Le Roman de Moriaen
Traduction française
p. 145-263
Texte intégral
I. D’un chevalier que Perceval avait blessé et envoyé à la cour d’Arthur
1[1] Le conte nous parle maintenant d’un chevalier qui s’appelait Moriaen. Certains livres nous racontent qu’il était le fils de Perceval. En revanche, d’autres disent qu’il était le fils d’Agloval, le frère de Perceval, et donc son neveu puisqu’il est attesté que Perceval ainsi que Galaad moururent tous deux chastes après avoir trouvé le Graal, sachez-le. C’est pourquoi je dis que Moriaen ne peut être le fils de Perceval. Mais j’ai bien lu dans des livres qu’il était le fils de son frère. Il avait été conçu avec une Maure à l’époque même où Agloval recherchait partout Lancelot qui était introuvable, comme on a pu le lire précédemment. Je pense que celui qui a écrit le Lancelot s’est endormi sur son ouvrage au point d’oublier la belle histoire de Moriaen. Je suis étonné qu’il y ait des gens pour versifier des récits sans pour autant les achever.
2[30] Ce fut un jour où le roi Arthur tenait sa cour en Bretagne afin d’augmenter sa renommée. Pendant que les grands seigneurs étaient assis à table et mangeaient, un chevalier entra à cheval dans la salle.
3Du temps du roi Arthur, la coutume était de ne fermer aucune porte, ni petite ni grande, où que le roi tînt sa cour. Tout un chacun pouvait entrer ou sortir selon son désir. Ainsi, le chevalier entra à cheval dans la salle où se trouvaient les grands seigneurs. Il était mal en point. Il eut beau souhaiter descendre de cheval1, il en était incapable tant ses blessures étaient graves. Il avait plus de dix blessures dont la moindre pouvait, à vrai dire, être mortelle. Le chevalier arriva dans cet état pitoyable. Ses armes et ses vêtements, de même que son beau et grand cheval, étaient tout rouges, couverts de son propre sang. Le chevalier était abattu et grièvement blessé. Pourtant, il salua du mieux qu’il pouvait tous les seigneurs présents dans la salle, mais il ne put prononcer un mot2 tant ses membres et son cœur le faisaient souffrir.
4[61] Dès que messire Gauvain – qui agissait maintes fois avec courtoisie, car il le faisait sa vie durant – aperçut le chevalier, il se leva d’un bond, le souleva de sa selle et le fit descendre de son cheval. Le chevalier, qui souffrait tant, ne put s’asseoir, ni marcher, ni rester debout. C’est pourquoi Gauvain le fit porter sur une couche moelleuse du côté de la salle où étaient assis les grands seigneurs afin qu’ils puissent écouter son récit. Lorsqu’il arriva à parler, avec difficulté, il ordonna de lui ôter tous ses vêtements, de le couvrir chaudement et de lui donner du pain trempé dans du vin clair. Ensuite, messire Gauvain devrait soigner ses blessures comme il fallait. À l’époque, il n’y avait pas de meilleur médecin que Gauvain sur la terre entière. Les chevaliers qu’il soigna ne moururent jamais de leurs blessures, pour peu qu’il les trouvât encore en vie.
5[91] Puis le chevalier, allongé, arriva à dire : « Hélas, je ne puis ni manger ni boire. Mon cœur faiblit et je ne vois plus clair. Je crains mourir bientôt, mais devant tous ceux présents ici, je déclare : Si Dieu me prête vie, j’aurais bien aimé raconter au mieux, en détail et sans mentir, au roi que j’ai cherché partout, ce qui me préoccupe, afin que tous présents ici le sachent3. C’est par nécessité que je suis venu ici. »
6[107] Gauvain, le vaillant, lui répondit : « Seigneur chevalier, n’ayez pas peur de mourir maintenant. J’espère que vous en réchapperez pour le moment car je vais vous soigner tout de suite. » Aussitôt il tira de son sac une herbe permettant d’étancher le sang et de soulager toutes les blessures.
7Il la mit dans la bouche du chevalier et lui en fit en avaler un petit peu. Aussitôt le chevalier se sentit mieux : il commença à boire et à manger et oublia son malheur.
8[121] Les soins terminés, le roi Arthur s’approcha du chevalier, étendu sur la couche. Il lui dit : « Cher seigneur chevalier, que Dieu vous porte chance ! Racontez-moi : qui vous a si grièvement blessé ? Était-ce de votre faute ? Le chevalier qui vous a causé ce grand malheur a-t-il pu s’en aller impunément ? »
9[131] Le chevalier répondit au roi qui se tenait devant lui : « Je vous le dirai. J’ai promis et juré de ne pas rompre mon serment. Je vous le dirai en toute vérité : il y a sept ans, j’ai perdu tous mes biens. Je suis alors tombé dans une telle misère que je ne savais plus de quoi me nourrir. J’ai dû subsister de rapines. Mes dîmes avaient été vendues. J’avais dilapidé tous mes biens, mon héritage et mon fief, si bien qu’aucun bien ne me resta de tous ceux que mon père m’avait laissés à sa mort. Il ne me resta plus rien. Par charité j’avais beaucoup donné car, pendant longtemps, j’avais participé4 à des tournois et à des joutes où je dilapidais tous mes biens.
10Quiconque me demandait quelque chose, fût-il écuyer ou messager, ne repartait jamais bredouille. Par honneur ou par charité, je venais en aide à celui qui me demandait quelque chose jusqu’à dilapider tous mes biens. Après, je fus obligé de mener une vie vagabonde. À ma honte, je dois avouer que quiconque se trouva sur mon chemin, en possession d’argent ou d’autres biens – qu’il fût pèlerin ou marchand –, je m’arrangeai pour le détrousser. Peu de biens m’échappèrent. J’ai commis maint méfait. Il y a trois jours, étant parti pour trouver du butin, j’ai rencontré un chevalier. Son cheval me parut si bon que je le convoitai plus que tout. Lorsque je le saisis par la bride et lui ordonnai de mettre pied à terre, il tira aussitôt son épée et m’asséna un coup si dur que j’en oubliai toute ma parenté et tous ceux qui m’étaient proches. Le coup reçu fut tel que j’eus beau me défendre, cela ne me servit à rien. Ses coups furent très durs, lourds comme du plomb5. Il transperça mon armure. Maint endroit de mon torse et de ma jambe en porte la trace. Aucun de mes coups ne le blessa. Puis j’ai dû lui promettre et jurer, et donner ma parole d’honneur – afin de sauver ma vie – de me rendre ici, chez vous, au plus vite, en chevauchant de toutes mes forces, et de me constituer prisonnier auprès de vous, sans tarder.
11C’est ce que j’ai fait, car je viens vous demander pardon de tous les méfaits que j’ai commis, où que ce soit, fût-ce en actes ou en pensée. »
12[201] Sur ce le roi lui demanda : « Savez-vous6 qui était le chevalier qui vous a envoyé par ici ? Comment s’appelait-il ? Comment était son cheval ? Quelle enseigne portait-il ? » Le chevalier lui dit : « Je ne puis répondre à vos questions. Mais le cheval et l’armure sont rouge sang. À en juger d’après son langage et ses manières, il doit être Gallois. De plus, il est si fort qu’on ne trouve son pareil, ni chevalier aussi vaillant, nulle part dans le monde chrétien. Pauvre de moi, je peux bien dire que c’est par malchance que je l’ai rencontré, pour autre chose que pour mon bien. » Le roi dit alors tout haut, si bien que tous purent l’entendre, que c’était monseigneur Perceval. De colère, il s’arracha les cheveux et dit : « J’ai beau être un riche souverain, je n’ai plus d’amis depuis que j’ai perdu Perceval et que, pour mon malheur, il a voulu à tout prix partir à la quête du Graal et de la lance. Je peux bien l’affirmer. Comme il n’arrive pas à les trouver, il a envoyé maints brigands7 en prisonniers à ma cour, en raison des méfaits qu’ils ont commis.
13C’est de force qu’il les a envoyés. Jamais ils ne lui en sauraient gré. Maintenant, il n’y a ici aucun chevalier qui, pour l’amour de moi, ose partir à la recherche de Perceval pour le ramener à ma cour. J’en suis très affaibli, de même que mon pays et ma cour, à cause de sa très longue absence8. J’en suis déshonoré. C’est pourquoi je suis aussi infiniment triste. »
14[248] Messire Keu, le sénéchal, prit alors la parole : « J’irai le chercher, Dieu le sait. De gré ou de force je ramènerai à votre cour celui que vous louez tant. Croyez-moi, fût-il en acier, par Dieu qui m’a créé, je le ramènerai mort ou vivant ! Sire roi, êtes-vous maintenant content ? » À ces mots, Arthur éclata de rire de même que tous les chevaliers qui avaient entendu ces paroles de Keu. Le roi reprit alors la parole : « Messire Keu, taisez-vous. Vous devriez vraiment avoir honte chaque fois que vous entendez mentionner le Gallois. Avez-vous déjà complètement oublié combien vous vous êtes montré arrogant par le passé, comme vous l’êtes maintenant, lorsque vous rencontrâtes Perceval après l’avoir cherché pendant longtemps ? L’idée de le ramener contre son gré était une folie de votre part. Malgré son état de faiblesse, il vous a cassé la clavicule en vous assénant un coup très dur.
15De plus, il vous couvrit de honte en vous jetant à terre les deux jambes en l’air. S’il l’avait voulu, il aurait pu vous tuer. La vantardise inconsidérée déshonore ! Si je vous entends dire encore une fois que vous voulez partir à sa recherche, je vous en saurai mauvais gré. Il n’a rien à faire de vous. C’est pourquoi quelqu’un d’autre doit partir maintenant pour m’assurer de l’aide de ce chevalier. »
16[286] Sur ce, messire Gauvain prit la parole : « Seigneur Keu, il me semble que vous contez des sornettes. Quand un homme prend de l’âge et qu’il approche de la centaine, il devient un peu gâteux. Il me semble que c’est votre cas. Croyez-moi, si un jour vous rencontrez à nouveau Perceval et que vous lui fassiez une proposition qui ne lui convienne pas, par le Seigneur céleste, renoncez-y, fût-ce au prix de la couronne du roi, le souverain de ce pays : il vous couvrirait de honte. Depuis fort longtemps je connais bien ses habitudes. Quand il est de bonne humeur et que l’on ne le contrarie pas, il est doux comme un agneau. Mais si on le met en colère, il est l’homme le plus effroyable jamais créé par Dieu. Telles sont ses manières. Il est courtois et gentil envers les pauvres et les riches et envers tous les hommes, à condition qu’on ne le contrarie pas.
17Mais quand on l’agace, on ne trouve nulle part son pareil. » Messire Lancelot disait la même chose. Tous les seigneurs présents dans la salle étaient d’accord avec Gauvain et firent l’éloge de Perceval. À la cour, maint chevalier était triste parce que le roi, leur seigneur, se lamentait tant.
18[323] Puis le père des aventures dit : « Par la toute-puissance de notre Seigneur et particulièrement par le Seigneur céleste lui-même, je chevaucherai, sans jamais passer deux nuits de suite sous le même toit, jusqu’à ce que j’aie retrouvé Perceval ou que j’apprenne quelque information sur son lieu de séjour. Je l’amènerai à la cour s’il veut bien consentir à venir avec moi. En tout cas, je ne m’en vanterai pas. » Arthur répondit : « Dieu le sait, cela me plaît et chagrine à la fois. J’aimerais bien avoir la chance de revoir Perceval. En même temps je peux difficilement me passer de vous. Ainsi je suis heureux et triste à la fois. Mais, en vérité, cher neveu, je serais attristé si vous rompiez votre serment. Par votre honneur de chevalier, préparez-vous et partez dès que vous pouvez à la recherche de Perceval. »
19[348] À ces mots, monseigneur Lancelot du Lac bondit. Il s’approcha et prit la parole. Il dit qu’il tenterait l’aventure et partirait à la recherche de Perceval, partout, dans tous les pays, quoi qu’il pût lui arriver.
20« Si je retrouve le chevalier vaillant, je l’amènerai ici, si possible. Je vais me préparer et partir. Je ne veux plus tarder. Les paroles du roi me font penser qu’il deviendra fou sans Perceval. Je partirai pour l’honneur du roi. » Le roi Arthur lui répondit : « Seigneur Lancelot, réfléchissez bien avant d’entreprendre pareille aventure. L’éloignement de mes chevaliers pourrait bien me porter préjudice si j’étais mêlé à des guerres ou à des combats, comme cela est arrivé souvent. Cela pourrait vite se terminer mal pour moi. Sans mes chevaliers, j’aurais perdu depuis longtemps mon pays et ma couronne. Grâce à eux, je m’en suis toujours bien sorti. » Monseigneur Lancelot répondit : « Par le Seigneur qui m’a créé et qui jugera le jour du jugement dernier, puisque Gauvain part, je ne resterai pas ici après son départ, advienne que pourra. Je tenterai ma chance et je mettrai en jeu tout ce que je tiens de Dieu, car Perceval m’a cherché sans relâche lorsque je me trouvais en un lieu secret. Il m’a aussi ramené à la cour. C’est pourquoi je lui dois mon engagement. »
21[388] Toutes les dames et demoiselles éclatèrent alors en sanglots, de même que les chevaliers et les écuyers, parce que Lancelot voulait partir. Messire Gauvain n’oublia pas qu’il avait promis au chevalier blessé de le guérir.
22Il se rendit aussitôt à son chevet et pansa toutes ses blessures. Il les soigna si bien que celles-ci guérirent en peu de temps. Toute blessure que sa main touchait guérissait, malgré tout. Tous les hommes de la cour étaient tristes à cause de leur audace. Le soir on mangea peu parce que les seigneurs voulaient partir le lendemain matin.
23[405] Maintenant, nous tairons ces lamentations pour parler de Gauvain et de Lancelot qui partaient ensuite ensemble.
II. De Gauvain et de Lancelot et de Moriaen
24[409] Le conte nous dit que tous deux partirent le matin, à l’aube. Ils traversèrent mainte terre sauvage, mainte lande, de hautes montagnes et des vallées, afin de retrouver Perceval. Mais ce fut9 peine perdue : ils n’apprirent rien sur lui. Ce fut très dur à supporter pour eux.
25[418] Au neuvième jour, un chevalier, monté sur un magnifique cheval, en plus bien armé, vint à leur rencontre. Il était tout noir. Je vous explique : sa tête, son corps et ses mains, tout était noir, comme les membres d’un Maure, excepté ses dents. Pour sûr, son armure et son bouclier étaient noirs comme un corbeau. À l’instant où il aperçut les chevaliers, il piqua des deux et fit courir son cheval.
26Dès qu’il fut en face d’eux, et les salutations faites, il s’adressa à Lancelot : « Chevalier, renseignez-moi sur une chose que je désire savoir. Sinon, gardez-vous de ma lance ! Je veux connaître la vérité. Je vous dirai ma coutume : quel que soit le chevalier que je rencontre, même si je sais à l’avance qu’il est plus fort que cinq hommes, ni la peur ni les conséquences fâcheuses ne m’empêcheraient de me battre contre lui, à moins qu’il me donne des informations. Chevalier, répondez sur votre honneur, en toute vérité et sans plus attendre, à la question que je vous poserai, sinon vous pourriez bien le regretter. »
27[449] Monseigneur Lancelot répondit : « Je préfère de beaucoup mourir que d’être forcé par un chevalier d’agir contre ma volonté. Pareille honte ne m’arrivera pas aujourd’hui. Faites selon votre coutume si vous y tenez. Je préfère combattre afin de mettre un terme10 à votre insolence car je désire me battre. Aujourd’hui même, je veux en finir avec votre inconvenance, sinon je préfère mourir. » Le Noir, qui était en colère contre Lancelot, ne resta pas immobile. Prenant son élan11, il brandit sa lance comme quelqu’un qui a envie de se battre.
28[465] Monseigneur Gauvain resta à l’écart de l’endroit où ils allaient s’affronter. Il se dit en lui-même, comme il convient à un homme courtois et sensé, que ce serait une vilenie et contraire à la chevalerie d’attaquer à plusieurs un chevalier et de le vaincre ainsi.
29S’il voyait son ami en danger de mort ou bien trop acculé, alors il serait temps d’intervenir et de lui venir en aide. C’est pourquoi Gauvain, qui ne voulait pas se battre, ni transgresser le code chevaleresque, se tint à l’écart. Pourtant, il pensait qu’ils avaient rencontré le diable plutôt qu’un humain, ne l’eût-il entendu mentionner Dieu. S’il était vraiment le diable ou un de ses acolytes venu de l’enfer, on aurait pu lui résister difficilement parce que son cheval était très vigoureux et qu’il était plus grand que Lancelot. De plus, il était noir, comme je vous l’ai déjà dit.
30[490] Ils s’élancèrent ainsi l’un vers l’autre, le chevalier et messire Lancelot. Chacun avait une grande lance. Elles se brisèrent comme des roseaux. Mais ni l’un ni l’autre ne furent jetés à terre. Tous deux restèrent en selle. Chacun tira l’épée du fourreau et ils commencèrent à se battre. Si Dieu lui-même n’était pas intervenu, ils seraient morts en peu de temps. Leurs coups furent si durs que personne n’aurait pu vraiment s’en remettre. Eût-il été minuit et fait plus noir que jamais, on aurait pu distinguer les fleurs et l’herbe en raison de la clarté, tant les étincelles jaillirent dru des heaumes et des épées pour ensuite retomber par terre. À mon avis, le forgeron qui a fabriqué leurs armes les a vendues cher.
31Arthur ne gagna jamais autant d’argent. [Une telle arme précieuse rend souvent bien service12] à tout homme en pareil danger. Aucun des deux, ni le chevalier ni Lancelot, ne voulut céder jusqu’au moment où ils se séparèrent à la demande de messire Gauvain qui pensait qu’il serait fort dommage que l’un des deux y perdît la vie. Il avait surtout bien vu, qu’à cause des coups si durs qu’ils assénèrent avec tant de hargne, ils auraient en moins de rien de telles blessures que l’un d’eux y succomberait, peut-être même les deux.
32[528] Après avoir séparé les deux hommes qu’il voyait éreintés, Gauvain s’adressa dès que possible au chevalier noir : « Votre coutume et votre comportement sont inconvenants. Vous faites fausse route. Si vous aviez demandé avec courtoisie ce que vous vouliez savoir, le chevalier vous aurait répondu. Il vous aurait renseigné volontiers et en toute vérité. Sachez-le ! Vous êtes fou et insensé. L’un de vous deux y laissera la vie, vous ou bien lui. Voilà ce que je crains si vous ne changez pas d’avis. »
33[544] Le chevalier noir répondit : « Comment osez-vous me parler sur ce ton ? Pensez-vous que j’ai peur de me battre contre vous deux, bien que vous soyez resté à l’écart par crainte de la mort ? Même si l’un de vous deux était le seigneur Lancelot et l’autre le neveu d’Arthur, je ne reculerais pas d’un pas.
34La gloire et la renommée de ces deux chevaliers dépassent d’habitude celles de tous ceux qui sont à la cour du roi Arthur. J’en ai souvent entendu parler, mais je ne les ai jamais vus. »
35[558] Gauvain se dit alors en lui-même : « Nous serions sots et insensés de ne pas traiter avec courtoisie, maintenant et ici, celui qui ne tarit pas d’éloges sur nous. » Mais monseigneur Lancelot voulait à tout prix terminer le combat, soit en vainqueur soit en vaincu. Gauvain s’en rendit bien compte et demanda à Lancelot, par amour pour lui et pour le roi son seigneur, et au nom de leur honneur, de s’arrêter un instant afin qu’il lui dise sa volonté : « Je vous en conjure par la foi que vous devez à ma dame, l’épouse de mon oncle. » Messire Lancelot répondit : « Soyez-en sûr, si vous ne m’aviez pas tant exhorté, soyez-en assuré et n’ayez aucun doute, je me serais vengé ou j’aurais perdu la vie parce que c’est sans nécessité que ce chevalier m’a provoqué en duel et accablé de coups. Mais comme vous me suppliez tant, je ne lui ferai de mal pour rien au monde, à moins que ce soit lui qui m’attaque en premier. Si vous pensez qu’il en est temps, je sursois au duel. Je ne le fais pas par lâcheté, mais seulement à cause de vous et de votre demande. Que Dieu me vienne en aide et m’accorde sa grâce ! »
36[593] Alors qu’ils se trouvaient tous les trois sur le lieu du combat, monseigneur Gauvain s’adressa à nouveau au chevalier noir : « Il est insensé de votre part d’agir ainsi, bien que l’affaire se soit bien terminée pour vous et pour nous. Vous pourriez facilement entreprendre quelque chose qui vous coûterait la vie. Je vous donnerai un bon conseil : dites-moi ce qui vous préoccupe tant. Si je peux, je répondrai à la question que vous auriez posée au chevalier à qui personne n’a jamais fait peur au point de le faire tomber de son cheval. »
37[606] Le chevalier noir répondit : « Vous avez raison. Maintenant je vous supplie, par toute la chevalerie et particulièrement par Gauvain, qui est le meilleur de l’élite des chevaliers, lui et monseigneur Lancelot – où qu’il y ait de la souffrance connue de par le monde, en tous lieux on loue leur aide, du moins je n’ai jamais entendu dire autre chose – de me dire, si vous connaissez peut-être Agloval, le frère de Perceval le Gallois. Depuis très longtemps et sans relâche, je cherche à avoir des nouvelles de lui. Ces six derniers mois, j’ai erré de toutes parts et je l’ai cherché partout. J’en ai enduré mainte souffrance. Je mourrai ici sur place, à moins que tous deux vous me disiez, de gré ou de force, si vous savez quelque chose sur Agloval. Arrêtons maintenant cette discussion. Il est plus que temps soit de reprendre le combat soit de dire ce qui vous convient. »
38[634] À ces mots, Gauvain éclata de rire à cause des manières du chevalier noir. « Parole d’honneur, reprit-il, dites-moi ce que vous désirez savoir à propos d’Agloval. Je vous dirai ce que je sais. » Le chevalier noir répondit aussitôt : « Je veux tout vous dire : Agloval est mon père. Il m’a conçu avec ma mère. Je vous en dirai encore plus : vous apprendrez maintenant, qu’il y a très longtemps, il est arrivé par hasard en Moriane. Pour sa belle prestance, une demoiselle s’éprit de lui. Par ma foi, c’était ma mère. Puis, suite à leurs conversations, les choses prirent une telle tournure qu’elle finit par se donner à lui en raison de sa courtoisie et parce qu’il était si beau. Les conséquences furent fâcheuses pour elle, elle en fut accablée de tristesse. Ils s’étaient juré fidélité avant qu’elle se donne à lui. Ce fut irréfléchi de sa part car ensuite il l’abandonna. Il y a bien vingt-quatre ans13 de cela. Lorsqu’il la quitta, elle était enceinte de moi, mais il l’ignorait. Il la mit au courant de l’affaire urgente qui le préoccupait et lui dit pour quelle raison il la quittait. Je puis le dire maintenant : mon père était à la recherche d’un chevalier vaillant qui était introuvable à l’époque.
39Soyez sûrs qu’il s’appelait Lancelot. Je vous en dirai encore plus : il a raconté alors à ma mère que lui et beaucoup d’autres compagnons avaient juré, comme nous le racontons, et fait le serment solennel de rechercher, Dieu le sait, Lancelot et de ne pas revenir avant deux ans ou plus, à moins de l’avoir trouvé ou d’avoir quelques nouvelles de lui, et aussi de ne séjourner nulle part, ni de s’arrêter dans aucun pays plus de deux nuits de suite. Prendre congé de ma mère, Dieu le sait, pour cette bonne cause et pour tenir son serment, affligea beaucoup mon père. Mais auparavant il lui avait promis de revenir dès qu’il aurait accompli sa quête. Mais il n’a pas tenu sa promesse. Je l’ai cherché à mainte cour. Ma dame, ma mère m’a raconté tout cela en me parlant aussi de la promesse de mariage. J’ai sur moi la preuve de sa paternité et de la promesse de mariage faite lors de leur séparation : revenir auprès d’elle14 pour son bien et pour son honneur. Que Dieu lui porte chance, s’il est encore en vie ! Avec humilité je prie Dieu pour cela. Et s’il est mort, que Dieu lui pardonne ses péchés ! Ma mère et moi, nous avons été déshérités à cause de son absence. Nous avons tout perdu, de riches biens et des fiefs qui lui revenaient de droit de son père.
40Tout nous a été confisqué en vertu de la loi du pays. De plus, mon déshonneur était grand parce qu’on me traitait de bâtard. Je ne pouvais pas prouver ni dire15 à personne qui était mon père, celui qui m’avait conçu avec ma mère, parce que mon père était parti sans laisser de trace. Depuis, je suis devenu chevalier et j’ai fait le serment solennel – si je le rompais, je le regretterais – de me battre en tous lieux contre tout chevalier, où que je le croise, à moins que d’une manière ou d’une autre il sache me dire quelque chose sur mon père, si bien que je sois mieux renseigné. Même si je rencontrais mon frère de sang, je ne romprais pas mon serment, ni ma promesse, Dieu le sait. Et à ce jour, j’ai tenu parole, je n’y ai pas manqué par ma faute. À vous deux, je réitère ma demande : si vous voulez qu’on se sépare en paix, par votre foi, dites-moi tout ce que vous savez, sans rien omettre. Terminons cette discussion ou bien réglons cette affaire comme nous l’avons commencée aujourd’hui. Pour aucun chevalier sous le soleil je ne commettrai un parjure, quoi qu’il m’en advienne. »
41[745] Alors tous deux, Gauvain aussi bien que Lancelot, éclatèrent en sanglots. En écoutant le récit de ce qui était arrivé au chevalier, de grosses larmes coulèrent de leurs yeux.
42Ils furent très émus. Ils changèrent de couleur et découvrirent leur visage, pendant qu’ils écoutaient la triste histoire du chevalier. Lancelot prit la parole : « Par la grâce de Dieu, plus jamais je ne vous veux du mal16 ni me mettre en colère contre vous. Faites-moi confiance, je ne ressens pas de l’inimitié pour vous. Nous vous dirons ce que nous savons. » Ces paroles réjouirent le chevalier noir. Il s’élança vers Lancelot et découvrit son visage vraiment noir comme du jais. Il en était ainsi dans son pays : les Maures sont noirs comme du charbon. Mais, à sa manière, il avait toutes les qualités d’un chevalier d’élite. Quelle importance s’il était noir ! Il n’y avait rien à dire de son physique. Il dépassait d’un demi-pied tout chevalier se mesurant à lui17. Pourtant, il était encore jeune. Il fut tellement heureux de les entendre parler d’Agloval, qu’il s’agenouilla par terre. Gauvain le releva et lui dit qu’ils étaient tous deux des messagers appartenant à la cour du roi Arthur digne de tout éloge ; ensemble ils recherchaient Perceval et Agloval, dont le roi souhaitait le retour : l’envie de les revoir18 et de leur parler le rongeait.
43« Si, d’une manière ou d’une autre, nous retrouvons ces nobles seigneurs, nous les ferons revenir à la cour, s’ils le veulent bien, et sans nous en vanter, afin que grâce à notre bonne volonté et19 à leur gentillesse, le roi soit comblé de joie. Ils appartiennent à la Table ronde depuis fort longtemps. Tous deux font partie de la cour du roi et sont aussi de grand renom. Si vous voulez agir avec discernement et éviter votre malheur, mettez-vous en selle et rendez-vous d’un seul trait à la cour d’Arthur. Par Dieu, j’espère qu’Agloval, dont nous parlons, y viendra ou bien que vous aurez des informations sur le lieu où il se trouve. On y apprend souvent des nouvelles de régions lointaines. Rendez-vous donc à la cour sans tarder : vous serez bien accueilli par le roi. Expliquez-lui qui vous êtes, d’où vous venez et dites-lui tous vos soucis. Il ne vous laissera pas partir avant notre retour en compagnie de votre père, si Dieu veut bien nous le permettre. Si vous erriez partout dans le pays pour vous battre contre tous les chevaliers que vous trouveriez sur votre chemin, vous seriez bien chanceux de les vaincre tous sans infortune et sans dommage. Celui qui veut toujours se battre et ne pas y renoncer pourra le faire pendant longtemps, mais un jour cela se terminera mal pour lui : il tombera sur quelqu’un de plus fort que lui, qui aura l’audace de lui résister. Maintenant, chevalier, faites selon notre demande.
44Dans votre propre intérêt, rendez-vous à la cour maintenant, cher seigneur, si vous le voulez bien, car j’espère bien qu’après peu de temps d’attente vous aurez le cœur en joie, ou bien vous aurez des nouvelles. Restez-donc à la cour jusque-là. Vous vous y plairez. Vous disposerez de maint confort. Faites-nous entièrement confiance. Nous partirons à la recherche de votre père et si nous le rencontrons et que Dieu nous accorde cet honneur, nous reviendrons dès que possible pour vous réjouir, vous et le roi. »
45[847] Quand le chevalier noir entendit ces paroles, il éclata de rire montrant ses dents blanches comme la craie. Le reste de son corps était tout noir. Il répondit : « Que Dieu Notre Père à tous vous rende, nobles seigneurs, tout le bien et tout l’honneur que vous m’avez faits, et aussi votre gentillesse à mon égard, parce que vous avez réjoui mon cœur si affligé pendant longtemps. Si mon cheval n’est pas défaillant, je me rendrai là où vous me dites d’aller, auprès du roi que vous louez tant. » Les mains jointes il s’engagea à devenir leur chevalier fidèle. En outre, au nom de Dieu Notre-Seigneur, il promit d’être à leur service sa vie durant, avec fidélité et sans relâche.
46[867] Monseigneur Lancelot lui répondit : « Si vous éprouvez des difficultés en arrivant dans le pays d’Arthur – je pense qu’il vous est totalement inconnu –, référez-vous à nous deux, ici présents devant vous.
47On ne vous traitera qu’avec honneur et courtoisie, si vous dites nos noms, à quelque endroit que ce soit. Et quand vous vous présenterez devant le roi, dites-lui avant toute chose que vous nous avez rencontrés et que nous avons parlé ensemble. Vous serez bien accueilli. Je vous le garantis. »
48[881] Le chevalier noir reprit la parole : « Vous avez bien dit. Que Dieu vous rende ces paroles courtoises. Mais si vous vouliez bien me dire vos noms, je serais sans doute encore plus heureux. » Messire Gauvain lui dit aussitôt comment ils s’appelaient et qui ils étaient. Puis ils ne perdirent plus de temps. Le chevalier noir s’agenouilla par terre, le seigneur Gauvain le releva à nouveau et, joignant les mains une deuxième fois, dit : « Que Dieu, Notre Père à tous, qui est le réconfort du monde, m’accorde de réparer ma faute en votre honneur. Cher seigneur Lancelot, je reconnais ma culpabilité, je sais que j’ai vraiment mal agi. » Après, messire Gauvain lui dit : « Ne vous souciez pas de ce qui s’est passé ici, aucun mal ne vous arrivera. »
49[902] Sur ce, le seigneur Gauvain enfourcha son cheval et Lancelot fit de même. Le chevalier noir20 reprit alors la parole : « Il serait regrettable que de bons chevaliers comme vous partent maintenant à la recherche de mon père et que je ne participe pas à cette quête : par la toute-puissance de Notre-Seigneur, ce serait une honte pour moi, je vous accompagnerai tous deux. »
50[912] Le seigneur Gauvain lui répondit : « Vous devez alors vous garder de votre démesure et aller votre chemin en homme raisonnable et modéré : quand vous rencontrez un chevalier qui vous salue avec courtoisie, vous devez lui rendre son salut sans vous battre contre lui et rester son ami fidèle, à moins qu’il se soit mal conduit à votre égard. Voilà ce que je vous conseille fortement. Cependant, montrez votre force à celui qui est méchant et cruel envers vous ou quelqu’un d’autre et mettez un terme à son méfait, si vous le pouvez. Réjouissez toutes les femmes et protégez-les du déshonneur où vous pouvez et à tout moment. Soyez courtois et gentil envers celui qui a de bonnes manières ; mais n’épargnez pas votre épée, ni votre lance, ni votre bouclier à celui qui ne respecte pas le code chevaleresque. » Le chevalier noir lui répondit : « Puisque vous le voulez, je cesserai de le faire. Pourtant, c’est un parjure de ma part : que Dieu ait pitié de moi ! »
51[938] Ensuite, ils partirent tous ensemble et chevauchèrent jusqu’à leur arrivée à une croisée de chemins où se trouvait une belle croix avec une inscription en lettres rouge sang. Gauvain, qui savait lire et écrire, lut ce qui était écrit : « Ici c’est la limite du pays d’Arthur. Que tout homme qui arrive à cette croix et qui se dit chevalier se prépare à se battre bientôt et à vivre des aventures qu’il payera chèrement, voire de sa vie, tant les coutumes dans ce pays sont cruelles. » Voilà ce que Gauvain lut à haute voix aux deux compagnons.
52[956] À ce moment, ils aperçurent à la croisée des chemins un ermitage bien construit. Les chevaliers eurent alors l’idée de s’y rendre tous les trois pour le visiter et se renseigner sur la situation là-bas. Lorsqu’ils virent l’ermite, apparemment un saint homme, à la petite fenêtre, ils descendirent de cheval et lui demandèrent si quelque chevalier vêtu d’une armure rouge était passé par là. Le brave homme répondit qu’il en avait vu passer deux qui se ressemblaient beaucoup, la veille avant midi. « À en juger d’après leur visage et leurs gestes, j’ai vraiment eu l’impression que c’étaient deux frères. Leurs chevaux semblaient extrêmement fatigués. Ils sont arrivés par le chemin même qui vient du pays appelé la Bretagne. Tous les deux paraissaient forts. Le cheval et l’armure de l’un d’eux étaient rouge sang. Les deux sont descendus de cheval près de la croix que vous voyez là-bas, où mainte guérison miraculeuse se produit. C’est là qu’un chevalier perdit la vie, lui et sa femme. C’est pourquoi ils ont bien mérité, comme tous les saints, que leurs âmes soient élevées au ciel, car ils sont morts en état de grâce : ils venaient de faire pèlerinage en lieu saint, amenant avec eux de l’argent et des chevaux, et d’autres biens encore, comme il convient à de hauts seigneurs.
53Sur leur chemin, ils rencontrèrent une bande de brigands méchants. Ils tuèrent le brave homme, lui prirent ses vêtements, son cheval et ses biens. La dame en fut si affligée que son cœur se brisa de chagrin et de douleur. C’est ainsi qu’ils sont morts tous deux ici, à l’endroit même de cette croisée de chemins où vous apercevez la belle croix érigée en l’honneur du chevalier. Depuis, mainte guérison miraculeuse s’y produit. Certaines personnes atteintes d’une maladie grave viennent ici en pèlerin, vêtues de simples chausses et pieds nus. Beaucoup de ceux qui sont passés par ici sont guéris. Les chevaliers dont vous demandez des nouvelles y firent leur prière, comme il leur convenait. Mais je ne puis vous dire quel chemin chacun a pris, je n’y ai pas prêté attention : je disais mes heures ici, à l’intérieur, ce qui m’accaparait totalement, si bien que j’oubliai leur présence. Mais ils étaient forts et grands, l’armure de l’un d’eux était rouge et l’autre chevalier portait l’enseigne du roi Arthur. »
54[1027] Ces paroles désespérèrent les seigneurs : de regret de ne pas savoir quel chemin les deux chevaliers avaient pris, ils perdirent presque la raison.
55Puis ils se renseignèrent sur les coutumes du pays et demandèrent vers quel pays menaient les chemins qu’ils voyaient devant eux.
56[1035] Le saint homme répondit : « Je vous renseignerai au mieux. Vous connaissez le chemin par lequel vous êtes venus. Je vous conseille d’éviter celui qui continue après tout droit : il mène vers un pays de grande injustice où les coutumes sont mauvaises, les plus puissants y agissent avec méchanceté. Si vous tenez à garder votre cheval et votre armure, et à rester en vie, ne prenez pas ce chemin-là. Le chemin à droite mène à un pays sauvage, inhabité. Depuis une éternité je n’ai vu revenir ni homme ni femme de là-bas ; du moins je ne m’en souviens pas. Au cas où vous vous y rendrez, vous y trouverez un monstre affreux et si vous tentez de mettre un terme à cette situation effroyable, vous le payerez de votre vie. Telle est ma prédiction. Vous y trouverez l’animal le plus cruel dont on ait jamais entendu parler de mémoire d’homme. Gardez vous-en ! Je sais bien que c’est le diable en personne dans la peau d’un animal. Rien ne lui résiste : jamais lance, si pointue fût-elle, ni épée, si tranchante fût-elle – j’en suis sûr et certain – ne put blesser ce diable : elles se brisèrent ou se tordirent. Cela a souvent été prouvé par le passé.
57Maintenant, il a choisi de vivre dans une petite forêt où il entend passer la nuit. Le jour, il rôde partout sur les chemins droits et tortueux. Il dévore animaux et humains. Je ne saurais vous dire21 la terreur qu’il sème : il a dévasté un grand pays et chassé tous les habitants, si bien que personne n’y est resté. Maintenant je vous ai dit la vérité sur les deux chemins cités et sur ce qui peut vous arriver et je vous nomme encore le troisième : il mène d’ici à la mer. Je ne sais guère vous en dire plus. »
58[1089] Monseigneur Lancelot prit alors la parole : « Messire Gauvain, par le Seigneur qui m’a créé, nous devons nous séparer maintenant si nous voulons retrouver ces chevaliers. Quant à moi, j’entends m’engager dans l’aventure la plus périlleuse. Vous allez prendre tout de suite le chemin de votre choix, sinon nous perdrons la trace des chevaliers qui sont passés par ici. Ils ne sont pas encore bien loin. Par ma volonté et par votre honneur de chevalier, je vous demande instamment de les emmener, si possible, avec vous et de retourner à cet endroit, si vous les trouvez. Seigneur, faites-le sur ma demande et racontez à cet ermite comment les choses se sont déroulées pour vous afin qu’il me révèle la vérité sur ce qui est advenu, si d’aventure je repassais par ici. Le chevalier que nous venons de rencontrer vous accompagnera. Que Dieu vous garde tous deux !
59Honorez-le comme un homme de bien ! Voilà ce que je vous demande au nom de votre honneur de chevalier, où que vous soyez. »
60[1117] Messire Gauvain lui répondit : « Cher seigneur, je suis prêt à satisfaire à votre demande. Que Dieu veille sur nos vies et notre renom de chevalier ! Cher seigneur, choisissez maintenant d’abord le chemin que vous voulez prendre. Il ne faut plus tarder ici. » Après, monseigneur Lancelot reprit la parole : « Je pense que le plus grand danger consiste à combattre ce monstre dont le saint homme nous a parlé. Il me semble que je ferais bien d’y aller. »
61[1130] L’ermite lui dit alors : « Hélas, seigneur, vous êtes si beau, je pense qu’on ne trouve pas votre pareil sous le ciel. Pourquoi voulez-vous entreprendre ce dont personne n’est capable ? Les habitants ont fui le pays, personne n’est de taille à résister à ce monstre. Jamais ne volèrent de flèches aussi dangereuses que le venin qu’il crache sur ceux qui l’approchent : celui qui est réellement touché meurt en moins de trois jours, même s’il n’avait aucune autre blessure. Je ne vous mens pas. Cela s’est mal terminé pour plus d’un. Il est plus grand et il court plus vite qu’un cheval. Je vous mets en garde : vous seriez sage d’éviter ce diable. Par le Seigneur qui nous a créés, s’il n’avait pas choisi de vivre dans la garenne, il rôderait partout et dévasterait la terre entière. Vous feriez bien de revenir sur votre décision. »
62Mais les paroles de l’ermite ne servirent à rien : même si l’on avait donné à Lancelot tous les biens appartenant au roi Arthur, il n’aurait pas renoncé à son engagement, ni manqué à sa parole : il attaquerait bientôt le monstre, aucune crainte ne l’en empêcherait.
63[1162] Lorsque les seigneurs, sur le point de se séparer, prirent congé l’un de l’autre, le chevalier noir s’adressa à eux deux : « Pour qui me prenez-vous donc ? Est-ce que je suis moins bien ou moins vaillant que l’un de vous deux, si bien que Gauvain devrait m’accompagner ? Je pense ne pas avoir besoin d’un guide. J’oserai bien attaquer tout chevalier que je vois commettre un crime, si vaillant soit-il. Dites maintenant où vous voulez aller et par quel chemin vous voulez m’envoyer ; j’oserai bien le prendre, si périlleux soit-il. Par la chevalerie et par toute la chrétienté, je tenterai l’aventure seul, m’en advienne que pourra. »
64[1181] Messire Gauvain lui répondit : « Je regrette que vous ayez fait ce serment. Mais puisqu’il en est ainsi, il me semble que vous feriez bien de partir en prenant au plus vite le chemin qui mène à la mer pour rechercher sans tarder votre père. Et faites tout ce que je vous conseille : saluez avec courtoisie toute personne que vous rencontrez ;
65puis, demandez-lui s’il a vu passer par hasard ou séjourner quelque part deux chevaliers dont l’un portait une armure rouge et l’autre l’enseigne d’Arthur. Vous devrez donc d’abord poser votre question avec gentillesse. Quand vous arriverez au lieu de passage, demandez qu’on vous dise la vérité et posez la même question quand vous serez en mer, où que vous alliez. Et si vous n’apprenez rien, revenez aussitôt à cet endroit et suivez sans tarder le chemin que je prendrai, nous pourrions regretter de nous trouver trop loin l’un de l’autre : suivez-moi vite et agissez selon mon conseil. Dans ce cas, aucun mal ne vous arrivera, je vous le garantis. » Le chevalier noir lui répondit : « Que Dieu vous le rende ! »
66[1211] C’est ainsi qu’ils prirent congé et se quittèrent. Maintenant je veux vous parler22 de Gauvain.
III. Comment Gauvain délivra une demoiselle
67[1213] Le conte nous dit maintenant que Gauvain arriva à une rivière profonde et large, peu après prime. Elle était large et profonde, l’eau se déversait avec force vers le bas à cause du courant très fort. Il ne connaissait pas le pays sur l’autre rive ; il y aperçut un chevalier, armé jusqu’aux dents, monté sur un cheval magnifique, qui faisait chevaucher de force devant lui une demoiselle qu’il emmenait prisonnière. Gauvain vit qu’il la battait souvent, coup sur coup, des coups de poing très durs à cause de son armure lourde.
68Il lui fit très mal parce qu’elle ne voulait pas venir avec lui ; il la cogna souvent avec son bouclier, partout et très fort, là où il pouvait l’atteindre. Ce fut indécent de sa part.
69[1238] La demoiselle portait une tenue verte, lacérée à maint endroit par le chevalier cruel. Elle chevauchait sur une haquenée sans selle. Ses cheveux magnifiques, blond doré, doux comme la soie, retombaient par derrière sur le cheval. Mais elle en avait perdu la moitié : le chevalier cruel venait de les lui arracher de la tête. Personne ne peut croire à quel point la demoiselle se lamentait à cause de sa douleur et de sa souffrance, et combien il lui était pénible d’endurer les coups du chevalier cruel. Elle pleurait et se tordait les mains.
70[1254] Voyant cela, Gauvain pensa que ce serait une honte de ne pas venger la souffrance de la demoiselle. Il regarda autour de lui mais il n’y vit aucun pont, ni grand ni petit, sur lequel on pouvait passer. Il n’y vit pas non plus d’humain à qui23 il aurait pu demander de le faire traverser. Sans tarder, il tourna bride, fit sonder la profondeur de la rivière par son cheval. Puis il l’éperonna et le bon cheval sauta jusqu’au milieu de la rivière. Ensuite, il traversa la rivière à la nage, du mieux qu’il put, si bien qu’il transporta son seigneur sur l’autre rive.
71Par miracle, tous deux s’en sortirent vivants, car la rivière était profonde et le courant très fort.
72[1275] Arrivant sur l’autre rive de la rivière profonde et large, Gauvain vit une grande troupe armée se diriger vers le chevalier qui enlevait de force la demoiselle en la malmenant. Mais Gauvain ne savait pas s’ils le suivaient ainsi avec de bonnes intentions ou bien pour l’injurier. Il vit venir maints hommes, tous vêtus d’un haubert. Ils étaient à moins d’une lieue du chevalier. Gauvain lança aussitôt son cheval vers la demoiselle, tant malmenée par le chevalier, qui était devant, afin de mettre un terme24 à sa souffrance.
73[1292] Lorsque monseigneur Gauvain fut à portée de vue de la demoiselle, elle se tordit les mains plus qu’avant. L’apercevant, elle s’écria : « Chevalier, noble seigneur, délivrez-moi pour l’honneur de toutes les femmes ! Je ne mérite pas qu’on me déshonore. Dieu pardonnera le chrétien qui me sauvera de cette détresse, fût-il parricide ! » Ses grands soupirs et ses tremblements, ses lamentations et gémissements auraient apitoyé tout homme. Elle appelait souvent Gauvain qui arrivait sur la place, afin qu’il lui vînt en aide et mît fin à la cruauté du chevalier.
74[1311] Lorsque monseigneur Gauvain entendit ses appels, son cœur se serra de compassion et de peine25. Il s’adressa au seigneur cruel : « Seigneur chevalier, vous savez très bien que vous traitez cette demoiselle d’une manière indécente et brutale. Vous seriez sage d’y renoncer ; même si elle vous avait offensé, vous auriez dû la capturer avec courtoisie car il est peu honorable de battre ainsi une demoiselle. »
75[1323] Le chevalier cruel rétorqua aussitôt : « C’est à cause de vous qui n’êtes qu’un vilain et un rustre sous les apparences d’un chevalier, qu’elle ne sera pas épargnée. À cause de votre inimitié, je la traiterai avec plus de brutalité qu’avant. Si vous dites encore un seul mot, je vous renverserai26 aussitôt de votre cheval avec cette lance. »
76[1332] Monseigneur Gauvain s’adressa à nouveau au chevalier : « Seigneur chevalier, dans ce cas je serais à pied ! Une fois de plus je vous conseille d’être raisonnable et de ménager la demoiselle. Je n’ai vraiment pas peur de vous. Si vous ne la laissez pas tranquille, je la protégerai dès maintenant, j’atténuerai sa souffrance au risque de ma vie. Chevalier, accédez donc à ma demande, au nom de Dieu et de votre noblesse, et pour l’honneur de toute la chevalerie. »
77Le seigneur cruel répondit : « Je ne le ferai pas. Allez-vous-en, sauvez-vous ! Par la toute-puissance de Dieu, ce sera le jour de votre mort ! Je n’ai rien à faire de votre sermon. »
78[1350] Gauvain répliqua : « Si vous êtes si audacieux, levez donc encore une seule fois la main sur elle et je vous le ferai payer très chèrement – vous le sauriez, vous en trembleriez de peur –, ou bien cela me coûtera la vie. Laissez la demoiselle tranquille, sinon soyez sur vos gardes. Gardez-vous de ma lance, car j’ai envie de me battre contre vous. »
79[1359] Le chevalier était tellement sûr de lui qu’il eut la rage au cœur lorsqu’il vit Gauvain pointer sa lance vers lui. Il se prépara au combat tout comme monseigneur Gauvain. Ils s’élancèrent l’un vers l’autre avec une telle ardeur que leurs lances se brisèrent : très loin on en entendit le crissement. Ils s’affrontèrent avec une telle violence que le chevalier tomba de la selle par terre, tomba si lourdement que tous ses membres lui firent mal : étendu sur le sol, il s’évanouit de douleur.
80[1374] Monseigneur Gauvain saisit alors le cheval du chevalier et, courtois comme toujours, il le remit à la demoiselle. Aussitôt après il dégaina son épée. Entre-temps, le chevalier était revenu à lui et avait pris son épée. Il se leva du mieux qu’il put avec de mauvaises intentions. Il dit : « Vassal, comment avez-vous osé m’infliger cette douleur et cette honte ? Mon père est le souverain de ce pays ; après lui, je le serai. Vous n’aurez pas la vie sauve. Vous cherchez à commettre une folie.
81Aujourd’hui même, vous aurez très peur des hommes qui me suivent et qui seront furieux. Même pour tous les biens appartenant au roi Arthur, vous n’aimeriez27 pas être ici. Ils seront bientôt là. Vous ne sauverez pas votre peau. Dans ce pays, personne ne dispose d’aucun pouvoir ni d’aucune force contre moi. »
82[1399] Gauvain répondit : « Je le crois bien. C’est pourquoi vous êtes méchant et cruel. Par ma foi, c’est fort dommage qu’un homme noble et puissant soit perfide : agir ainsi met plus d’un en danger. Ne soyez pas si fanfaron, je vous materai avant de nous séparer. À mon avis, vous avouerez aujourd’hui même que vous agissez mal. Je vous conseille encore une fois d’être raisonnable, de me dire et de m’expliquer le mal que la demoiselle vous a fait. A-t-elle bien mérité votre cruauté envers elle ? Mettez-vous d’accord entre vous, et je ne m’y mêlerai plus. Si elle ne l’a pas méritée, cessez d’agir mal ainsi et restons amis, sinon vous perdrez la vie en dépit de votre haute naissance. Je veux emmener cette demoiselle avec moi lorsque je partirai d’ici. »
83[1423] Le chevalier ne voulut rien entendre. La demoiselle dit alors tout haut : « Noble chevalier, je vous dirai pourquoi il me fait tout ce mal. Il veut m’avoir pour amie. Voulez-vous que je vous dise la vérité ? Il m’en a parlé pour la première fois il y a longtemps.
84Mais je ne voulais rien savoir ; j’ai bien d’autres soucis : le fait de vivre dans le besoin me fait souffrir. Pourtant, il y autre chose qui me préoccupe encore plus que28 je ne puis vous dire : mon père était chevalier et un homme d’honneur, un noble du pays. Cher chevalier, j’ai honte de vous dire publiquement que mon père, de haute naissance, a essuyé un revers de fortune : il y a sept ans, il a perdu tous ses biens, depuis il vit dans l’indigence. Il ne peut aller nulle part, il ne tient même pas debout, il souffre terriblement. Je l’ai relevé et accompagné. De cette manière j’ai servi mon père, il a peu d’autres amis. Je serais volontiers restée avec lui ma vie durant, j’aurais pris soin de lui29 de mon mieux et pour son bien. Aujourd’hui même ce chevalier s’est introduit dans notre château, délabré30 et en ruines ; il s’est vengé sur moi du tort subi. Par surprise, il m’a emmenée de force ; ni par Dieu ni par charité il n’y a renoncé. C’est ainsi qu’il m’a emmenée et me fait ce déshonneur. Il a laissé ses hommes sur place pour surveiller mon31 ami ou bien pour le suivre afin de lui faire du mal. Je crains qu’ils ne soient bientôt ici : vous n’aurez pas la vie sauve s’ils vous trouvent ici. Si vous tenez à votre vie, mettez un terme à ce conflit. Seigneur, je crains qu’il soit grand temps. Si, par la grâce de Dieu, vous voulez bien me venir en aide, voyez ce que vous pouvez faire. »
85[1472] Messire Gauvain reprit la parole : « Seigneur chevalier, je ne veux pas rester plus longtemps ici, soyez raisonnable, dites clairement ce que vous voulez : soit vous rendez justice à cette demoiselle en la laissant partir, soit vous vous battez contre moi, choisissez l’un ou l’autre. Si vous le voulez, je mets pied à terre, sinon remontez en selle, seulement ne vous éloignez pas de moi, ne vous enfuyez pas non plus, mais attendez votre destinée. »
86[1483] Après un bon moment le chevalier répondit : « Vous me prenez maintenant pour un lâche en supposant que je reculerais devant vous ? Vous faites bien de mettre pied à terre, si vous voulez vous battre à tout prix. » Puis, il se protégea avec son bouclier et tira son épée du fourreau.
87[1490] Sur ce, monseigneur Gauvain descendit de cheval, pour le meilleur ou pour le pire, laissant près de lui son cheval, appelé Gringalet, qui ne broncherait pas avant que son maître ne soit revenu et l’ait repris par la bride. Puis, ils donnèrent et reçurent des coups, se blessant grièvement l’un l’autre par de grands coups durs, si bien qu’ils virent leur sang passer à travers toutes les mailles. Lorsqu’ils touchèrent les heaumes, des étincelles en jaillirent comme celles qui jaillissent d’un fer qu’on rougit au feu. Leurs coups étaient très durs, chacun se défendait avec force.
88Cependant, ce qui affligea le plus messire32 Gauvain, ce fut son épée qui ne valait pas quatre deniers : l’armure du chevalier était si solide que l’épée de Gauvain y rebondit. Bien qu’on vît le sang passer33 à travers son haubert, celui-ci ne se fissura point, ce qui étonna beaucoup Gauvain. Pourtant, il vainquit son adversaire pour de bon en lui portant un coup au-dessous du heaume, tranchant son cou à moitié. Après, tout tourna mal pour le chevalier : sa tête tomba aussitôt jusqu’à hauteur de son nombril ; après, il s’effondra d’un seul coup. Ses amis et ses parents avaient trop tardé à le rejoindre. Ils arrivèrent en colère aussitôt après, furieux et hors d’eux, lorsqu’ils virent leur seigneur étendu mort par terre.
89[1532] Gauvain, le gentil et le vaillant, enfourcha alors à nouveau Gringalet, qu’il n’avait jamais trouvé en défaut : il était si grand et si fort. Quand son seigneur était en danger, il le protégeait de ses membres tout comme son maître faisait à son égard.
90[1539] Dès leur arrivée, les hommes du chevalier prirent Gauvain en flagrant délit ; ceux qui étaient à cheval et la piétaille, tous avaient l’intention de l’attaquer par derrière et de face pour le faire souffrir physiquement. Gauvain qui se rendit bien compte qu’il était en très mauvaise posture s’en remit à la grâce de Dieu avec une confiance totale et inébranlable.
91Il accueillit ses ennemis avec son épée ; chaque coup qu’il porta en blessa grièvement un ou deux, il fit souffrir plus d’un. Personne ne put mettre la main34 sur Gauvain à son propre avantage : tous furent perdants, certains laissèrent leur vie, d’autres furent atteints de blessures inguérissables. Gauvain, le père des aventures, fit tellement peur à tous par les coups qu’il asséna, que plus d’un recula et quitta la lice avec des plaies profondes et béantes. Il cherchait à faire le bien, c’est pourquoi la chance était avec lui. Il en piégea plus d’un : certains y perdirent la vie, d’autres des membres.
92[1570] Entre-temps arriva un groupe d’hommes, des fidèles de la demoiselle, désireux de venger son déshonneur. Dès qu’elle les aperçut et qu’ils furent près d’elle, elle déborda de joie et se retira de la mêlée où Gauvain accomplissait tant de prouesses. Elle alla vers les siens et retourna avec le même groupe auprès de son père. Tous furent heureux de pouvoir la protéger. N’osant venir en aide à Gauvain à cause de leur suzerain et craignant beaucoup sa lignée, ils le laissèrent seul sur le champ de bataille où il fut attaqué violemment. Mais Gauvain qui n’avait peur de rien, porta coup sur coup à tous ceux qui étaient près de lui, si bien qu’il les aveugla au point de les faire reculer et qu’il resta seul en lice. Ils étaient très fatigués et épuisés. Défaits et sans défense, ils restaient couchés par terre au bord de la route comme des gens désirant se reposer. Peu d’entre eux étaient bien portants : Gauvain les avait blessés si grièvement qu’on en parlera d’ici jusqu’au jour du dernier jugement. Puis il se dit en lui-même que ses armes lui avaient bien rendu service. Comme personne n’osait plus l’attaquer, il pensa aller son chemin. De tout cœur il remercia Dieu pour l’honneur qui lui était revenu au milieu de ses bandits et d’avoir préservé sa vie sans aucune blessure mortelle, la sienne et celle de son cheval.
93[1615] On dit souvent à juste titre que celui qui ne se maîtrise35 pas et fait ce qui répugne aux humains, et surtout à Notre-Seigneur Dieu, est né sous une mauvaise étoile. Cela s’est bien avéré là-bas.
94[1621] Lorsque Gauvain l’eut emporté sur tous ses adversaires36 par la grâce de Dieu, par son honneur de chevalier et par chance, l’après-midi était déjà bien avancé, et monseigneur Gauvain, le preux, n’avait ni bu ni mangé ; il n’avait goûté à rien d’autre qu’aux combats de la journée en recevant de grands coups.
95Très fatigué, il s’en alla, désespéré et à bout de forces à cause des privations37 de la journée. Il chevaucha jusqu’à la tombée de la nuit, lorsqu’il arriva à un château, triste et abattu à cause de sa grand-faim et sa soif, et du manque du nécessaire vital. Il se dit en lui-même que la meilleure chose à faire était d’y entrer pour voir s’il pouvait y être hébergé pour la nuit. Sur le pont-levis se trouvait le seigneur du château avec un grand nombre de ses hommes. Après avoir mis pied à terre, Gauvain les salua tous. Le seigneur lui répondit : « Que Dieu vous le rende ! » Gauvain dit alors : « Avec votre permission et grâce à votre bienveillance et gentillesse, j’aimerais bien être hébergé ici ce soir. Je ne saurais trouver un autre gîte ; j’ai chevauché toute la journée, ne voyant que des terres sauvages et incultes où je n’ai rencontré personne susceptible de m’héberger. »
96[1662] L’hôte lui répondit : « Que le bien que je vous ferai en toute amitié soit salutaire à mon âme et à mon corps. Ce soir, je vous donnerai dans la mesure du possible ce qu’il faut. Je prendrai soin de vous : je vous donnerai de la viande rôtie et du gibier.
97Ma demeure est toujours ouverte et accessible à tout chevalier qui désire être mon invité et il est assuré de ma haute protection contre38 tous ceux qu’il trouve sur son chemin, fût-il l’enfant de mon sang que je chéris plus que tout autre chevalier. Ma protection est absolue. Par la chevalerie, par ma foi et par la Vierge Notre-Dame, je jure que quiconque ferait du mal à mon invité le paierait de sa vie, à moins d’être particulièrement chanceux. » Gauvain, le père des aventures, habitué à maint honneur, ne savait pas du tout que le chevalier qu’il venait d’abattre était le fils du seigneur.
98[1689] Maintenant, vous entendrez d’abord quelques histoires extraordinaires, certaines plaisantes, d’autres affligeantes. Gauvain, qui croyait avoir trouvé un bon gîte pour la nuit, était tombé dans un piège ; il ne s’attendait pas du tout à pareil malheur. L’hôte, qui voulait faire plaisir à Gauvain, le prit par la main et le conduisit par trois portes à une salle magnifique où il l’accueillit avec un beau discours. On désarma tout de suite Gauvain et on prit soin de son cheval. Puis l’hôte fit porter l’armure de Gauvain et son épée hors de sa portée. Gauvain en fut attristé et abattu, il ne voulait pas s’en séparer, même pas pour la salle du seigneur, fût-elle toute en or, car lorsqu’ils étaient à table, en train de boire et de manger à volonté des bonnes choses jamais produites par la terre, oubliant ainsi toutes leurs peines, ils entendirent soudain de grandes lamentations et des pleurs, ils ne savaient pas ce que cela signifiait. Ils entendaient des gens à l’extérieur, devant la porte, se lamenter en se tordant les mains. Ils criaient sans cesse : « Ô, hélas, ouvrez, laissez-nous entrer ! » Gauvain en fut bouleversé ; il pressentit surtout qu’il lui arriverait bientôt un grand malheur qui le ferait souffrir ; il changea de couleur, devint tout rouge. Le seigneur du château ordonna que l’on se renseigne sur le tumulte qu’on faisait dehors. Sur ordre du seigneur, quelqu’un sortit pour ouvrir la porte. Ensuite ceux qui étaient à l’extérieur entrèrent avec une civière en poussant de hauts cris qui résonnèrent à travers toutes les portes du château. Puis ils entrèrent en grand nombre dans la salle en criant à pleine gorge au seigneur : « Ô, malheur, seigneur, ici gît le meilleur chevalier, il est mort, c’est votre enfant chéri ; nulle part au monde il y a maintenant son pareil, tant il était fort et hardi et parfait en toutes choses. »
99[1747] Tout le château fut en émoi et l’hôte, le père du chevalier qui gisait mort sur la civière, frémit d’émotion. Il eut du mal à trouver les mots pour dire : « Qui lui a ôté la vie ? Était-ce le destin de mon enfant tant chéri39, que j’aimais plus que tout au monde, de mourir ainsi ? Je crains que ce fût par sa faute. Je reconnais40 moi-même qu’il était cruel, n’épargnant ni ennemi ni ami. Je crains qu’il ait mérité la mort. » Puis il ajouta : « Maintenant, je vous conjure tous, par Dieu Notre Père juste, de me dire et de me faire connaître l’exacte vérité. Je veux entendre comment il a perdu la vie, mon fils bien aimé qui gît ici et qui fait tant de peine à mon cœur. »
100[1769] Alors, tous ceux qui avaient amené le mort là-bas répondirent qu’en vérité un chevalier étranger l’avait tué par sa grande force : « Nous ne l’avions jamais vu de nos yeux. Pourtant nous pouvons bien prouver que nombre de nos hommes ont été tués ou si grièvement blessés qu’ils ne s’en remettront plus : on ne saurait dire le nombre d’hommes frappés par ce chevalier étranger qui a ôté la vie à votre fils, un des meilleurs41 chevaliers jamais nés, en tout cas le meilleur que nous n’ayons jamais connu. »
101[1782] Cependant, Gauvain qui se trouvait dans la salle et se savait coupable, se rendit bien compte qu’il ne pouvait s’enfuir, ni par ruse ni par force, parce qu’il avait enlevé son armure et qu’il ne portait plus que ses vêtements. Cela le rendit tout triste.
102[1789] Pendant qu’ils parlaient ainsi dans la salle, ils virent à nouveau couler du sang frais et rouge42 des blessures du chevalier mort qui avait cessé de saigner bien avant. Entre-temps, ceux qui étaient présents dans la salle avaient aperçu Gauvain, l’invité du seigneur. Tous dirent avec fermeté, certains répétant ce que disaient les autres, qu’il était évident que cet homme-là avait ôté la vie au chevalier qui avait cessé de saigner peu après midi. Comme les blessures n’avaient plus saigné depuis, il était clair et net que l’homme qui était dans la salle avait commis le crime. Tous ceux qui étaient présents dans le château le pensaient et étaient d’accord là-dessus. Ils commencèrent à jeter des regards malveillants43 sur Gauvain, le père des aventures, qui vit maint visage haineux se tourner vers lui. Avec insistance ils supplièrent le seigneur de leur présenter le chevalier : comment il était entré dans le château, d’où il venait, où il voulait aller et comment il s’appelait.
103[1821] Le seigneur répondit : « C’est mon invité. Je lui garantis ma protection absolue tant qu’il sera dans le château. Soyez sûrs et certains que les choses tourneraient mal pour celui qui l’offenserait ou lui ferait du mal : il le paierait de ses biens et de sa vie. Ni homme ni femme ne m’en dissuaderont.
104La protection que j’entends offrir à tout invité est inviolable ; la promesse que j’en ai faite, sciemment et volontairement, ne peut être rompue. Maîtrisez-vous et taisez-vous, sous peine de mourir ou de perdre vos biens. Je saurai bientôt qui est coupable de ce méfait. Je sais très bien comment m’y prendre. » Il rassembla tous ses hommes d’un côté de la salle pour leur demander conseil et réitéra que sa promesse de protection ne pouvait être rompue, sinon son fils, si vaillant, serait mal vengé. Il ajouta qu’il regretterait d’avoir tué son invité et qu’on jetterait l’opprobre sur lui partout où l’on apprendrait la nouvelle. Il dit encore : « Je le vengerai d’une manière plus insidieuse dans la mesure où je saurai vraiment que c’est bien mon invité qui a commis ce crime odieux. » Il poursuivit : « Faites maintenant tout ce que je vais vous dire : vous resterez dans cette salle, que personne ne me suive d’un seul pas. Faites ce que je vous ordonne : je ferai sortir mon invité de la salle, on fermera la porte derrière nous. Si le mort cesse alors de saigner, nous pourrons être sûrs que c’est lui le coupable. Ensuite, avant de venger mon fils, je vais réfléchir comment le faire habilement sans me couvrir de honte. » Tous acquiescèrent à ses paroles et restèrent dans la salle sans mot dire.
105[1869] Après, le seigneur se dirigea vers l’endroit où se trouvait Gauvain. Il lui dit : « Ne soyez pas fâché qu’on ne s’occupe pas mieux de vous. Comme vous pouvez le voir, nous sommes en deuil et on n’a pas pris bien soin de vous, ce qui n’est pas convenable. Je vais y remédier, vous viendrez maintenant avec moi, car mes44 hommes, ma maisonnée et moi-même, nous sommes en grand deuil, comme vous le voyez bien. Venez donc sans tarder avec moi. Cette affaire réglée, je vous conduirai à un endroit où vous serez à l’aise et où vous pourrez dormir tranquillement jusqu’à l’aube. Quant à nous, nous devons nous répandre en lamentations. »
106[1885] Messire Gauvain se dit en lui-même qu’il était en bien mauvaise posture, car c’est un coup dur de se trouver sans armes quand on est en danger. Il se rendit bien compte qu’on lui était hostile ; l’attitude de tous ceux qui étaient dans la salle le montrait bien. Il se dit alors en lui-même que la meilleure chose à faire était de s’en remettre à la bienveillance du seigneur et de faire ce qu’il lui avait demandé. Lui-même ne portait pas d’armes, mais parmi les hommes du seigneur, présents dans la salle, au moins cinq cents étaient armés. C’est pourquoi il s’en alla avec son hôte à ses risques et périls.
107[1903] L’hôte le fit passer par la porte qu’on referma derrière eux. Puis le seigneur lui dit : « Seigneur chevalier, cher invité, je veux qu’aujourd’hui même vous soyez en paix ici. » Après il le fit entrer dans une tour solide avec de beaux lits et lui fit apporter des chandelles et tout ce qu’il pouvait bien imaginer pour satisfaire les désirs de Gauvain, son invité. L’hôte, très affligé, lui fit servir du vin clair et préparer un beau lit où il pourrait dormir comme il voulait, s’il avait sommeil et envie de dormir. Il laissa quelques serviteurs avec lui et retourna au château. Ensuite, on souleva le mort et l’on sécha tous ses membres : il ne saignait plus du tout, ses plaies étaient toutes propres. Voyant cela, tous ceux qui étaient présents dirent qu’on n’avait plus besoin de chercher un autre coupable. Ils étaient sûrs que c’était leur invité qui avait tué le fils. Tous le répétaient sans relâche. Après, l’hôte retourna auprès de son invité comme si de rien n’était, mais il fit fermer la porte intérieure de la très solide tour, si bien que personne ne pouvait s’approcher de son invité, ni lui faire du mal, ni l’agresser, ni l’abattre, tant il le tenait à sa merci. Je vous dis aussi qu’il gardait lui-même la clef de la tour solide où son invité était enfermé. Il voulait bien réfléchir à ce qu’il avait de mieux à faire avant de le faire tuer ou mutiler. Il le retenait donc prisonnier dans son château.
108[1947] Gauvain que pouvait-il bien faire ? Venu en invité, enfermé pour l’instant dans une tour solide, derrière une porte bien fermée, en plus dans un lieu inconnu, et privé de ses armes, il ne pouvait guère faire autrement que de s’accommoder de sa situation fort désagréable. S’ils apprenaient qu’il s’était découvert lui-même en réclamant ses armes, ils ne les lui auraient pas données, mais ils lui auraient ôté la vie. S’il avait été vraiment coupable, Dieu n’aurait pas veillé sur lui. Gauvain se trouvait donc enfermé là, ne sachant quoi faire. Catastrophé et très inquiet, la nuit lui parut longue : il ne dormit pas beaucoup. Les choses s’annonçaient très mal pour lui. Il savait bien qu’on était mal intentionné, haineux et hostile envers lui à cause du mort qui gisait là et qui avait commencé à saigner au vu et au su de tout le monde. Il eut donc très peur. Je cesse maintenant de parler de Gauvain.
109[1974] Le seigneur resta dans la salle avec ses hommes jusqu’à l’aube. Toute la nuit ils pleurèrent se répandant en lamentations : ils se lamentèrent sur leur grand malheur. Bien que le chevalier eût mérité la mort, nombre de ses amis qui étaient là manifestèrent leur tristesse parce qu’ils l’avaient perdu de cette manière. Ils ne voulaient pas reconnaître qu’il était méchant et cruel.
110[1985] Dès que l’aube d’une belle journée commença à poindre, le seigneur délibéra avec ses hommes de quelle manière et par quelle ruse ils pourraient venger au mieux leur grande douleur.
111L’hôte, leur seigneur, leur dit ceci : « Si je laissais partir mon invité, qui a tué mon fils, et que j’ai enfermé dans la tour, on me traiterait de lâche. On dirait que je n’ose pas me venger et on jetterait l’opprobre sur moi. Plus d’un a compris comment les choses se sont passées. On ne pourra éviter que l’affaire s’ébruite. Si j’ôtais la vie à mon invité, on me couvrirait de honte partout dans tous les pays où l’on apprendrait la nouvelle. »
112[2006] Il ressassait ainsi ses pensées et se dit en lui-même que le mieux serait de laisser partir le chevalier, dès qu’il serait levé, sans lui faire de mal, armé et équipé au mieux, comme à son arrivée, afin de se garder lui-même d’un plus grand déshonneur. Il le conduirait indemne hors de son territoire, sans qu’il ait été importuné par qui que ce soit. Ensuite, il lui permettrait de partir, et ses amis, désireux de se venger, l’épieraient, l’attireraient dans une embuscade et agiraient selon leur bon vouloir : lui trancher les membres, ou le capturer, ou bien le brûler45 vif, ou encore lui faire subir le supplice de la roue pour assouvir leur colère.
113Bref, ils feraient ce qui leur conviendrait à ce moment-là. « De cette manière, je me disculpe totalement, si bien que nulle part on ne pourra jeter l’opprobre sur moi. Cela me paraît la meilleure solution dans cette affaire. »
114[2037] Ensuite, il en informa ses hommes. Tous l’approuvèrent et dirent d’une seule voix qu’il avait trouvé la meilleure solution. Ils adhérèrent à son projet. Certains s’armèrent et partirent d’avance, ils voulaient attaquer Gauvain dès que le seigneur lui aurait permis d’aller son chemin. Une troupe très nombreuse, bien armée, combative et très en colère partit donc de là. Le seigneur, qui avait l’intention de les suivre plus tard, appela alors son sénéchal, un homme cruel et impitoyable. Il lui ordonna de rechercher toutes les armes de son invité et de les lui rendre dès son lever, s’il voulait partir sans plus attendre.
115[2055] Écoutez maintenant le récit d’une vilaine ruse. Le sénéchal entra aussitôt dans une pièce joliment décorée où il trouva les armes de Gauvain et son armure de chevalier d’élite. Il vola la bonne épée de Gauvain et en remit une autre, ne valant pas deux deniers, dans le fourreau. Puis il coupa les deux sangles de selle jusqu’au milieu et, avec malice, il fit une fissure dans l’étrier, invisible à l’œil nu, car elle était dissimulée sous la couverture de selle.
116Le bandit endommagea les deux ventrières à tel point que Gauvain en fut peiné avant même d’avoir parcouru une lieue. Il aurait aimé ne pas se trouver là-bas à ce moment-la, même pas pour tout le royaume du roi Arthur. Vous l’apprendrez bientôt.
117[2077] Lorsque le sénéchal qui avait commis ce méfait, eut amené l’armure de Gauvain ainsi que son cheval vigoureux aux longues jambes – pendant la nuit ils en avaient bien pris soin et lui avaient donné suffisamment46 à manger, parce qu’ils croyaient pouvoir le garder et en faire leur profit –, le seigneur fit ouvrir la tour et surveiller dehors le cheval, équipé de son harnais volontairement détérioré comme je vous l’ai dit. Puis Gauvain, qui s’était levé entre-temps et avait mis de beaux vêtements, descendit les marches et sortit de la tour. Il ne s’attendait pas à la fourberie qu’il allait découvrir peu après. Le sénéchal tenait secrètement à la main la mauvaise épée et pendant que Gauvain se préparait, il l’en revêtit. Par la suite, Gauvain en fut bien peiné.
118[2101] Pendant qu’on équipait au mieux messire Gauvain, le seigneur du château s’approcha de lui et lui dit : « Bonjour chevalier, comment se fait-il que vous soyez si pressé maintenant ? Pourquoi n’avez-vous pas dormi plus longtemps, ni pris le temps de prendre un petit déjeuner et d’écouter la messe avant de partir ? »
119[2111] Monseigneur Gauvain, le preux, répondit : « Cher seigneur et hôte, je suis désolé de vous voir souffrir ainsi, que Dieu me vienne en aide et m’accorde sa grâce le jour de ma mort, votre malheur m’attriste beaucoup. Pourtant, je referais la même chose, dussé-je supporter avec peine pendant sept ans une haire rugueuse à même le corps, où que je sois, parce que vous m’avez si bien accueilli. Pourtant, soyez sûr et certain, la crainte de rien ni de personne, quelle que soit sa force, ne m’empêchera de dire sans détours toute la vérité – qu’amis et ennemis puissent l’entendre – : votre fils avait mérité la mort, souvent et maintes fois, avant que sonne l’heure de son trépas. Que Dieu ait pitié de lui maintenant et qu’Il vous récompense, vous tous, chers seigneurs, du grand bien et de l’honneur que vous m’avez faits et de tout ce que47 j’ai consommé ici. »
120[2138] L’hôte, très touché par ces paroles, répondit : « Je n’ai rien à voir avec ce qui48 vous arrive ici. Cependant, plus d’un homme présent ici vous veut beaucoup de mal. Mais je vous assure, que je ne veux absolument pas que ma promesse de protection soit rompue à cause de ce qui s’est passé ici, ni qu’on s’en venge sur vous. Si vous voulez vous mettre en chemin, je partirai avec vous et je vous accompagnerai suffisamment loin pour que vous n’ayez rien à craindre de ceux qui restent ici. Je regretterais si quelque malheur vous arrivait. »
121[2153] Gauvain répondit : « Que Dieu, qui régit le monde, vous le rende. » Puis il saisit la bride de son cheval et passa en premier devant ceux qui venaient de le trahir. Bientôt, un grand malheur s’abattra sur Gauvain. Il croyait être sous bonne protection, mais sa bonne épée n’était plus dans le fourreau : elle lui avait été volée ; et celle que le sénéchal y avait mise, après avoir enlevé la bonne, était plus fragile que du verre. En outre, il avait habilement abîmé l’étrier et les deux ventrières du harnais, si bien que monseigneur Gauvain ne le remarquait pas. Et le seigneur du château avait envoyé en avant ses meilleurs hommes, les plus forts, pour faire du mal à Gauvain, voire pour lui ôter la vie. Tout homme en pareille situation et dans l’impossibilité d’y échapper par la ruse frémirait d’une peur terrible. Gauvain, ignorant tout de ces ruses et de ces vilenies, avançait tranquillement en parlant de choses et d’autres avec le seigneur jusqu’à leur arrivée près de l’endroit où se tenaient en embuscade dans les haies ses ennemis qui voulaient l’abattre. Lorsqu’ils furent passés près d’eux, le seigneur prit congé de Gauvain, repartit de là et retourna à son château.
122[2192] Alors, messire Gauvain se prépara à monter à cheval ; il pensait partir sans avoir à se battre. Cependant, lorsqu’il mit ses mains sur les arçons et qu’il posa son pied dans l’étrier afin de se hisser en selle et mettre l’autre pied dans l’étrier gauche, les deux ventrières se rompirent, la selle tourna sous le ventre du cheval et Gauvain resta planté là. Aussitôt il vit surgir nombre d’hommes qui s’élancèrent de toutes leurs forces vers lui. Certains sortirent des fossés, d’autres des buissons, d’autres encore des haies ou des chemins creux où ils s’étaient cachés : que Dieu maudisse les traîtres qui ne veulent pas s’amender ! Seigneur Gauvain se rendit bien compte qu’il avait été trahi et qu’il était attaqué par une troupe nombreuse. Il ne resta pas inactif : il tira du fourreau son épée qui ne valait pas grand-chose, pensant se défendre avec, comme il avait fait souvent, contre ceux qui lui voulaient du mal. Avant d’avoir pu asséner trois coups, l’épée se brisa comme si c’était de l’étain. Ce fut un début malheureux pour un homme menacé de mort49. Gauvain en eut bien conscience et prit peur. Il savait bien qu’il avait été trahi. Ceux qui voulaient lui faire du mal arrivèrent en grand nombre de toutes parts : tous en voulaient à sa vie.
123Le cliquetis des armes était assourdissant. Ils pointèrent leurs lances vers lui. Son épée ne lui servit à rien : elle se brisa à la poignée et tomba par terre. Que Dieu maudisse celui qui la lui avait donnée ! Gauvain se retrouva les mains vides, ce qui le mit en mauvaise posture. Ses adversaires étaient rusés, extrêmement forts et cruels ; ils l’avaient souvent démontré. Gauvain se défendit50 comme un sanglier face aux chiens partout où il les voit le traquer. Ce fut en vain. Ceux qui de loin pointèrent leurs lances vers lui pour assouvir leur haine lui infligèrent les douleurs les plus vives. Même si Gauvain avait pu s’emparer d’une bonne épée, celle-ci se serait brisée ou pliée au point de ne plus lui servir à rien, avant qu’il n’eût porté trois coups avec, comme il avait souvent fait à maint endroit avec sa bonne épée, laquelle l’avait souvent tiré au mieux d’embarras dans mainte situation périlleuse, quand on l’attaquait méchamment.
124[2258] Maintenant qu’il était privé de son cheval et de son épée précieuse, il ne put échapper à la défaite. Cela ne m’étonne pas vraiment, puisque tout homme, si fort soit-il, risque souvent d’être vaincu par fourberie et par mésaventure. Gauvain était donc bien obligé de se rendre : il fut jeté à terre là-bas.
125Pourtant, avant de se rendre certains le payèrent de leur vie, d’autres perdirent un membre ou deux, ce dont ils ne se remirent jamais. Gauvain lui-même était en piteux état : son armure et ses vêtements étaient lacérés à maint endroit, si bien que son corps transparut à travers. Il était si mal en point qu’aucun humain ne pouvait lui venir en aide, ni aucun médecin guérir ses blessures. Seul si Dieu le veut bien il survivra à51 sa douleur et à sa honte.
126[2284] Ils lui lièrent les mains, le firent monter sur une misérable rosse et firent marcher Gringalet, le cheval qui était le sien auparavant, à côté de lui : en regardant son destrier qu’il venait de perdre, il était ainsi encore plus malheureux. Quant à Gauvain lui-même, ils voulaient lui ôter la vie d’une manière infâme : le brûler vif ou le rouer. C’est ainsi qu’ils entendaient se venger. En plus des seigneurs les plus puissants et de la plus haute naissance, de nombreux chevaliers et écuyers étaient présents. Tous avaient juré d’un commun accord de ramener Gauvain jusqu’à l’endroit miraculeux à la croisée des chemins, aux confins de leur pays, à la honte de tous ceux qui appartenaient à la cour d’Arthur. Ils se mirent d’accord pour le tuer sans faute là-bas.
127S’ils n’avaient pas eu honte, mais surtout s’ils n’avaient pas craint se déshonorer eux-mêmes – Gauvain était un chevalier –, ils l’auraient pendu à la limite entre les deux pays pour faire honte au roi Arthur, afin que tous les chevaliers appartenant à sa cour et en quête52 d’aventures dans leur pays, se gardent de continuer leur chemin lorsqu’ils auraient appris la terrible vengeance exercée sur tout chevalier tentant l’aventure là-bas.
128[2324] On ramena donc Gauvain, grièvement blessé et dans un triste état, monté sur une misérable rosse, à la croisée des chemins. Arrivé à une demi-lieue de là, il reconnut l’endroit, à la limite du territoire du roi Arthur, où habitait l’ermite auprès de qui il s’était renseigné sur les coutumes mauvaises et cruelles du pays où maint homme était accablé de honte. Ceux qui l’avaient ramené là-bas avaient l’intention de faire ériger une roue pour lui faire subir le supplice de la roue près de la croix à la croisée des chemins dont j’ai parlé avant.
129[2341] Maintenant, je cesse de conter cette affaire pour y revenir plus tard, et je vous raconterai comment les choses se sont passées pour Moriaen après la séparation des trois chevaliers dont je vous ai parlé : monseigneur Gauvain, Moriaen et le troisième, Lancelot, qui voulait tenter l’aventure du monstre suite aux informations données par l’ermite. Avant de revenir sur l’aventure de Gauvain, je vous parlerai de Moriaen.
IV. Comment Moriaen délivra le seigneur Gauvain
130[2355] Maintenant, le conte dit que Moriaen, le chevalier vaillant, qui avait pris le chemin de la mer, arriva directement à un lieu de passage au bord de l’eau. Pendant toute la journée il n’avait pu se renseigner sur son père auprès de quelqu’un. Toutes ses tentatives furent vaines, car tous ceux qui l’aperçurent l’évitèrent. Ses questions ne servirent53 pas à grand-chose : ceux qui pouvaient s’éloigner à pied ou à cheval ne voulaient pas s’attarder pour lui. Toutefois, il remarqua là-bas, devant lui, des traces de sabots de chevaux qui étaient passés peu avant. C’est pourquoi il pensa que son père était passé par là récemment. Il suivit les traces jusqu’au lieu d’embarquement. La nuit, il ne s’octroya aucun repos. Il ne trouva pas non plus de logis où il pouvait être hébergé et se mettre à l’aise.
131[2379] Le lendemain matin, dès qu’il vit poindre l’aube d’une journée belle et claire, il se réjouit et se rendit directement là où il devait faire la traversée. Mais il ne vit âme qui vive, l’endroit était totalement désert. Les brigands avaient54 tout saccagé et tué ou chassé tout le monde, si bien qu’il ne restait plus personne.
132Le paysage n’était fait que de lande et de sable, il n’y poussait ni herbe ni blé. Il ne vit ni n’entendit personne aller et venir. Mais il y remarqua des embarcations avec des passeurs habitués à traverser les gens désireux d’aller en Irlande.
133[2398] Dès que Moriaen arriva sur le sable, il cria haut et fort en direction des embarcations : « Qui est là ? Répondez à ma question en l’honneur de la grâce de Dieu et en échange d’une partie de mes biens, afin que je sache si quelque chevalier a fait la traversée il y a peu. » Tous les passeurs présents prirent tellement peur lorsqu’ils aperçurent Moriaen qui avait enlevé son heaume, que personne ne réagit à ses paroles. Tous furent muets de stupéfaction parce qu’il était noir et grand. Tous appareillèrent et s’éloignèrent de la rive car ils avaient l’impression que Moriaen était venu de l’enfer. Ils croyaient voir le diable qui voulait les torturer. Celui qui pouvait partir en premier ne voulait pas attendre les autres. Sur ce, Moriaen voulut faire demi-tour. Personne n’écoutait ce qu’il disait ni le renseignait.
134Tous pensaient que c’était le diable et personne d’autre qui venait d’arriver sur le sable et ils s’éloignèrent de la rive.
135[2431] Moriaen se rendit bien compte qu’il avait peine perdue. Il eut beau souhaiter faire la traversée, personne ne voulait l’attendre pour l’embarquer. Il fut donc obligé de faire demi-tour. Il s’en lamenta beaucoup tout en voyant les empreintes des deux chevaux et espérant toujours que son père était passé par là et qu’il avait fait la traversée. Mais il se dit en lui-même : « À quoi bon se donner de la peine pour rien ? On ne m’a pas fait traverser parce que je viens de Moriane et que mon physique est différent de celui des habitants de ce pays. J’ai entrepris ce voyage pour rien. Il vaut mieux que je retourne chez l’ermite, le bon seigneur, chez qui j’ai pris congé de mon compagnon. »
136[2455] Depuis qu’il était parti de là-bas, il n’avait bu ni mangé. De faim et de peine, il fut pris de vertige et de maux de tête. Il regarda partout autour de lui, mais il ne vit aucun endroit où l’on vendait des aliments. Sur la rive, il ne vit pas non plus âme qui vive, ni homme ni femme. Il s’en alla donc, chevauchant à bride abattue par le chemin le plus direct jusqu’à son arrivée à la croisée des chemins. Là-bas, il trouva des charpentiers en train de couper du bois et d’assembler les morceaux pour construire une roue.
137Puis, il aperçut un chevalier, assis par terre, en grande détresse, tout nu, couvert de sang rouge. On l’avait amené là-bas pour lui briser les membres dès que la roue serait construite. Il avait toutes les raisons d’avoir peur. En arrivant, Moriaen aperçut maints hauberts étincelants et nombre d’hommes armés, mais il vit aussi des hommes désarmés et dévêtus, mal en point à cause de leurs blessures. Certains avaient des pansements aux bras, d’autres aux jambes. D’autres encore portaient autour de la tête un bandage laissant transparaître du sang.
138[2487] Dès que messire Gauvain, assis là dans un triste état, reconnut Moriaen qui venait d’arriver, il cria haut et fort, si bien que plus d’un put l’entendre : « Cher compagnon, soyez le bienvenu. Que Dieu, Notre-Seigneur, m’accorde que vous êtes venu pour mon bien à cet endroit. Je suis Gauvain, votre compagnon. Lorsque nous nous sommes quittés ici, hier, je ne m’imaginais pas un malheur pareil. Ayez pitié de l’état misérable dans lequel vous me voyez. Si le Dieu tout-puissant veut bien montrer son pouvoir ici, qu’Il veuille bien vous donner des forces. »
139[2503] Lorsque Moriaen, attaqué aussitôt par les hommes en embuscade, entendit cela, il asséna des coups très durs avec son épée. De mémoire d’homme, on n’a entendu parler de coups aussi terribles infligés par quelqu’un d’autre.
140Les coups qu’il porta aux hauberts ne provoquèrent pas de simples fentes ou déchirures, il les trancha carrément jusqu’au milieu. Aucune armure, si solide fût-elle, ne résista à cette épée. Ce fut sa grande force qui le fit combattre ses attaquants d’une manière si terrifiante. Il leur infligea de terribles blessures incurables qu’aucun médecin ne pourrait soigner avec des baumes. À travers la coiffe, il fendit jusqu’aux dents la tête de plus d’un, si bien qu’ils tombèrent par terre. Chaque fois qu’il levait les yeux et qu’il voyait Gauvain en grande souffrance, il redoublait de courage. Si le diable en personne s’était présenté devant lui, il lui aurait ôté la vie comme à un humain ; s’il [le diable] était mortel, il aurait perdu la vie là-bas.
141[2536] Gauvain, grièvement blessé, les mains liées, était assis au bord du grand chemin. Mais Moriaen, le chevalier vaillant, fit battre en retraite ceux qui l’avaient amené là, si bien qu’ils ne firent plus attention à lui. Il se défendait si bien en assénant des coups violents, qu’aucun mal ne pourrait lui arriver. Il les fit tomber par deux ou par trois à la fois.
142Certains tombaient sous leur cheval, d’autres à côté, si bien que le lieu du combat autour de Gauvain et de Moriaen commença plutôt à se vider. Tous pensaient que celui qui les assommait et terrassait au point de faire taire à tout jamais plus d’un, était venu de l’enfer et qu’il était le diable en personne. On eut beau le frapper ou essayer de le poignarder, rien n’y fit. En cela il ressemblait à son père, le noble chevalier Agloval. Il ne parlait à personne, mais donnait coup sur coup à celui qui s’approchait de lui ; il portait des coups très durs. Celui qui pointait sa lance vers lui pour lui faire du mal en était pour sa peine : il la brisait comme si c’était un roseau. Rien ne lui résistait. Le chevalier, très fort et courageux, était vêtu d’un haubert léger, grâce à ses armes personne n’arrivait à le blesser. Le sang coulait abondamment sur le sol. L’épée de ce chevalier vaillant n’épargna ni humain ni cheval. Le sol était jonché de têtes et de mains, de bras et de jambes, dont certains étaient tranchés, d’autres coupés en deux morceaux. Celui qui pouvait échapper à la mort avait de la chance, car ils furent vaincus et plus d’un y perdit la vie. Les premiers attaquants qui réussirent à s’enfuir s’en réjouirent sans attendre les autres, les laissant dans la mêlée.
143Pendant que les uns étaient assaillis ainsi, frappés à mort, chassés ou privés de leurs membres, d’autres, ayant perdu leur cheval, continuaient leur chemin cahin-caha sans savoir comment s’en sortir.
144[2596] Moriaen descendit alors de cheval et prit Gauvain dans ses bras en disant souvent : « Oh, oh, mon pauvre ami, que vous êtes mal en point ! Je crains qu’aucun médecin au monde ne puisse jamais vous venir en aide tant les blessures de vos membres sont nombreuses et graves. » Il avait délié les mains de Gauvain qui lui répondit : « Ma vie n’est pas en danger. » Il rendit grâce à Dieu, son Créateur, et remercia cent fois Moriaen de l’avoir tiré de son malheur et de l’avoir ainsi réconforté là-bas. Il fut soulagé et dit qu’il guérirait bien s’il restait tranquille pendant deux jours, sans marcher ni chevaucher, en renonçant à toute activité. Avec l’aide de Dieu et d’une manière habile, grâce à une herbe bien connue de lui, il retrouverait toutes ses forces.
145[2618] Pendant tout ce temps, Gringalet était resté dans un champ avec d’autres chevaux sur lesquels les seigneurs avaient fait leur voyage : pour certains ce fut bel et bien leur dernier voyage ! Comme vous l’avez appris précédemment, il avait perdu sa selle et n’était donc plus harnaché. Personne ne l’avait enfourché depuis, celui qui l’avait amené là-bas l’avait oublié dans le champ et payé trop chèrement le trajet : il était étendu mort dans l’herbe verte.
146Gauvain, son ancien maître, se leva et, croyant oublier toutes ses douleurs, il se dirigea vers son cheval. Lorsqu’il le vit de ses propres yeux son cœur bondit de joie, il pensa être complètement guéri. Gringalet, qui n’avait pas voulu bouger pendant l’absence de Gauvain, le reconnut malgré son état, défiguré qu’il était à cause de ses blessures. Le cheval retourna auprès de son maître, saisissant affectueusement le pan de son vêtement avec sa bouche.
147[2644] Après, ils ne s’attardèrent plus là-bas, mais ils se rendirent chez l’ermite qui avait eu très peur parce qu’il les avait entendus parler et qu’il les avait vus par une petite fenêtre. Il les reconnut grâce à leur langage, sachant bien que c’étaient les chevaliers qui dernièrement étaient passés par là. Il dit au père des aventures : « Je vous avais bien dit tout cela, lorsque vous vous êtes rendu dans ce pays et que je vous ai demandé de rester ici. Vous avez alors refusé mon offre. C’est pourquoi il vous est arrivé ce malheur : ceux qui n’écoutent pas les bons conseils en subissent souvent les conséquences fâcheuses. Mais vu votre état physique, pensez donc à votre propre intérêt et restez aujourd’hui avec moi dans mon ermitage. Je ne sais où vous pourriez trouver un logis si vous partiez d’ici. L’animal malfaisant, dont je vous ai parlé pendant votre séjour ici, a tellement dévasté le pays que personne n’y réside plus.
148Si moi j’habite ici, c’est parce que je ne dois pas fuir ni craindre la mort lorsque vient le jour qui m’a été annoncé ; je ne dois pas rompre le vœu que j’ai prononcé. Je ne veux pas vous fatiguer avec cette longue histoire, difficile à raconter. Prenez bien soin de vous-même. Mettez votre cheval à l’écurie et installez-vous dès aujourd’hui dans ma chapelle. Par Dieu qui nous a donné la vie et par l’honneur de tous les chevaliers, je vous donnerai tout ce que j’ai. »
149[2684] Gauvain le remercia beaucoup, de même que Moriaen, son compagnon. Puis ils entrèrent dans la chapelle où ils passèrent la journée entière, se racontant l’un à l’autre leur aventure avec précision. L’ermite prit bien soin du cheval, lui donnant tout ce dont il avait besoin. Sans délai, il fit chercher un domestique qui était à son service. Il agissait comme un homme de bien à l’égard de ses amis. Il leur donna à manger des provisions de l’ermitage et de ce qu’il pouvait obtenir ailleurs. À la rivière, il fit chercher de l’eau de source qu’il fit chauffer aussitôt, comme le souhaitait Gauvain ; avec cette eau on lava ses membres de tout sang. Grâce à son armure solide, aucune blessure n’était mortelle. Sans cette protection, les rudes coups qu’il avait reçus l’auraient achevé.
150[2706] Aussitôt après, l’ermite entra dans la chapelle. Il leur raconta comment il avait appris par des pèlerins qui étaient passés par là, que le chevalier rouge et son compagnon avaient pris le chemin menant à la mer. Bien qu’il n’eût pas l’occasion de les voir, il avait appris la nouvelle la veille.
151[2716] Sur ce, le chevalier Moriaen se signa55 et dit : « Par la grâce de Dieu, j’ai suivi les empreintes des chevaux jusqu’à l’endroit du passage d’où partaient les embarcations pour la traversée. C’est là que j’ai perdu toute chance de trouver la suite des empreintes56. J’eus beau supplier et interpeller les marins, ils prirent peur comme des lièvres dès qu’ils m’aperçurent. Les sots ne répondirent à aucune de mes questions ; tous eurent peur et s’engagèrent plus avant en mer. Il me semblait qu’ils avaient peur de moi. Mais par la foi que je dois à Notre-Dame, à Dieu et à la chevalerie, ils pourront difficilement m’opposer à nouveau pareil refus ; j’y retournerai et je suivrai le chemin une deuxième fois. Et si par hasard je tombe sur un des marins, appartenant à l’équipe des passeurs, qui était présent là-bas, malheur à lui s’il ne me fait pas traverser. Je le poignarderai avec ma lance ou je lui assénerai un coup si dur avec mon épée, qu’il tombera raide mort sur le sol. Mon intuition me dit que mon père est passé par là.
152Mais sur mon chemin je n’ai rencontré personne auprès de qui j’aurais pu me renseigner. Puis j’ai eu peur, car la faim me tenaillait et je ne rencontrais ni homme ni femme. Je ne voyais que de la lande et de la terre sauvage qui m’étaient totalement inconnues. Je ne voyais ni n’entendais personne. Il n’y poussait ni herbe ni blé. Tout ce que je vais vous dire maintenant est vrai : seuls y venaient ceux qui voulaient rejoindre l’autre rive par les embarcations prêtes à partir. Je me suis donc donné du mal pour rien. Comme j’ai pu apprendre par notre hôte, le saint homme, que mon père est passé par là, je suivrai à nouveau le même chemin et j’essaierai de faire la traversée, si je suis encore en vie demain, quoi qu’il m’en advienne. D’après ce que j’ai appris, il n’est pas encore très loin, je pense pouvoir le rattraper, à moins que mon cheval rapide et vigoureux ne me fasse défaut. »
153[2776] Messire Gauvain répondit : « Que Dieu vous donne bonne chance ! » Lui-même était désespéré, il se lamentait beaucoup sur son infortune. Au château, l’aventure s’était mal terminée pour lui, on lui avait volé sournoisement sa bonne épée avec laquelle il se serait bien défendu. Que Dieu maudisse celui qui la lui avait prise ! La ventrière et les étriers avaient été fendillés jusqu’au milieu. Lorsqu’il pensait enfourcher son cheval, ceux-ci se brisèrent, si bien qu’il resta debout.
154Voilà ce que Gauvain racontait en détail, comme vous l’avez appris précédemment. Bien qu’il eût tout ce qu’il lui fallait, il n’était pas étonnant qu’il en eût lourd sur le cœur. Après, on lui lava les membres et il soigna lui-même ses blessures. Jamais mère ne donna naissance à meilleur médecin que Gauvain : quelles que fussent les blessures soignées par lui, elles guérissaient à vue d’œil.
155[2801] Cette nuit-là, ils profitèrent de l’hospitalité de l’ermite jusqu’au moment où le soleil perça à l’aube d’une belle journée. Messire Gauvain était dans une situation assez difficile car son armure et ses vêtements étaient dans un triste état. Pourtant, ses blessures graves le faisaient souffrir beaucoup plus, et à proximité ne vivait personne de sa connaissance capable de le guérir de ses maux. Ils n’avaient pas de vin, ni viande ni pain, il ne restait plus rien à l’ermite : il avait tout donné aux seigneurs. Et Moriaen n’avait qu’un seul désir, suivre les traces de son père. Gauvain, de son côté, toujours préoccupé par le sort de Lancelot, voulait partir aussi. Il regrettait de devoir attendre et de différer son départ. Il voulait partir pour demander de ses nouvelles, dans la mesure où il était capable de chevaucher.
156Mais il devait attendre une journée avant de se remettre en selle, tant ses douleurs étaient fortes à cause de ses blessures. Ce fut un miracle qu’il en soit sorti vivant. Et maintenant ils manquaient de nourriture, ce qui était aussi une grande souffrance. Leur argent et leurs gages ne leur servaient à rien, car le pays de ce côté de la mer était inhabité. Seuls y vivaient leurs ennemis cruels qui se feraient un plaisir de leur faire du mal. Il leur fallait parcourir plus de sept milles en direction du pays d’Arthur avant de trouver un village ou une ville. C’est pourquoi Gauvain était angoissé : il ne trouverait d’aide nulle part.
157[2845] Tous deux étaient donc découragés et profondément tristes. Moriaen attendait à contrecœur ; en même temps, il avait honte de s’éloigner de Gauvain, son compagnon, et il restait donc avec lui dans la chapelle. Puis il crut apercevoir par une petite fenêtre un chevalier, monté sur un cheval rapide et robuste, qui arrivait à toute57 allure. Il était bien armé et paraissait un chevalier vaillant. Moriaen dit : « Qu’est-ce que cela peut bien être ? » Puis il dit à Gauvain, qui était couché, qu’il avait aperçu un chevalier : « Je ne sais pas58 où il veut aller. » Messire Gauvain se leva aussitôt et s’approcha de la fenêtre du mieux qu’il put. En regardant le chevalier, son armure et59 sa manière d’être, il eut l’impression que c’était Gaheriet, son frère, l’enfant de son père et de sa mère.
158Il arriva à toute allure par le chemin menant en Bretagne. Plus60 Gauvain l’observait et plus il pensait qu’il le connaissait. Lorsqu’il fut plus près de lui, il reconnut son armure. Cela fit plus plaisir à messire Gauvain que je ne puis vous dire, car messire Gaheriet, le chevalier fort et vaillant, apporta ce dont ils avaient besoin, de la viande et du pain, du vin frais et clair, ce qui les arrangeait bien dans leur situation si difficile.
159[2884] Comme vous allez l’apprendre maintenant, une affaire urgente l’amena là-bas. Les Bretons avaient perdu le roi Arthur, leur seigneur, et ils risquaient de perdre le pays entier : ils se trouvaient dans une situation critique. C’est pourquoi ils avaient envoyé Gaheriet à la recherche de Gauvain et de Lancelot, les chevaliers d’élite, qui n’avaient pas leur pareil à la cour du roi Arthur. Perceval était bien le troisième, mais il n’était pas chevalier depuis longtemps. Pourtant, il avait vaincu plus d’un, comme vous l’avez appris. Dès qu’il fut arrivé devant l’ermitage, messire Gauvain sortit de la chapelle parce qu’il était extrêmement heureux de voir son frère. Il lui dit : « Que Dieu bénisse votre journée, vous qui venez d’arriver ici. Depuis ma naissance je n’ai jamais été aussi heureux. »
160[2908] Lorsque Gaheriet reconnut son frère, il mit pied à terre dans l’herbe, s’approcha de lui et le prenant dans ses bras il lui dit : « Oh, là, mon pauvre frère. Comment en êtes-vous arrivé là ? Il me semble que vous avez été malmené dans un combat. Vous devez vous estimer heureux si vous vous en remettez et vous en sortez vivant. Vous me paraissez vraiment mal en point. » Voilà ce que disait Gaheriet. Gauvain lui répondit : « Tous mes membres me font mal à cause de mes blessures, mais mon cœur se porte bien. Je me guérirai moi-même, mais cessons d’en parler et dites-moi pour quelle affaire urgente vous êtes venu ici. J’aimerais connaître la vraie raison. » Gaheriet lui répondit : « Je vous le dirai. »
161[2930] Sur ce, ils entrèrent dans la chapelle où ils trouvaient Moriaen, qui était tout noir, et l’ermite, le saint homme. Gaheriet fut quelque peu effrayé de voir devant lui Moriaen, si noir et de si grande taille. Gauvain, son frère, s’en rendit bien compte et avant que Gaheriet ne lui pose de questions sur Moriaen, il le renseigna sur le chevalier, lui disant son nom, qui il était et d’où il venait, car il voyait bien que le physique de Moriaen, le chevalier vaillant, ne lui plaisait pas. Puis ils s’assirent, se souhaitèrent la bienvenue l’un à l’autre et ils se réjouirent ensemble.
162[2948] Mais Gauvain désirait avant tout – plus que je ne puis vous dire – connaître la raison de la venue de son frère. Finalement, il réussit à lui faire dire la vérité sur ce qui s’était passé, comment le pire était arrivé à Arthur. Voici ce que Gaheriet raconta : « Le roi Arthur a été fait prisonnier un jour où il était parti à la chasse dans une grande forêt, comme il aimait le faire. Là-bas, il est tombé sur une troupe d’hommes armés, plus nombreuse que je ne puis vous expliquer en détail en quelques mots. Ces hommes armés appartenaient à la suite du roi des Saxons. Ils étaient très nombreux et par leur force ils ont capturé Arthur qui ne s’y attendait pas du tout, car il n’était pas accompagné d’hommes armés quand il partait à la chasse. Ses vassaux sont donc très abattus et surtout la reine qui a cru perdre la raison parce que le roi est absent et qu’elle ne sait pas où ils l’ont emmené ni ce qu’ils lui ont fait. C’est pourquoi plus d’un est profondément triste. La forêt, où arrivaient ceux qui ont enlevé le roi de force, est située au bord de la mer. Ils l’ont emmené à un endroit qui leur convenait. Les hommes qui accompagnaient Arthur n’étaient pas armés et étaient sans défense. Leur action vigoureuse n’a servi à rien. Nous avons aussi un autre problème : le roi d’Irlande est entré dans le pays.
163Il a commencé une guerre, a pris une ville et il en a assiégé une autre. Il a osé prétendre conquérir le pays entier d’Arthur, montagnes, vallées, châteaux et villes. Il est déterminé à soumettre le pays à sa puissance avant de le quitter. C’est pourquoi la reine et sa suite ont peur, elles pensent ne jamais s’en sortir. Si vous, mon frère, aviez été présent dans le pays, de même que Perceval et Lancelot, nous ne serions pas dans cette situation critique, aucun homme, si hardi fût-il, n’aurait osé s’aventurer dans cette affaire. Contrainte par le grand danger, après mûre réflexion, ma dame, la reine, a décidé d’envoyer partout, dans tous les pays, des messagers pour vous chercher, vous et Lancelot. Je suis un de ces messagers ; j’ai chevauché d’une seule traite de la cour d’Arthur jusqu’ici, aussi vite que pouvait aller mon cheval. À force d’interroger beaucoup de personnes à votre sujet, j’ai fini par apprendre que vous étiez passés tous deux par l’endroit où se trouve cette croix, à cette croisée de chemins. On m’a dit en outre que j’avais beaucoup de chemin à faire avant de rencontrer âme qui vive, chrétien ou chrétienne. J’ai donc pris mes précautions et j’ai apporté avec moi de la nourriture, de la viande et du pain ; en cas de besoin, j’aurais ainsi de quoi manger.
164De plus, j’ai accroché deux outres de bon vin frais et clair au harnais, si bien que je pourrais en boire quand j’en aurais envie.
165[3034] Lorsque Gauvain, le vaillant, entendit mentionner ces vivres, il éclata de rire et dit qu’ils arrivaient à point nommé, car ils n’avaient plus rien à manger ni à boire ici. Si Gaheriet ne leur en avait pas apporté, ils n’auraient pu s’approvisionner. Dieu et Marie, Sa noble mère, s’étaient souvenus d’eux à temps.
166[3044] Ensuite, son frère Gaheriet proposa : « Mangeons et buvons, commençons le repas ! Voilà ce dont nous avons besoin. Mais où est donc monseigneur Lancelot, puisque je ne le vois pas ici. Messire Gauvain, mon frère, dites-le-moi, j’aimerais savoir la vérité. » Gauvain répondit qu’il était récemment passé par là pour chercher Perceval. Gaheriet réagit aussitôt à ces paroles : « C’est en vain qu’il se donne du mal pour le retrouver. D’après une nouvelle parvenue à la cour, Perceval serait ermite et ferait pénitence pour ses péchés. Il a découvert la vérité : même s’il cherchait jusqu’au jour du dernier jugement la lance et le Graal, il ne les trouverait pas à cause du péché qu’il a commis envers sa mère, au moment et à l’endroit mêmes où il la vit pour la dernière fois lorsqu’il l’abandonna toute seule dans la forêt parce qu’il ne voulait pas rester avec la dame.
167À ce moment-là, elle mourut de chagrin. Même si un jour il était tout près de la lance et du Graal, ses péchés l’empêcheraient de les trouver. Il a vraiment compris que celui qui aura la chance de mettre la main sur la lance et le Graal, comme il l’entend, doit être parfaitement pur, entaché d’aucune souillure ni d’aucun péché. C’est par repentance que Perceval est entré dans l’ermitage. Cette nouvelle est parvenue à la cour. De plus, il nous a fait savoir par un messager que son frère Agloval, grièvement blessé, s’y trouve également, auprès de son oncle. D’après ce messager, celui-ci est maintenant en voie de guérison. Voilà ce que je puis vous en dire, messire Gauvain. Mangeons maintenant et retournons en hommes d’honneur auprès de la reine, ma dame vous l’ordonne en appelant à votre foi et à celle de Lancelot. Mais je suis triste et je regrette de ne pas pouvoir lui parler. »
168[3097] Ayant entendu ces paroles, Moriaen, le fils d’Agloval, voulut en savoir plus. Il demanda si quelqu’un d’entre eux pouvait lui dire avec précision où se trouvait l’ermitage où son oncle venait de se retirer du monde, l’endroit où son père, blessé, était alité. Il aimerait bien qu’on lui indiquât le chemin pour s’y rendre.
169L’ermite répondit clairement et sans ambages : « Sachez que celui qui dispose d’une embarcation et qui a le vent en poupe, pourra y être avant ce soir ; je connais bien l’ermite. D’ici jusque là-bas, cela fait à peu près quinze61 milles, en partie par mer, en partie par terre, j’en suis vraiment sûr. Depuis que je me suis retiré ici, j’en ai souvent entendu parler62. » Puis il dit à Moriaen : « Écoutez maintenant mon conseil, traversez tout droit le bras de mer. Sur l’autre rive se trouve une grande forêt, la plus dense et la plus sauvage qu’on connaisse. À l’entrée de cette forêt, vous pouvez trouver d’un côté l’ermitage. Celui qui veut s’en donner la peine y arrive en peu de temps, après avoir parcouru environ un mille. Soyez-en sûr et certain. »
170[3134] Moriaen dit alors : « Avec l’aide de Dieu, j’y serai dès ce soir. Si tout se passe comme je l’entends et que la chance est avec moi, je verrai mon père. Je n’y renoncerai pour rien au monde, quoi qu’on puisse m’offrir. Avant que je reparte de là, il honorera aussi sa promesse faite à ma mère – l’épouser et la prendre pour femme – lorsqu’ils se virent pour la dernière fois et qu’il la laissa seule en grande détresse.
171Si je n’accomplis pas cette mission, je mérite d’être poignardé avec un couteau tranchant ce soir même. Il a beau être mon père, s’il n’honore pas sa promesse en retournant avec moi en Moriane, il pourra bien se croire un homme mort. » Puis il commença à préparer son départ.
172[3157] Messire Gaheriet lui dit alors : « Si Dieu le veut, les choses se passeront mieux que vous ne le dites entre vous et votre père. Maintenant, nous allons manger et boire et vous devez réfléchir mieux. Je vous conseille d’être raisonnable et de ne n’agir qu’en bien à l’égard de votre père. Je vous conjure par la foi que vous devez à Notre-Dame, et aussi par toute la chevalerie, d’accéder à ma demande et de penser à faire le bien et non le mal. Agissez selon le conseil de Gauvain, jamais aucun mal ne vous en arrivera car il vous donnera le meilleur conseil qui soit. »
173[3173] Moriaen lui répondit qu’il l’accepterait volontiers. Aussitôt il cessa d’en parler et Gaheriet sortit de son sac de voyage un napperon blanc, convenant bien à de grands seigneurs, dignes d’un tel honneur, et il le déploya devant eux. Il en sortit aussi plus de sept pains blancs comme neige, qu’il avait apportés. Je vous dis aussi qu’il les mit tous sur le napperon devant les seigneurs.
174Il leur servit de la viande rôtie, de la venaison et un cuissot de cerf entrelardé, qu’il avait fait préparer à l’endroit où il avait passé la nuit parce qu’on lui avait dit qu’il était proche d’une région sauvage par laquelle étaient passés les chevaliers qu’il cherchait et qui le devançaient. Comme il était sur leur trace, il se mit en route longtemps avant l’aube, si bien qu’il arriva là-bas au lever du soleil. Après le pain et les viandes, il leur servit du vin clair qu’il tira des deux outres toutes pleines. Ce n’était point une folie de sa part de penser à prendre tout cela avec lui, où qu’il se rendît, il est toujours agréable d’avoir quelque chose à boire et à manger. La bonne nourriture leur fit oublier leur souffrance. Les trois chevaliers étaient tout joyeux, pendant qu’ils buvaient et mangeaient, de même que l’ermite qu’ils pouvaient difficilement oublier, il avait bu et mangé avec eux.
175[3213] Le repas terminé, Moriaen voulut aussitôt partir. Cependant, messire Gaheriet essaya de l’en dissuader : « Seigneur chevalier, vous faites mieux d’attendre que de vous presser. Vous auriez du mal à retrouver rapidement votre père. Suivez le conseil de nous tous. La journée est déjà bien avancée ; même si vous arriviez à l’endroit du passage, vous n’auriez pas assez de temps pour atteindre l’autre rive. »
176[3225] Puis Gauvain, son frère, en homme beaucoup plus sage, ajouta : « Chevalier, je vous dis ceci : qui trop se hâte reste en chemin sans honneur !
177C’est pourquoi je vous demande de rester aujourd’hui ici. Vous ne pourriez parcourir tout le chemin. De mon côté, selon mes forces, j’arrangerai au mieux mon armure. En ce moment je n’ai pas encore la force de me rendre où je veux, il faut d’abord que je sois guéri. Demain je serai plus fort et nous partirons sans tarder, dès que le jour commencera à poindre. Si Dieu le veut, je me sentirai mieux physiquement et moralement, et j’aurai moins mal que maintenant, je ne veux pas rester ici après votre départ. Quand vous partirez, je ne veux pas m’attarder ni attendre ici, au risque de me faire repérer. Mes ennemis sont près d’ici, ils m’ont déjà fait du mal et ils aimeraient bien me faire souffrir encore s’ils savaient que je me trouve ici, à cet endroit. » Moriaen accéda à sa demande. Il resta toute la nuit et leur raconta son aventure. Messire Gauvain fit préparer son armure et ses vêtements, il les fit nettoyer, briller et réparer aux endroits endommagés. Mais ce qui le fit souffrir le plus, c’était le regret d’avoir perdu son épée parce qu’il n’en existait pas de plus précieuse. À quoi bon m’y attarder longuement ?
178[3264] Le matin63, dès l’aube d’une journée qui s’annonçait belle partout, dans les montagnes et dans les vallées, tous se préparèrent.
179Comme Gauvain, le père des aventures, voulait partir sans plus attendre, les autres ne voulurent pas non plus s’attarder. Gauvain dit qu’il voulait s’élancer à la recherche de Lancelot qui avait quitté la cour du roi Arthur en même temps que lui ; sans lui, il ne pourrait y retourner avec honneur. Il ne savait pas où il en était et aimerait bien savoir comment son aventure s’était terminée, puis, si Dieu voulait bien le lui accorder, y retourner rapidement amenant Lancelot avec lui pour venir en aide à la reine. Il était bien décidé à agir ainsi et pas autrement : personne ne pourrait l’en dissuader. Cela attrista beaucoup Gaheriet qui lui dit qu’il ferait mieux de secourir son oncle, s’occuper de son pays et y encourager ses vassaux. Mais tous eurent beau le supplier, rien n’y fit. Il voulait d’abord chercher Lancelot pour savoir s’il était en difficulté. Au moment du départ, lorsque les seigneurs prirent congé, messire Gaheriet lui donna sa bonne épée reluisante, car Gauvain ne voulait pas64 retourner à la cour avant d’avoir parlé à Lancelot ; il affirma que leur amitié ne serait pas rompue par lui, il tiendrait parole en le ramenant à la cour d’Arthur, à laquelle appartenait aussi Lancelot.
180[3307] Lorsqu’ils furent prêts, armés et habillés, ils prirent congé du saint homme, montèrent sur leurs chevaux et partirent de là. Gaheriet et Moriaen accompagnaient Gauvain pendant un bon moment, sur une distance d’une lieue, sur le chemin qu’il avait pris. Chemin faisant, ils échangeaient leurs pensées. Gauvain dit qu’il reviendrait dès que possible avec Lancelot pour faire honte à ceux qui avaient fait prisonnier son oncle. Puis il s’adressa à Gaheriet : « Cher frère, dites cela à ma dame, la reine, et saluez-la par ma bonne foi. Je ne veux pas que vous m’accompagniez plus loin, ni que vous restiez plus longtemps ici, cela ne vous servirait à rien. » Ensuite, messire Gaheriet et le seigneur Moriaen firent demi-tour. Gaheriet recommanda Gauvain à Dieu et à tous les saints. Gauvain fit le même vœu pour ses compagnons. Lorsqu’ils se séparèrent, ils virent couler les larmes de leurs yeux sur la bouche et la barbe. Je ne puis vous dire combien Gauvain remercia du fond du cœur, et en tout honneur, Moriaen de lui avoir sauvé la vie la veille sur le lieu du combat. Sans l’aide de Moriaen et surtout celle de Dieu, il aurait laissé la vie là-bas.
181[3343] Maintenant, je cesserai de parler de Gauvain et j’écrirai sur Moriaen.
V. [Comment Moriaen trouva son père et son oncle]
182[3345] Le conte nous dit que Moriaen et Gaheriet retournèrent tous deux à la croisée des chemins après avoir pris congé de Gauvain. Ils convenaient de ne pas se séparer avant d’avoir trouvé le père de Moriaen, ils continuaient ainsi leur chemin ensemble. Comme Gaheriet l’accompagnait, Moriaen promit solennellement de faire tout son possible pour amener son père et son oncle à se joindre à eux pour secourir ensemble l’épouse d’Arthur, la reine, et l’aider à reconquérir le pays. En raison de cette promesse et de cet engagement, Gaheriet partit aussitôt avec Moriaen pour l’accompagner là-bas. Lorsqu’ils arrivèrent au lieu de passage, Moriaen lui raconta comment les choses s’étaient déroulées auparavant. Lorsqu’il croyait pouvoir traverser, aucun des passeurs présents n’avait voulu le prendre dans sa barque à cause de sa grande taille et de son teint tout noir. « Ils pensaient ne pas avoir la vie sauve et craignaient que je fusse le diable en personne. Tous eurent peur de moi et prirent vite le large. Seigneur Gaheriet, dites ce que vous conseillez de faire, comment nous y prendre afin de pouvoir65 traverser. Je crains que nous ne puissions faire la traversée, car dès qu’ils me verront ils s’enfuiront en mer, on ne pourra rien y faire. »
183[3383] Messire Gaheriet lui répondit : « D’après ce que je viens d’entendre, il me semble que je ferais bien de vous devancer et de louer une barque d’avance. Vous me suivrez peu après. Moi-même et mon cheval embarqués, je ne permettrai pas au passeur de prendre le large avant votre arrivée. Que Dieu me damne si je lui cède quoi que ce soit, même s’il perd la raison dès qu’il vous voit. Il nous amènera vers l’autre rive, sinon je le lui ferai payer si chèrement qu’il vaudrait mieux pour lui qu’il coule et se noie au fond de la mer. »
184[3403] Moriaen répondit : « Vous avez trouvé la meilleure solution qu’on puisse imaginer. Maintenant, partez sans tarder et continuez jusqu’à ce que vous ayez trouvé une grande barque solide en état de nous amener vers l’autre rive. Je resterai en retrait et j’attendrai jusqu’à ce que vous ayez tout arrangé. Je suivrai votre conseil. » C’est ainsi qu’ils se quittèrent.
185[3414] Gaheriet chevaucha donc d’une seule traite jusqu’au lieu du passage où il aperçut une barque qui lui plaisait bien. Il offrit assez d’argent au passeur pour la traversée66 à condition qu’il partît immédiatement ; puis il lui remit la somme.
186Après, le passeur prépara son équipement, la voile et les cordages, ce qu’il ne tarda pas à regretter. Lorsque le cheval fut à bord et le passeur prêt à partir, Moriaen arriva. Jamais chrétien n’avait vu un humain aussi noir. Le passeur voulut s’enfuir dès qu’il reconnut Moriaen qui s’approcha de lui. Il le vit pour la deuxième fois : incapable de bouger, il crut mourir de peur.
187[3436] Messire Gaheriet lui demanda alors : « Cher passeur, qu’est-ce qui vous arrive ? Par Dieu, vous devez nous traverser tout de suite, quoi qu’il en soit. Ne faites pas trop de complications, sinon ce sera votre dernier jour ! Par Notre-Seigneur tout-puissant, de quoi avez-vous si peur ? Ce n’est pas le diable, il n’a jamais vu l’enfer. C’est mon compagnon. Je vous conseille formellement de le laisser venir à bord. » Malgré lui, il fut bien obligé d’accepter ; il se rendit bien compte qu’il n’y avait rien de mieux à faire67, il n’y avait pas moyen de s’y dérober ni de s’enfuir.
188[3451] Dès que Moriaen, le chevalier robuste dont il avait très peur, et son cheval vigoureux furent à bord, ils s’éloignèrent de la rive68 et prirent le large. Le passeur, terrifié, se croyait perdu à jamais. Lorsque Moriaen, qui s’était assis, ôta son heaume, il crut que sa dernière heure avait sonné.
189Quand il vit le visage de Moriaen, il poussa de profonds soupirs puisque ce visage ne pouvait être celui d’un chrétien. Ensuite, Gaheriet lui demanda des nouvelles de deux chevaliers qui étaient passés par là. L’un d’eux était monté sur un cheval rouge et vêtu d’une armure rouge, l’autre portait l’enseigne du roi Arthur. Il lui demanda s’il avait vu ces deux chevaliers ou s’il leur avait rendu service ; il lui serait très reconnaissant s’il voulait bien répondre à ses questions.
190[3476] Le passeur répondit : « Il n’y a pas longtemps, je les ai pris à bord. L’un des chevaliers portait une armure rouge et son cheval était rouge aussi ; l’autre était blessé et portait l’enseigne d’Arthur. Je sais très bien reconnaître les chevaliers qui portent l’enseigne d’Arthur. Il me paraît que vous en êtes aussi. Tous deux voulaient gagner l’autre pays. Je les ai traversés bien que, d’après leur langage, le pays leur fût inconnu. Ils me paraissaient très tristes, mais je ne sais pas pourquoi. Je vis l’un d’eux pleurer beaucoup, les larmes coulèrent dru sur son visage. Arrivés sur l’autre rive, le chevalier triste me demanda si je connaissais un endroit où se trouvait un ermitage habité par un ermite. Je le lui ai indiqué avec précision. » Ils naviguèrent ainsi tout en bavardant gentiment jusqu’à leur arrivée à la rive.
191Puis le passeur leur indiqua le chemin pour se rendre de là-bas à l’endroit où se trouvait l’ermitage. Ils quittèrent ainsi le passeur fou de joie de s’en être sorti honorablement.
192[3512] Ensuite, les seigneurs s’en allèrent et chevauchèrent jusqu’à leur arrivée à l’ermitage. Là, ils mirent pied à terre et attachèrent les deux chevaux. Puis ils crièrent haut et fort afin qu’on pût les entendre : « Ouvrez-nous vite ! » Le domestique vint alors à la porte et leur demanda ce qu’ils désiraient, s’ils voulaient se renseigner sur quelque affaire qui les préoccupait. Messire Gaheriet prit alors la parole suppliant le jeune homme de le laisser parler à l’ermite et à Agloval. Le serviteur retourna avec ce message auprès de l’ermite et d’Agloval leur disant aussitôt qu’il avait vu deux chevaliers devant la porte. « L’un d’eux était un bel homme et portait une belle armure. L’autre était beau aussi, mais, à mon avis, son armure et ses membres – tout ce que je pouvais en voir – étaient beaucoup plus noirs que la suie ou l’encre. Je ne sais pas si vous le connaissez ou si vous savez quelque chose les concernant. Ils disaient qu’ils aimeraient vous parler. Tous deux insistèrent pour que je vous transmette ce message. »
193[3545] Agloval, étonné, alla au plus vite à la porte, suivi évidemment par l’ermite. En regardant par la petite porte, il aperçut Gaheriet, le frère de Gauvain. Il se souvenait bien qu’il appartenait à la cour d’Arthur et qu’il était digne d’un grand renom, bien qu’il ne fût pas aussi connu que Gauvain, son frère, dans tout le pays. Il était un chevalier fort, hardi et renommé pour ses exploits. Ils se saluèrent et messire Gaheriet leur dit : « Que le Seigneur tout-puissant vous honore et vous aime, vous et tous ceux qui sont ici avec vous ! » Agloval tourna son regard vers Moriaen, frappé par son physique hors du commun, il se demanda quel genre de chevalier il pouvait bien être.
194[3568] Moriaen se mit à côté de lui et lui demanda s’il se souvenait de sa quête de Lancelot et de son passage en Moriane où il avait connu une demoiselle à qui il avait donné sa parole d’honneur, il avait fait l’amour avec elle, ensuite il l’avait quittée en raison de sa quête. Il lui demanda aussi s’il se rappelait qu’il lui avait fait une promesse de mariage lorsqu’il quitta le pays. Et encore, s’il se souvenait lui avoir dit qu’il reviendrait en Moriane pour son bien et son honneur, dès qu’il pourrait. Après, il lui demanda encore une fois s’il s’en souvenait.
195[3583] Agloval lui69 répondit : « Seigneur chevalier, je ne conteste pas ce que vous dites. Mais depuis ma quête de Lancelot j’ai rarement pris de repos. Après avoir conduit mon frère à la cour, où il fut hautement prisé, je me suis reposé quelque temps. Mais dès qu’il fut chevalier, j’ai dû entreprendre avec lui une expédition à laquelle il tenait absolument, car il voulait venger le déshonneur infligé à notre père il y avait de nombreuses années de cela, comprenez-le. Mon frère avait appris que nos ennemis avaient chassé notre père du pays et confisqué l’héritage qui nous serait revenu. Sans tarder, il a voulu venger cet affront. Nous avons connu beaucoup de tracas avant de le récupérer. Pourtant, grâce à nos efforts, nous sommes rentrés en possession de notre héritage en tuant tous ceux qui avaient confisqué nos terres. Mais il y a de nombreuses années que j’ai promis à la demoiselle de revenir auprès d’elle. Des affaires urgentes m’ont empêché d’honorer ma promesse. Entre-temps, j’ai pris de l’âge et j’avais besoin de réfléchir plus pour agir avec discernement. Je ne sais vraiment rien sur elle, si elle est toujours en vie ou si elle est morte. J’ignore tout ce dont vous parlez. »
196[3619] Moriaen lui répondit : « Je vous en dirai encore plus. Celle à qui vous avez fait la promesse de mariage est ma mère, et elle est vivante, et vous, seigneur, vous êtes mon père.
197Si vous voulez bien – pour elle et à ma demande70 – reconnaître tout cela, vous agiriez bien et vous feriez preuve de courtoisie. Vous m’avez conçu avec celle que vous auriez pour femme si vous aviez tenu votre promesse. Maintenant, réfléchissez bien, si vous le reconnaissez ou pas, et faites-le-moi savoir. Je vous en dirai encore plus : quand vous l’avez quittée, elle était enceinte de moi sans le savoir. Voilà, seigneur, comment les choses se sont passées. »
198[3637] Agloval lui répondit aussitôt : « Par Dieu, seigneur chevalier, je crois bien ce que vous me dites. J’ai manqué de respect envers la demoiselle, je l’ai ainsi abusée et ai failli à ma parole. Par la grâce de Dieu, je veux réparer cette faute et reconquérir son affection. Entrez ici avec moi, nous allons voir mon oncle et mon frère, ils nous en diront plus lorsqu’ils entendront notre histoire et nous serons bien contents. » Puis il ouvrit la petite porte. Quiconque eût entendu l’histoire d’Agloval et de Moriaen, et vu comment ils s’enlacèrent et s’embrassèrent, aurait bondi de joie. Il eût encore été plus heureux à les entendre converser71 et à les voir entrer tous les trois avec tant de gentillesse et de plaisir dans l’ermitage où l’on prit bien soin d’eux.
199[3662] Après, Agloval raconta en toute vérité à son oncle et à Perceval tout ce qui lui était arrivé et comment son fils était arrivé là-bas. Jamais on ne vit72 accueil plus chaleureux que celui que Perceval réserva à son neveu qui venait d’arriver là-bas. L’ermite en fit autant. Combien grande fut la joie et combien aimables furent les paroles qu’on adressa au chevalier ! De même, on se démena beaucoup pour le servir selon son désir. On lui servit plusieurs mets et boissons qu’ils pouvaient se procurer là-bas ou dont ils disposaient à l’ermitage. Ils passèrent la soirée73 à se réjouir et à s’amuser ensemble. Dès que les seigneurs eurent sommeil, ils se couchèrent et dormirent jusqu’à l’aube, voire jusqu’au lever éclatant du soleil. Les quatre chevaliers partageaient un lit deux par deux. Ils dormaient plus longtemps que l’ermite qui avait lu et récité ses heures et ses prières dès l’aube jusqu’au lever des seigneurs.
200[3693] Maintenant, vous pouvez tous entendre les paroles que Moriaen adressa à son père lorsqu’ils étaient habillés. Il disait qu’il voulait partir de là et qu’il aimerait savoir, sans détours, si son père voulait se rendre auprès de sa mère pour accomplir, par Dieu et par son honneur de chevalier, tout ce qu’il lui avait promis lorsqu’il la quitta. Il voulait en avoir le cœur net afin qu’il pût s’en réjouir.
201Il raconta comment elle fut privée de son fief et de l’héritage qui lui revenait de son père : « Tout lui a été confisqué de par la loi du pays. Pourtant la honte qu’elle endurait parce que son fils était un bâtard l’affectait beaucoup plus. Elle ne pouvait prouver ni désigner publiquement qui était le vrai coupable de son déshonneur, l’homme qui m’avait conçu avec elle. » Agloval, son père, lui répondit : « Je vous dirai tout en détail, sans rien omettre. Je vous dirai où j’en suis et quelles sont mes intentions. Croyez-moi, je ne vous mentirai pas, pas un seul mot. » Moriaen répondit qu’il croyait tout ce qu’il venait de dire. C’est pourquoi tous restaient avec plaisir chez l’ermite. Après un accueil chaleureux, ils furent mieux servis que je ne saurais imaginer et que je ne puis vous dire. Moriaen rappela à nouveau avec insistance à son père la promesse que celui-ci lui avait faite : lui dire tout ce qu’il souhaitait et entendait faire.
202[3739] Son père lui raconta alors tout ce qui lui était apparu dans un rêve, il y avait peu de temps.
203Un jour, il chevauchait sans rien voir d’autre que de la terre sauvage, des forêts et maints beaux arbres. Tantôt il lui74 semblait qu’il grêlait et neigeait, tantôt il ressentait une forte chaleur qui le gênait beaucoup. Tantôt il voyait briller le soleil, tantôt75 il faisait à nouveau sombre. Dans la forêt il voyait marcher toutes sortes d’animaux, et aussi des humains, des jeunes gens et des vieillards. Tout cela lui parut dans un rêve. Mais, pendant tout ce temps, il n’avait pas eu la chance de trouver un endroit où il aurait pu passer la nuit. Dès le crépuscule, lorsque le jour déclina, il76 crut apercevoir une tour apparemment difficile à prendre par la force. Cependant, il n’y vit aucune porte, comme c’est le cas dans d’autres tours. Entre-temps, il remarqua un escalier qui montait très haut ; au bout, il aperçut une porte haute comme une église, qui lui semblait faite de matériaux très précieux. Tout malade pouvait guérir à la vue de la lumière qui brillait à l’intérieur, pareille à la lumière céleste, à son avis. Chaque marche de l’escalier était en or rouge. Comme les marches étaient si solides, il se dit en lui-même qu’il les monterait toutes en les comptant une à une.
204Ainsi il pourrait raconter plus tard combien il y en avait en tout et répandre la grande merveille qu’il avait vue. Après la soixantième marche l’escalier s’arrêta net. À part la marche sur laquelle il se trouvait, il n’en vit plus d’autres, ni celles qu’il venait de monter, ni aucune au-dessus de lui, il ne put plus ni monter ni descendre. Après, il lui semblait que la porte de la tour mesurait bien la portée d’une flèche. En regardant vers le bas, il vit par terre des serpents et des ours sauvages, la gueule grande ouverte, comme s’ils voulaient l’engloutir. Ils ouvrirent plus grand leur gueule comme s’ils allaient l’attraper pour le dévorer avec avidité. En voyant des serpents et des monstres qui regardaient tous vers le haut, il crut qu’ils voulaient l’agresser. « Au moment même où je pris peur, la marche céda et je chutai au milieu des monstres77. La grande frayeur me réveilla, je n’arrivai pas à me rendormir. Ce rêve, où tout cela m’était apparu, me tourmenta beaucoup. Puis, je me suis mis en colère parce que je ne savais pas ce que signifiait l’apparition de ce rêve78. Cependant, au fond de moi-même, je ressentais surtout qu’un grand malheur et beaucoup de peine seraient bientôt mon lot.
205[3822] « Peu après, je suis arrivé par hasard chez un clerc savant à qui j’ai raconté en détail comment était cette tour qui m’était apparue dans mon rêve. Après avoir écouté mon récit qu’il avait fort bien compris, il m’a tout expliqué. Avant notre retour, nous serions en profonde détresse et en grande frayeur à cause de notre pays tout entier parce que les châteaux étaient solides et tous les seigneurs puissants. C’est pourquoi il nous parlait d’événements qui auraient des conséquences fâcheuses pour nous, en particulier pour moi et mon frère. Il parlait aussi d’une autre aventure de mon frère Perceval, concernant le Graal et la lance. Les marches en or représentaient en vérité le Saint Graal. Perceval aiderait à le trouver, mais il mourrait après. Voilà ce qu’il m’a expliqué. Et d’après lui, la porte et aussi l’escalier de la tour renvoyaient au royaume céleste, de même que la lumière qui brillait à l’intérieur, les marches de l’escalier renvoyant au temps restant à vivre à Perceval. À ce propos, il me disait : « Je vous certifie que chaque marche représente, soit un jour, soit une semaine ou bien, vers la fin, un mois de sa vie. Soyez-en sûr et certain, c’est le temps qui lui reste à vivre, puis il mourra. Quant à vous, si les marches ont cédé, c’était à cause de vos péchés. Vous seriez monté jusqu’en haut79 si vos péchés ne vous en avaient empêché. Sachez que les ours, les monstres et les serpents représentaient en vérité rien d’autre que les diables qui pensaient accaparer votre âme à l’heure de votre mort pour la conduire en enfer, le lieu des peines éternelles. » « Voilà l’explication complète de mon rêve donnée par le clerc. Il m’exhorta à faire attention et à agir rapidement avec discernement avant qu’il ne fût trop tard, je n’en aurais plus pour longtemps, car ma fin approcherait. »
206[3877] Puis, Agloval dit à Moriaen : « Mon cher fils, ensuite mon frère a renoncé aux aventures de la quête du Graal et de la lance. Dès qu’il le put, il est venu ici, auprès de mon oncle, l’ermite. Suite aux prédictions du clerc il a pris l’habit. C’est pourquoi nous sommes tous deux ici. Mon frère s’est retiré du monde pour s’amender. Quant à moi, je suis toujours souffrant car j’étais mortellement blessé, mutilé et contusionné, si bien que je suis sans forces. Il m’importe désormais de guérir. C’est pourquoi je reste maintenant ici avec mon frère et mon oncle pour qu’ils prennent soin de moi et qu’ils veillent sur mon âme. Et vous, vous voulez que je me rende avec vous chez votre mère ? J’ai bien l’intention d’y aller, à condition d’être rétabli, il n’y a pas d’autre raison.
207Je vous assure vraiment que je partirais volontiers avec vous pour rétablir votre honneur et réparer votre honte si mes jours n’étaient pas comptés. Mais j’ai toute confiance en mon oncle, plein de sagesse. Il plaidera en ma faveur devant Dieu et me conduira aux joies du salut éternel. Mon fils, prenez maintenant à cœur notre intérêt commun. Vu ce qui m’est arrivé et ce que vous avez appris après m’avoir écouté, conseillez-moi au mieux. Vous me devez bien cela puisque je suis votre père, malgré ce qui s’est passé entre moi et votre mère. »
208[3918] Moriaen lui répondit : « Si j’étais plus sage que vous, je vous conseillerais volontiers, mais il serait inconvenant de ma part de vous porter préjudice en nuisant à votre santé. Je ne puis vous conseiller rien d’autre que de rester ici jusqu’à ce que vous soyez complètement rétabli. Le roi Arthur a été fait prisonnier, son pays a été assailli et se trouve dans un état déplorable. Voici son neveu Gaheriet, qui est venu ici avec moi et par qui j’ai appris la vérité. Pour lui faire honneur, je me rendrai avec lui à la cour et j’attendrai jusqu’à ce que vous soyez complètement guéri. Dès que je vous crois guéri, je reviendrai ici afin que vous honoriez votre promesse faite à ma mère. Que Dieu en soit remercié et que vous en soyez loué, puisque ainsi ma mère rentrera en possession de son héritage qui lui a été confisqué et dont elle a été privée pendant longtemps. Moi, je vais partir et vous resterez ici. Que votre séjour ici vous fasse grand bien !
209Je vais secourir la reine. Que Dieu m’accorde de lui apporter une aide efficace afin que j’acquière honneur et gloire. Soyez sûr que je reviendrai quand j’estimerai qu’il en est temps. Je penserai à vous en tant que mon père. »
210[3950] Tous remercièrent alors Moriaen ; ils trouvaient que, vu les circonstances, il avait pris la meilleure décision. Gaheriet et Moriaen prièrent Perceval de partir avec eux pour les aider à protéger la reine, à libérer le roi et délivrer le pays. Il s’y engagea à condition que son oncle l’y autorise. Puis ils adressèrent leur demande à l’oncle ; Agloval fit de même avec beaucoup d’insistance, si bien que l’oncle finit par donner son accord. Jamais on n’a vu des gens plus heureux qu’à ce moment-là parce que Perceval viendrait avec eux. Ils prirent donc congé et partirent de là.
211[3968] Maintenant, je cesse de parler d’eux et je vais vous raconter comment s’est terminée l’aventure de Lancelot qui voulait abattre le monstre.
VI. Comment Lancelot vainquit le monstre et comment Gauvain [le délivra et comment le roi d’Irlande fut fait prisonnier]
212[3971] Le conte nous dit maintenant que Lancelot, après avoir quitté Gauvain à la croisée des chemins, partit aussitôt pour se rendre directement au pays dévasté où le monstre avait tout saccagé. Or là-bas habitait une demoiselle qui avait fait proclamer partout qu’elle prendrait pour époux, aussitôt et à vie, celui qui parviendrait à tuer le monstre.
213Jamais on ne vit plus jolie femme ; le pays entier lui appartenait. À proximité vivait un imposteur, un chevalier qui l’aimait beaucoup. Par tous les moyens il tenait à l’œil le monstre pour voir si quelqu’un arrivait à le tuer afin de trahir cet homme et de le lui faire payer de sa vie. Après, il raconterait perfidement qu’en vérité c’était lui qui avait abattu le monstre.
214[3993] Lancelot poursuivit ainsi son chemin jusqu’à ce qu’il entendit les cris du monstre effroyable et hideux, terré dans sa garenne. À sa grande frayeur, il y aperçut des heaumes, des lances et des armes ayant appartenu à maints chevaliers tués par la bête. Il y vit même des os rongés par l’animal. Dès que Lancelot sut où l’animal avait coutume de se terrer, il y alla au plus vite. Lorsque le monstre l’aperçut, il s’élança80 comme s’il était le diable en personne, attaquant aussitôt Lancelot ; il ne craignait ni épée ni lance, aucune force ni résistance. Lancelot frappa si fort l’animal que sa lance se brisa. Pourtant il ne lésa aucune écaille, il ne perça pas non plus la peau du monstre. Après, Lancelot tira son épée et frappa plus fort l’animal sans le blesser le moins du monde.
215Au contraire, le monstre lui sauta à la gorge, le malmenant beaucoup : au grand dam de Lancelot, il fendit son haubert, et à travers une déchirure profonde il toucha son corps même et le blessa réellement. Il fonça une nouvelle fois sur le monstre le frappant encore, mais sans lui faire le moindre mal. Après, l’animal se démena comme un diable contre Lancelot, il déchira son haubert de haut en bas, lui infligeant ainsi maintes blessures et crachant son venin sur lui. S’il n’avait pas porté un petit anneau, le venin l’aurait tué sur le coup sur place. Ensuite, la gueule grande ouverte, le monstre s’élança vers Lancelot comme s’il voulait le dévorer tout cru. Lancelot l’attendit de pied ferme, il lui mit l’épée dans la gueule l’enfonçant jusqu’au cœur. L’animal poussa alors un cri si horrible qu’on l’entendit à deux lieues de là.
216[4044] Dès que l’imposteur qui en attendant avait épié tout ce qui se passait, entendit le cri, il se précipita à la garenne. Le cri horrible lui avait fait comprendre que l’animal était mort. Arrivant là-bas, il trouva81 Lancelot assis à côté du cadavre, en train de panser ses nombreuses blessures profondes. Le chevalier commença aussitôt à le plaindre lui disant qu’il allait bien soigner ses blessures. Ensuite, ce chevalier malveillant et cruel s’approcha de Lancelot, lui vola tout de suite son épée, s’éloigna quelque peu de lui et se mit à le frapper le blessant si grièvement que Lancelot s’écroula comme mort. Voyant cela, le perfide imposteur le crut mort, le laissa là et se rendit à l’endroit où gisait le monstre, lui trancha le pied droit afin de l’apporter à la demoiselle dont je vous ai parlé. Il croyait ainsi gagner son amour.
217[4072] Entre-temps, messire Gauvain était arrivé près de l’endroit où vivait l’animal, si bien qu’il avait appris que Lancelot l’avait trouvé. Il suivit de très peu son compagnon à l’intérieur de la garenne où l’imposteur venait de blesser si grièvement Lancelot et de prendre le pied. Le chevalier avait enfourché le cheval de Lancelot que Gauvain, le seigneur téméraire, reconnut bien. Lorsqu’il le vit monté par le chevalier, alors que Lancelot, blessé, était allongé sur le sol, il s’élança aussitôt vers lui et lui dit : « Seigneur, assassin, arrêtez-vous ! Je vois bien que vous avez tué mon compagnon à cause de cet animal. » Le chevalier malveillant82 et cruel se serait volontiers enfui, mais Gauvain était si près de lui qu’il ne pouvait lui échapper. Il le frappa si fort qu’il l’obligea à descendre de cheval, puis il le malmena à tel point qu’il le força à crier grâce. Gauvain décida alors de l’amener à Lancelot avant de lui faire justice.
218Tous deux sont donc allés voir Lancelot qui avait repris conscience après une sévère perte de connaissance. Lorsqu’il aperçut Gauvain, il cria à propos du bandit qui manifestement avait voulu le tuer : « Cher compagnon, tuez-le ! Si je sais qu’il est mort, je mourrai plus sereinement. » Après ces paroles de Lancelot, il n’y eut plus de répit, Gauvain trancha la tête au bandit. Croyez bien qu’après, il s’apitoya sur son compagnon, lui disant : « Seigneur, faites-moi savoir si vous pouvez vous en remettre, je vous viendrai en aide. »
219[4119] Lancelot lui raconta alors comment il avait échappé à l’animal et comment, par la suite, l’imposteur l’avait blessé. « Mes blessures me font le plus souffrir, mais je pense bien pouvoir guérir si je peux me reposer quelque part. » Ces paroles réjouirent beaucoup Gauvain. Puis il soigna les blessures de Lancelot avec une herbe efficace contre le saignement et les pansa. Il le releva, le mit sur son cheval, ensuite ils retournèrent au plus vite83 chez l’ermite. Chemin faisant, ils réfléchissaient comment Gauvain pourrait le guérir après leur arrivée là-bas ; ils poursuivirent ainsi leur chemin jusqu’à leur arrivée à l’ermitage.
220[4137] Peu de temps après, ils virent arriver là-bas ensemble Moriaen, Gaheriet et Perceval. Leurs retrouvailles les transportèrent de joie84. L’ermite fit rapidement préparer des mets pour ses hôtes. Ils installèrent au mieux un lieu de repos pour Lancelot. Puis chacun raconta comment les choses s’étaient passées pour lui. Moriaen, de son côté, racontait l’histoire de son père. Sachez que cette nuit-là, ils85 furent en paix chez l’ermite.
221[4152] Le lendemain, lorsque Lancelot apprit ce qui était arrivé à la reine, il ne voulut plus rester là-bas, fût-ce pour toutes les richesses du monde, ni à cause de ses blessures, ni à cause de sa souffrance, car il disait qu’il était guéri et qu’il voulait combattre à tout prix. Ils devaient donc sans faute86 se mettre en chemin tôt le matin, que cela leur plaise ou non, et ils partirent sans tarder. Chemin faisant, Gauvain surveillait les blessures de Lancelot. Ils poursuivirent ainsi tout doucement leur chemin jusqu’à ce qu’ils apprissent des nouvelles sur la reine qui de toutes parts était assiégée par le roi d’Irlande.
222[4168] Les dégâts des incendies et des ravages87 commis par les hommes du roi étaient énormes. Il avait encerclé la reine elle-même dans un château devant lequel il s’était installé. Il avait fait un serment solennel : si la reine ne se rendait pas de bonne grâce, aucun des seigneurs présents à l’intérieur n’en sortirait indemne88. Dès la prise du château, il les traiterait si honteusement, et particulièrement la reine elle-même, qu’on en reparlerait longtemps après. Par sa couronne et par tout ce qui rend crédible un roi, il avait juré de leur infliger une lourde honte.
223[4184] Lorsque les seigneurs dont je parle arrivèrent dans le pays d’Arthur, ils aperçurent un château entouré d’une douve large et profonde. Le château avait été conçu par un homme intelligent, il était bien construit, entièrement en pierres grises. Le roi Arthur le considérait comme son meilleur château et il n’avait pas encore été pris. Mais il ne restait que peu de répit aux gens qui étaient à l’intérieur : ils devaient partir dès l’aube, il n’y aurait pas de pitié pour ceux qu’on y trouverait par la suite, on les ferait bouillir ou rôtir. Voilà ce qu’avait juré le roi qui devait venir le lendemain et qui s’était rendu maître du pays et avait privé de leurs biens mainte89 veuve et maint orphelin.
224[4206] Le pays vivait dans un grand effroi à cause des dommages qu’il subissait. En arrivant là-bas, les seigneurs virent les gens s’enfuir et mettre en sécurité leurs biens parce qu’ils avaient peur. Les choses s’annonçaient mal pour eux. Ils [Gauvain, Lancelot, Moriaen et Gaheriet] rencontraient beaucoup de monde, hommes, femmes et enfants, qui quittaient le pays. Ils poussaient le bétail devant, transportaient leurs affaires, certains à cheval, d’autres à pied. Ils pensaient qu’il n’y avait rien de mieux à faire.
225[4218] Ensuite, messire Gaheriet se renseigna sur le pays et sur les gens qui s’enfuyaient auprès d’un homme qu’il croisa sur son chemin et qu’il salua d’abord courtoisement. Le brave homme répondit aussitôt : « Ils pensent avoir tout perdu. Le roi arrivera à ce château, les gens ne savent pas quoi faire, ils perdent tous leurs biens, un grand malheur s’est abattu sur nous, le jugement de Dieu. Le roi Arthur a été attaqué traîtreusement et fait prisonnier dans une forêt où il chassait. C’est là que nous l’avons vu pour la dernière fois et nous ne savons pas à quel endroit il est retenu. Le roi d’Irlande s’est emparé de tout le royaume. Tous ceux qui veulent avoir la vie sauve doivent se rendre, car il dispose d’une armée puissante et nos hommes sont sans défense, nous sommes privés de protection, messire Gauvain et Lancelot ont tous deux quitté le pays. C’est un grand déshonneur pour nous ; nous n’avons aucun recours, ni guide ni conseiller. »
226[4249] Sur ce, Moriaen lui demanda : « Y a-t-il quelqu’un dans ce château maintenant ? » Le brave homme répondit : « Je vous dis qu’il y a dix chevaliers et un grand nombre de guerriers ; leur mort est à craindre et ils craignent aussi le malheur qui menace le pays. Pendant un an ils ont mis le château en bon état de défense, car à l’intérieur ils disposent d’armes, de nourriture et de suffisamment d’hommes pour résister. On pourra difficilement les vaincre de force, tant qu’ils auront à manger. Mais le moment viendra où ils seront obligés de se rendre. Je pense que Dieu veut nous anéantir. Le roi a fait le serment solennel d’ôter la vie à tous ceux qu’il trouve à l’intérieur et qui lui résistent à son arrivée, le siège dût-il durer sept ans. Voilà ce qu’il leur a fait savoir. Leurs enfants et90 leurs femmes, même s’ils ont la vie sauve, devront pourtant renoncer à leurs biens et à leurs héritages. Comme nous n’attendons aucun secours, nous devons quitter le château, nous enfuir et renoncer à tout. » Gauvain réagit aussitôt : « Cher ami, que Dieu vous récompense pour ces informations ! » Il était d’avis que le mieux serait d’entrer dans le magnifique château, très solide, de saluer les guerriers et les seigneurs qui étaient à l’intérieur, de leur souhaiter l’amour de Dieu, qu’Il fasse tourner au mieux leur situation.
227[4292] Les chevaliers furent bien accueillis car tous les connaissaient bien. Dans la salle, on se réjouit de la venue de Gauvain et de Lancelot. Gauvain leur présenta Moriaen, le chevalier vaillant, et leur raconta ce qu’il avait fait par amour pour lui, il était un des meilleurs chevaliers jamais vus sous le91 soleil. Voilà ce que racontait Gauvain.
228[4302] Après, le seigneur Moriaen reprit la parole : « Nous ferons bien de tenir bon ici, dans le château, de tenter notre chance pour l’honneur du roi, votre seigneur à tous. Rendre le château serait un péché et un déshonneur. Nous devons plutôt risquer notre vie et attendre notre sort. » Gauvain et Lancelot étaient de son avis. Ils ajoutèrent : « C’est à juste titre qu’on couvre de honte, partout dans le monde, celui qui manque à son devoir envers son seigneur. Si vous pensez tenter votre chance, nous devons nous y mettre maintenant. J’espère que Dieu nous viendra en aide bientôt. Nous pouvons acquérir de la gloire et, en plus, sauver l’honneur de notre seigneur. Bien qu’il92 soit pour l’instant séquestré, il s’en sortira, si Dieu le veut. Si nous avons la volonté de résister nous acquerrons de la gloire, j’en suis convaincu. » Tel fut le message que Gauvain et Moriaen leur adressaient.
229[4328] Lorsque ceux du dedans qui voulaient partir eurent entendu leurs paroles et compris l’intention des seigneurs, aucun chevalier, ni guerriers ni écuyers présents ne voulurent plus se rendre ni quitter le bon château solide. Le projet de Moriaen leur paraissait le meilleur. Vu son physique effrayant et sa grande taille, il serait capable de mettre en fuite une armée, si la chance était avec lui.
230Tous promirent solennellement de rester sur place avec lui et de ne pas abandonner les autres à moins de perdre la vie93 ou de recevoir d’autres consignes. Les serments faits et les paroles d’honneur données, ils firent aussitôt entrer dans le château tout ce dont ils avaient besoin et toute la nourriture. Puis ils fermèrent rapidement les portes au roi et à son armée qui se trouvaient à proximité.
231[4354] Avant la tombée de la nuit, le roi lui-même, très en colère, suivi de maints chevaliers de sa cour et de nombreux autres hommes capables de se défendre arrivèrent devant le château. Dès son arrivée, le roi fit demander à ceux qui étaient à l’intérieur s’ils voulaient bien rendre le château et payer une rançon pour avoir la vie sauve. Ils répondirent que, tant qu’ils vivraient, ils ne se laisseraient pas vaincre ni n’abandonneraient leur seigneur légitime. Le roi affirma alors sous serment qu’il ne les libérerait jamais, quoi qu’ils pussent faire, s’ils ne se rendaient pas sur-le-champ. Mais ils n’en avaient aucune envie et ils préparèrent leur défense. Ils installèrent des trébuchets sur des créneaux et lancèrent de grandes pierres lourdes, si bien qu’ils repoussèrent le roi vers les champs où ses hommes dressèrent des tentes. Entre-temps la nuit était tombée. Ceux qui avaient accompagné le roi dressaient des tentes et des pavillons pour passer la nuit au vert.
232[4385] Apercevant cela, les assiégés furent unanimement d’avis que le lendemain94, le roi renforcerait sa défense en faisant venir des chevaliers, des vassaux et une armée puissante. Ils pensaient qu’ils feraient mieux de tenter une sortie que d’être acculés. Lancelot conseilla de s’entendre rapidement là-dessus, avant que le roi n’arrivât avec une troupe plus nombreuse, leur disant : « Nous ne pouvons pas nous enfuir, nous n’avons pas de recours à attendre, nous ne quitterons pas non plus le château. C’est pourquoi nous devons tirer profit de notre situation. » Ils passèrent donc la nuit au château, sans amusement, plutôt abattu, ménageant leurs forces et restant ensemble, très unis, comme il convient à de bons guerriers valeureux. Ils mangèrent et burent à volonté.
233[4406] Dès l’aube, tous furent bien éveillés, désireux de tenter une grande aventure. Tous s’armèrent aussitôt pour un combat à mort. Ils firent donner de l’avoine à leurs chevaux95. À quoi bon m’y attarder ? Dès le lever du soleil les assiégés furent prêts, bien armés et montés sur des chevaux vigoureux. Ils se firent ouvrir les portes et se mirent en mouvement au bon moment.
234Voilà comment les occupants du château sortirent du château avec toutes leurs forces armées. Dès que les sentinelles en faction les aperçurent, elles avancèrent vers eux avec leur troupe. Mais cela ne leur servit à rien. Les armes de Moriaen, qui était à l’avant-garde, étaient si résistantes qu’il ne se faisait aucun souci, il les attaqua en premier. Jamais on ne vit humain asséner des coups aussi terribles. Gauvain, Perceval et Lancelot en tuèrent plus d’un en se frayant un passage à travers les rangs ennemis pour atteindre la tente du roi. Puis ils ne firent pas traîner les choses en longueur, ils prirent aux gardes du corps leurs armes, écus et épées avant que ceux-ci pussent se défendre avec. Les hommes du roi ne comprenaient pas ce qui leur arrivait, ils dormaient profondément au milieu du camp.
235[4443] Ils prirent très peur lorsqu’ils se virent acculés avec une telle violence par ces hommes armés, plus d’un souffrit beaucoup avant de quitter le lieu du combat. Le roi d’Irlande fut fait prisonnier de force, il n’y avait personne à ses côtés pour le défendre. Au contraire, celui qui pouvait s’en sortir vivant s’en réjouissait plutôt. Contraint et forcé par sa situation critique, le roi était obligé de se rendre, sinon ils l’auraient tué. Il en était de même pour tous ses hommes. On amena le roi dans la salle du château pour l’enfermer ensuite dans une tour solide. Jamais ils n’avaient accueilli avec autant de joie un hôte si sympathique !
236Ceux qui pouvaient fuir le lieu du combat se souciaient peu de leurs affaires. Quiconque réussit à en récupérer pouvait en tirer profit. Le combat terminé, le roi d’Irlande et nombre de ses hommes furent faits prisonniers. Tout s’était bien passé pour les assiégés, ils emportèrent au château les biens qui leur convenaient, plus d’un vaincu ne les vendrait jamais à profit, beaucoup les payèrent chèrement de leur vie sans jamais savoir comment ils les avaient perdus tant ils craignaient les coups durs assénés par Moriaen. Gauvain, Lancelot et Perceval firent aussi peur à plus d’un, d’aucuns furent morts de peur.
237[4477] Les vainqueurs firent entrer les prisonniers dans le château et fermèrent aussitôt les portes. Après, ils accrochèrent leurs écus à l’extérieur en signe de leur volonté de se défendre. Dès qu’on reconnut l’enseigne de Gauvain et la bannière de Lancelot, la rumeur de leur combat se répandit rapidement à travers tout le pays. Les hommes du roi qui avaient assiégé la reine enduraient beaucoup de souffrances. Dès qu’ils apprirent la nouvelle, ils battirent en retraite. Tous ceux qui étaient venus dans le pays avec le roi craignaient beaucoup leur déshonneur. Ils envoyèrent des messagers pour négocier une procédure de conciliation auprès de Gauvain qui voulait se concerter avec les autres. Ensemble, ils décidèrent d’exiger le retour du roi Arthur, de le voir vivant, avant de négocier la rançon de leur roi à eux.
238« Ainsi, toutes les conditions seront réunies pour réaliser un bon accord de paix. » À quoi bon en parler longuement ? Contre leur gré, ils furent bien obligés d’aller chercher Arthur et de le ramener là-bas comme condition de la libération de leur roi.
239[4507] Lorsque la nouvelle de la capture du roi d’Irlande et de la présence du roi Arthur au procès se répandit dans le pays, les Bretons affluèrent en grand nombre ; à main armée, ils ont repris Arthur aux Irlandais, contre leur gré. Ensuite, monté sur un cheval, ils l’ont ramené au château. Ainsi, tout s’est bien terminé pour Arthur, lui-même l’avait échappé belle et le roi d’Irlande, qui l’avait fait prisonnier, était à sa merci.
240[4520] Maintenant, vous entendrez parler du roi d’Irlande, retenu prisonnier là-bas. Lorsqu’il sut et vit de ses propres yeux que le roi Arthur était libre, il se rendit publiquement, offrant de l’argent et des biens, à condition qu’on le laissât partir : il ferait désormais allégeance au roi et quitterait, ensemble avec tous ses hommes, le royaume d’Arthur. Tel était l’accord conclu sur la rançon à payer par le roi fait prisonnier : être au service d’Arthur. Je ne parlerai plus de leurs affaires.
241[4535] Arthur fut si heureux de cette issue qu’il fit proclamer une fête à la cour où tous ceux qui le désiraient pouvaient faire bonne chère à ses frais. Un grand nombre de seigneurs vint à la cour, mais en raison de leurs exploits, Perceval et Moriaen étaient au-dessus de tout éloge ; pour cela, Arthur leur offrit une récompense exceptionnelle. En présence de tous les seigneurs, Gauvain raconta au roi toute l’histoire de Moriaen et de son père, toutes leurs aventures. Tous l’en louèrent grandement.
242[4550] Maintenant, je cesse de parler de cette aventure et je vous conterai comment Moriaen se rendit chez son père malade, hébergé par son oncle, ce dont je vous ai déjà parlé.
VII. [Comment les seigneurs se rendirent en Moriane et comment les noces furent faites]
243[4555] Le conte nous dit que, lorsque la guerre fut terminée et le pays d’Arthur pacifié, Moriaen revint à l’idée de marier son père avec sa mère, la dame. Il pria son oncle de bien vouloir partir avec lui. Je vous dis que celui-ci l’accepta volontiers. Puis Gauvain et Lancelot dirent qu’en vérité, pour l’honneur de Moriaen et pour tenir compagnie à Perceval, ils tenaient aussi à l’accompagner. Moriaen les en remercia beaucoup. Ensuite ils préparèrent leur départ et se rendirent chez l’ermite. Ils chevauchèrent joyeusement ensemble96 en parlant de choses et d’autres très diverses jusqu’à leur arrivée à la rivière où ils s’embarquèrent pour traverser. Après la traversée97, ils arrivèrent en peu de temps chez l’oncle de Perceval, qui prit bien soin d’eux.
244[4579] Blessé auparavant, Agloval s’était rétabli. Moriaen lui demanda s’il était guéri et s’il voulait bien honorer la promesse faite à sa mère. Son père lui répondit qu’il était bel et bien guéri et prêt à le faire : « Je veux honorer la promesse faite à votre mère, quand vous voudrez, Dieu le sait. Je me tiens toujours prêt à le faire. » Sur ce, Perceval dit : « Pourquoi attendre alors ? Votre fils est un homme si bon, si vaillant et si courageux que vous pouvez beaucoup remercier Dieu de l’avoir retrouvé maintenant. Préparez-vous vite, nous partons avec vous. Messire Gauvain et messire Lancelot l’ont accompagné par fidélité, ils partiront avec nous en Moriane. » Après, ils ne tardèrent plus ; ils préparèrent leur départ et se rendirent là-bas avec Moriaen qui connaissait beaucoup mieux le chemin qu’98aucun d’entre eux. Ils chevauchèrent jusqu’à leur arrivée en Moriane.
245[4606] Lorsque les habitants apprirent que Moriaen amenait son père, tous allèrent à sa rencontre. Pourtant, certains manifestaient leur opposition au mariage pour garder les biens. Lorsque Moriaen l’apprit, il entra dans une colère noire, tira aussitôt son épée, fonça vers la troupe la plus nombreuse et tua quinze seigneurs qui voulaient le priver de son bien. Ayant appris cela, les autres crièrent grâce99, le reconnurent comme seigneur de toutes ses terres, les rendant aussitôt à sa mère qui les leur inféoda à nouveau. Depuis, ils furent ses vassaux.
246[4623] Ces affaires terminées et la dame reconnue dans le pays entier – comme je vous le dis –, on organisa aussitôt les noces d’Agloval et de la dame. Ils se promirent fidélité l’un à l’autre. Après, on fut en liesse et la fête fut grandiose. Les noces ont bien duré quinze jours au cours desquels on ne ferma jamais les portes, on festoya et s’amusa beaucoup. Tous furent bien servis de tous les produits de la terre. De bons chevaux, des fourrures grises et brunes furent offerts ; maints schellings, maints livres et maints objets précieux furent donnés pour le plus grand bonheur de tous, afin qu’on vécût plus heureux. On fit aussi des cadeaux de grande valeur aux ménestrels et aux hérauts, car il y avait suffisamment de biens : chacun reçut ce qu’il désirait. Je vous dis que les seigneurs Gauvain et Lancelot durent bien rester jusqu’à la fin des noces. Soyez sûr que Perceval et Agloval, le marié, les supplièrent d’y assister : ils le firent avec honneur. Tous, pauvres et riches, reçurent assez de biens, voire en abondance. À quoi bon en parler beaucoup ?
247[4655] La fête terminée, tous les seigneurs ont pris congé et sont partis. Les seigneurs Gauvain, Lancelot et Perceval voulaient, en vérité, se rendre à la cour du roi Arthur, car la Pentecôte approchait et je tiens à dire – soyez-en sûr – que le roi tiendrait la plus grande cour qui soit en l’honneur de Galaad, le fils de Lancelot qui devait venir à la cour pour être adoubé. Le bruit courait que c’est lui qui gagnerait le Graal et mènerait à fin toutes les aventures, grandes et petites, de la Table ronde. On racontait alors, sachez-le, qu’il s’assoirait aussi sur le Siège périlleux où personne n’osait jamais s’asseoir. J’ai appris que maints hommes viendraient à la cour pour voir cela, car le roi avait ordonné aux hauts seigneurs puissants d’y venir. Nombre d’hommes renommés vinrent à la cour. C’est pourquoi Lancelot, ni Gauvain ni Perceval, ne voulurent rester plus longtemps en Moriane. Ils prirent congé d’Agloval et aussi de Moriaen, sans oublier sa mère.
248[4687] Puis ils chevauchèrent jusqu’à leur arrivée à Kamaalot où ils virent le roi Arthur qui aimait bien séjourner là-bas quand il avait envie de se reposer. Lorsque le roi apprit que Gauvain et Lancelot, et apparemment aussi Perceval, étaient arrivés, il fut on ne peut plus heureux de leur venue. En écoutant l’histoire d’Agloval, tout ce qu’ils leur racontaient100 sur les noces, et ce qu’ils disaient101 sur la vaillance de Moriaen et sur ses exploits dans le pays, le roi et la reine furent transportés de joie.
249[4705] Je cesse maintenant de conter cette histoire pour vous parler du Graal, comment il fut trouvé, Dieu le sait. Vous trouverez ce récit incessamment dans le livre suivant. L’autre livre, je veux dire celui traitant de Lancelot se termine ici.
250[4712] Maintenant, je prie Dieu publiquement d’avoir pitié de moi au jour de ma mort et d’accorder à mon âme la grâce de la vie éternelle dans son royaume102.
251Amen !
Notes de bas de page
1 V 43 : beetten, lire beten.
2 V 58 : daer […] talen, Jonckbloet : daer der talen.
3 V 99-100 probablement déplacés, à mettre après le vers 102.
4 V 149 : harde, Jonckbloet propose de lire plutôt hanteerde = « fréquentais ».
5 V 182 : En, lire Ende.
6 V 201 : Wetti, Jonckbloet : Weetti.
7 V 234 : ondegen, Jonckbloet se demande s’il ne faut pas lire plutôt ondadegen, mais donne le même terme, adéquat selon Te Winkel (voir glossaire p. 221).
8 V 245-246 : gedeert et onteert, lire gedeerft et onteerft : gedeert = « privé de » et onteerft = « déshonoré » = onteert (voir J. Verdam, Tekstcritiek van Middelnederlandsche schrijvers, thèse, Leyde, 1872, p. 78-79).
9 V 415 : dat, Jonckbloet : dats.
10 V 456 : velle, lire vellene.
11 V 462 : omhaelde, lire onthaelde (voir J. Verdam, Tekstcritiek, op. cit., p. 33-38).
12 V 512 : Te Winkel suppose que trois vers rimant en oet manquent, le vers 513 étant incompréhensible dans le contexte. Il suggère que les armes étaient bonnes pour tout un chacun « en pareil danger ». Nous pensons plutôt que deux vers rimant en oet suffisent à rendre le contexte compréhensible : [Sulc diere wapine doet / Dicwile vergaen te goet = « Une telle arme précieuse rend souvent bien service »].
13 V 662 : XXIIII, Jonckbloet : xiiii, à juste titre. Voir v 775.
14 V 702 : souden, Jonckbloet : soude.
15 V 717 : vader, Jonckbloet : vroder ; vroder maken = « faire savoir », vroder rimant avec moder (v 718) ; la correction de Jonckbloet nous paraît cohérente.
16 V 757 : wanconnen, lire wanonnen (voir J. Verdam, Tekstcritiek, op. cit., p. 79-80).
17 V 774 : ridder bi, lire die bi.
18 V 789 : sine, lire siene.
19 V 795 : en, lire ende.
20 V 904 : swerde, lire swerte.
21 V 1078 : bediden, lire bedieden.
22 V 1212 : bediden, Jonckbloet : bedieden.
23 V 1261 : Diere, lire Dien.
24 V 1290 : velle, lire vellene.
25 V 1314 : En, lire Ende.
26 V 1331 : averrecht, lire averecht.
27 V 1393 : wondet, lire woudet.
28 V 1435 : Dat, lire Dan.
29 V 1450 : hem gehouden, peut-être haddene gehouden (voir cependant glossaire p. 203-204).
30 V 1453 : tevalle, lire tevallen.
31 V 1461 : min, lire mine.
32 V 1510 : haren = heren.
33 V 1515 : drinken, lire dringen.
34 V 1555 : genesten. Paardenkooper Van Buuren et Gysseling : gevesten = « mettre la main sur ».
35 V 1617 : gemaect, Jonckbloet : gemaet.
36 V 1624 : Sine wedersaken alle, Jonckbloet se demande s’il ne faut pas lire sine wedersaken te vellene alle. À notre avis, non : sine wedersaken alle = « tous ses adversaires ».
37 V 1633 : gemake, lire ongemake (voir J. Verdam, Tekstcritiek, op. cit., p. 43).
38 V 1673 : Ende jegen, Jonckbloet : Jegen.
39 V 1753 : alten liven, lire alte liven.
40 V 1757 : bekint, lire bekinne.
41 V 1780 : een hadde, Jonckbloet : een, die hadde.
42 V 1791-1792 à lire comme suit : Dat bloet versch, ende woet / Van den riddere… ; Paardenkooper Van Buuren et Gysseling proposent roet = « rouge ».
43 V 1813 : harden, lire harde.
44 V 1877 : min, Jonckbloet : mine.
45 V 2027 : berne, Jonckbloet : bernene.
46 V 2083 : dede, lire deden.
47 V 2137 : dat ics, lire des ic.
48 V 2140 : Dor, lire Der et pour le rythme, hier es à la place de u (voir v 2144).
49 V 2223-2224 corrompus, il faut lire : Dit sach Walewein ende was in vare, / Ende nam te sine live ware. Nous pensons plutôt qu’il s’agit d’une réflexion de l’auteur/narrateur sur la situation de Gauvain : « Ce fut un mauvais début pour lui puisqu’on en voulait à sa vie » (sinen live ward ; ward = « en direction de », « vers »).
50 V 2244 : Weerden, lire Weerdem.
51 V 2282 : lire plutôt : Ne wouts God, hine sal gewesen = « Si Dieu ne le voulait pas, il ne survivra(it) pas à sa douleur et à sa honte ». La suggestion de Te Winkel ne nous paraît pas pertinente.
52 V 2318 : sochte, Jonckbloet : sochten.
53 V 2364 : half, lire halp.
54 V 2386 : haddene, Jonckbloet : hadden.
55 V 2716 : seide, lire seindem.
56 V 2722-2723 : voir E. Verwijs et J. Verdam, Middelnederlandsch Woordenboek, 10 vol., La Haye, 1895-1928, vol. II, p. 1838-1839.
57 V 2854 : harder, lire harde.
58 V 2861 : inne, waer, Jonckbloet : inne weet, waer.
59 V 2865 : en, lire ende.
60 V 2872 : Te met, lire Temee.
61 V 3115 : Soe XV, Jonckbloet : Soe est XV.
62 V 3119 : wies u, Jonckbloet : wies ic u.
63 V 3264 : Des margens, lire Smargens.
64 V 3300 : Walewein wilde, lire Walewein ne wilde.
65 V 3377 : moge, lire mogen.
66 V 3419 : maer, Jonckbloet se demande s’il ne faut pas lire over ; lire plutôt voer = « traversa ».
67 V 3449 : hine, lire hemne.
68 V 3456 : scep, Jonckbloet : tscep.
69 V 3583-3584 : hen et ben, Jonckbloet : hem et bem.
70 V 3625 : Dor ende dor, Jonckbloet : dor haer ende dor.
71 V 3658 : hare ende hare, Jonckbloet : hare tale ende hare word.
72 V 3668 : sach soe, Jonckbloet : sach nie soe.
73 V 3679 : ende, lire en ; littéralement : « Le soir ils ne firent rien d’autre que se réjouir et s’amuser. »
74 V 3745 : mi, Jonckbloet : hem.
75 V 3750 : willen, lire wilen.
76 V 3761 : mi da ic, Jonckbloet : hem dat hi.
77 V 3810-3852 : l’alternance discours indirect/direct/indirect nuisant quelque peu à la clarté du passage, nous avons cru bon de maintenir le discours direct pour ces vers. La même remarque vaut pour les vers 3870-3876.
78 V 3818 : Te Winkel pense qu’il faut lire le vers comme suit : Die droem, dien hi hem vertelde = « le rêve qu’il lui racontait ». Vu le contexte, nous pensons plutôt que le vers exprime l’idée qu’Agloval ne savait pas quelle était la signification du « contenu » du rêve, littéralement « de ce que le rêve racontait ». En effet, la rencontre avec le clerc se situe à partir du vers 3822. De même, l’emploi de ons (v 3835) = « nous » surprend, suggérant qu’Agloval n’était pas seul à écouter l’explication du clerc (voir aussi l’emploi de wi = « nous » aux v 3830 et 3832).
79 V 3862 : Ende, Jonckbloet : En.
80 V 4006 : Quam, Jonckbloet : Quamt.
81 V 4050 : van, Jonckbloet : vant.
82 V 4090 : ondage, Jonckbloet : ondadege.
83 V 4131 : conden, Jonckbloet : comen.
84 V 4140 : ten male, lire te male = « alors ».
85 V 4150 : waren met, Joncbloet : waren si met.
86 V 4159 : ember doe, lire embertoe.
87 V 4168 : verwst, Jonckbloet : verwoest.
88 V 4175 : speren, Jonckbloet : sparen = « épargner ».
89 V 4205 : Ende menege, lire Menege.
90 V 4275 : en, lire ende.
91 V 4300 : den, Jonckbloet : de.
92 V 4321 : es aldus, Jonckbloet : es hi aldus.
93 V 4344 : Dor, Joncbloet : Dan dor.
94 V 4387 : dien, Joncbloet : die.
95 V 4412 : orscoren, plutôt : den orsen coren.
96 V 4571 : hen, Jonckbloet : hen lieden.
97 V 4576 : dwaten, Jonckbloet : dwater.
98 V 4604 : Dat, Jonckbloet : Dan.
99 V 4618 : Sijn daer, Jonckbloet : Sijn si daer.
100 V 4698 : seide, Joncbloet : seiden.
101 V 4700 : dede, Jonckbloet : deden.
102 V 4705-4716 : ces vers sont empruntés à l’édition Jonckbloet (t. I, v 47251- 47262).
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