L’écriture de la réception : ses principes
p. 109-122
Texte intégral
1. Une tradition scolaire
1Considérons une séance de lecture ordinaire ou bien le format d’une étude de texte dans un manuel de lecture au collège. De façon générale, quand une pratique d’écriture est présente, il lui est assigné trois fonctions, en lien étroit avec ses positionnements qui présentent eux aussi des régularités dans la séance.
- Une fonction d’appropriation : dans l’hypothèse d’une préparation d’une lecture à la maison, l’élève prend connaissance du texte à travers une série de questions qui souvent portent sur la compréhension d’ensemble du texte, sur une propriété formelle, sur l’observation des traits sémantiques ou grammaticaux. L’écrit est alors massivement de nature métatextuelle ; il enregistre une première compréhension textuelle, parfois une évaluation personnelle sur les contenus et leurs enjeux.
- Une fonction de recensement : en cours de séance, la lecture analytique privilégie les interactions orales, mais elles alternent aussi avec des temps individuels de repérage et de prélèvement d’indices textuels. Les résultats de ces enquêtes ciblées sont reportés au brouillon, le texte peut lui-même être annoté ou renseigné grâce à des codes graphiques.
- Une fonction de conservation : au cours et/ou au terme de l’analyse, il est d’usage de produire une trace écrite qui fait le bilan des acquis de la lecture. Des savoirs littéraires sont formalisés, des outils de l’analyse inventoriés, une interprétation du texte est stabilisée.
2Une description, certes très schématique, d’une séance de lecture, à travers le filtre des usages de l’écriture, met surtout en évidence la capacité de la tradition scolaire à produire des formats d’apprentissage et à les reproduire, indifférente à la fois aux objets considérés et à leurs singularités qui, pourtant, peuvent inspirer des modalités de lecture bien spécifiques. Celles qui sont développées en classe interrogent assez peu le rôle de l’écrit dans la construction de la compétence lectorale et ne lui reconnaissent finalement qu’une fonction générale de consignation.
2. Écrire pour lire
3Pourtant, si l’on poursuit la réflexion sur les interactions lecture/écriture en classe de français – question essentielle pour penser les enseignements en termes de relation et de complémentarité –, nous sommes conduits à réévaluer le statut de l’écrit dans les pratiques de lecture. Le précédent chapitre a examiné la possibilité d’une reconfiguration des apprentissages de l’écriture des genres littéraires au collège, avec le concours d’une écriture de la variation. Au travers de la diversité des projets, deux constantes ont prévalu : d’une part la compréhension de l’acte d’écrire comme un temps de construction et de problématisation des savoirs littéraires et des compétences langagières ; d’autre part le traitement pédagogique de l’initiative favorisant l’enrôlement et la motivation de l’élève dans les acquisitions. Ce chapitre s’intéresse à ce que nous appellerons de façon générique l’écriture de la réception, à cette pratique d’écriture qui vise à diversifier les modes d’entrée dans la lecture littéraire et à permettre l’expression d’une subjectivité dans la fréquentation des œuvres.
3. Mise en contexte didactique
4L’écriture de la réception désigne les traces de lecture, fort diverses en quantité et en qualité, rédigées par l’élève. Elle est l’expression d’une lecture, la traduction volontaire ou prescrite, métatextuelle ou hypertextuelle, synchrone ou différée, d’une rencontre avec un texte et, de façon extensive, avec toute création artistique, indifféremment du support. C’est pourquoi nous nous intéresserons, dans une première partie, au statut de l’écrit dans la fréquentation des textes littéraires, avant d’examiner l’écriture de la réception en relation avec la lecture de l’image en classe de français.
5Nous retrouvons dans la présentation des dispositifs d’écriture de la réception plusieurs des choix didactiques mis en œuvre dans le chapitre précédent, à savoir :
- Une articulation étroite entre pratique d’écriture et pratique de lecture. L’écriture est une pratique régulière dans la classe de français, elle est positionnée à des moments différents de l’apprentissage, en réponse à des objectifs de formation et non d’évaluation sommative.
- Un statut évolutif de la production écrite. Parce que l’écriture est un outil indispensable pour penser et apprendre, ses productions sont souvent des écrits de travail, que l’on appelle aussi des écrits intermédiaires1, à partir desquels de nouvelles situations d’apprentissage ont été mises en place. Si les traces de la lecture peuvent constituer la part visible/lisible d’une mémoire de la lecture, comme dans le cas du journal de lecteur, elles sont aussi un état provisoire d’une lecture individuelle et subjective qui sera mise en mouvement dans les situations collectives, au sein d’une communauté de lecteurs.
- Une place à l’initiative de l’élève. Les écritures de la variation comme de la réception n’envisagent pas la pratique scripturale dans un parcours rectiligne et invariable, encadré par un texte modèle, une consigne et de l’autre par l’évaluation du professeur expert. De ce fait, l’initiative du scripteur se traduira par un déficit de prévisibilité dans la réalisation de la tâche, c’est-à-dire que l’intérêt de l’activité résidera aussi dans ce que l’élève apporte en plus, ou ce que la consigne n’avait pas nécessairement programmée. Parce que l’élève est en situation d’expérimentation, de découverte, l’écriture n’est pas encore le temps de la validation des savoirs. L’élève peut s’aventurer dans l’écriture ; aussi, les consignes d’écriture, les dispositifs, doivent-ils garder une nécessaire souplesse en termes d’injonctions.
4. L’influence des conceptions de la lecture littéraire dans les pratiques d’écriture
6L’examen des pratiques scripturales dans les classes nous renseigne sur les postures de lecteur et les compétences qu’un enseignement littéraire cherche à développer, au collège comme au lycée. En effet, dans le cas d’une approche des textes qui procède par un examen des formes ou une analyse des phénomènes textuels, l’écriture, si elle est sollicitée, est de nature descriptive et analytique, et vise une objectivation d’un discours littéraire, une restitution d’une compréhension/interprétation du texte. Comme dans le cas du commentaire littéraire ou, sous une forme différente, de l’écriture d’invention, il s’agit de poser un savoir sur un texte, de s’appuyer sur des mécanismes textuels, pour engager une interprétation. Selon la qualité du discours, de la description du texte, une lecture est ou non validée. De même, si l’on considère l’écriture d’invention, et dans le cas d’une écriture « à la manière de » ou d’une suite de textes, on attend du scripteur/lecteur une juste appréciation des propriétés textuelles, une capacité à prolonger des modes d’expression, donc à confirmer une analyse objective par écrit. Toute investigation de ce type privilégie une lecture outillée. Les pratiques de lecture scolaire ont trouvé dans la linguistique et la poétique des textes nombre de ces outils.
7La performance du lecteur littéraire se mesure à sa capacité à mobiliser des savoirs littéraires, linguistiques, poétiques et historiques, à les croiser, à les convoquer de façon pertinente en fonction du texte examiné, à développer une interprétation. On présuppose que la lecture savante/experte passe par la reconnaissance et l’interprétation adaptée des injonctions contenues dans le texte. Pour y parvenir, le lecteur dispose d’un ensemble d’outils. La mise en œuvre de ces démarches depuis la lecture méthodique, convertie en lecture analytique au tournant des années 2000, était bien une réponse à l’impressionnisme dans la lecture des textes et à une surreprésentation des jugements psychoaffectifs, à un dessein louable de doter le plus grand nombre d’élèves d’une « culture analytique » pour leur permettre de devenir autonomes en présence d’un texte et de conduire une lecture informée. Les analyses formelles, les relevés syntaxiques et les interprétations à partir de relevés sémantiques sont une propédeutique à l’écriture du commentaire qui vient parachever une formation à la lecture outillée, entreprise depuis le collège.
8Comment se situe alors une écriture de la réception par rapport à une démarche de lecture du texte littéraire ? Répondre à cette question nécessite de faire un rapide détour par les conceptions de la lecture littéraire et la notion de sujet lecteur dans le processus d’actualisation des œuvres littéraires.
9Sur un axe des théories de la lecture littéraire, on pourrait positionner, sans doute de façon trop schématique, deux conceptions antagonistes : l’une valoriserait le texte, comme unité sémiotique, dépositaire d’une signification que la démarche herméneutique aurait vocation à mettre au jour ; l’autre instituerait le lecteur comme l’ultime et véritable instance de configuration du texte, comme le défend Jean Bellemin-Noël :
Seul le trajet de lecture qui est tissé de la combinaison fluctuante de la chaîne de ma vie avec la trame des énoncés une fois pour toutes combinés par l’auteur mériterait d’être appelé texte2.
10Dans l’intervalle, les théories de la réception, développées notamment par Wolfgang Iser, Hans Robert Jauss et Umberto Eco3, ont porté leur attention sur la relation texte/lecteur et postulé l’existence d’un lecteur, mais un lecteur virtuel autrement appelé lecteur modèle, que l’œuvre littéraire élaborerait en son sein. Le degré de justesse de la lecture serait alors fonction de la superposition, partielle ou complète, des deux instances, le lecteur virtuel et le lecteur empirique. Dans l’absolu, une lecture parfaite se traduirait de fait par la conjonction parfaite des deux figures, le lecteur réel répondant idéalement aux programmations des interprétations contenues dans le texte. Dans la classe, l’activité de lecture entendue comme déchiffrement du sens présent dans le texte s’est traduite par une structuration ritualisée des opérations ; la lecture analytique s’est ainsi organisée autour de temps spécifiques tels que l’émission des hypothèses, la saisie des indices, la négociation interprétative, la fixation d’un sens élaboré collectivement.
11Reste qu’en dernier ressort, c’est encore le texte qui impose sa lecture. Le lecteur réel n’est pas véritablement autorisé à projeter dans le texte ses images, ses fantasmes, sa bibliothèque intérieure, en somme ce qui pourrait faire de lui un authentique acteur-auteur, et de la lecture un acte de création. En dépit d’une conviction partagée que les apprentissages de la lecture à l’école ne peuvent ignorer l’expérience du sujet-scripteur, mieux doivent en faire un auxiliaire essentiel dans la construction de la compétence de lecture, il reste que ce sujet trouve difficilement sa place dans les expériences scolaires de lecture littéraire. C’est ainsi que le n° 121 du Français aujourd’hui pouvait avancer, dès 1998, la difficulté à laquelle sont confrontés les enseignements littéraires :
D’une ère centrée sur la clôture du texte et ses mécanismes, il semble que nous soyons passés à une centration sur le sujet lecteur et donc sur la réception de la littérature. Ce qui implique de réviser bon nombre de représentations et de pratiques dans la classe. Cette prise en compte du lecteur, essentielle, doit encore s’imposer, mais débouche sur de nouvelles interrogations. En particulier quelles médiations, quels outils utiliser ou inventer pour accompagner les élèves dans leur appropriation d’une relation aux textes littéraires et, au-delà, de la littérature ?4
12La didactique de la littérature, au cours de ces dix dernières années, interroge le statut de la lecture littéraire et concentre ses réflexions sur les conditions d’émergence d’un sujet lecteur. Un autre positionnement théorique se fait jour, un glissement épistémologique a lieu. Annie Rouxel observe ainsi :
[Un] passage d’une conception de la lecture littéraire inscrite dans une théorie du texte, qui postule le lecteur implicite ou virtuel (autrement dit dans la perspective des théoriciens de la réception), à une conception de la lecture littéraire qui s’intéresse à la reconfiguration du texte par le lecteur réel et présente des modes de réalisation pluriels. Il y a donc un déplacement de l’intérêt : du lecteur virtuel au lecteur réel, et, par voie de conséquence, du « texte de l’œuvre » au « texte du lecteur »5.
13L’évolution des conceptions de la lecture littéraire introduit de nouveaux dispositifs de lecture. Les journaux de lecteur, les journaux de bord et les autobiographies de lecteur6 se développent pour accompagner les lectures cursives. En même temps que se constitue une mémoire de la lecture7, l’écriture acquiert une fonction de conservation mais aussi d’activation du processus d’incorporation de l’œuvre par le lecteur. Ces propositions sont la manifestation concrète de ce que Gérard Langlade nomme un « dispositif de lecture », c’est-à-dire :
Un espace de représentation, un lieu figurable, où entrent en coalescence – où s’agrègent, se soudent – les éléments stables et structurés d’une œuvre (personnages, intrigue, motifs, ancrages génériques, etc.) et les inférences conjoncturelles (et souvent immaîtrisables) de l’activité fictionnalisante des lecteurs. Un dispositif constitue donc la stabilisation, certes souvent provisoire et incertaine, des déclenchements d’imaginaires produits par la rencontre d’une œuvre et d’un lecteur8.
Un espace virtuel est ici décrit, espace des interactions entre le programme de l’œuvre et les réceptions du lecteur. En termes d’ingénierie didactique, cela doit nécessairement se traduire en classe par une diversification des modalités de lecture, l’ouverture à d’autres expériences de lecture que celles définies par la lecture analytique. En d’autres termes, il s’agit de fonder la pratique lectorale sur des objectifs qui ne visent pas seulement à faire de l’élève un lecteur outillé, techniquement performant, capable de mobiliser des compétences linguistiques, encyclopédiques. Il est question de susciter :
[…] l’activité fictionnalisante du lecteur qui produit des images et des sons en complément de l’œuvre (concrétisation imageante ou auditive), réagit à des caractéristiques formelles (impact esthétique), établit des liens de causalité entre les événements ou les actions des personnages (cohérence mimétique), (re)scénarise des éléments d’intrigue à partir de son propre imaginaire (activité fantasmatique), porte des jugements sur l’action et la motivation des personnages (réaction axiologique)9.
14À partir d’un tel programme de formation du lecteur, on peut comprendre que les enjeux de la lecture littéraire excèdent une démarche interprétative seulement préoccupée des effets produits par le texte. Toutefois, si l’entrée et la reconnaissance de ces problématiques de lecteur dans la classe de français sont certainement stimulantes, et pour le professeur et pour l’élève, il convient cependant de ne pas sous-estimer les difficultés de leur mise en œuvre. Comment, en effet, négocier l’expression singulière de chacun des lecteurs sans perdre de vue la valeur du texte littéraire et ce qu’il porte en lui d’irréductible dans sa manière de représenter le monde et de dire l’humain ? Comment éviter l’écueil d’une subjectivité dominante qui instituerait l’œuvre comme une part anecdotique et négligeable, dans une indifférence à l’égard de sa féconde altérité ?
15Sans doute ne faut-il pas se méprendre sur le sens à donner à cette légitimation du sujet dans les pratiques de lecture littéraire. Il ne s’agit pas de céder à une forme de subjectivisme incontrôlé, à un retour de l’accès aux textes par l’exercice prétendument naturel de l’imprégnation et de l’admiration, sans que soient mises en place des situations contrastées qui mettent en tension jeu de la distance et implication subjective. Dans une situation de lecture littéraire qui sollicite la réception subjective de l’élève, l’enjeu n’est pas de renvoyer ce dernier à son expérience personnelle, à une forme de discours de soi à soi, mais de multiplier les points d’intersection entre soi et le texte, afin de construire une compétence de lecteur littéraire.
16La difficulté de l’exercice didactique de la lecture littéraire tient aussi au fait d’un manque de clarté, ou d’une difficulté à poser le sens d’un enseignement de la littérature aujourd’hui, la littérature étant aussi largement concurrencée par d’autres modes d’expression sémiotiques pour dire le monde. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’avoir en tête les objectifs que l’on assigne à tel ou tel objet de lecture, la découverte d’un texte pouvant répondre à des objectifs de formation somme toute bien différents, parfois combinés, parfois exclusifs, parfois alternés ou simultanés. C’est à notre sens la responsabilité de l’enseignant, le sens profond de la liberté pédagogique, qui l’invite à concevoir des dispositifs de lecture qui travailleront dans des directions qui peuvent être perçues comme contradictoires mais qui, en classe, méritent d’être pensées dans une complémentarité. Cette question du sens des enseignements conduit Jean-Louis Dufays à repérer au moins trois tendances : les méthodes, le rapport au monde, les compétences.
17Un enseignement littéraire centré sur les méthodes privilégie l’examen des formes. Jean-Louis Dufays distingue quatre de ses objectifs :
1° aider à comprendre le sens d’un texte, 2° sensibiliser à la facture d’un texte, 3° aider ainsi l’élève à l’inscrire dans un ensemble, et 4° doter l’élève d’une capacité de lecture autonome10.
Cette approche, rappelle l’auteur, est depuis longtemps discutée : son formalisme et les dérives technicistes qu’elle induit ont souvent été désignés comme des facteurs de désaffection de la lecture chez les élèves qui ne perçoivent pas clairement le sens de l’exercice. Les limites de cette approche ont remis au premier plan une conception plus « humaniste » des études littéraires et qui pose la question du « sens en termes de rapport au monde ». Dans quelle mesure la littérature « aide à vivre », est « une chambre d’écho du monde et du moi 11» ? Une mission aussi ambitieuse de la lecture littéraire n’est pourtant pas exempte de critiques. Jean-Louis Dufays souligne le risque d’une conception morale de la littérature qui, de surcroît, négligerait les dimensions artistiques de l’objet littéraire en tant que travail de la forme et de la langue. Une troisième approche intègre la question de « l’utilité sociale » dans une étude des textes littéraires et associe sens et compétences de l’élève.
Selon cette conception, deux « familles de tâches » sont prioritaires pour développer des compétences en littérature : celles qui relèvent du « parler » […] et celles qui relèvent de l’« écrire » […]. Autrement dit, l’apprentissage de la littérature n’est désormais jugé pertinent que s’il débouche sur la maîtrise de « tâches-problèmes » orales ou écrites12.
18Le professeur dans sa classe fait-il un choix ? On est tenté de répondre par la négative et d’avancer plutôt que l’exercice de la lecture littéraire relève d’une mise en tension de ces conceptions. Il est en revanche essentiel d’être à l’écoute des textes, afin de déterminer ce que la singularité de chacun offre comme perspective d’étude la plus pertinente, en rapport étroit avec le public visé, son âge, ses compétences. C’est dans le même état d’esprit que nous inscrivons la pratique scripturale dans la lecture des textes. Le redéploiement d’une séance à partir d’une pratique scripturale ne résisterait pas à une systématisation. Être à l’écoute des textes signifie, dans ce cas, un examen des corpus pour évaluer leur potentiel scriptural. Tous les textes ne se prêtent pas à une démarche de lecture/écriture de même intensité et de même valeur. Adopter un mode d’accès et de présentation des textes identiques nous apparaît contre-productif. C’est aussi la diversité des situations pédagogiques qui entretient la motivation de l’élève et le dynamisme d’un projet de séquence.
5. Éléments de cadrage pour élaborer des dispositifs d’écriture de la réception
19Introduire une situation d’écriture dans une séance de lecture, c’est, de façon prosaïque, établir la possibilité d’un contact intime, solitaire avec le texte, ménager une respiration dans la séance, que la conduite de classe a souvent tendance à négliger au motif que l’heure est brève, qu’une pratique d’écriture est chronophage. Mais on peut aussi considérer que ce temps de rencontre avec le texte, ralenti par l’exercice de la scription, est précieux pour espérer un contact plus authentique, plus dense, avec le texte ; un temps où l’élève lit vraiment le texte au lieu de subir parfois dans une écoute passive la lecture du texte par le professeur ou ses camarades. Lire le crayon à la main, non pour répondre à une question mais pour produire un texte aussi minimal soit-il, mais porteur déjà d’un engagement dans la lecture : le geste n’est pas indifférent et modifie non seulement le rapport à la lecture analytique mais aussi la manière de concevoir le rôle de chacun des acteurs ainsi que l’organisation de la séance.
20Il serait toutefois préjudiciable de prétendre fixer dans ce chapitre les formes possibles de l’écriture de la réception. Chacune d’entre elles naît d’un projet de lecture singulier et d’une adéquation avec le texte littéraire qui la suscite. C’est là un point capital. Cette liberté dans l’invention d’une écriture de la réception est une façon de tourner le dos au rituel de la question posée, du type : « Quelles sont vos impressions de lecture ? » ; ou encore : « Que ressentez-vous à la lecture de ce texte ? »
5.1. Définir le type d’écrit en fonction de son positionnement vis-à-vis du texte lu
21On a l’habitude de classer les écrits proposés en classe en fonction de leur appartenance à un genre scolaire tel que l’écriture d’invention, le commentaire, la discussion argumentative. Un autre critère de classification réside dans l’attention à la relation de l’écrit avec le texte lu, à la manière dont la production écrite entre en contact avec le texte littéraire. Ainsi, si l’on différencie les écrits de la réception en fonction de la distance qu’ils entretiennent avec le texte source (ou avec l’image), on obtient trois catégories dont le statut discursif et le traitement énonciatif sont bien sûr différents :
Première catégorie ou « écrire dans »
22Cette classe d’écrits de la réception réunit les écrits de la greffe textuelle. Entre le texte produit, l’hypertexte, et le texte source, l’hypotexte, il y a une homogénéité énonciative et générique. L’exemple le plus courant consiste en la suite d’un texte, mais des variantes sont possibles en fonction, bien sûr, du texte source et de l’exploitation envisagée des textes produits par les élèves. La greffe peut ainsi prendre la forme d’un développement des pensées d’un personnage ou d’une description d’un lieu, autant de possibles d’écriture qui s’apparentent à des expansions fictionnelles, latentes ou présentes dans le texte mais de façon embryonnaire (voir chap. 10) Dans un projet de lecture poétique, un investissement similaire du texte littéraire peut être envisagé : la rédaction d’un hypertexte à partir d’un brouillon de genèse illustrera justement cette éventualité (voir chap. 8).
Deuxième catégorie ou « écrire à côté »
23Ces écritures de la réception restent dans le champ des hypertextes fictionnels ; autrement dit, le locuteur n’est pas le « je » élève, mais un « je » de fiction. Mais à la différence de la précédente classe, il n’y a pas nécessairement de superposition discursive et générique avec le texte source. C’est le cas, par exemple, du journal de personnage : l’élève emprunte la voix d’une entité fictionnelle, dans une forme écrite qui ne correspond pas au genre du texte lu.
Troisième catégorie ou « écrire sur »
24Cette catégorie se distingue des catégories précédentes car elle introduit une rupture discursive nette entre le texte lu et le texte écrit par l’élève. On quitte le champ de la fiction et on fait directement référence aux écrits métatextuels que sont le journal de lecteur ou encore le commentaire littéraire.
5.2. Faire du texte produit, un objet de travail
25Toute situation scolaire de lecture suppose que l’on soit attentif aux réceptions des élèves. C’est là une évidence qui s’impose dès l’instant où l’on s’éloigne de la leçon magistrale de littérature, mais qui peut tourner court et « rester aux niveaux des bonnes intentions si l’on ne pose pas la question des moyens de les faire surgir, de les conceptualiser, de les travailler, de les bouger en somme », comme le souligne Michel Raymond dans son analyse critique de la lecture scolaire13. Dans la nécessité toujours aiguë de trouver un équilibre entre l’acquisition de savoirs littéraires et l’expression libre de la parole de l’élève, entre le concours d’outils d’analyse et l’expérience directe et subjective de lecture, entre scientificité et subjectivité, nous soutenons que l’entrée en littérature par l’écriture peut être un levier pour susciter un dialogue avec les textes, un dialogue qui ne soit pas systématiquement enfermé dans un questionnement et contraint par un arsenal linguistique et rhétorique trop présent.
26L’introduction d’une pratique d’écriture au moment de la lecture privilégie une relation personnelle au texte littéraire. Il est toutefois important de ne pas isoler ce moment et d’en faire simplement un temps de lecture silencieux dont la production ne quitterait pas la sphère intime de celui qui le produit. Un des enjeux de cet écrit est de préparer ou de relancer le développement d’une lecture collective, d’engager le travail du commentaire et de l’analyse. L’exploitation de l’écrit suppose la mise en place de nouvelles situations pédagogiques qui articulent retour au texte, échanges autour de ces écrits, communication à des pairs de l’écrit de l’élève. La séance de lecture adopte alors des configurations différentes selon l’usage qui est fait de l’écrit.
27L’écriture, en tant que pratique heuristique et exploratoire, restitue un souvenir de lecture, une compréhension première, un premier état d’une relation esthétique au texte littéraire ou à l’image. Phase inaugurale d’une lecture, elle institue un autre rythme de la séance. Il revient au professeur d’aménager un temps d’exploitation de ces écrits. Les commentaires qui les accompagnent, leurs confrontations en classe entière ou en groupes, vont faire de ces écrits le premier matériau pour l’analyse textuelle. On voit alors que les stratégies mises en place par l’enseignant pour mener une lecture analytique doivent prendre en considération ces témoignages d’engagement dans la lecture, ces manifestations d’une réception d’un sujet lecteur, et les associer à un objectif de construction de savoirs nouveaux. Dès lors, l’écriture comme modalité d’accès au texte littéraire ou à l’image, et comme mode de restitution d’une actualisation du texte par l’élève, exerce en toute logique une influence sur l’organisation d’une séance ordinaire de lecture en classe de collège.
28Quelques points majeurs sont à considérer :
- la nature du corpus étudié (genre, thème, type de discours…) oriente, configure la consigne d’écriture, son format, le rapport entre texte source et production de l’élève ;
- la rhétorique du questionnement sur les textes littéraires (les fameux Qui ? Quoi ? Où ? Quand ? et autres principes institués comme des impératifs pédagogiques de lecture des textes) est bousculée ;
- il revient au professeur de prendre l’initiative sur la façon de structurer les temps de l’analyse, d’adopter telle ou telle entrée en étant à l’écoute du texte et des réceptions des élèves ;
- la pratique scripturale promeut la prise de parole et sa circulation dans la classe selon des modes de fonctionnement qui diffèrent sensiblement du modèle dominant « question/réponse » ; la relation « interrogateur/interrogé », elle aussi, est affectée.
5.3. Instituer un autre rapport à l’écriture
29L’écrit ne peut que se renforcer et voir ses représentations évoluer en devenant un objet de discours et d’échange à l’intérieur du groupe-classe. Que l’élève soit amené à parler de son expérience de lecture par le biais d’une trace d’écriture, variable dans sa forme, ses contenus et ses exigences, est aussi une autre façon de donner un relief particulier aux activités d’écriture dans la classe de français. L’espace créé par la verbalisation des écrits de la réception devient un élément déterminant pour que l’activité d’écriture ne soit plus seulement perçue comme une activité de commande à laquelle se soumet avec plus ou moins d’enthousiasme le sujet-scripteur, mais bien comme une activité de formation intellectuelle. Parler de son travail de lecture/écriture fait sens.
30En effet, alors que la pratique scripturale est souvent vécue comme une pratique solitaire, le rapport à l’écriture s’enrichit, se complexifie dès l’instant où l’on multiplie les temps d’échange. Non seulement la publication des écrits au sein de la classe, le fait qu’ils puissent circuler à l’intérieur des groupes, les détourne de leur destinataire habituel – le professeur – et libère l’entreprise d’écriture de la pression de la note, mais de plus, on reconnaît à la production de l’élève une valeur dans un projet de lecture littéraire.
Notes de bas de page
1 L’ouvrage de Jean-Charles Chabanne et Dominique Bucheton, Parler et écrire pour penser, apprendre et se construire. L’écrit et l’oral réflexifs (2002), apporte des éclairages très intéressants sur cette approche didactique de l’écriture.
2 J. Bellemin-Noël, Plaisirs de vampire, Paris, PUF, coll. « Écriture », 2001, p. 21.
3 On lira avec profit l’article d’A. Rouxel, « Qu’entend-on par lecture littéraire ? », 2002, présentation des théories de la réception et examen sous un angle historique et épistémologique de la notion de « lecture littéraire ».
4 Mars 1998, p. 3-4.
5 Dans C. Mazauric, M.-J. Fourtanier et G. Langlade (dir.), Le Texte du lecteur, 2011, p. 20.
6 Se reporter notamment à l’ouvrage coordonné par A. Rouxel, Lectures cursives : quel accompagnement ?, ouvr. cité.
7 Sur la question du souvenir de lecture, Brigitte Louichon développe une réflexion très stimulante dans La Littérature après coup, 2009.
8 G. Langlade, « Activité fictionnalisante du lecteur et dispositif de l'imaginaire », 2008, p. 55.
9 N. Lacelle et G. Langlade, « Former des lecteurs/spectateurs par la lecture subjective des œuvres », dans J.-L. Dufays (dir.), Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire ? Sens, utilité, évaluation, Louvain, PUL, coll. « Recherche en formation des enseignants et en didactique », 2007, p. 55.
10 J.-L. Dufays, « Du sens à l’évaluation, en passant par l’utilité. Actualité et enjeux d’une problématique de recherche », dans J.-L. Dufays (dir.), Enseigner et apprendre la littérature aujourd’hui, pour quoi faire ? Sens, utilité, évaluation, ouvr. cité, p. 8.
11 Ibid.
12 Ibid., p. 9.
13 R. Michel, « Lecture méthodique ou méthode de lecture à l’usage des élèves de lycée : un objet didactique non identifié », Pratiques, n° 97-98, juin 1998, « La transposition didactique en français », p. 59-103.
Auteur
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