Métamorphose anglaise, par T. Rowley
p. 187-191
Texte intégral
1Chatterton donne ici sa version poétique de la légende qui entoure le nom de Saint Vincent Rock ; le titre rappelle évidemment les Métamorphoses d’Ovide. Encore le même cadre géographique : les environs immédiats de Bristol, le rocher Saint Vincent surplombant la gorge de l’Avon, et non pas, comme le dit Thomas Chatterton, la Severn (Sabrina, en latin), qui se jette dans le canal de Saint George au-delà de Gloucester. Là encore, l’imagination travaille : Chatterton fait intervenir un Troyen, fait de lui un roi anglais, son successeur bat les Huns… Nous sommes au pays des légendes…
Livre premier4
2Lorsque les Scythes, aussi farouches que les loups qu’ils chassaient,
Peints de formes horribles, vêtus par la nature,
Enveloppés de peaux de bêtes, dormaient sur le sol,
Et au matin éveillaient le loup pour le combattre,
Rapides comme rais de lumière vermeille descendant,
Ils plongeaient jusqu’au fond sacré des ondes purificatrices,
Fendaient en deux les noirs chênes de montagne,
Et parcouraient en pensée les prairies azurées,
Dont les yeux de feu brillaient comme météores à chevelure bleue,
Qui pendaient terribles aux falaises blanches de Douvres.
3Bondissant légèrement sur les vagues d’azur gonflées,
Les farouches naturels virent apparaître un navire ;
Un tremblement inconnu s’insinue en leur cœur,
Leur force est arrêtée par le gel de la peur.
Ça et là s’arrête le javelot tendu ;
Ils demeurent, ils courent, ils regardent d’un œil curieux ;
La voile du navire, se gonflant au vent favorable,
Court jusqu’au port, venant de l’onde amère ;
Épouvantés ils reculent lorsque au rivage
Un Troyen armé saute, le glaive mortel en main.
4Le suivirent bientôt ses compagnons, dont l’épée nue
Étincelait comme étoiles brillantes par les nuits glacées,
Saluant leur capitaine en mots confus
Roi du pays où ils avaient pris pied.
Grand roi Brute ils l’appelèrent alors,
Se préparèrent au combat, se mirent en rangs ;
Ils souhaitaient se battre, les indigènes fuirent aussi vite
Que des nuages fugaces nagent devant la vue ;
Jusqu’à ce que, las des batailles, pour cesser la guerre,
Ils oignent Brute roi, et donnent le pouvoir aux Troyens.
5Deux fois douze années ont éclairé les esprits,
Adouci la barbarie sauvage de leur poitrine,
Parfait leur guerre mystique, et policé leur nature,
Lorsque Brute quitta les Bretons pour le repos éternel.
Bientôt le noble Locrine fut investi
Du pouvoir, et revêtu de la robe du prince ;
Il battit les Huns guerriers, qui animés de mauvaises intentions
Infestaient son royaume naissant.
Lors qu’il brandissait sa large épée au-dessus de la tête de Humber,
Ce dernier fut changé en large fleuve, coulant à flots bruyants.
6Il épousa Gwendoline, de souche royale,
Au visage vermeil resplendissant de santé ;
Rouge comme l’écarlate de sa robe,
Elle connut le plaisir sur la couche nuptiale.
Mais bientôt la paix de l’âme s’enfuit
Car Elstride rencontra le roi Locrine ;
D’innombrables grâces lui avaient été données ;
Plus belle, beaucoup plus belle que n’était Gwendoline ;
La teinte du matin, la rose, le lys,
En concours permanent sur elle peignaient leur pouvoir.
7L’aimable cour que lui fit Locrine lui valut son amour ;
Ils vécurent d’heureux moments jusqu’à un doux âge ;
Souvent se promenant dans taillis, vallons et bosquets,
Où nul regard ne pouvait troubler leurs ébats ;
Là ils se racontaient la joyeuse histoire d’amour,
Et cueillaient des fleurs pour s’orner les cheveux ;
Gwendoline, dans sa colère de femme, emportée,
Assembla des guerriers pour venger sa couche ;
Ils se levèrent ; dans la bataille Locrine fut tué ;
La belle Elstride fuit loin de la colère de la reine.
8Un lien d’amour, une belle enfant elle eut,
Dont le matin en bourgeon annonçait un beau jour,
Son père Locrine, autrefois un saint homme.
Emmenant cette belle enfant, elle se hâta de fuir,
Là où les robustes collines d’argile à l’ouest
Montent jusqu’aux nues et les soutiennent ;
Là demeuraient Elstride et Sabrina ;
La première déguisée un temps en habit de guerrier,
Appelée Vincent, mais très tôt le destin
Envoya la mort dire à la dame qu’elle n’était pas tenue en estime.
9La reine Gwendoline envoya un chevalier géant
Dont la tête puissante touchait au ciel brillant,
Pour l’occire là où elle se trouverait,
Et aussi tous ceux qui sa cause embrasseraient.
Rapide comme les vents rugissants le géant vole5,
Calma les vents bruyants, étendit la nuit de son ombre sur des royaumes,
Enjamba des villes, dort sur maintes acres,
Jusqu’à ce que, allant vers l’ouest, l’infortune pour guide,
Sous l’habit guerrier la belle Elstride il découvrît.
10Du sol il arracha une montagne déchiquetée,
Et jeta au ciel des forêts qui se balancent,
Puis, en furie, ce qui étonnerait la terre,
En l’air il projeta la montagne.
Les louveteaux poussèrent un hurlement dans leur vol ;
Sur Vincent et Sabrina la montagne retomba ;
Pour la vie éternelle elles moururent bientôt ;
À travers la tombe de sable bouillonna la fontaine pourpre,
Sur une large plaine herbue reposait la colline,
Souillant le rapide cours miroitant de maints ruisseaux.
11Les dieux qui connaissaient les actions de cet être,
Pour alléger le triste destin de ces deux beautés,
Par leur puissance creusèrent la montagne.
De Sabrina jaillit une claire rivière,
Rugissant et roulant en un cours erratique ;
De Vincent, femme, surgit une crête de pierres,
De chaque côté la rivière se lève en direction du ciel ;
Le flot de Sabrina était contenu dans le corps d’Elstride.
Ainsi sont-elles nommées ; nobles et valets
Appellent Severn ce flot caché par le roc Saint Vincent.
12Le gros géant, celui qui les tua,
Se hâtait d’aller le dire à Gwendoline ;
Quand, foulant à grandes enjambées le pré tremblant,
Le rouge éclair luit sur sa tête,
À son cœur se répandent les vapeurs de l’azur,
De terrible et cruelle douleur il se tordit ;
Quand de son sang vital les rouges traits se furent nourris,
En un tas de cendres il tomba sur la plaine,
Ses cendres pointent encore vers la lumière,
Haute montagne étonnante, on l’appelle Snowdon.
13Composé vers mai 1769. Thomas Chatterton utilise ici encore la strophe spensérienne de dix vers, avec un alexandrin final, rimant ababbcbcdd. Il emprunte aussi au grand poème de Spenser, The Faerie Queene, où l’on trouve une allusion au règne de Brute (livre II, chant X, strophe vii), au combat contre des géants (« Chronique des rois bretons, de Brute jusqu’au règne d’Uter », livre IV, chant XI, strophes XXXVII et XXXIX), à Humber, roi des Scythes, et Locrine, fils de Brute. Mais plus près de Chatterton, on peut aussi penser à la légende de Fair Rosamund et Henry II, reprise par Percy dans les Reliques…
Notes de bas de page
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