Le journal de personnage
p. 189-234
Texte intégral
FICHE PROJET Niveau de classe : toutes les classes de collège et de lycée. Projet d’étude : donner vie à un personnage de fiction. Projet d’écriture de l’élève :
L’écriture : fonction dans le projet, compétences visées :
Organisation, étapes du projet (étapes à distribuer dans la séquence en fonction du projet d’écriture) :
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1Les narrations fictionnelles plongent le lecteur dans un univers imaginaire dans lequel se meuvent et s’expriment des personnages qui sont les points d’ancrage des récits. Pour comprendre les actions racontées et en saisir les mobiles, le lecteur est amené à se fondre dans l’esprit de ces personnages, à entrer en empathie avec eux. Victime consentante d’une illusion référentielle à laquelle il aspire, le lecteur s’investit dans la lecture en s’identifiant aux personnages, en vivant l’histoire à travers leurs regards croisés, confrontant donc sans cesse sa propre subjectivité à celles des êtres fictifs dont il suit les péripéties. Dans L’effet-personnage dans le roman, Vincent Jouve évoque l’état de disponibilité dans lequel le lecteur de littérature doit se mettre pour entrer en interaction avec les êtres fictifs qui peuplent le récit :
[…] ouvrant un roman, le sujet accepte (et, en général, exige) de sortir de soi, de « s’exposer ». Soumis aux normes romanesques, il renonce, le temps de la lecture, à la cohérence de son moi pour s’ouvrir aux personnages1.
2En lien avec la lecture d’une œuvre ou de plusieurs œuvres en réseau, le journal de personnage est un dispositif d’écriture longue, par épisodes, qui permet à l’élève de revivre, par l’écriture, cette expérience de décentrement que nécessite la lecture littéraire. Ainsi, le temps de l’écriture, l’élève renonce-t-il à lui-même pour expérimenter virtuellement la pensée d’un autre. Et il structure cette pensée par une interaction entre ses propres mots et ceux du texte.
1. Le journal de personnage : ses principes
1.1. Description du journal de personnage
3En tant qu’objet, le journal de personnage est un ensemble de textes fictionnels écrits par un ou plusieurs élèves à l’occasion de la lecture d’une œuvre littéraire. En lien avec chaque épisode majeur du récit, les élèves-lecteurs sont invités à écrire une page du journal en adoptant le « je » d’un personnage de la fiction, avec des consignes d’écriture toujours différentes qui permettent de varier les situations d’énonciation et les types de discours à produire. On y trouve majoritairement des textes dans lesquels le personnage raconte et commente, sous des formes diverses, sa propre aventure : page de journal intime ou de carnet de voyage, lettre à un ami, etc. Cependant, ce journal contient aussi des textes en « je » et « tu » dont le personnage est le destinataire et qui lui sont adressés par d’autres protagonistes de l’histoire.
4Enfin, le journal de personnage peut rassembler d’autres écrits de nature diverse, censés ancrer le journal dans la réalité spatiotemporelle du personnage : tract, affiche, page de magazine, une de presse, faire-part, mais aussi cartes géographiques, croquis ou dessins légendés. En ce sens, le dispositif du journal de personnage entretient quelques parentés avec le dispositif de « simulation globale2 », dans lequel la mise en place d’un scénario cadre permet aux élèves de créer un univers de référence, d’y installer des personnages et d’y simuler des activités langagières. La différence majeure est que le scénario et l’univers de référence sont imposés par l’œuvre lue et requièrent donc des élèves la maîtrise du récit.
1.2. Objectifs du journal de personnage
Motiver la lecture et l’écriture
5Le journal de personnage est d’abord un projet d’écriture motivant, susceptible de stimuler les élèves dans leur activité de lecture. Pour rédiger leurs textes, les élèves sont amenés à prêter une attention particulière aux personnages, à leurs motivations, à leurs caractéristiques physiques et morales, aux mobiles de leurs actions. Le journal de personnage permet donc un va-et-vient constant entre les indices donnés par le texte et le recours à l’imaginaire pour faire vivre le personnage comme une personne. Par la motivation qu’il suscite, le journal de personnage est donc, pour les élèves, un bon catalyseur de lecture.
6Par ailleurs, le journal devenant lui-même une œuvre fictionnelle à part entière, un univers cohérent racontant une histoire, sa confection matérielle exige des élèves soin et inventivité. L’énergie déployée pour créer un objet caractéristique témoigne de l’intérêt que les élèves lui portent et rejaillit à son tour sur l’activité d’écriture qu’elle stimule en lui donnant du sens.
Construire une attitude de lecteur
7Le dispositif du journal de personnage, en tant que projet d’écriture qui le confronte à l’altérité d’un sujet fictif, engage le lecteur-scripteur dans une activité qui mobilise chez lui à la fois l’intelligence analytique et l’investissement affectif, deux dimensions conjointement indispensables pour la lecture littéraire. C’est donc bien un outil scolaire susceptible d’aider l’élève à développer un comportement de lecteur littéraire et à se construire comme sujet lecteur.
Développer des compétences de lecteur
8Lire un récit complexe nécessite pour l’élève de comprendre et d’interpréter le texte. Il doit donc développer sa capacité à inférer pour se repérer dans un univers fictif qui lui est étranger et, pour comprendre les motivations des personnages, il doit mettre en jeu le système de valeurs qu’il leur prête.
9Le journal de personnage peut être utilisé par le professeur comme un outil d’accompagnement de la lecture, pour faciliter la compréhension et éviter les blocages. C’est alors un dispositif d’aide stratégique à la lecture : évaluation de la compréhension, aide à la mémorisation, à l’émission d’hypothèses et à l’anticipation des lectures à venir ; ce que des élèves de 6e ont exprimé ainsi :
J’ai bien aimé qu’on fasse le journal (les écritures avant de lire un passage, comme ça on pouvait imaginer la suite).
J’ai aimé faire les écritures car ça me fait souvenir du récit.
10Mais l’enseignant peut aussi s’en servir pour développer les capacités d’interprétation de ses élèves et les aider à saisir l’œuvre dans sa globalité à travers la cohérence donnée aux personnages.
11Dans tous les cas, par l’activité réflexive qu’elle suscite, la rédaction des textes du journal de personnage nécessite et développe les compétences de lecteur littéraire, inventoriées par Umberto Eco et rappelées par Annie Rouxel3. Sans nous attarder sur leur définition, disons qu’en faisant des recherches sur l’univers diégétique de référence, en augmentant ses connaissances d’ordre culturel, l’élève développe sa compétence encyclopédique. D’autre part, lorsqu’il comprend les relations de cause à effet, d’analogie ou d’opposition, il met en jeu sa compétence logique. Enfin, quand il analyse les sentiments et les affects du personnage, il sollicite sa compétence axiologique. En ce qui concerne les compétences linguistique et rhétorique, liées respectivement à la cohésion grammaticale et lexicale des textes d’une part, et à la connaissance des genres et des discours d’autre part, on peut penser que les relectures imposées et les activités d’écriture variées demandées dans le journal de personnage les développent également.
Développer des compétences de scripteur
12Même si l’objectif premier du journal de personnage est d’aider l’élève à se construire comme sujet lecteur, les activités d’écriture multiples que l’enseignant propose sont autant d’occasions pour l’élève de mobiliser et de développer des compétences de scripteur, que celles-ci soient ou non formulées comme telles avec les élèves. Il s’agit bien d’apprendre à écrire en écrivant…
Évaluer capacités et attitudes
13Grâce au retour sur le texte et à la mise en mots qu’il exige, le journal de personnage permet à l’élève de manifester un comportement de lecteur de fiction tout en témoignant de ses compétences lectorales et scripturales. L’observation régulière des écrits d’un élève permet donc au professeur d’évaluer les progrès de celui-ci dans les deux domaines que sont la lecture et l’écriture littéraires.
1.3. Le choix du journal à écrire
Le choix de l’œuvre
14L’objectif étant de développer des compétences de lecteur, l’exercice d’écriture pousse l’élève non seulement à relire attentivement le texte source pour y puiser des éléments de repère, mais aussi à l’investir avec son imaginaire et sa subjectivité. Aussi l’œuvre doit-elle être suffisamment ouverte, au sens où l’entend Umberto Eco, pour se prêter à cette actualisation personnelle et singulière qui permet à l’élève, lors des phases d’écriture comme de lecture, de remplir les blancs du texte.
15Enfin, l’enseignant veillera à ce que le journal ne soit pas redondant par rapport à l’œuvre source. Si l’œuvre à lire est déjà à la 1re personne, le journal de personnage servira à combler les ellipses du texte ou permettra d’entendre une autre voix narrative.
Le choix du personnage diariste
16Il est toujours préférable, si le personnage choisi n’est pas le héros du récit, qu’il ait un rôle prépondérant dans la diégèse ou, du moins, une position qui lui permette d’embrasser l’intégralité de l’histoire à raconter, dont il devient le narrateur.
17Le récit sert à expérimenter les pensées d’un autre, a fortiori dans cette activité scripturale en « je » qu’impose le journal de personnage. On peut donc penser que plus le personnage diariste sera éloigné de l’élève, plus l’écriture du journal sera intéressante pour lui, contraint qu’il sera, par le phénomène d’identification, à un décentrement plus radical. Dans le journal de Gilgamesh (exemple 1), les élèves sont ainsi amenés, au début du récit, à intégrer les pensées d’un monarque sans scrupules, ou celles d’Enkidu, un être sauvage découvrant son humanité par l’entremise d’une courtisane. Ces personnages offrant quelque résistance à l’identification du lecteur, incorporer leurs sentiments et leurs pensées est une expérience riche d’enseignement et de réflexion pour les lecteurs.
18Cependant, les élèves peuvent aussi aimer écrire le journal d’un personnage qui leur ressemble, plus proche d’eux, dans lequel ils projettent leurs propres pensées et sentiments. C’est le cas avec le journal de Slake, jeune américain de douze ans contraint à vivre 121 jours dans le métro new-yorkais (exemple 3). La tâche de lecture est facilitée car les difficultés de compréhension et d’interprétation sont en partie gommées, mais le travail permet à l’enseignant de développer et d’évaluer chez ses élèves des compétences d’écriture, dans un projet motivant.
Le choix du support
19Selon l’époque à laquelle vit le narrateur, le journal de personnage pourra prendre la forme d’un rouleau de parchemin, d’un manuscrit enluminé, d’un cahier relié, voire d’un fichier numérique4. Selon l’identité du personnage qui le rédige et le genre du récit source, ce journal peut aussi être un dossier ou un porte-vues dans lequel sont rassemblés les divers écrits récoltés5.
20Tout est bon pour jouer le jeu du « faire semblant » et renvoyer à l’illusion de vie réelle. C’est ainsi que le Grand Meaulnes écrit son journal sur un cahier de travaux du soir, parce que cette indication est donnée dans le récit de ses années parisiennes. Quant au journal de Robinson Crusoé, le roman de Michel Tournier signalant que le héros n’a plus rien pour écrire qu’une vieille bible délavée par la mer, les élèves peuvent se prendre au jeu de la fabrication de ce palimpseste de fortune. Et en ce qui concerne Gilgamesh, comme il est matériellement impossible d’écrire sur tablettes d’argile, certains élèves donnent à la couverture de leur journal une couleur terreuse censée rappeler la nature minérale du support, alors que d’autres, se jouant des anachronismes, customisent un support qui correspond à l’idée qu’ils se font d’un écrit très ancien, plus proche de la représentation du manuscrit médiéval que de la tablette mésopotamienne.
1.4. Les modalités d’écriture
Les écrits en cours ou en fin de lecture
21Le journal de personnage peut être rédigé en cours de lecture comme aide stratégique à la lecture. Chaque étape de lecture de l’œuvre donne lieu à un travail d’écriture qui fait l’objet d’une mise en commun et d’une discussion. Au même titre qu’un questionnaire ou un journal de bord6, le journal de personnage est alors un dispositif d’accompagnement qui facilite la compréhension par des mises au point régulières sur la diégèse et la préparation des lectures en amont.
22Cependant, le journal de personnage peut aussi être écrit une fois la lecture de l’œuvre achevée. En ce cas, il permet à l’élève de revenir sur le texte, dans un va-et-vient constant entre ses impressions premières et son travail de relecture attentive. La réflexion qui s’opère ici autour des personnages permet de travailler sur le sens global que l’élève donne à l’œuvre lue.
Les écrits de premier jet et les écrits retravaillés
23Si le journal de personnage est utilisé uniquement comme aide à la lecture, l’enseignant peut faire écrire des textes qui ne seront pas retravaillés mais juste recopiés par l’élève après un simple toilettage orthographique et syntaxique. L’ensemble de ces textes permet de voir comment l’élève a construit le personnage au fur et à mesure de la lecture du récit : le journal porte donc les traces des interprétations successives que l’élève a menées et des difficultés de compréhension rencontrées.
24Toutefois, si l’enseignant souhaite que l’écriture du journal soit l’occasion pour les élèves de confronter leurs interprétations entre pairs pour favoriser une relecture collective de l’œuvre, il peut aussi leur demander de comparer leurs écrits, de les discuter, puis de les retravailler en tenant compte de leurs échanges. L’ensemble des écrits produits par un même élève est alors une œuvre littéraire à part entière, hypertexte de l’œuvre lue.
Une écriture individuelle ou collective
25Selon les objectifs que l’enseignant se fixe, le journal de personnage peut être individuel ou collectif. S’il est individuel, l’élève y traduit sa manière propre d’imaginer les personnages et de les faire parler. Chaque journal est alors une œuvre individuelle et personnelle qui rend compte, à travers les propos qu’il attribue aux personnages, de l’interprétation singulière que l’élève fait du récit, des éléments saillants de l’histoire qui font sens pour lui, et des aspects du personnage qu’il privilégie.
26Mais le journal de personnage peut également être écrit à plusieurs mains et, en ce cas, il nécessite de verbaliser régulièrement les interprétations des membres du groupe pour que se croisent et se confrontent les différentes représentations singulières des personnages. Le dispositif d’écriture est alors prétexte à débattre collectivement sur l’œuvre lue.
Une confrontation des écrits en « je »
27Il est intéressant que, sur certains passages précis du récit, les écrits en « je » fassent entendre la voix de plusieurs personnages différents, afin de comparer les points de vue, notamment quand ils sont opposés. Ainsi, par exemple, à travers deux lettres qui se répondent, deux personnages peuvent-ils donner chacun à leur tour leur version et leur jugement concernant des événements. Ce double point de vue oblige les élèves à intégrer successivement deux univers mentaux antagonistes et à en appréhender virtuellement les principes.
28On peut aussi, après avoir demandé aux élèves de faire parler un personnage, solliciter leur avis personnel sur son attitude. Cette fois-ci, l’écriture en « je » ne relève plus de la fiction mais permet à l’élève d’interroger son propre système de valeurs et de l’éprouver à l’aune de celui du personnage.
29C’est ainsi qu’Hermès, élève de 6e, après avoir fait dire à Gilgamesh : « J’ai décidé d’aller tuer Humbaba car je veux me faire un nom », affirme en tant que lecteur :
Je pense que Gilgamesh est quelqu’un de prétentieux, quelqu’un qui pense à ses intérêts personnels, mais quelqu’un de courageux.
De son côté, Inès prête à Gilgamesh de nobles sentiments quand elle lui donne la parole :
Je préfère mourir en martyr pour mon peuple, pour la terre, que d’y renoncer et continuer à vivre avec ce monstre en vie qui a déjà tué mes hommes.
Cependant, en son nom propre, elle mesure la portée des motivations du héros et imagine ce que serait son attitude personnelle dans la même situation :
Moi, si j’avais été Gilgamesh, je n’y serais pas allée, car moi, je suis peureuse pour les choses surnaturelles. J’aurais protégé au moins mon peuple, enfin j’aurais essayé, mais je ne serais pas allée combattre.
Par la médiation du personnage, le double dispositif d’écriture, en « je » fictif et en « je » non fictif, permet ici à Inès de s’interroger sur le sens de l’engagement mais aussi d’en mesurer les limites.
30La lecture littéraire, parce qu’elle le confronte à l’altérité à travers des sujets fictifs auxquels son imagination donne vie, offre au lecteur un complément d’expériences, de sensations, d’émotions et d’interactions sociales qui l’aident à se construire comme sujet. Dans le cadre de la classe, le dispositif du journal de personnage, par le passage à l’écriture et par la discussion suscitée entre pairs, engendre sur les œuvres littéraires une activité réflexive propre à décupler les effets de cette lecture.
31Nous allons présenter cinq exemples de journaux de personnages qui ont tous été expérimentés dans des classes de collège de l’académie de Toulouse.
Exemples de journaux de personnages | ||||||
Objectif majeur de la rédaction du journal | Cadre de travail | Lecture | Écriture | Niveau | Journaux rédigés | |
Favoriser l’investissement dans la lecture et aider à la compréhension de l’univers référentiel | Séquence de lecture suivie | Textes patrimoniaux au programme | Individuelle | En cours de lecture | 6e | Journal de Gilgamesh |
3e | Journal du Grand Meaulnes | |||||
Favoriser la relecture et aider à l’interprétation globale de l’œuvre | Défi-lecture entre des classes de CM2 et de 6e | Roman de littérature jeunesse | En binôme | Après la lecture | 6e | Journal de Slake, héros du Robinson du métro de Felice Holman |
Réseau de romans et d’albums de littérature jeunesse ressortissant au sous-genre de la robinsonnade | Par groupe | CM2-6e | Journaux de différents héros de robinsonnades : Vendredi ou la Vie sauvage de Michel Tournier ; Lettres des Isles Girafines d’Albert Lemant ; Le Royaume de Kensuké de Michael Morpurgo | |||
Faire écrire des textes variés | Séquence de lecture et d’écriture de récits de voyage | Album illustré de littérature jeunesse | Par groupe | 5e | Carnets de voyage de plusieurs personnages du Roi des Trois Orients, album illustré de François Place |
2. Exemple 1 : le journal de Gilgamesh
32La séquence est menée en classe de 6e dans le cadre de la lecture de textes fondateurs.
2.1. Une œuvre patrimoniale majeure mais peu connue. Un héros peu consensuel
33Bien que L’Épopée de Gilgamesh soit, selon Alberto Manguel, « l’un des récits les plus anciens et les plus puissants dont nous ayons gardé le souvenir7 », le récit des aventures du roi légendaire de Mésopotamie, qui aurait régné vers l’an 2600 avant J.-C. sur la cité d’Uruk, n’est entré dans les programmes du collège qu’en 2009, et reste encore peu connu du grand public.
34Dans ce récit, Gilgamesh, à la fois homme et dieu, est un roi violent et cruel à la force surhumaine. Sollicités par les hommes de sa cité, les dieux créent contre lui le colosse Enkidu, chargé de lui servir de rival. Mais cet homme né de l’argile devient l’ami de Gilgamesh, voire un autre lui-même, avec qui il poursuit quelque temps sa quête d’aventures extraordinaires. Ce n’est qu’à la mort d’Enkidu que le monarque endeuillé commence un long travail de réflexion sur lui-même qui le mènera à la sagesse. Gilgamesh échappe ainsi longtemps aux stéréotypes de l’héroïsme positif et, dans l’étude des textes fondateurs, ce mythe permet donc de renouveler la figure parfois trop consensuelle du héros.
2.2. Un projet d’écriture motivé par le récit mythologique
35Dès les premières lignes, on apprend qu’au terme de ses voyages, Gilgamesh aurait « gravé dans la pierre le récit de ses aventures », et que ses exploits seraient consignés sur une tablette d’argile placée « dans un coffret de cuivre confié au secret des pierres8 ». La lecture de cet incipit suffit à lancer le projet d’écriture qui consiste, pour les élèves, à rédiger le contenu des tablettes sur lesquelles Gilgamesh fit graver son histoire. par convention, la classe accepte l’idée que ce coffret renferme non seulement les écrits de Gilgamesh, mais aussi des écrits adressés à Gilgamesh par d’autres personnages, et notamment par Enkidu.
2.3. Un travail de lecture et d’écriture
36Pour la lecture du mythe avec les élèves, le choix s’est porté sur l’édition de L’École des Loisirs9, car la simplicité de la traduction, le dossier explicatif et l’index proposés rendent la lecture du mythe accessible aux jeunes lecteurs. Par ailleurs, à l’instar de la version de l’épopée de Gilgamesh qui sert de modèle aux reconstitutions de la légende, le livre est découpé en douze tablettes, et l’iconographie, basée sur des bas-reliefs de pierre, rappelle aux élèves la matérialité minérale de ce premier récit gravé dans l’argile.
37Comme le montre la trame simplifiée de la séquence, le travail s’organise autour de 17 écrits successifs qui jalonnent la lecture de l’œuvre en permettant soit de revenir sur le texte lu, soit d’anticiper sur ce qui va être lu. Les écrits demandés sont de différents types : une lettre, une page de journal intime, un discours, une légende de dessin.
LECTURE | ÉCRITURE (toujours suivie d’une mise en commun) |
Observation d’images : statue, tablette d’argile. Lecture : préface édition Librio, § 1-2, p. 5 ; extrait du Livre de Poche Jeunesse, chap. 1, p. 13-14 (« C’est l’histoire d’un roi… c’est beaucoup mieux »). | (EE = travail d’expression écrite) |
Lecture : édition Librio, p. 13-14. Comparaison d’images : BD Dargaud, p. 3 et 96. | EE1 : « Gilgamesh écrit sur une tablette un texte qu’il intitule “Le secret de ma sagesse”. » Amorce d’écriture : Librio, p. 13, § 2. Calligraphie : « Écris un mot important du message en cunéiforme. » |
Lecture : courts extraits racontant la création d’Enkidu de façon très elliptique (Folio, p. 15 ; L’École des Loisirs, p. 15). | EE2 : « Imagine comment la déesse s’y prend pour créer Enkidu, et raconte cette création. » |
Observation d’images : BD Dargaud, 3 vignettes p. 7 (Enkidu est « pétri ») ; BD Soleil Productions, p. 31. Lecture : adaptations du mythe avec des récits de création d’Enkidu (Folio, p. 13 ; Hatier, p. 16). | EE3 : « La déesse raconte à Gilgamesh comment elle crée Enkidu. » |
« Dessine Enkidu. » EE4 : « Légende ton dessin et écris les premières paroles d’Enkidu. » | |
Lecture (lectures successives offertes10) : L’École des Loisirs, p. 10-13 ; p. 17-18 (début jusqu’à « suis-moi ») ; p. 18-19 (jusqu’à « Enkidu n’approuvait pas… »). | EE5 : « Écris un résumé de la transformation d’Enkidu. » |
EE6 : « Enkidu raconte : “Comment je suis devenu un homme”. » | |
EE7 : « Gilgamesh raconte : “Comment j’ai rencontré Enkidu.” » | |
Lecture (offerte) : L’École des Loisirs, p. 19-20, § 1-2 (de « Enkidu n’approuvait pas… » jusqu’à « ils s’embrassent »). |
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Lecture : L’École des Loisirs : (autonome) p. 20-23 ; (offerte) tablette III. | EE8 : « Gilgamesh explique : “Pourquoi j’ai décidé d’aller tuer Humbaba.” » |
EE9 : « Que penses-tu de l’attitude de Gilgamesh ? Donne un avis personnel. » | |
Lecture : L’École des Loisirs : (autonome) tablette IV ; (offerte) tablette V. | « Représente les quatre songes de Gilgamesh sous forme de quatre images successives. » EE10 : « Gilgamesh rédige le portrait d’Humbaba puis le dessine. » |
Lecture : L’École des Loisirs : (autonome) tablettes VI-VII ; (offerte) p. 67 (première phrase). | EE11 : « Note tes impressions après cette lecture. » |
EE12 : « Enkidu laisse un message à Gilgamesh avant de mourir. » | |
EE13 : « Gilgamesh écrit ce qu’il ressent dans son journal. » Calligraphie : « Écris en cunéiforme un mot qui résume les sentiments de Gilgamesh. » | |
Lecture : (offerte) L’École des Loisirs, tablette VIII (jusqu’à la fin de l’anaphore « qu’ils te pleurent »). | EE14 : « Gilgamesh fait l’éloge de son ami, il lui rend hommage devant le peuple d’Uruk. » Amorce d’écriture : « Vous, anciens de la cité, et vous, jeunes gens d’Uruk, écoutez-moi. Je pleure mon ami… » (L’École des Loisirs, p. 68). |
Lecture : L’École des Loisirs : (autonome) tablette IX, avec inventaire des lieux traversés par Gilgamesh et des personnages rencontrés ; (offerte, en classe) tablette X, p. 83. | « Dessine la carte du trajet de Gilgamesh » EE15 : « Gilgamesh raconte son périple depuis son départ d’Uruk. » |
Lecture : (offerte) L’École des Loisirs, p. 83 et suiv., puis tablette XI. | EE16 : « Gilgamesh écrit un texte intitulé : “Ce qu’Utanapishtim m’a appris…” » |
| EE17 : « Trouve des adjectifs pour qualifier Gilgamesh au début et à la fin de l’histoire. » |
EE18 : « Gilgamesh (ré)écrit le texte intitulé : “Le secret de ma sagesse”. » |
38En lecture complémentaire, on utilise une autre traduction de l’épopée, mais également des réécritures romanesques du mythe et deux adaptations en bandes dessinées :
- Gilgamesh, adaptation de L. Sheer, Paris, Librio, coll. « Littérature », 2006 ;
- J. Cassabois, Le Premier Roi du monde. L’épopée de Gilgamesh, Paris, Le Livre de Poche Jeunesse, 2014 ;
- Le Récit de Gilgamesh, adaptation de J. Cassabois, Paris, Hatier, coll. « Classiques Hatier, Œuvres & thèmes », 2009 ;
- G. de Bonneval et F. Duchazeau, Gilgamesh, Paris, Dargaud, coll. « Poisson Pilote », 2 vol., 2004-2005 [BD] ;
- J. Blondel et A. Brion, L’Épopée de Gilgamesh, t. 1, Le Trône d’Uruk, Toulon, Soleil Productions, 2010 [BD].
2.4. Observation des journaux produits
39Même si le récit des aventures de Gilgamesh peut d’abord paraître austère aux élèves, le projet de journal crée un intérêt pour le héros et les autres personnages du mythe, ce qui motive la lecture et l’écriture.
40Certains écrits obtenus permettent d’observer quelles compétences de lecteur et de scripteur les élèves mettent en jeu pour comprendre les personnages et s’investir dans les discours qu’ils leur prêtent. En voici deux exemples :
La compétence logique
41Faisant raconter à Enkidu sa propre transformation en humain, Steeves et Alice ajoutent au récit initial des explications que celui-ci ne donne pas :
Après avoir fait l’amour sept jours et six nuits avec une fille de joie, mon cerveau se mit à comprendre leur langage. (Steeves)
Je me trouvais près de la mare où je venais souvent. J’ai entendu des chuchotements et une femme est sortie d’un buisson. Elle s’est déshabillée et a fait des choses avec moi que je ne connaissais pas. Bizarrement, j’ai eu l’impression que mon corps s’y était attendu. Cela dura sept jours et six nuits. […] Au début du voyage, en partant de la bergerie, j’avais réfléchi et j’étais devenu un homme. (Alice)11
42Dans ces écrits, on voit comment, pour reconfigurer l’histoire racontée et lui donner une cohérence qui le satisfasse, chaque élève utilise ses propres connaissances du monde et des relations logiques qui lient les phénomènes entre eux.
La compétence rhétorique
43La mort d’Enkidu donne lieu à plusieurs travaux d’écriture concomitants, avec des « je » chaque fois différents (ceux de l’élève, d’Enkidu et de Gilgamesh) et dans des genres très divers : commentaire, lettre, journal intime, discours officiel.
44Chaque texte écrit est, pour l’élève, à la fois un lieu d’expression sur l’œuvre lue et un lieu d’expérimentation textuelle. Ainsi, pour écrire l’éloge funèbre prononcé par Gilgamesh, beaucoup d’élèves structurent-ils leur discours en reprenant des expressions et des structures (injonctions, anaphores, comparaisons ou métaphores) observées antérieurement dans la déploration de Gilgamesh12.
| Exemple de productions d’élèves (extraits) |
Des injonctions | Donnons hommage à mon ami Enkidu. Royaume, mon peuple, savez-vous le sentiment que j’ai pour mon ami Enkidu ? […] Acclamons Enkidu le valeureux, tous les jours, pour montrer aux dieux comment Enkidu compte pour moi. (Catarina) |
Alors je vous demande de faire hommage à Enkidu le valeureux et ne l’oubliez pas. (Steeves) | |
Des anaphores en « que » + subjonctif | Que sa mémoire soit honorée et que tout le peuple d’Uruk construise la plus grande et la plus belle et riche des statues. Que le peuple d’Uruk fasse le plus grand deuil et celui qui s’en abstiendra sera traqué, torturé et tué. (Hermès) |
Il mérite de reposer en paix avec tous les souvenirs qu’il a créés ici. Que sa mémoire repose en ces lieux comme un trésor inestimable ! Que nos larmes lui parviennent pour envoyer le message « nous ne t’oublierons jamais ». (Leila) | |
Des comparaisons animales | Peuple d’Uruk, écoutez-moi ! Je pleure mon ami, Enkidu, lui qui avait la force d’un lion, l’intelligence d’un singe et la vitesse d’une gazelle, lui qui est né parmi les animaux. Pleurez-le tous ! (Clara) |
Des métaphores exprimant le lien de dépendance affective des deux hommes | C’était un grand homme. Il a vécu avec des animaux et il est devenu un homme petit à petit. C’était ma flamme, ma joie de vivre, mon protecteur, mon bras droit. (Léon) |
45Au-delà du projet motivant et de la quantité d’écritures exigée, on voit donc que s’expriment ici des connaissances de lecteur-scripteur plus intuitives que maîtrisées, mais qui pourront être structurées ensuite avec l’aide de l’enseignant.
3. Exemple 2 : le journal d’Augustin Meaulnes
46Dans le deuxième protocole présenté, le journal de personnage accompagne la lecture de la première partie du roman d’Alain-Fournier, afin de faciliter la contextualisation de l’histoire et la construction du personnage d’Augustin. Il doit permettre aux élèves de lire seuls la suite de l’histoire. Ce travail d’écriture a donc pour objectif de faciliter l’entrée dans l’univers référentiel, d’aider à la représentation imagée des personnages et à la compréhension des événements du récit, pour mener à une lecture autonome des deux autres parties du roman13.
3.1. Les étapes de l’invention
L’entrée dans un univers langagier
47Pour faciliter l’entrée dans l’univers d’Alain-Fournier, un travail préalable d’observation est proposé aux élèves après lecture de l’incipit et de la table des matières du roman. Sont repérés collectivement des thèmes, des ensembles lexicaux, des métaphores.
L’introduction du projet
48Pour amorcer le projet, la fin du chapitre 13 de la troisième partie, qui fait allusion au journal d’Augustin, est lue aux élèves :
Il y avait aussi un « Cahier de Devoirs Mensuels ». J’en fus surpris car ces cahiers restaient au cours et les élèves ne les emportaient jamais au dehors. C’était un cahier vert tout jauni sur les bords. Le nom de l’élève, Augustin Meaulnes, était écrit sur la couverture en ronde magnifique. Je l’ouvris. À la date des devoirs, avril 189…, je reconnus que Meaulnes l’avait commencé peu de temps avant de quitter Sainte-Agathe. […]
Tout en réfléchissant, agenouillé par terre, à ces coutumes, à ces règles puériles qui avaient tenu tant de place dans notre adolescence, je faisais tourner sous mon pouce le bord des pages du cahier inachevé. Et c’est ainsi que je découvris de l’écriture sur d’autres feuillets. Après quatre pages laissées en blanc on avait recommencé à écrire.
C’était encore l’écriture de Meaulnes, mais rapide, mal formée, à peine lisible […]. Dès la première ligne, je jugeai qu’il pouvait y avoir là des renseignements sur la vie passée de Meaulnes à Paris […]14.
49En parallèle, deux images de la bande dessinée de Bernard Capo15 sont présentées. On y voit ce même cahier, retrouvé par François.
50À partir de ces indices, on propose à la classe d’écrire le journal tenu par le Grand Meaulnes, afin d’accompagner la lecture du roman. Ce journal, dont la rédaction commence sur un autre cahier d’écolier dès l’arrivée à Sainte-Agathe, serait donc, dans le temps de la diégèse, légèrement antérieur à celui retrouvé par François Seurel. Par la suite, les élèves rédigent régulièrement des textes pour le journal d’Augustin. Ces écrits sont discutés en classe et conservés, avant d’être retravaillés puis recopiés dans le journal individuel de chaque élève.
Description du protocole
51La première partie du roman est constituée de 17 chapitres. La lecture est prévue de manière progressive, d’abord chapitre par chapitre, avec une première lecture offerte du premier chapitre, puis les élèves gagnent en autonomie.
52Les travaux d’écriture se font au fur et à mesure de la lecture.
53Le protocole expérimenté s’arrête à la fin de la première partie. Cependant, on pourrait très bien imaginer qu’Augustin continue à écrire son journal par la suite.
Écrit | Lecture par l’élève | Date fictive d’écriture par le personnage | Contenu du texte écrit par le personnage | Enjeux de l’écrit demandé | |
1 | Lecture offerte | Chapitre 1 | « Dimanche… novembre 189… » Augustin Meaulnes arrive à la fin du mois de novembre, puisqu’il devient pensionnaire chez les Seurel « dès les premiers jours de décembre » (Le Grand Meaulnes, ouvr. cité, p. 24). | Augustin Meaulnes raconte son arrivée à Sainte-Agathe. Il peut :
| Se figurer le personnage d’Augustin et réfléchir à la relation d’amitié qui se crée entre François Seurel et lui. Inscrire le récit dans un lieu et une époque donnés. |
2 | Lecture autonome | Chapitre 2 | « Le … décembre… » Augustin écrit début décembre, avant le 17. | Augustin Meaulnes raconte la vie à Sainte-Agathe :
| Se représenter la vie des écoliers de la IIIe République, dans les petites bourgades. Préparer la lecture du chapitre suivant (visite chez le charron). |
3 | Chapitre 3 | « Le 17 décembre… » Date proche du 17 décembre puisque la scène se passe « environ huit jours avant Noël » (ibid., p. 25). | Augustin Meaulnes raconte la demande d’un volontaire pour le trajet jusqu’à la gare et peut :
| Anticiper sur les événements à venir, en retrouvant le raisonnement d’Augustin. | |
4 | Chapitre 4 | « Le 22 décembre… » Augustin revient le quatrième jour (ibid., p. 47) | Augustin Meaulnes raconte son retour à Sainte-Agathe :
Meaulnes reste secret sur ses trois jours de voyage puisque les élèves-lecteurs n’en connaissent pas encore le contenu. | Anticiper sur les événements qui seront racontés ultérieurement : la fête avec le gilet, mais aussi l’animosité des autres élèves (qui expliquera l’embuscade de la deuxième partie). | |
5 | Chapitres 5 à 7 | « Le 15 février… » | Augustin Meaulnes exprime son espoir d’un nouveau départ et raconte :
| Construire le caractère de Meaulnes : obsédé, exalté, obstiné, qui permet de comprendre ses futurs engagements. | |
6 | Chapitres 8 à 17 | « Le … » Date à choisir entre le 22 décembre et fin février. Meaulnes peut écrire dès son retour à Sainte-Agathe ou dans les jours qui suivent ce retour, mais il peut aussi ne prendre la plume qu’à l’issue des confidences faites à François Seurel. | Augustin Meaulnes raconte ses trois jours de fugue. Il va :
Ce travail peut être segmenté en trois ou quatre écrits différents. | Prendre conscience du caractère onirique de la fête pour comprendre la force des souvenirs d’Augustin. S’attarder sur la présentation de trois personnages qui auront des rôles majeurs dans les deux autres parties de l’histoire. |
Extraits du journal d’Augustin Meaulnes écrit par Emmanuelle Samedi 17 décembre 1891 Hier soir, j’ai raconté ma journée mais pourtant, je n’ai pas cité l’événement majeur de cette journée banale. Comme je l’ai dit, le cours de géographie était très ennuyeux et bruyant. M. Seurel a alors pris la parole pour demander qui irait avec François chercher M. et Mme Charpentier, ses grands-parents, à la gare. Tout le monde voulait que ce soit moi, mais ce fut Mouchebœuf. Quand j’écris ce matin, je repense à la journée d’hier. Depuis la décision de M. Seurel, j’ai l’intention d’aller à la gare de Vierzon située sur la ligne de chemin de fer, avant celle où François est censé aller chercher M. et Mme Charpentier. Je partirai donc cet après-midi, avec la jument de Fromentin. Je rêve de liberté et de solitude. Je pense pouvoir profiter de ce voyage pour penser à tout ce qui s’est passé depuis que je suis à Sainte-Agathe. Moi, Augustin Meaulnes, appelé aussi le Grand Meaulnes, avec mon allure de paysan, je rêve de pouvoir galoper au vent, dans de petits chemins sinueux. Je m’assiérai au bord du Cher, j’observerai les fleurs, je monterai aux arbres… Mon escapade à Vierzon ne peut donc m’être que profitable. Essayons seulement de ne pas être en retard à la gare… Mardi 23 décembre 1891 Il est dix-neuf heures, je suis rentré ce matin d’un voyage à la gare bien étrange… […] J’aperçus à nouveau la jeune fille que j’avais vue jouant du piano la veille. Elle m’apparut splendide comme une déesse. Je garde à mon esprit les traits de son visage, un visage pâle, presque blanc, d’une finesse exquise. Elle a des yeux bleus et des cheveux blonds comme le soleil. Son corps est mince et, dans mon souvenir, elle porte une robe rouge qui lui va à merveille. Elle n’était pas maquillée, contrairement à un grand nombre de filles riches. Sa simplicité me marqua, car elle faisait ressortir sa beauté. Je m’approchai d’elle et lui dit : « Vous êtes belle ». […] Était-ce une erreur de lui parler de la sorte ? En tout cas, je le pense. Elle me sourit. Plus tard, nous nous croisâmes à nouveau et elle s’approcha de moi pour me parler. Elle s’appelait Yvonne de Galais et était la sœur du futur marié. Nous parlâmes comme deux amis et je lui fis la promesse de revenir au domaine. Elle retourna dans un bateau et m’intima l’ordre de ne plus la suivre. J’obéis. Cette discussion fut le plus beau moment de ma vie. À la fin de la promenade, je retournai dans ma chambre appelée chambre de Wellington. Dans ma hâte de décrire ma rencontre amoureuse, je n’ai point parlé de ma chambre et pourtant elle est belle. […] Maintenant que je suis ici, mon plus grand désir est de revoir ce domaine mystérieux et surtout sa châtelaine. Tous ces enfants, cette musique, ces gens joyeux, je regrette déjà que tout soit fini. Les souvenirs de ces trois jours merveilleux sera ineffaçable. Un jour, je retrouverai Yvonne, je retrouverai le domaine et tous ses habitants. Telle est ma conviction. J’y arriverai, je terminerai mon aventure. |
3.2. Quelques observations sur les journaux produits
Le jeu du « faire semblant »
Extrait du journal d’Augustin Meaulnes écrit par Caroline.
Dimanche 3 novembre 189316, Cher journal, Je suis Augustin Meaulnes, j’ai 17 ans et c’est la première fois que je tiens un journal mais, étant donné que ma vie va changer, pourquoi ne pas essayer, je ne suis pas très bavard, je suis même plutôt discret et dis peu ce que je pense alors peut-être qu’avec un journal cela changera. Je viens de dire que ma vie va changer, enfin elle a déjà changé il y a longtemps, à la mort de mon père qui nous laissa une grande fortune à ma mère et à moi. Mais là je vais vivre ailleurs, dans un institut nommé Sainte-Agathe, je suis arrivé aujourd’hui, ce premier dimanche de novembre 1893… (Caroline, début de l’écrit n° 1) |
54Emmanuelle entre dans le jeu de la fiction et fait sienne l’idée que Meaulnes écrive son journal sur un cahier de devoirs mensuels. L’étiquette de couverture qu’elle crée est en effet le fac-similé de celle d’un cahier d’écolier du xixe siècle et, comme indiqué par le narrateur du roman d’Alain-Fournier, elle y écrit le nom d’Augustin « en ronde magnifique »17.
55De son côté, dès l’incipit du journal, Caroline insiste sur la découverte, par Augustin, de la fonction qu’il attribue à son cahier, dans lequel il prévoit d’écrire ce que, par discrétion, il ne dit jamais à l’oral. Jouant le jeu de la fiction, Caroline s’appuie donc sur une caractéristique donnée dans le premier chapitre – son manque de loquacité – pour imaginer un Grand Meaulnes diariste qui justifie le travail d’invention scripturale qu’elle va mener.
Le choix des éléments à raconter
56Le journal permet de voir comment l’élève construit le personnage, quelles qualités évoquées dans le roman il retient pour le caractériser, et quels événements marquants il choisit de lui faire raconter. C’est ainsi que dans l’amorce du journal de Caroline précédemment citée, le personnage se présente d’abord comme un orphelin, alors que dans le texte de Juliette, il évoque la mort de son petit frère.
Extrait du journal d’Augustin Meaulnes écrit par Juliette.
Avant de commencer ce journal, je dois me présenter. Je m’appelle Augustin Meaulnes, j’ai dix-sept ans et je vis avec ma mère à La Ferté-d’Angillon. Après la mort de mon frère, ma mère avait décidé de m’envoyer en pension pour que je puisse suivre le cours supérieur. Elle avait trouvé une pension non loin de chez nous dans un village nommé Sainte-Agathe. (début de l’écrit n° 1) |
Les deux événements sont tous deux mentionnés très discrètement dans le roman :
Veuve – et fort riche, à ce qu’elle nous fit comprendre – elle avait perdu le cadet de ses enfants, Antoine, qui était mort un soir au retour de l’école, pour s’être baigné avec son frère dans un étang malsain18.
57On voit que chaque élève jette un regard personnel sur le texte d’Alain-Fournier et sélectionne les informations susceptibles de figurer dans le journal du personnage. Dans ce premier chapitre, chacun estime donc de manière singulière quel deuil fait événement dans l’histoire d’Augustin.
La caractérisation du personnage narrateur
58Pour créer ses personnages, l’auteur leur attribue des caractéristiques physiques et mentales, explicites ou implicites, qui orientent l’imaginaire des lecteurs tout en leur laissant un large champ d’investissement fantasmatique. En conséquence, c’est leur propre avatar du Grand Meaulnes que les élèves font vivre lorsqu’ils rédigent le journal d’Augustin. Ils réutilisent donc les caractéristiques du personnage données par le texte mais, devenant eux-mêmes auteurs, ils doivent à leur tour construire textuellement un personnage qui corresponde à la fois aux données d’Alain-Fournier et à l’image qu’eux-mêmes se font d’Augustin.
59Observons deux versions de l’écrit introductif :
Extraits du journal d’Augustin Meaulnes écrits par Caroline et Victoria.
La voix de maman me parut soudain plus claire comme si elle était proche, j’en conclus que les maîtres des lieux l’avaient fait entrer, et ne m’inquiétai pas plus pour elle car je savais déjà ce qu’elle allait dire à ces gens. Une autre voix se fit entendre, c’était celle d’une femme qui proposait du thé à ma mère, puis celle d’un garçon. Là je décidai de me montrer dans l’espoir de faire connaissance, je pris les feux d’artifice, je me dis que pour faire connaissance avec quelqu’un rien de tel que de partager un bon moment, enfin c’est ce que père disait… Je descendis l’escalier les bras chargés, et je vis les traits de Maman se détendre quand elle m’aperçut, comme si en cinq minutes, j’avais pu sauter dans le cœur d’un volcan. Et sans rien dire, j’entraînai le garçon qui me semblait plus jeune que moi dans la cour. J’allumai les feux d’artifice et le rire de ce jeune homme me fit comprendre que j’avais un nouveau camarade. (Caroline, fin de l’écrit n° 1) | Dimanche 20 novembre 1891, Je suis enfin arrivé à Sainte-Agathe, dans l’appartement charmant des Seurel, chez qui je vais être pensionnaire à partir de maintenant. Ma mère voulait que je suive les cours supérieurs. Je les trouve fort sympathiques de bien vouloir m’accueillir. Et ils sont fort courageux d’avoir supporté ma mère qui, à chaque rencontre, raconte des petites anecdotes sur moi, et parfois cela m’exaspère. Lorsque je faisais la visite, je suis monté au grenier, et c’est là que j’ai vu ces feux d’artifice déjà utilisés, mais certains pas complètement consommés. Et il m’est venu l’idée de les utiliser. Mais j’étais appelé en bas, alors je suis descendu, et c’est là que je l’ai vu, lui, celui avec qui je vais devoir cohabiter : François. Mais à ce moment-là, c’était les feux d’artifice qui m’intéressaient, alors je suis sorti avec lui pour les faire. Ce fut magnifique. François semblait plus faire attention à moi qu’au spectacle qui se présentait devant nous. Il a l’air plutôt timide. Ce soir, je n’ai pas parlé à table. J’ai préféré ne pas engager la conversation, de peur qu’ils me questionnent sur mon passé, car je ne veux plus en entendre parler. Cela ne me ferait que du mal. (Victoria, écrit n° 1) |
60À travers les écrits qu’elles lui attribuent, ces élèves construisent toutes les deux un Augustin sensible et généreux19, se moquant gentiment d’une mère trop bavarde et systématiquement fière ou inquiète au sujet de son fils. Dans les deux textes aussi, une part importante est donnée à la rencontre avec François, même si le personnage imaginé par Caroline exprime un engouement qui laisse le lecteur deviner la complicité naissante et les aventures communes à venir, alors que celui de Victoria, touché par l’accueil des Seurel, met plutôt en avant la découverte d’un univers familial chaleureux.
61La différence entre les deux Augustin créés ainsi par les deux élèves réside surtout dans les dernières lignes du second texte. Augustin y dévoile une blessure secrète, indicible20, qui montre que le ton joyeusement badin de son écrit est une tentative de dissimulation. Rien n’est dit ici de la souffrance de Meaulnes, mais, par ce stratagème, Victoria explique pourquoi dans le texte d’Alain-Fournier, Augustin se présente comme un « compagnon silencieux » lors du premier dîner dans la famille Seurel. Muet par refus des questions, mais prolixe à l’écrit car spontané et prompt à se confier à son journal, son personnage concilie de façon cohérente les données du texte et une part de création personnelle propre à cette élève.
62Les textes des journaux permettent ainsi à l’enseignant, dans une première approche, d’observer comment les élèves se sont approprié les personnages, de vérifier s’ils les ont construits de manière cohérente en tenant compte des éléments de la diégèse, et d’observer ce qui les a marqués, touchés ou intrigués dans le récit.
L’adoption du point de vue du personnage
63L’interprétation du personnage, même si elle doit a minima s’appuyer sur les informations transmises par l’auteur, nécessite de la part de l’élève-lecteur plus qu’un travail d’adaptation aux données du texte. Pour faire vivre ce personnage et lui prêter une vie intérieure que le roman ne dévoile pas d’emblée, le lecteur-scripteur doit aussi endosser l’identité de ce personnage, c’est-à-dire opérer un décentrement et faire appel à son imagination.
64L’identification au personnage est certes facilitée par l’énonciation à la première personne que la consigne d’écriture impose, mais le journal de personnage, par son caractère intime, ne saurait se contenter de récits factuels. Aussi l’élève doit-il construire le point de vue subjectif du personnage, en imaginant sa perception des choses, les sentiments qu’il éprouve et les pensées qui lui viennent à l’esprit, puis en donner une traduction textuelle.
Mardi 15 décembre 1891 Je me suis souvent demandé ce que François pouvait bien faire le soir, après quatre heures, tout seul chez lui. Apparemment, mon arrivée a bien changé la vie paisible et calme du petit Seurel. Pour l’instant, je ne m’intéresse guère [beaucoup] aux cours. Les élèves, qui semblent m’apprécier, me surnomment maintenant « le grand Meaulnes ». Pourtant, je n’ai rien fait pour qu’ils s‘intéressent à ma présence. Tous les soirs, après l’école, ils se serrent autour de moi, et discutent jusqu’à n’en plus finir. Moi, je ne dis jamais rien, je ne fais que m’amuser de leurs petites bêtises. Avec mes deux ans de plus qu’eux, j’ai l’impression qu’ils me prennent comme un modèle, un grand frère. François semble toujours aussi discret… Un peu comme moi, au fond. Contrairement à mes nouveaux camarades qui sont, parfois, je trouve, un peu hypocrites. Si l’un parle d’une chose extraordinaire qui lui est arrivée, il faut à chaque fois qu’un autre réplique et se trouve une aventure bien plus grandiose à nous raconter. (Victoria, extrait de l’écrit n° 2) |
65Dans le texte de Victoria, fictionnellement daté du 15 décembre 1891, les éléments de modalisation et les marques d’ironie intégrés au texte21 donnent beaucoup de crédit au récit d’Augustin parce que le personnage n’est pas uniquement le témoin oculaire des événements racontés, il est aussi une conscience qui les analyse et s’en amuse.
66Les textes ainsi produits traduisent la représentation singulière que l’élève-lecteur se fait du personnage. Ils permettent à l’enseignant d’évaluer l’investissement de l’élève dans la lecture et de repérer d’éventuels obstacles à la compréhension. Par ailleurs, mis en commun dans la classe, ces textes peuvent aussi déclencher des débats interprétatifs sur les différentes représentations des personnages. Autant de situations qui permettent de développer et de travailler des compétences de lecteur.
67Enfin, en tant qu’écrits d’invention qui prennent appui sur une œuvre littéraire, les textes produits montrent par ailleurs que les élèves, en s’appropriant la langue de l’auteur, accroissent aussi leurs capacités de scripteur.
L’appropriation de la langue littéraire
68À chaque étape du journal, le travail d’écriture oblige l’élève à relire attentivement le chapitre du roman qui correspond à ce qu’il doit rédiger. Cette relecture lui permet de prélever des indices pour construire à son tour un épisode narratif cohérent. Cependant, l’élève extrait du texte initial non seulement des faits ou des circonstances, mais aussi des expressions et des tournures.
69Observons le second écrit de Victoria, correspondant au chapitre 2 du roman :
Journal d’Augustin Meaulnes (Victoria, écrit n° 2) Mardi 15 décembre 1891 Je me suis souvent demandé ce que François pouvait bien faire le soir, après quatre heures, tout seul chez lui. Apparemment, mon arrivée a bien changé la vie paisible et calme du petit Seurel. Pour l’instant, je ne m’intéresse guère [beaucoup] aux cours. Les élèves, qui semblent m’apprécier, me surnomment maintenant « le grand Meaulnes ». Pourtant, je n’ai rien fait pour qu’ils s‘intéressent à ma présence. Tous les soirs, après l’école, ils se serrent autour de moi, et discutent jusqu’à n’en plus finir. Moi, je ne dis jamais rien, je ne fais que m’amuser de leurs petites bêtises. Avec mes deux ans de plus qu’eux, j’ai l’impression qu’ils me prennent comme un modèle, un grand frère. François semble toujours aussi discret… Un peu comme moi, au fond. Contrairement à mes nouveaux camarades qui sont, parfois, je trouve, un peu hypocrites. Si l’un parle d’une chose « extraordinaire » qui lui est arrivée, il faut à chaque fois qu’un autre réplique et se trouve une aventure bien plus grandiose à nous raconter. Lorsque la nuit est tombante, je les emmène toujours faire un tour dans le haut [du] bourg, et l’on entend nos cris jusqu’à la nuit noire. François nous accompagne parfois, mais pas toujours. Lorsqu’il vient, nous allons à la porte des écuries des faubourgs, à l’heure où l’on trait les vaches, et nous entrons dans les boutiques. Nous allons souvent dans celle du charron. Sa boutique est une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux battants qu’on laisse ouvertes. De la rue, on entend grincer le soufflet de la forge et l’on aperçoit à la lueur du brasier, parfois des gens de campagne qui arrêtent leur voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous, adossé à la porte, qui regarde sans rien dire… C’est ainsi qu’est mon quotidien dans cette école. Les jours où il pleut, nous ne pouvons pas sortir le soir après les cours. Et ces jours-là sont terriblement ennuyeux. Mais le bourdonnement confus des fins de classe où l’on s’ennuie existera toujours, même les jours où les élèves n’ont pas le moral. C’est comme, je dirais, une sorte de tradition. | Récit de François Seurel dans le chapitre 2 du roman d’Alain-Fournier (Le Grand Meaulnes, ouvr. cité) « Avant sa venue, lorsque le cours était fini, à quatre heures, une longue soirée de solitude commençait pour moi. » (p. 21-22) « Mais quelqu’un est venu qui m’a enlevé à tous ces plaisirs d’enfant paisible. » (p. 22) « Et celui-là, ce fut Augustin Meaulnes, que les autres élèves appelèrent bientôt le grand Meaulnes. » (p. 24) « […] il y avait toujours, après le cours, dans la classe, une vingtaine de grands élèves, tant de la campagne que du bourg, serrés autour de Meaulnes. Et c’étaient de longues discussions […]. Meaulnes ne disait rien ; mais c’était pour lui qu’à chaque instant l’un des plus bavards s’avançait au milieu du groupe, et, prenant à témoin tour à tour chacun de ses compagnons, qui l’approuvaient bruyamment, racontait quelque longue histoire de maraude que tous les autres suivaient, le bec ouvert, en riant silencieusement. » (p. 24) « Puis, à la nuit tombante, lorsque la lueur des carreaux de la classe n’éclairait plus le groupe confus des jeunes gens, Meaulnes se levait soudain […]. Alors tous le suivaient et l’on entendait leurs cris jusqu’à la nuit noire, dans le haut du bourg. Il m’arrivait maintenant de les accompagner. Avec Meaulnes, j’allais à la porte des écuries des faubourgs, à l’heure où l’on trait les vaches… Nous entrions dans les boutiques […]. Généralement, à l’heure du dîner, nous nous trouvions tout près du Cours, chez Desnoues, le charron, qui était aussi maréchal. Sa boutique était une ancienne auberge, avec de grandes portes à deux battants qu’on laissait ouvertes. De la rue, on entendait grincer le soufflet de la forge et l’on apercevait à la lueur du brasier, dans ce lieu obscur et tintant, parfois des gens de campagne qui avaient arrêté leur voiture pour causer un instant, parfois un écolier comme nous, adossé à la porte, qui regardait sans rien dire. » (p. 24-25) « La pluie était tombée tout le jour, pour ne cesser qu’au soir. La journée avait été mortellement ennuyeuse. […] M. Seurel, qui depuis un instant marchait de long en large pensivement, s’arrêta, frappa un grand coup de règle sur la table, pour faire cesser le bourdonnement confus des fins de classe où l’on s’ennuie […]. » (chap. 3, p. 27) |
70En comparant les deux textes, on s’aperçoit que pour rédiger sa page de journal, l’élève pioche très largement dans le chapitre 2 du roman, en recopiant des expressions et en ponctionnant parfois de larges extraits22. Il y a donc appropriation de l’œuvre par construction d’un discours qui intègre la langue de l’auteur en imitant ses structures, en absorbant le lexique, en reproduisant des métaphores.
71Le travail d’écriture demandé dans le journal de personnage encourage la maraude verbale, qui permet à l’élève non seulement de mieux comprendre l’histoire racontée mais aussi, en l’imitant, de s’imprégner de la langue romanesque de l’auteur pour la faire sienne.
72En tant que création mentale et construction langagière qui conjuguent l’imaginaire et les mots de l’écrivain avec ceux de l’élève, le journal d’Augustin Meaulnes écrit par un élève témoigne de l’investissement dudit élève dans le roman. Il montre sa compréhension de l’histoire, sa manière d’appréhender les personnages, et son rapport à la langue. Une fois la séquence d’enseignement terminée, ce journal de personnage reste donc comme la trace de la lecture singulière faite par l’élève de l’œuvre littéraire d’Alain-Fournier.
4. Exemple 3 : le journal de Slake, Robinson du métro
4.1. Le projet d’écriture
73Le genre de la robinsonnade se prête bien aux défis-lecture intercycles. La lecture du roman Le Robinson du métro, de Felice Holman23, est l’occasion d’une écriture collective originale du journal de Slake, le jeune héros du roman24.
74Voici comment les élèves de 6e ont présenté leur travail à leurs correspondants du primaire :
En travaillant sur Le Robinson du métro, nous avons créé le journal que Slake aurait pu écrire pendant son séjour dans le métro new-yorkais. Nous vous le prêtons et nous espérons qu’il vous plaira. Merci de ne pas l’abîmer ! |
75L’ouvrage ainsi réalisé a pour titre : Mes 123 jours dans le métro. Journal d’un Robinson du métro. Il est fictionnellement signé par Arémis Slake.
76Pour faciliter le travail de correction et la mise en forme finale, les textes sont saisis sur ordinateur après une rédaction et une correction manuscrites. Ce sont donc des textes tapuscrits qui sont rassemblés dans le journal. Par souci de crédibilité fictionnelle, une élève s’est chargée a posteriori d’écrire un avis aux lecteurs, dans lequel Slake justifie l’utilisation d’une machine à écrire.
Avis aux lecteurs Vous avez entre les mains le journal de bord d’un Robinson du métro, un garçon isolé dans le métro new-yorkais. Je l’ai tenu de novembre à avril, pendant les 121 jours de ma vie souterraine, puis jusqu’à ce que je sorte de l’hôpital. Si j’ai pu écrire ce journal, c’est que j’ai trouvé une machine à écrire aussitôt après mon arrivée dans le métro. Voici comment les choses se sont passées : Juste après ma fuite, en regardant les objets que les gens avaient laissés, j’ai vu un sac en carton par terre. Comme il n’y avait personne autour de moi, j’ai pris ce sac. Il était très lourd ! Je suis rentrée dans ma grotte, et, très excité, j’ai regardé à l’intérieur. Dedans, il y avait une petite machine à écrire qui avait l’air quasi neuve. Je me demandais bien qui avait pu oublier un objet pareil ! Finalement, j’ai remarqué une feuille pliée en six tout au fond du sac. Dessus, c’était écrit : « Je donne cette machine à écrire à qui la trouvera. Elle ne m’a attiré que des ennuis. Demain, je laisserai un paquet de feuilles et une recharge au même endroit. » J’étais très étonné par ce message, mais j’ai décidé de garder la machine et de revenir le lendemain prendre les feuilles et la recharge. J’espérais surtout que cet objet ne m’attirerait pas d’ennuis à moi aussi ! Comme je pouvais accrocher le sac de la machine à mon épaule, je ne m’en suis plus séparé et c’est ainsi que m’est venue l’idée de tenir mon journal… |
4.2. Le déroulement du travail de création
77Après une présentation du roman en classe, une lecture en autonomie et des échanges collectifs sur le récit, les élèves ont pour consigne de relire attentivement un chapitre en particulier. Ils sont alors chargés de rédiger la page de journal de Slake qui relate les événements racontés dans le chapitre en question. Comme le roman compte 15 chapitres, chaque chapitre est confié à deux élèves.
78Le premier travail d’écriture est fait de mémoire, sans le texte du chapitre sous les yeux, afin que les élèves privilégient l’identification au personnage plutôt que l’exactitude des faits. Ce texte est évalué selon les critères suivants : énonciation à la 1re personne, niveau de langue courant ou familier, reprise des éléments racontés dans le chapitre. Des conseils de correction sont alors donnés par le professeur.
79Les élèves sont ensuite amenés à relire leur texte avec leur binôme. Une révision du texte est engagée à partir des conseils de l’enseignant et des avis du camarade rédacteur. Pour ce travail de réécriture, les élèves ont le texte du chapitre à disposition. Ils peuvent donc contrôler l’exactitude des éléments de l’histoire dont ils ne sont pas certains et vérifier la présence des événements majeurs. Ils doivent enfin proposer des documents d’accompagnement susceptibles d’avoir été adjoints par Slake au texte du journal qu’ils ont rédigé en son nom : plan, dessin, photo, petit objet, ticket, etc.
Consignes de réécriture données aux élèves.
Consignes pour l’écriture du journal : Pour améliorer ton texte, tu travailles avec le camarade chargé du même chapitre que toi. Vous réécrivez le texte en tenant compte des remarques qui ont été faites lors de la correction :
|
80Sur ordinateur, les élèves saisissent leur texte et le mettent en forme, conformément aux critères imposés (police, marges, etc.). La finalisation du journal consiste à coller sur chaque page les documents ou objets récoltés.
4.3. La répartition du travail de rédaction
Écriture du journal de bord de Slake pendant ses 121 jours dans le métro new-yorkais | ||
Titre du chapitre | Résumé | Élève rédacteur |
1. Arémis Slake | Début du journal : Arémis Slake se présente. Il fait son portrait physique et moral. |
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Slake raconte son enfance puis sa vie chez sa tante. Il explique pourquoi il s’est enfui de chez lui. |
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2. La fuite | Slake raconte sa circulation en tous sens dans le métro. |
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Slake raconte qu’une troupe de garçons l’a effrayé et qu’il s’est enfui dans le métro, dont il n’a pu ressortir. |
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3. La chambre du métro | Slake se souvient de sa petite enfance. |
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Le trou qu’il découvre. La situation de sa nouvelle chambre (sous l’hôtel). |
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4. Un journal | Les odeurs du métro + la découverte du snack. |
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Slake commence à trouver des journaux et à les vendre. |
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5. L’île sous la ville | Les deux clients réguliers de Slake. |
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Le second jour de commerce et le bon repas acheté + découverte de deux lampes électriques |
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6. L’homme au turban | La dame dialogue avec Slake. |
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L’homme fait peur à Slake. |
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7. Collections | Tout ce qu’on lui offre. |
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Slake ramasse tout ce qui traîne et il trouve des lunettes. |
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8. Le Noël de Slake | Avant Noël, il trouve un emploi et peut manger un vrai repas. |
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Slake confectionne des objets décoratifs + soirée de Noël. |
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9. Marées humaines | Les gens rencontrés dans le métro + souvenirs de l’Océan. |
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Les étudiants bruyants effraient Slake qui s’inquiète. |
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10. Cohabitation | Portrait du rat + seconde apparition du rat. |
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Rite du repas + visage d’une vieille femme. |
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11. Panne de courant | La panne de courant + les dimanches dans le métro et les participants à une manifestation. |
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Enfant poursuivi pour vol, qui se réfugie dans le métro + cauchemar de Slake. |
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12. L’accident | Accès du quai familier gardé par des policiers. Inquiétude de Slake. |
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La nuit dans le métro. Au matin, la dame et la serveuse. |
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13. Fermé pour cause travaux | Information par le journal. Réparations à prévoir. Inquiétude de Slake. |
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Slake ne mange plus et délire (visions). Il écrit 4 lettres sur un panneau. |
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14. Willis Joe Whinny | À l’hôpital, Slake écrit ce qu’on lui a raconté de son sauvetage. |
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Slake reçoit son premier courrier, il est signé Willis Joe Whinny. |
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15. Retour à la lumière | Slake raconte le confort de l’hôpital et la visite de l’AS. Il ne veut pas aller en centre d’accueil. |
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On lui rend ses affaires. Il sort de l’hôpital et fait des projets. |
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5. Exemple 4 : les robinsonnades
81Cette activité est menée en 6e à l’occasion d’un défi-lecture organisé entre deux classes de CM2 de l’école primaire Michelet et deux classes de 6e du collège Michelet, à Toulouse25. Les œuvres choisies pour ce projet appartiennent toutes au genre de la robinsonnade :
- Vendredi ou la Vie sauvage de Michel Tournier ;
- Lettres des Isles Girafines d’Albert Lemant (album) ;
- Le Royaume de Kensuké de Mickael Morpurgo.
Ces œuvres présentent des difficultés variables. Même s’il est inscrit dans la liste des œuvres conseillées au cycle 3 de l’école primaire, l’album épistolaire d’Albert Lemant, qui pose la délicate question de la colonisation, surprend les élèves par sa complexité. Quant au roman de Michel Tournier, inscrit au programme de 5e, il demande de la part de l’enseignant de penser un dispositif pour accompagner la lecture autonome.
5.1. Entrer dans un projet de lecture
82Le défi-lecture se termine par la rencontre des deux classes (CM2 et 6e) autour de dossiers de jeux élaborés sur chacune des œuvres par les élèves. Dans un premier temps, les élèves lisent donc les ouvrages proposés puis, pour produire le dossier, ils sont invités à repérer dans le texte un certain nombre d’informations qui peuvent faire l’objet d’énigmes à résoudre ou de questions plus ou moins difficiles à poser aux élèves de la classe partenaire.
83Ce travail de relecture précise et minutieuse favorise une compréhension fine des textes. Cependant, les indices repérés ne rendent que partiellement compte de l’œuvre. Le projet d’écriture du journal de personnage vient donc compléter le travail de repérage, pour obliger les élèves à interpréter le texte, à visualiser les personnages, à échanger leurs impressions et leur permettre ainsi d’enrichir leur lecture des ouvrages.
5.2. Entrer dans un projet d’écriture
84Chaque élève choisit le livre qu’il a préféré, avant d’écrire sur plusieurs semaines le journal de bord du personnage central. Ce travail se fait sur le long terme, étape par étape, en parallèle avec les séquences de français en cours.
85C’est ainsi que sont écrits les journaux du Robinson de Michel Tournier, de Marmaduke Lovingstone des Lettres des Isles Girafines, et de Mickaël, l’enfant naufragé du Royaume de Kensuké.
86Même si la chronologie du récit et sa cohérence doivent être respectées, le journal présente l’avantage d’être constitué de textes différents, correspondant à des épisodes séparés, ce qui permet aux jeunes élèves de ne pas avoir à gérer le récit complet de l’aventure du personnage.
87Par ailleurs, pour plusieurs élèves, la tenue du journal est un moyen de s’approprier le travail d’écriture demandé et d’en accepter la contrainte. C’est ainsi que pour justifier la différence de soin apporté à son journal de personnage par rapport à son classeur de français, un élève explique : « Je m’applique car le cahier du personnage est à moi, alors j’ai envie d’écrire mieux. »
5.3. Jouer à être quelqu’un d’autre
88La consigne d’écriture invite le lecteur à s’identifier au personnage et à l’instituer comme auteur des textes rédigés. Ce changement d’identité amuse les élèves qui y voient un jeu de rôle auquel ils se prêtent volontiers. C’est pourquoi la réalisation des premières de couverture fait l’objet d’un soin particulier. Elle permet à chaque élève d’investir cet espace comme celui d’un lieu où il va jouer à être quelqu’un d’autre. Ainsi, à la question posée par l’enseignante, « Laisser des traces du personnage, qu’est-ce que ça apporte à l’histoire ? », un élève fait la réponse suivante : « Quand je laisse des traces de mon personnage, ça prouve que dans l’histoire, j’existe. »
89Le journal de personnage est donc l’occasion pour les élèves de se projeter dans une autre identité, de se décentrer, afin d’expérimenter une autre forme de pensée, apprentissage intéressant pour ceux qui sont démunis devant des questions du type : « Pourquoi le personnage agit-il ainsi ? », mais aussi pour les élèves confrontés aux écrits d’invention, lorsqu’il s’agit d’inventer des situations qu’on n’a pas vécues soi-même.
5.4. Fabriquer le journal
90La matérialité concrète du journal contribue à l’investissement de cette nouvelle identité. Le cahier produit est clairement présenté comme le journal intime du personnage, et sa fabrication nécessite donc une relecture précise de l’œuvre.
91On sait, par exemple, que Mickaël a perdu le journal de bord qu’il écrivait sur le bateau de ses parents. Son journal, réécrit après le naufrage, est donc rétrospectif, et l’enfant y réordonne les souvenirs récoltés. De son côté, quand il échoue sur son île, Robinson n’a plus rien pour écrire qu’une vieille bible délavée. Les élèves tiennent compte de ces contraintes pour fabriquer leur journal et agencer leurs textes.
92Par la suite, tout ce qui favorise la vraisemblance des écrits produits est le bienvenu. Aussi, dessins, images et petits objets sont-ils collés dans le journal pour témoigner, par leur présence, du travail de collecte effectué par le personnage au jour le jour, et contribuer à doter le journal d’une véritable existence fictionnelle.
5.5. Écrire le journal de personnage
93Les listes des écrits à produire guident les élèves dans la relecture des ouvrages. Elles servent d’incitation à l’écriture. Il s’agit de canevas que les élèves doivent suivre mais qu’ils peuvent compléter si d’autres idées leur viennent. Les élèves font souvent des propositions complémentaires adaptées au récit source. À propos de ces écrits, il est frappant de remarquer que les questions de distinction entre auteur, narrateur et personnage ne posent pas de difficulté aux élèves qui ne se trompent ni de narrateur ni de point de vue dans ce contexte.
Dessiner personnages ou lieux comme on les imagine
94Parfois, les traces dessinées témoignent, de façon plus complète qu’un écrit, de la façon dont un épisode est lu. Elles permettent aussi d’interroger les choix de l’auteur de décrire ou non tel lieu ou tel personnage.
Collecter des objets
95Les autres traces, objets ou images, participent à l’ancrage du journal dans une réalité fictive que les élèves investissent de bon cœur. Il peut s’agir de plans, de cartes géographiques ou de pages arrachées d’un cahier et adjoints à son journal par le personnage diariste. D’autres objets, plus volumineux, tels que les outils de Robinson, des coquillages, un almanach, une bouteille à la mer, sont, quant à eux, destinés à compléter les journaux achevés par exemple lors d’une exposition organisée au CDI du collège. Pour être conformes aux modèles de l’époque, ils nécessitent quelques recherches documentaires.
6. Exemple 5 : Le Roi des Trois Orients
6.1. Un projet d’écriture et de lecture
96Ce projet consiste à rédiger des journaux de bord fictifs de six personnages de l’album de François Place Le Roi des Trois Orients. L’activité est axée prioritairement sur l’écriture de textes, mais elle peut s’insérer dans une séquence consacrée aux récits de voyage, avec un double objectif de lecture et d’écriture26.
97Ce travail permet d’une part d’analyser le carnet de voyage comme un sous-genre des récits de voyage et d’en dégager les caractéristiques afin de réinvestir, dans un travail d’écriture collective, les savoirs rhétoriques (linguistiques) acquis. L’analyse s’appuie soit sur l’observation de vrais journaux de voyage, soit sur la visite de sites Internet consacrés au genre. Citons, par exemple, l’exposition « Globes croqueurs » proposée à la Médiathèque de Toulouse, et le site qui lui est consacré27. Ensuite, il faut prévoir environ trois semaines – finalisation matérielle des journaux comprise – pour le travail d’écriture, assorti éventuellement d’un travail lexical sur les verbes de déplacement.
98Cette séquence permet par ailleurs de faire découvrir les récits des grands explorateurs du xvie siècle, en lien avec le programme d’histoire de 5e, et de donner à lire, au moins partiellement, Le Livre des merveilles du monde de Marco Polo. La lecture de l’album Le Roi des Trois Orients, dont l’histoire, selon François Place lui-même, se situe à l’époque de Marco Polo, aide les élèves à mieux situer ce récit dans son contexte historique et sociologique. Voici comment l’auteur présente son ouvrage :
Le Roi des Trois Orients est un album qui raconte l’histoire d’une grande ambassade qui part d’Italie et qui va jusqu’en Chine, à peu près à l’époque de Marco Polo. Et cette grande ambassade va vivre des péripéties, c’est un très long parcours qui emprunte l’ancienne route de la soie. Et donc on va trouver différents personnages : les ambassadeurs mais aussi une princesse qui est mariée malgré elle à un très lointain roi qu’on appelle le roi des Trois Orients, et un musicien qui s’est joint à la caravane à un certain moment28.
Partant d’Italie, la caravane va effectivement vivre de périlleuses aventures, affronter la mer, franchir la montagne enneigée, traverser un fleuve en crue. Ville ambulante qui promène ses humains et ses bêtes, tour de Babel mouvante où l’on parle « dix langues différentes » et où l’on accueille des voyageurs qui « parlent des langues inconnues », la Grande Ambassade est une société hétérogène d’hommes, de femmes et d’enfants, où se côtoient ambassadeurs, princesse, vieux lettrés, géomètres, serviteurs, marchands et artistes.
99« Elle marche depuis des mois, peut-être des années. Elle marche sans arrêt, de saison en saison, de pays en pays », nous dit le narrateur.
100Le temps passe, des enfants naissent, des vieillards décèdent, des amours se révèlent, mais cette incroyable communauté bigarrée et bruyante avance inexorablement jusqu’à son but lointain. Et lorsqu’elle l’aura atteint, déjà elle se préparera au retour. Pour le plaisir du voyage…
6.2. Une démarche en plusieurs temps
Découverte du genre « carnet de voyage »
101Cette découverte peut se faire à partir de l’observation d’un ou de plusieurs carnets d’explorateurs, d’un ouvrage consacré aux journaux de voyage, ou par la visite de sites Internet spécialisés29.
102Quel que soit le support documentaire, les élèves font des recherches par groupe sur les techniques employées pour dessiner, les outils scripteurs utilisés pour écrire, la technique de fabrication de l’objet « carnet », les pays visités, les objets rapportés. Ils notent ou imaginent les étapes et les conseils pour faire un carnet de voyage. Ils peuvent chercher qui est leur « globe-croqueur » préféré.
103Pour rendre compte de leur travail de recherche, les élèves peuvent être invités à créer un « carnet de visiteur d’exposition », un « carnet d’explorateur de sites Internet » ou un « carnet d’observateur de journaux de voyage », dans lequel ils relatent leurs découvertes sur les carnets de voyage en répondant à des consignes précises d’écriture et d’illustrations, mais aussi en soignant la calligraphie et la qualité plastique de l’objet. Cela les prépare au travail polymorphe du journal de voyage, qui mêle textes, illustrations et collage d’objets.
L’analyse des caractéristiques linguistiques du journal de voyage
104L’analyse est basée sur l’observation d’un texte appartenant au genre des récits de voyage. Dans l’expérimentation décrite, c’est l’ouvrage Expédition Mékong, avec le texte d’un explorateur du xixe siècle, qui a été utilisé30. Les extraits choisis font émerger les caractéristiques du texte du journal de bord de voyage. Voici les observations d’un binôme d’élèves (à partir d’une grille d’observation élaborée par toute la classe) :
Ce texte est un journal de bord car il y a des dates et des titres, des paragraphes. C’est un membre de l’expédition qui parle car il utilise les pronoms personnels « je », « nous ». Les temps utilisés sont le passé composé, le présent et le plus-que-parfait. Les champs lexicaux majeurs sont les paysages et les déplacements. Ce texte est un texte narratif car quelqu’un raconte son voyage.
Ces observations mises en commun préparent la rédaction du journal des personnages. En complément, pour favoriser l’acquisition d’un vocabulaire peu familier, on propose un travail lexical consistant à repérer, lister et classer les verbes de déplacement trouvés dans les extraits de textes, puis à les réutiliser à bon escient31. Dans les futurs travaux de rédaction, les élèves ont pour consigne d’utiliser le moins possible le verbe « aller » et de choisir en priorité des verbes plus adaptés.
Lecture de l’album Le Roi des Trois Orients
105La lecture de l’album est faite à haute voix par l’enseignant, ou bien en autonomie par les élèves s’il est possible d’avoir une série d’ouvrages à disposition. L’observation des pages 5 à 9 et la lecture des commentaires de François Place permettent de contextualiser le récit.
106Après une discussion collective, les élèves ont pour première tâche d’écriture de résumer les aventures de la caravane ; l’enseignant vérifie ainsi la compréhension des événements et du rôle des personnages.
107Dans l’histoire racontée, on repère des personnages dont on pourrait raconter l’histoire, si possible avec des caractéristiques très diverses afin que les journaux créés soient bien distincts et identifiables. Dans la situation présentée, le choix se porte sur six personnages, et la classe est donc divisée en six groupes de travail de cinq élèves. Parmi les personnages diaristes choisis, on trouve trois hommes et trois femmes. Les personnages masculins sont le musicien, le fils de l’ambassadeur décédé pendant le voyage et un palefrenier, père d’un bébé né lors d’une halte. Dans les personnages féminins, on compte la princesse, sa servante et une fillette, sœur du nouveau-né.
La caractérisation du personnage diariste
108Le premier travail de chacun des groupes consiste à caractériser son personnage. En dehors de la princesse et du musicien, qui sont les protagonistes de l’histoire et dont on suit quelque peu les agissements, les autres personnages ne sont que les témoins des événements. Ils sont mentionnés et apparaissent dans les illustrations, mais les lecteurs disposent de peu d’éléments les concernant pour construire une représentation mentale.
109Un questionnaire est donc fourni aux élèves pour qu’ils élaborent un portrait physique et moral de leur personnage et qu’ils anticipent sur son activité de diariste :
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Pour répondre, les élèves s’appuient sur les données du texte et les illustrations, mais font aussi appel à leur imagination. Une mise en commun des représentations de chacun prépare le portrait définitif finalisé par le groupe. Ce travail est complété par un dessin.
110Les élèves commencent alors la rédaction du journal de voyage de leur personnage, en suivant les consignes du professeur (voir tableau ci-dessous). Le premier écrit est l’incipit du journal, avec les amorces suivantes : « J’appartiens à la Grande Ambassade. Je suis… » ; « J’ai obtenu ce livre en… » ; « Je commence aujourd’hui mon journal de voyage… ». Tous les élèves rédigent un premier jet, puis le groupe commente les textes produits, les corrige et met au point un texte achevé qui sera gardé pour être, plus tard, recopié dans le journal.
La rédaction du journal de voyage
111Les projets d’écriture sont répartis entre les élèves du groupe, en veillant à ce que chacun ait bien un ou plusieurs récits longs à produire. La distribution des tâches est supervisée par l’enseignant qui répartit les consignes en fonction des élèves. Par exemple, la création des petits messages chiffonnés rapportés par les éclaireurs, simple mais minutieux travail de calligraphie, peut être proposée en priorité aux élèves qui présentent quelques difficultés grapho-motrices.
112Les écrits demandés correspondent aux différentes aventures vécues par la caravane, et les consignes d’écriture sont similaires pour tous les groupes, mais les élèves doivent adapter leurs réponses en fonction de leur personnage. On imagine bien qu’une petite fille ne considère pas les événements comme un adulte, que la servante de la princesse ne vit pas comme sa maîtresse, et que les hommes de la caravane n’imaginent pas l’arrivée chez le roi des Trois Orients comme la princesse qui va lui être offerte en mariage. Il en résulte une grande variété dans les productions écrites. Enfin, tous les élèves du groupe sont invités à chercher des éléments à coller dans les carnets de voyage de leur personnage. Quand les écrits sont terminés, on passe à l’étape de finalisation des journaux.
113Avec des élèves de 5e, il est possible, avant de terminer le journal, de proposer la lecture d’extraits du Livre des merveilles du monde. On y découvre comment Marco Polo décrit Kūbilaï Khān, l’empereur de Chine de l’époque. Cela prépare le récit de l’arrivée chez le roi des Trois Orients et peut servir de référence pour interpréter la fin de l’album.
La lecture d’extraits du Livre des merveilles du monde
114La lecture de ce texte patrimonial est relativement difficile pour les élèves de 5e. À partir de la préface32, de la carte proposée et de la table des matières, les élèves anticipent collectivement le récit de Marco Polo puis font une lecture de quelques extraits, en autonomie et chez eux, avec les consignes suivantes :
Repérez des indications de lieux ou des remarques d’ordre géographique, des indications de temps, des noms de personnes rencontrées, des références au commerce des biens, des interventions en je de l’énonciateur.
De retour en classe, après mise en commun des éléments recensés, on caractérise le texte de Marco Polo par comparaison avec celui des carnets de voyage, dont l’énonciation et la présentation diffèrent complètement. Par la suite, on lit et on analyse collectivement le portrait de Kūbilaï Khān et la description de son palais (chap. lxxxi-lxxxiii) qui, par contraste, rendent la rencontre avec le roi des Trois Orients plus étonnante.
La finalisation des journaux de voyage
- Les derniers écrits
115À partir de l’album et en s’inspirant éventuellement des descriptions physiques de Kūbilaï Khān par Marco Polo, chaque groupe fait raconter par son personnage la rencontre avec le roi des Trois Orients.
116L’écrit final est un récit rétrospectif de tout le voyage, vécu par le personnage. Il s’agit d’un résumé de l’aventure, comme le premier texte demandé, mais raconté cette fois du point de vue du personnage diariste. Tous les élèves le rédigent. Cet écrit peut servir d’évaluation.
- L’élaboration du journal
117Les textes sont recopiés au propre dans le carnet de voyage, qui est ensuite décoré et personnalisé, par tous les élèves du groupe, en tenant compte de l’identité du personnage. La collaboration du professeur d’arts plastiques est intéressante pour que les élèves travaillent en véritables « globe-croqueurs » fictifs et illustrent leur journal. Par exemple, ils choisissent un paysage parmi ceux rencontrés par les personnages (campagne italienne, campagne turque, montagne, désert, fleuve en crue) et réalisent un croquis à l’aquarelle33. La phase finale est la création de la couverture du carnet. Les élèves réutilisent les techniques découvertes dans les visites de sites ou d’exposition de journaux de voyage.
Le Roi des Trois Orients de François Place. Projet d’écriture longue : journaux de voyage de personnages | |
Dans l’album | Textes ou images à produire (Les textes sont désignés par EE pour Expression Écrite) |
P. 5-35. | EE1 : résumé du voyage de la Grande Ambassade jusqu’à la Chine. |
Six personnages qui vont tenir un journal. | EE2 : incipit du journal (« J’appartiens à la Grande Ambassade. Je suis… J’ai obtenu ce livre en… Je commence aujourd’hui mon journal de voyage… ») ; + portraits du personnage. |
P. 5-9. En Italie, traversée d’un village, départ en bateau, voyage en bateau. | EE3 : Récit d’une traversée de village en Italie, du départ en bateau et du voyage en mer. |
P. 10-11. Le retour des émissaires. | EE4 : évocation par chaque personnage du royaume des Trois Orients : ce qu’il imagine du pays où il se rend et de son roi ; + calligraphie : écrire les petits messages rapportés par les émissaires dans différentes langues : grec, arabe, hébreu, russe, chinois ; + recherche d’un conte oriental que les personnages auraient pu écouter à la veillée (extrait des Mille et une Nuits) ; le recopier comme une page de parchemin, ou bien l’imprimer en utilisant une police qui en donne l’aspect. |
P. 12-13. Le campement. Les chasseurs traquent le gibier avec des chiens, des faucons et des léopards. La servante sert le thé à la princesse, que son père veut marier au roi des Trois Orients. Dans la tente du palefrenier naît une petite fille, et ses sœurs lui cueillent des fleurs. | EE5 : lettre à un ami pour raconter le temps calme du campement : « Cher(e) ami(e), Je profite de notre installation dans cette nouvelle contrée pour t’écrire, et te donner quelques nouvelles de mon existence… : la princesse parle de son mariage forcé ; le fils de l’ambassadeur évoque la discussion concernant la route à suivre ; la servante déplore la tristesse de sa maîtresse ; le palefrenier est heureux de la naissance de sa fille ; la fille du palefrenier raconte la naissance de sa sœur ; le musicien raconte comment il a rejoint la caravane ; + prévoir une enveloppe (et un sceau ?) ; + faire-part envoyé par le palefrenier à chaque membre de la Grande Ambassade ; + poème écrit par le personnage pour la naissance du bébé et adressé au nouveau-né, à ses parents ou à ses deux sœurs ; + dessin de la tente ; + collage de petits « reliefs » laissés par la Grande Ambassade sur son passage. |
P. 16-21. La tempête et le passage du col montagneux. | EE6 : récit de la tempête de neige et des dangers du passage du col : « Cher journal, c’est avec soulagement que je te retrouve aujourd’hui… » ; + dessin de la caravane dans la tempête. |
P. 20-24. L’arrivée dans un pays chaud. La mort d’un des ambassadeurs. Première apparition du cheval. Les archives. | EE7 : récit officiel de la mort de l’ambassadeur et de ses funérailles, tel qu’il a pu être laissé dans les archives de la caravane (à taper avec une police qui donne l’aspect d’un manuscrit). |
P. 20-24. | EE8 : Récit du quotidien : le fils de l’ambassadeur prend la place de son père ; le palefrenier est fier du cheval dont il s’occupe ; la princesse commence à s’intéresser au musicien ; sa servante remarque que la princesse est amoureuse ; la fille du palefrenier connaît le cheval et est impressionnée ; le musicien a remarqué la beauté de la princesse mais n’ose l’approcher. |
P. 26-29. Le vol du cheval et l’accusation du musicien. | EE9 : Annonce du vol du cheval et de la sentence (écrit officiel). EE10 : Dialogue avec le musicien enfermé et le personnage (dialogue retranscrit comme un dialogue de théâtre) : « Hier soir, je me suis approché(e) du musicien et nous avons discuté… |
P. 30-35. Le passage de la rivière et la fuite du musicien. | EE11 : Récit des dangers de la rivière et de la fuite du musicien. Adresse au journal : « Mon cher journal, j’ai bien cru que nous serions tous emporté par les eaux… » (exemple possible). |
Lire la fin de l’album. P. 36-45. Fuite de la princesse avec le musicien. | EE12 : Lettre au père de la princesse pour lui annoncer que sa fille a fui avec le musicien. Chaque personnage écrit au père de la princesse. Les lettres diffèrent selon leur auteur et leur statut ; + chercher un petit objet que le personnage pourrait mettre dans sa lettre comme présent pour son destinataire. |
L’arrivée chez le roi des Trois Orients. | EE13 : Récit personnel de chaque personnage selon son point de vue (écrit fait après lecture du portrait de Kūbilaï Khān par Marco Polo dans Le Livre des Merveilles du monde). |
Ce travail peut servir d’évaluation finale | EE14 : Le personnage fait un récit rétrospectif de tout le voyage, un résumé des événements depuis le départ ; + carte du voyage. |
| Recueil des journaux de voyage dans un volume unique, avec coordonnées pour les archives de la Grande Ambassade. EE15 : écriture collective de la préface : « Ces journaux ont été retrouvés dans les archives de la Grande Ambassade… » |
Contrainte d’écriture : le personnage évite d’utiliser le verbe « aller », il emploie prioritairement d’autres verbes de déplacement. |
Notes de bas de page
1 V. Jouve, L’Effet-personnage dans le roman, 1992, p. 234.
2 Dispositif présenté dans l’accompagnement du programme de 6e de 1996 : Enseigner au collège. Programmes et accompagnement. Français, Paris, MEN et CNDP, 1999, p. 45, en ligne : http://www2.cndp.fr/archivage/valid/67927/67927-11040-16675.pdf [consulté le 17 mai 2017].
3 A. Rouxel, « Qu’entend-on par lecture littéraire ? », article paru sur Eduscol : http://eduscol.education.fr/cid46315/qu-entend-on-par-lecture-litteraire%C2%A0.html [consulté le 11 juillet 2017].
4 Ce support pourrait être adapté, par exemple, pour le roman d’anticipation de C. Grenier, Virus L.I.V.3 ou la Mort des livres, Paris, Le Livre de Poche Jeunesse, 2007.
5 On peut imaginer, par exemple, que le personnage qui écrit le journal fasse une enquête sur le héros du récit.
6 Voir, dans le présent ouvrage, le chapitre 9 sur le journal de lecteur.
7 A. Manguel, La Cité des mots, traduction de C. Le Bœuf, Arles, Actes Sud, 2009.
8 Le Récit de Gilgamesh, traduction et adaptation de S. Labbe, L’École des Loisirs, coll. « Classiques abrégés », 2010, p. 7.
9 Voir note précédente.
10 On appelle ainsi la lecture à haute voix faite par le professeur.
11 Écrits recueillis dans la classe de 6e de Véronique Larrivé en 2010-2011.
12 Le Récit de Gilgamesh, traduction et adaptation de S. Labbe, ouvr. cité, p. 67-68.
13 Ce projet a été mené au collège Gambetta de Cahors, dans la classe de 3e de Marie-Christine Rigal, que nous remercions de nous avoir communiqué les journaux de ses élèves.
14 Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes, Paris, Le Livre de Poche, 1971, p. 343.
15 Alain-Fournier et B. Capo, Le Grand Meaulnes, Paris, Casterman, 2011.
16 Dans la fiction, cette date est impossible. L’élève aura sans doute confondu avec 23 novembre.
17 Voir note 14.
18 Le Grand Meaulnes, ouvr. cité, p. 17.
19 Éléments en italique dans le texte.
20 Éléments soulignés dans le texte.
21 Éléments en italique dans le texte.
22 Les éléments en italique sont les éléments communs à l’écrit de l’élève et au texte initial.
23 Depuis juin 2012, ce livre appartient à la liste des livres de littérature de jeunesse conseillés pour la classe de 5e.
24 Travail réalisé par une classe de 6e du collège Michelet de Toulouse.
25 Travail conçu et réalisé par Catherine Anglade que nous remercions vivement de nous avoir transmis informations et documents concernant le travail de ses élèves.
26 La séquence expérimentée en classe de 5e au collège Michelet de Toulouse a été conçue par Véronique Larrivé à partir d’un projet imaginé initialement avec Catherine Anglade pour des élèves de 6e en difficulté de lecture-écriture.
27 http://www.bibliotheque.toulouse.fr/index-globes.html [consulté le 18 mai 2017].
28 Transcription écrite des propos tenus par François Place sur le site de Libération : http://next.liberation.fr/livres/2010/03/18/roi-des-trois-orients-lu-par-francois-place_1704 [consulté le 19 mai 2017].
29 On trouve des références intéressantes sur Wikipédia à la rubrique « Carnets de voyage ».
30 J.-L. Dodeman et J. Thibault, Expédition Mékong. Exploration Doudart de Lagrée, Francis Garnier (1866-1868), illustrations de F. Schwebel, Paris, Épigones, coll. « Carnets de route », 1990.
31 Voir, à ce propos, C. Garcia-Debanc, K. Duvignau, C. Dutrait et M. Gangneux, « Enseignement du lexique et production écrite. Un travail sur les verbes de déplacement à la fin de l’école primaire », Pratiques, n° 141-142, juin 2009, « La synonymie », p. 208-232.
32 M. Polo, Le Livre des merveilles du monde, traduction de J.-F. Kosta-Théfaine, Paris, Librio, coll. « Littérature », 2005, p. 19-21.
33 C’est ce qu’ont fait les élèves de 5e du collège Michelet, dont les journaux sont présentés ici, avec leur professeur d’arts plastiques Isabelle Lafon-Labarbe. Nous la remercions pour sa collaboration.
Auteur
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