faire place à l’action brute et à la stratégie militaire, avec un vocabulaire fortement ancré dans la réalité.
153 Ce thème récurrent se retrouve dans les poèmes politiques de Walter von der Vogelweide.
154 V. 10273-10296 : voir L’Apocalypse de Jean.
155 La lavande officinale.
156 Il s’agit du Vieux de la Montagne, patron des Assassins : il les droguait au haschisch, les emmenait dans son château et les envoyait ensuite tuer tous ceux qu’il estimait indésirables.
157 Ajout de la part du traducteur afin de rendre plus fluide la compréhension du texte.
158 Jeu de trictrac modifié.
159 Les dardes sont, comme les javelots, des armes de jet en usage au Moyen Âge, à hampe de bois dur courte, et fer à deux tranchants.
160 Il s’agit de chalumeaux faits dans du bois de sureau.
161 L’armée en dehors de la ville, autrement traduite par « armée assiégeante », est celle de Wigalois, tandis que l’armée dite « de la forteresse » est celle de Lion.
162 D’après la légende, Arthur est l’oncle de Gauvain.
163 Wigalois est non seulement un chevalier accompli, mais de plus c’est un roi bâtisseur : grâce à la Providence, il a réussi à se surpasser et à être reconnu par la société, et surtout, Dieu l’a récompensé en quelque sorte en rendant fertile une terre auparavant stérile car illégitimement acquise par le païen Roaz.
164 Le nom donné au fils de Wigalois est une compilation de plusieurs origines : la consonance est latine et en même temps celtique.
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