Chapitre V
La coopération aéronautique franco-italienne. Une relation déséquilibrée
p. 77-90
Texte intégral
Introduction
1Les relations franco-italiennes dans le domaine aéronautique au cours de la Grande Guerre furent particulièrement étroites et il n’aurait pas pu en aller autrement compte tenu non seulement du rôle pionnier de la France dans ce secteur, mais aussi de la place de la technologie et des capitaux français dans le développement de l’industrie d’armement italienne avant la guerre. Quand l’Italie intervint dans le conflit en mai 1915, les liens se resserrèrent encore et s’étendirent aux solutions techniques pratiques, conséquence logique de l’intérêt manifesté par les responsables militaires italiens qui observaient les opérations aériennes sur le front occidental pour en tirer des enseignements qui pussent leur être utiles. En outre, dès l’entrée en guerre de l’Italie, des unités aériennes françaises opérèrent contre l’Autriche-Hongrie : une présence d’abord réduite de nature essentiellement symbolique, qui devint beaucoup plus significative en 1917 et à laquelle l’Italie répondit en 1918 par l’envoi en France d’un groupe de bombardiers trimoteurs Caproni.
Une coopération technologique et industrielle
2Au début des années 1910, les autorités italiennes avaient tenté de stimuler le développement des capacités productives nationales dans le secteur des constructions aéronautiques. Mais les deux premiers concours pour sélectionner un modèle d’aéroplane militaire et un moteur d’avion, lancés respectivement en mars et en avril 1912, ne donnèrent pas le moindre résultat, car aucune des sociétés concurrentes ne fut en mesure de remplir le cahier des charges. Il n’existait d’ailleurs pas de véritable structure industrielle digne de ce nom et même l’achat de technologie à l’étranger était conditionné par le manque de capitaux, d’outillage et de main-d’œuvre spécialisée. Malgré tout, les autorités poursuivirent leur politique d’achat de brevets à des firmes étrangères, exigeant en contrepartie que les entreprises nationales qui débutaient dans le secteur aéronautique fussent associées à la réalisation des commandes de matériels étrangers passées par l’État italien.
3Louis Blériot, dont les appareils constituaient presque la moitié des équipements de la première unité militaire aérienne italienne1, avait établi à Turin en avril 1912 la Società Italiana Transaerea (SIT), avec l’apport financier de plusieurs entrepreneurs locaux. La SIT procéda aux essais de son premier appareil Blériot sur le terrain d’aviation turinois de Mirafiori en octobre et renforça sa position dominante en achetant la licence de reproduction du biplan Maurice Farman, dont l’armée italienne avait commandé douze exemplaires en France. À la même époque, la Società Anonima Fratelli Macchi basée à Varese, en Lombardie, s’apprêtait à entrer elle aussi dans le secteur aéronautique grâce à un accord conclu avec la firme française Nieuport, dont le monoplan Nieuport IV était très apprécié en Italie. Le succès obtenu à la suite des premières commandes permit à Macchi de renforcer sa position en s’associant à Nieuport dans la Società Anonima Nieuport Macchi, fondée le 1er mai 19132.
4Du point de vue technique cependant, au moment de l’entrée en guerre de l’Italie en 1915, l’industrie aéronautique italienne n’était pratiquement pas en mesure d’élaborer seule des modèles originaux. À l’exception des bombardiers de l’ingénieur Gianni Caproni, presque tous les aéroplanes équipant les unités de l’armée étaient de conception française – appareils Blériot, Farman, Caudron et Nieuport – ou même allemande comme les avions de reconnaissance SAML. Les rares tentatives pour réaliser des modèles originaux concernaient surtout les appareils employés lors des missions de reconnaissance, spécialité pour laquelle l’armée s’était équipée dès le printemps 1915 d’avions Macchi Parasol, monoplans biplaces à aile surélevée destinés aux escadrilles du service d’artillerie, dont le rôle consistait à repérer les cibles, à les signaler aux batteries et à procéder ensuite à la régulation du tir. Cet appareil, mis au point en 1913, qui était le seul avion de conception nationale en service, se révéla bien vite défectueux : il avait la fâcheuse tendance à se mettre en vrille et ses prestations se révélèrent insuffisantes, en particulier à cause d’un plafond opérationnel trop bas. Au cours de l’été, il fut donc progressivement remplacé par des appareils de conception française, le Caudron G.3 et le Farman MF1914, tous deux fabriqués sous licence, le premier par la société AER à Orbassano près de Turin et le second par la firme turinoise Società Italiana Aviazione (SIA).
5Malgré l’absence d’armement défensif et des prestations assez modestes dues à son moteur rotatif Le Rhône de 80 cv, le Caudron G.3 fut très apprécié en vertu de son excellente stabilité et de la précision de ses commandes. Destiné, comme en France, au service d’artillerie, il entra toutefois en service en Italie alors même qu’en France la mise au point d’appareils plus performants et la montée en puissance de l’aviation allemande l’avaient relégué dans les écoles de pilotage. L’aviation italienne l’employa pourtant en première ligne jusqu’à la fin du printemps 1917. En 1915-1916, la société AER en fabriqua 170 exemplaires qui vinrent s’ajouter aux 40 premiers exemplaires livrés par la France. L’avion Farman MF1914, tant dans la version équipée du moteur De Dion Bouton de 80 cv qu’avec le moteur FIAT de 100 cv, fut immédiatement préféré aux monoplans Blériot et Nieuport en raison de son rayon d’action nettement supérieur – 150 kilomètres au lieu de 70 pour le Blériot et de 90 pour le Nieuport –, de sa capacité ascensionnelle et de sa charge utile. Avec le pilote et son équipier, il pouvait en effet emporter quatre grenades de 162 mm, ou huit grenades mines de 87 mm ou bien encore huit grenades torpilles de 113 mm, ou alors 2 400 fléchettes d’acier, et contrairement aux deux autres modèles, il pouvait être doté d’une mitrailleuse. Grâce à ses qualités, le biplan Farman fut pendant deux ans l’appareil à tout faire de l’aviation italienne et on continua à le produire jusqu’à la fin de la guerre : 1 462 exemplaires furent commandés, parmi lesquels 1 105 sortirent effectivement des ateliers avant l’armistice.
6La formule technique de la double queue de fuselage du Caudron et du Farman, associée à une hélice tractive pour le premier, à une hélice propulsive pour le second, inspira les plans des avions de reconnaissance réalisés par la firme Savoia avec la collaboration de l’ingénieur Ottorino Pomilio. Ces appareils devaient entrer en première ligne au cours de l’année 1917 dans l’ensemble des escadrilles de la spécialité. Le Savoia Pomilio S.P.2 exprimait à la fois la tendance à reprendre des solutions techniques bien connues et expérimentées et la volonté de différencier les aéroplanes de l’armée italienne des appareils employés par l’adversaire, qui étaient tous des modèles à fuselage unique. Sur le papier, ce biplace présentait de bonnes caractéristiques, grâce à son moteur FIAT A.12 de 200 cv et à la possibilité de monter une ou deux mitrailleuses et d’emporter une radio et des appareils photographiques. Relativement rapide et doté d’une assez bonne capacité ascensionnelle, à l’emploi il se révéla cependant lourd et peu maniable. Bien qu’allégée et rendue plus maniable, la version suivante, le S.P.3, fut tout aussi décevante. Par ailleurs, la mise au point de cet appareil fut particulièrement longue et lorsqu’il entra finalement en service au printemps de 1917, son architecture, qui le rendait très vulnérable aux attaques dans le dos, était devenue obsolète.
7Pour remplacer les avions Caudron, Farman et Savoia Pomilio, l’industrie italienne réalisa deux modèles de biplan à fuselage, tous deux équipés du moteur FIAT A.12 bis de 260 cv. Leur mise au point se révéla particulièrement difficile durant l’été 1917, où se manifestèrent bien vite l’insuffisance de leurs prestations ainsi que de graves défauts de fabrication, qui causèrent de multiples accidents et coûtèrent la vie à plusieurs équipages. Par la suite, grâce au passage de la version D à la version E, la situation s’améliora et les escadrilles dotées d’avions Pomilio fonctionnèrent bien, mais cet appareil demeura difficile à piloter, comme en témoignent les accidents mortels survenus encore à l’été 1918, causés par la tendance qu’il avait à quitter brusquement sa ligne, à se retourner et à se mettre en vrille.
8Si les avions de reconnaissance Pomilio finirent dans une certaine mesure par répondre aux attentes, certes au prix de multiples modifications et grâce à l’habileté des aviateurs auxquels était confiée la redoutable tâche de les piloter, en revanche le cycle productif et la carrière opérationnelle de l’appareil SIA 7B se soldèrent par un véritable désastre. Les premiers retour d’expérience des équipages qui l’avaient testé dès septembre 1917 se révélèrent positifs et par conséquent le programme de développement de l’aviation militaire pour l’année 1918 prévoyait d’en doter toutes les escadrilles de corps d’armée, qui étaient chargées des missions de reconnaissance tactique sur les arrières immédiats des premières lignes, du service d’artillerie et des liaisons avec l’infanterie. Mais quand les SIA 7B commencèrent à arriver dans les unités au début de 1918, eut lieu une série d’accidents mortels, causés par une combinaison de défauts de conception et de malfaçons dans la fabrication qui entraînait la rupture des attaches des ailes lorsqu’elles étaient soumises à de fortes sollicitations. Les vols furent à plusieurs reprises suspendus, on inspecta les avions et l’on remodela les points d’ancrage des ailes sans parvenir toutefois à résoudre le problème. Dès la conclusion victorieuse de la Battaglia del Solstizio3, le Grand Quartier Général ordonna le retrait immédiat de tous les SIA 7B.
9Ces mésaventures relatives aux avions de reconnaissance confirment l’insuffisance des capacités de conception de l’industrie aéronautique italienne, qui était en revanche en mesure de reproduire correctement et en grande quantité les appareils conçus à l’étranger. C’était le cas en particulier pour l’aviation de chasse, équipée dès le début du conflit de modèles français. Après les Nieuport Ni.10 et Ni.11, en dotation dans les premières escadrilles de chasse dès la fin de 1915, en 1917 ce fut le tour du Nieuport Ni.17, suivi du SPAD dans les versions VII et XIII, et de l’Hanriot Hd.1, un biplan avec moteur rotatif Gnome de 120 cv, qui n’avait pas été apprécié en France mais dont la licence de production était disponible. Conçu par Émile Eugène Dupont pour le compte de Pierre Hanriot, cet appareil armé d’une mitrailleuse Vickers tirant à travers le disque de l’hélice et capable d’atteindre 185 km/h et un plafond opérationnel de 5 900 mètres, plut beaucoup aux pilotes en raison de sa maniabilité et de sa capacité ascensionnelle qui compensaient sa puissance de feu limitée. Après le premier vol le 20 décembre 1916, le biplan Hanriot fut présenté aux autorités militaires italiennes en février 1917. 1 700 exemplaires furent commandés à la firme Macchi qui en livra finalement 831, 125 au second semestre de 1917 et 706 en 1918, en plus des 150 Ni.17 produits en 1917 et des 646 Ni.11 fabriqués pendant toute la durée du conflit. Les SPAD S.VII et S.XIII, employés par les escadrilles italiennes, furent en revanche importés de France, tandis qu’un millier d’exemplaires du moteur Hispano-Suiza 8A fut construit aussi en Italie par les entreprises turinoises SCAT et Itala et par la société Garage Nagliati de Milan. Les modèles de chasseurs proposés par l’industrie italienne ne connurent pas le même succès. Le Marchetti Vickers Terni (MVT), le Macchi M14 et le Pomilio Gamma ne dépassèrent pas le stade de prototypes ; les autres, bien que parvenus au stade productif, furent en réalité employés à des missions pour lesquelles ils n’avaient pas été conçus : le SVA, que les pilotes trouvèrent insuffisamment maniable pour la chasse, fut reconverti avec succès en avion de reconnaissance et en bombardier, le biplace Pomilio, initialement conçu comme chasseur lourd, fut employé à des missions d’exploration.
10En ce qui concerne l’aviation maritime4, à part la série très réussie des hydravions Macchi – dont le point de départ fut toutefois l’appareil austro-hongrois Lohner capturé intact au large de Porto Corsini dans la nuit du 27 au 28 mai 1915 –, l’essentiel de la production italienne fut réalisé sous la licence de la firme Franco-British Aviation (FBA) par la société Savoia Società Costruzioni Aeronautiche de Sesto Calende, en Lombardie, à partir de 1915, et dans une moindre mesure, par les entreprises IAM de Lucrino, près de Naples et Piaggio de Gênes. Employé pour des missions de reconnaissance, de bombardement et dans les écoles de pilotage, l’hydravion FBA resta en service jusqu’à la fin de la guerre, bien qu’à partir de 1916 il fût supplanté en première ligne par les modèles plus brillants de la firme Macchi.
11L’appareil italien le plus connu de la Grande Guerre, outre le SVA, est certainement le bombardier Caproni, fabriqué en plusieurs versions et dont la licence fut cédée à la France, au Royaume-Uni et aux États-Unis. Le trimoteur Caproni a sans doute mérité sa renommée, mais sa carrière ne fut pas seulement constellée de succès. La mise au point et la production furent caractérisées par des retards, des défauts techniques et des erreurs de conception, en partie dus à des exigences parfois inappropriées et incohérentes émanant des autorités militaires, surtout en ce qui concerne la version dénommée Ca.5, équipée de moteurs FIAT de 200 cv, qui ne put entrer en service que dans les tout derniers mois de la guerre.
12Le trimoteur Caproni5 est un cas unique de transfert de technologie à l’inverse des cas précédents, car, si, pour la reconnaissance et pour la chasse, l’aviation italienne dut recourir à des modèles français, dans le domaine du bombardement elle prit l’avantage grâce à la clairvoyance de Gianni Caproni. À la fin de l’année 1914, l’état-major français, misant sur les capacités offensives de l’avion, avait commencé à étudier la possibilité de frapper les bases productives allemandes. Le 4 décembre 1914, en attaquant la gare ferroviaire de Fribourg, le Groupe de bombardement 1, fort de 18 monomoteurs Voisin, avait ouvert ce qui, dans l’esprit du haut commandement français, aurait dû être une campagne de bombardement stratégique pour laquelle était prévue la création de trois autres groupes spécialisés. Sur la lancée de l’enthousiasme suscité par le succès du bombardement des usines chimiques de Ludwigshafen le 26 mai 1915, on programma la constitution d’une flotte de 750 bombardiers pour attaquer la ville industrielle d’Essen, considérée comme le cœur de la production sidérurgique allemande. Mais les difficultés rencontrées pour augmenter le nombre d’escadrilles, l’absence de résultats réellement probants et les exigences croissantes du front amenèrent finalement le Grand Quartier Général à renoncer à son plan et à destiner les quatre groupes de bombardement à des missions tactiques.
13Cependant, les défauts du bombardier Voisin et les délais, nécessaires à la mise au point d’un meilleur appareil, avaient incité à envisager d’autres solutions et en janvier 1915 Arturo Mercanti6 avait rencontré à Paris le général Auguste Edouard Hirschauer, alors à la tête de la Direction de l’aéronautique militaire au ministère de la Guerre, et avait conclu avec lui un accord préliminaire pour la cession de la licence de production du trimoteur Caproni. Finalisé par Gianni Caproni en février, cet accord stipulait que l’appareil serait fabriqué par les établissements Robert Esnault Pelterie (REP) à Bron, près de Lyon, au rythme initial de trois exemplaires par mois, d’août à décembre, puis de 41 appareils en 1916, 6 en 1917 et 28 en 1918, pour un total de 89 avions. Dans les mois suivants, les détails techniques de l’opération furent arrêtés et la production démarra le 25 août. Comme, au cours des négociations, on avait précisé que l’Italie ne fournirait pas les moteurs, on modifia la structure des appareils, dénommés CEP 1 B2 pour les distinguer de ceux fabriqués en Italie qui portaient le sigle Ca.1, pour les équiper de propulseurs français. L’idée initiale de monter latéralement deux moteurs Le Rhône de 80 cv et, sur le fuselage, un moteur de 100 cv fut abandonnée pour une configuration qui conservait les deux moteurs latéraux Le Rhône dans les versions 9C et 9J de 80 cv, couplés sur le fuselage à un moteur à cylindres en ligne Canton-Unné P9 de 130 cv. Même ainsi, l’avion était sous-motorisé et à partir du 27e exemplaire, livré à l’escadrille CEP115 en avril 1916, les moteurs Le Rhône de 80 cv furent remplacés par des unités motrices de la même marque de 110 cv.
14La production du CEP 1 B2, rebaptisé CEP 1 Bn2 lorsqu’on décida d’en limiter l’emploi à des opérations nocturnes, prit fin avec le 60e exemplaire en avril 1917, quand les autorités militaires françaises demandèrent à convertir la licence de production du Ca.1 en licence pour le plus brillant Ca.3. 30 exemplaires de cette version du trimoteur Caproni, dénommé CEP 2 Bn2, mais identique au Ca.3 y compris dans sa motorisation – trois propulseurs Isotta-Fraschini de 150 cv –, furent réalisés par REP avec l’appoint de la Société Anonyme d’Applications Industrielles du Bois (SAAIB) de Villeneuve. Quelques autres Ca.3 furent en outre achetés en Italie et amenés en France par la voie des airs en novembre 1917 et en juin 1918.
15Du point de vue opérationnel, les CEP 1 Bn2 furent utilisés par l’école de pilotage d’Ambérieu et surtout par l’escadrille CEP 11 de novembre 1915 à mars 1918, avant de passer sur CEP 2 Bn 2 de 450 cv. En prévision de cette transition, dès le mois d’octobre précédent, l’escadrille avait été rebaptisée CAP 115. Il en alla de même de la seconde escadrille qui devait recevoir ces appareils, la CEP 130 créée en août, devenue CAP 130 en novembre 1917. Les pertes au combat furent très limitées, un seul bombardier de la CAP 115 fut abattu le 8 août 1918, mais beaucoup plus élevées en raison d’accidents, du fait de l’activité principalement nocturne, puisque pas moins de 54 appareils furent rayés de l’inventaire.
Une coopération dans le domaine opérationnel
16La coopération aéronautique franco-italienne ne fut pas seulement de nature technologique et industrielle, elle fut aussi de nature opérationnelle. En découlèrent de précieux échanges d’expérience, relatifs principalement à la reconnaissance tactique et au service d’artillerie, un secteur fondamental dans la guerre de position, domaine dans lequel l’aviation italienne sut bien exploiter les enseignements en provenance du front occidental. À ce propos, dans l’attente des équipements radiotélégraphiques de bord de fabrication nationale, les premiers appareils de ce type utilisés pour transmettre au sol les données de l’observation du tir d’artillerie, furent achetés en France. Dans les spécialités de la chasse et du bombardement, les échanges d’expérience furent plus limités, mais tout de même favorisés par l’existence d’organismes de liaison actifs surtout dans la dernière phase du conflit du fait de la présence d’escadrilles de chasse et de reconnaissance françaises en Italie et d’unités de bombardement italiennes en France7.
17La convention navale signée le 10 mai 1915 par la France, le Royaume-Uni et l’Italie tenait compte de l’évidente infériorité de l’aviation maritime italienne par rapport à celle austro-hongroise et prévoyait par conséquent de transférer une escadrille française d’hydravions à Venise. Six appareils FBA arrivèrent le 25 mai 1915 à la base aéronavale de Sant’Andrea pour y former le Centre d’Aviation Maritime (CAM) et exercèrent jusqu’en mai 1917 une intense activité de patrouille ainsi que des incursions offensives dans le secteur de Trieste. En août, quelques chasseurs Nieuport Ni.10, vite remplacés par de plus modernes Ni.11 Bébé, vinrent flanquer les FBA pour renforcer la défense aérienne de Venise. Constituant l’escadrille N 92 I, ces appareils furent d’abord basés à Bazzera, près de Mestre, puis à partir de décembre, sur le terrain d’aviation de San Nicolò au Lido de Venise. Rebaptisée N 392 en mai 1916, puis N 561 en août 1917, et équipée de nouveaux appareils, l’escadrille continua d’opérer jusqu’à la fin de la guerre, mais son rôle devint de plus en plus symbolique – un témoignage de la solidarité interalliée – au fur et à mesure que l’aviation italienne montait en puissance. Le Centre d’Aviation Maritime de Brindisi, dans les Pouilles, installé en septembre 1915 toujours dans le cadre de la convention navale tripartite, eut une activité opérationnelle plus brève. Ses trois hydravions monoplans Nieuport IV, déjà obsolètes au moment de leur arrivée en Italie, cessèrent en effet leur activité en janvier 1916. Un troisième Centre d’Aviation Maritime, ouvert à Marsala, en Sicile, comme base d’appui pour les hydravions opérant depuis Bizerte, en Tunisie, fonctionna de septembre 1917 à la fin du conflit.
18Sur le front des opérations terrestres8, la première unité de l’aviation française active en Italie fut l’escadrille Espinasse9, équipée d’avions de reconnaissance britanniques Sopwith 1 ½ Strutter (SOP 1A2 selon la dénomination française), expressément constituée pour assurer le service d’artillerie des canons de 190 mm et de 320 mm montés sur affût ferroviaire que la France envoya dans le secteur de Vicence pour soutenir l’offensive de juin 1917 sur le plateau d’Asiago10. L’activité opérationnelle de l’escadrille Espinasse prit fin rapidement, puisque les personnels qui la composaient furent rappelés en France au bout de quelques semaines seulement, mais ses appareils restèrent en Italie en raison d’une autre initiative. À la conférence bilatérale de Saint-Jean de Maurienne le 25 juin 191711, on avait en effet décidé l’envoi sur le front italien de 34 pièces françaises d’artillerie lourde et de 6 batteries britanniques d’obusiers de 152 mm. Le 5 août, à la suite des canons arriva également en Italie la 36e escadrille de reconnaissance française, composée de 14 biplaces Sopwith 1 ½ Strutter, à laquelle les appareils laissés par l’escadrille Espinasse devaient garantir des matériels de rechange. L’activité en Italie de l’escadrille SOP 36 prit fin avec la déroute de l’armée italienne, consécutive à l’offensive conjointe des Allemands et des Austro-Hongrois à Caporetto le 24 octobre 1917, mais ces premières expériences de coopération dans le domaine opérationnel constituèrent le prélude au renforcement de l’engagement d’unités aériennes françaises en territoire italien.
19En effet, parallèlement à l’envoi de 5 divisions britanniques et de 6 divisions françaises à la fin du mois de novembre pour soutenir l’allié alors en grande difficulté, on transféra en Italie 5 escadrilles britanniques12 et 8 escadrilles françaises13. Avec l’endiguement des tentatives de percée adverses sur le fleuve Piave, sur le massif du Grappa et sur le plateau d’Asiago, il fut possible d’améliorer les positions défensives et de remplacer les unités les plus éprouvées. C’est dans ce contexte qu’entrèrent en ligne le XXXIe corps d’armée français et le XIVe corps d’armée britannique. Tous deux étaient accompagnés de leurs unités aériennes, offrant ainsi à l’aviation italienne non seulement un important renfort mais aussi la possibilité de se familiariser avec les procédures et les méthodes en usage sur le front occidental.
20La même situation se reproduisit à la fin de l’hiver quand les troupes alliées, désormais incorporées dans la 6e armée italienne, furent concentrées sur le plateau d’Asiago. L’aéronautique française était représentée par les escadrilles de reconnaissance A.R. 22 et 254, basées à Nove di Bassano, et par deux compagnies d’aérostiers, la 40e et la 60e ; les Britanniques déployaient le 14th Wing14 et le N.34 Squadron de reconnaissance (appareils R.E.8) à Villaverla, flanquées de la Flight Z dotée de Bristol Fighter biplaces15, et de ballons captifs d’observation des compagnies d’aérostiers 9 et 12. À l’exception du N.45 Squadron vite rappelé en France, ces unités opérèrent sur le front italien jusqu’à la fin du conflit. Les escadrilles françaises participèrent à l’ultime bataille – qui provoqua l’écroulement de l’armée austro-hongroise16 au sein de la 12e armée –, les unités britanniques y contribuèrent au sein de la 10e armée.
21En ce qui concerne la présence de l’aviation italienne sur le front occidental, l’envoi d’un groupe de bombardement composé de trois escadrilles fut décidé à la fin de l’automne 1917 pour répondre aux sollicitations des autorités françaises qui, comme nous l’avons déjà mentionné, avaient l’intention d’acheter un certain nombre de bombardiers Caproni. Le Grand Quartier Général italien n’était pas spécialement favorable à une opération qui aurait risqué d’affaiblir ultérieurement une composante de l’aviation nationale déjà mise à mal par la rupture du front à Caporetto, mais les raisons de nature politique se révélèrent prépondérantes. Ces mêmes raisons conduisirent cependant à redéfinir les conditions de l’accord : la coopération technologique et industrielle devait être complétée par l’envoi en France d’une unité de bombardement. Cette solution permettait tout à la fois d’exalter l’apport militaire italien à la coalition dans un but de propagande, mais aussi de renforcer les liens entre alliés qui s’étaient concrétisés par l’envoi de troupes britanniques et françaises en Italie et qu’allait accentuer le transfert en France en avril 1918 du IIe corps d’armée italien.
22Le 24 décembre 1917 fut officiellement constitué le XVIII Gruppo Aeroplani sous les ordres du capitaine Renato De Riso, composé des escadrilles 3, 14 et 15. Celles-ci devaient confier leurs appareils au dépôt d’aviation de Padoue et se transférer à Taliedo, près de Milan, pour y recevoir sept trimoteurs récemment sortis d’usine et cinq autres que la firme Caproni avaient soumis à une révision, de sorte que chacune pût compter sur quatre Caproni Ca.3 en parfait état de fonctionnement. Dans le même temps, se poursuivait l’envoi en France des Ca.3, qui, en vertu de l’accord bilatéral, devaient lui être vendus : aux huit premiers exemplaires transférés en vol de Taliedo à Lyon en novembre, s’en ajoutèrent vingt autres expédiés par convoi ferroviaire entre la mi-novembre 1917 et la mi-janvier 1918.
23Dans la soirée du 9 janvier 1918, le train à bord duquel voyageaient les pilotes et les mécaniciens du XVIII Gruppo Aeroplani et leur matériel, y compris les avions démontés et mis sous emballage, quittait la gare de Rogoredo. Après une halte de deux jours à Modane, le convoi repartit en direction de Longvic, près de Dijon, dont le terrain d’aviation servait de base pour le montage des trimoteurs Caproni cédés à la France. Incorporé au Groupe d’armées Est, le XVIII Gruppo Aeroplani prit ses quartiers le 19 février sur l’aérodrome d’Ochey, près de Nancy. Sur le front occidental, où la chasse adverse et l’artillerie antiaérienne étaient plus efficaces que celles de l’Autriche-Hongrie, la seule hypothèse d’emploi des Caproni était le bombardement nocturne, ce qui d’ailleurs n’excluait pas d’agir à la lueur des étoiles : ce contexte était très différent de celui italien, où les missions nocturnes se déroulaient presque toujours au clair de lune et celles de jour étaient encore possibles à condition de disposer d’une solide escorte, toute autre solution aurait entraîné une forte diminution du rendement opérationnel. Le XVIII Gruppo Aeroplani entra en action le soir du 17 mars 1918 quand deux Ca.3 de chaque escadrille, armés d’une vingtaine de grenades torpilles de 162 mm, décollèrent pour aller bombarder le nœud ferroviaire de Metz-Sablon et le terrain d’aviation de Frescaty. Les aviateurs italiens connaissaient encore mal le secteur et n’étaient pas familiarisés avec le système de signalisation utilisé par les Français pour jalonner la route. Dans l’obscurité et le brouillard, un équipage de la 14e escadrille se perdit dans la nuit sans lune avant de rentrer à sa base avec son chargement offensif inutilisé. Cinq autres appareils traversèrent les lignes, dont quatre atteignirent leurs objectifs et y lancèrent leurs grenades. Le cinquième, faute de trouver les deux cibles programmées, bombarda la gare de Thionville, aisée à repérer car elle était illuminée. Au retour, un des appareils fut gravement endommagé en allant atterrir hors de la piste.
24Le déroulement de cette première mission illustre bien les difficultés rencontrées par le XVIII Gruppo Aeroplani sur le front occidental. À la fin du mois de mars, à cause de l’offensive allemande en cours et comme la 5e armée britannique était en danger, certaines unités de bombardement alliées furent repositionnées afin de frapper les bases logistiques qui alimentaient la poussée de l’adversaire et d’intervenir contre les lignes de communications allemandes dans la région de Chalons-sur-Marne. Dans ce contexte, le XVIII Gruppo Aeroplani passa d’Ochey à Villeneuve, près d’Épernay. Le centre de gravité de son action se déplaça ainsi de Lorraine en Champagne où il demeura jusqu’à la fin d’août quand cessa le grave péril qui pesait sur la Marne. Entre le 7 et le 8 août, réduit désormais aux escadrilles 3 et 15, il fut définitivement redéployé à Chernizey, non loin de Neufchateau, dans les Vosges, pour opérer de nouveau dans le ciel lorrain contre les nœuds ferroviaires de la région. Au total, pendant sa permanence en France, le XVIII Gruppo Aeroplani effectua 65 missions au cours desquelles il lança plus de 100 tonnes de bombes. Il ne subit aucune perte au combat, mais de nombreux appareils furent perdus en raison d’accidents, ce qui pesa d’ailleurs sur la décision de dissoudre la 14e escadrille. Au moment de la conclusion du conflit, le projet d’armée aérienne interalliée au sein de laquelle le XVIII Gruppo Aeroplani opportunément renforcé aurait dû représenter la contribution italienne, demeura sur le papier.
Conclusion
25Dans l’ensemble, la coopération aéronautique entre la France et l’Italie fut certainement importante tant dans le domaine technologique et productif que dans le domaine opérationnel, mais ce fut une relation déséquilibrée, surtout dans le premier des deux domaines et en toute logique il ne pouvait en aller autrement du fait de la supériorité des fabrications aéronautiques françaises de l’époque à l’échelle européenne et même au niveau mondial. Du point de vue opérationnel, l’influence française fut particulièrement sensible dans le domaine de l’aviation de reconnaissance, spécialité dans laquelle les méthodes et les procédures étaient fortement conditionnées par les leçons en provenance du front occidental, mais aussi dans le secteur de la chasse ; elle le fut nettement moins dans le domaine du bombardement, où les prestations des appareils conçus par Gianni Caproni pouvaient difficilement être surpassées et où les vues d’avenir du théoricien de la maîtrise de l’air Giulio Douhet étaient indéniablement d’une grande originalité17.
Notes de bas de page
1 Le Battaglione Aviatori, créé en juillet 1912. Voir Éric Lehmann, La guerra dell’aria. Giulio Douhet, stratega impolitico, Bologne, Il Mulino, 2013, p. 19-32.
2 Pour une étude approfondie des débuts de l’industrie aéronautique italienne, voir Andrea Curami, « I primi passi dell’industria aeronautica italiana », dans Paolo Ferrari (dir.), La Grande Guerra aerea 1915-1918, Novale-Valdagno, Rossato, 1994, p. 97-139.
3 Combattue du 15 au 24 juin 1918, ce fut la dernière grande tentative de percée de l’armée austro-hongroise et une importante victoire défensive pour les Italiens.
4 Giancarlo Garello, « L’idroaviazione italiana nella Grande Guerra », Storia Militare, Parma, Albertelli Edizioni Speciali, mars 2010, p. 4-15 et avril 2010, p. 40-53.
5 Piero Baroni, Bombardieri Caproni. Le Ali della Vittoria, Rome, Settimo Sigillo, 2006 ; Paolo Miana, I bombardieri Caproni nella Grande Guerra, Varese, Macchione, 2007.
6 Homme d’affaires milanais, passionné d’automobilisme et d’aviation, premier italien à avoir volé comme passager avec Wilbur Wright, membre fondateur puis président de l’Aéroclub d’Italie. Voir la notice biographique d’Andrea Curami, dans Dizionario biografico degli Italiani, Istituto della Enciclopedia Treccani, Rome, 2009, vol. 73.
7 Pour le récit de l’activité opérationnelle des aviateurs français en Italie, nous dépendons de Luigino Caliaro et Roberto Gentilli , L’aviazione francese in Italia 1915-1918, Rome, Edizioni Rivista Aeronautica, 2016. Pour ce qui est de la présence d’un groupe de bombardiers italiens sur le front occidental, voir Giorgio Bompiani et Clemente Prepositi, Le ali della guerra, Milan, Mondadori, 1931, p. 307-311 ; Basilio Di Martino, L’aviazione italiana e il bombardamento aereo nella Grande Guerra, Rome, Ufficio Storico Stato Maggiore Aeronautica, 2013.
8 Pour une étude détaillée de la participation alliée aux opérations militaires en Italie voir Mariano Gabriele, Gli alleati in Italia durante la Prima Guerra Mondiale (1917-1918), ouvr. cité.
9 L’escadrille Espinasse était ainsi nommée en hommage au général Charles Marie Esprit Espinasse, mort à la bataille de Magenta en 1859 et grand-oncle du commandant de l’unité, le capitaine Jean Edmond de Fontenilliat.
10 La bataille de l’Ortigara, combattue du 10 au 25 juin 1917.
11 La conférence réunit les commandants en chef français et italien, Joseph Joffre et Luigi Cadorna.
12 Les squadrons de chasse 28, 45, 66, équipés d’avions Sopwith Camel et les squadrons de corps d’armée 34 et 42, dotés de biplaces R.E.8, regroupés dans la VIIe Brigade aérienne.
13 Les escadrilles de chasse 69 (appareils Nieuport) et 82 (SPAD) et les escadrilles de reconnaissance 14, 22, 254 (Appareils Dorand A.R.), 206 et 226 (Sopwith 1 ½ Strutter).
14 Composé des squadrons de chasse N.28, N.45 et N.66, tous équipés de Sopwith Camel.
15 En juillet la Flight Z était devenue le N.139 Squadron, toujours équipé de biplaces Bristol F2b (Bristol Fighter).
16 La bataille de Vittorio Veneto, livrée du 24 octobre au 3 novembre 1918.
17 Voir Éric Lehmann, La guerra dell’aria. Giulio Douhet, stratega impolitico, ouvr. cité ; « Giulio Douhet et la naissance de l’Air Power », dans Éric Lehmann (dir.), « La Grande Guerre. Regards croisés franco-italiens/The Great Air War. Franco-Italian Comparisons », Nacelles. Passé et présent de l’aéronautique et du spatial, no 3, 2017.
Auteurs
Le général inspecteur chef Basilio di Martino est directeur de la Direzione degli Armamenti Aeronautici e per l’Aeronavigabilità (ARMAEREO) et commandant en chef du Corpo del Genio Aeronautico. Parmi ses publications : L’aviazione italiana nella Grande Guerra (Mursia, 2011) ; L’aviazione italiana e il bombardamento aereo nella Grande Guerra, (Ufficio Storico Stato Maggiore Aeronautica, 2013) ; La difesa aerea in Italia nella grande guerra (avec Filippo Cappellano, Edizioni Rivista Aeronautica, 2019).
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