Chapitre II
Pas tout à fait des amies. Les troupes françaises en Italie
p. 33-46
Texte intégral
Introduction
1Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il était courant de dire de l’alliance italo-germanique que les Italiens avaient admiré les Allemands sans les aimer, tandis que les Allemands avaient aimé les Italiens sans les admirer. Si l’on devait trouver une formule tout aussi synthétique et efficace pour définir les relations entre l’Italie et la France pendant la Première Guerre mondiale et plus encore, peut-être, au lendemain de celle-ci, il faudrait recourir au titre donné en Italie au film d’Olivier Nakache et Éric Toledano Intouchables, Quasi amici, littéralement : presque amis, pas tout à fait amis. Plus sérieusement, on pourrait comparer ces relations à celles d’un couple en crise permanente, au sein duquel les haines et les rancœurs ne vont jamais jusqu’à briser totalement l’affection originelle. Si ces relations bilatérales avaient des racines fort anciennes intimement mêlées au processus d’unification politique de la péninsule et à l’origine même du symbole identitaire du Risorgimento – le drapeau tricolore – des causes de rupture s’étaient rapidement manifestées dès le lendemain de la création du Royaume d’Italie. Elles remontaient aux tirs de Chassepot qui avaient arrêté Giuseppe Garibaldi à Mentana en 1867 ; elles n’avaient certes pas été atténuées par la prise de Rome en 1870 ; et elles étaient continuellement alimentées par la concurrence commerciale et les rivalités liées à l’expansion coloniale de la France, en Tunisie tout particulièrement. Encore en 1911, les grandes manœuvres de l’armée italienne dans le Monferrato avaient eu pour thème la défense contre une invasion française. Quarante ans auparavant, en octobre 1872, étaient nées les troupes alpines dont la mission consistait à barrer le plus longtemps possible les vallées des Alpes occidentales en cas d’offensive française, afin de laisser le temps au reste de l’armée italienne, éparpillée dans la péninsule pour lutter contre le brigandage et assurer l’ordre public, de se concentrer dans la plaine du Pô.
2Si le divorce définitif entre Français et Italiens n’était pas intervenu, c’est qu’en Italie nul n’avait jamais vraiment voulu tourner le dos aux origines françaises des velléités révolutionnaires italiennes, moins que quiconque les garibaldiens accourus volontaires sous le drapeau français, une première fois pour affronter les Prussiens en 1870, une seconde fois en 1914 pour se battre dans les Ardennes contre les troupes du Reich wilhelminien. Du reste, même les dirigeants politiques, en dépit de l’alliance avec les Empires centraux formalisée en 1882, n’envisageaient pas sérieusement qu’un conflit militaire pût opposer un jour leur pays à la France1. Malgré les penchants philo-germaniques du chef d’état-major italien Alberto Pollio, dont la mort prématurée au début de juillet 1914 ne fut certainement pas sans conséquence sur le cours successif des décisions politiques2, en 1902 l’Italie et la France avaient souscrit en secret une convention de non-agression qui rendait caducs, de facto et de jure, les engagements militaires et politiques de l’Italie envers ses partenaires de la Triple Alliance3.
3Dans ces conditions, il était logique non seulement que l’Italie adoptât une position de neutralité au déclenchement des hostilités en 1914, en se réclamant de la lettre des traités qui la liaient à l’Autriche-Hongrie, mais encore qu’elle prît en considération l’éventualité de choisir ultérieurement son camp conformément à ses intérêts géopolitiques. La participation du Royaume-Uni au conflit, pays avec lequel Rome entretenait d’importantes relations diplomatiques en raison de leurs positions et de leurs ambitions respectives en Méditerranée, rendait inopérantes les conventions navales de la Triplice4. Si, comme elles le prévoyaient, la flotte austro-hongroise s’était rangée aux côtés de la flotte italienne, les forces navales franco-britanniques auraient eu bien des difficultés à prendre le contrôle de la mer tyrrhénienne. Et aucun gouvernement n’aurait pu prendre le risque de bombarder Cagliari, Palerme ou Naples.
Une méfiance réciproque jamais totalement surmontée
4Nonobstant l’intervention de l’Italie aux côtés de l’Entente au printemps 1915, les vieilles réticences françaises relatives à la loyauté et à la fiabilité italiennes ne disparurent pas, l’activité d’espionnage français en territoire italien, pas toujours très discrète, ne cessa pas et la conviction selon laquelle le nouvel allié n’offrait somme toute qu’un renfort militaire marginal, voire inconsistant, sur le front occidental, fut longtemps prédominante. Dans le même temps cependant, l’éditeur Ernest Flammarion faisait paraître en 1916 un ouvrage de propagande intitulé L’Italie en guerre, dans le but de démontrer la légitimité et la cohérence de la décision italienne d’abandonner « les mauvais alliés » de la Triplice pour se ranger dans le camp de la France5 et la convention navale signée le 10 mai 1915 par la France, le Royaume-Uni et l’Italie prévoyait qu’une escadrille d’hydravions français viendrait renforcer les défenses aériennes de Venise6. Les pilotes du Centre d’Aviation Maritime institué dès le 25 mai 1915, Jean Après, Jules Duclos, André Woltz et Antoine Reynaud accomplirent aussi des missions offensives, comme en août 1916 lorsqu’ils allèrent bombarder Trieste escortés par des chasseurs Nieuport, français eux aussi. En guise de devise personnelle, le capitaine René Robert fit d’ailleurs dessiner sur le fuselage de son appareil l’expression éminemment vénitienne « Fiol d’un can7 ».
5Le soutien français à l’Italie ne se limitait ni au domaine aéronautique, ni au barrage naval du détroit d’Otrante au débouché de la mer Adriatique, que la marine française avait d’abord tenté d’assurer seule contre les sous-marins austro-hongrois et allemands à l’époque de la neutralité italienne. Bien avant la déroute de l’armée italienne à Caporetto en octobre 1917 et l’arrivée sur le sol italien des poilus et des chasseurs de la 10e division française aux ordres du général Denis Auguste Duchêne en novembre 1917, l’industrie française avait livré des canons de 75 mm Deport qui équipaient l’artillerie de campagne italienne. Des batteries et des artilleurs français avaient également participé aux offensives italiennes sur l’Isonzo, après que les premiers affrontements avaient montré combien les prévisions antérieures au conflit avaient sous-estimé la nécessité d’une préparation d’artillerie pour attaquer, avec quelque chance de succès, la moindre structure défensive protégée par des obstacles passifs, notamment de denses réseaux de fil de fer barbelé. Les lourds obusiers français montés sur affût ferroviaire, aussi bien ceux de 320 mm (avec les pièces surnommées « Germaine » et « la Corse ») que ceux des trains cuirassés de 190 mm, entrèrent en action au cours des batailles de l’été 1917, en particulier durant l’offensive de la 6e armée italienne sur le plateau d’Asiago.
6Cette contribution française à la guerre italienne ne suffit pourtant pas à dissiper toutes les incompréhensions entre les deux nations alliées. Bien que trop peu nombreux pour former une grande unité réellement visible avant la fin de l’année 1917, les militaires français ne restèrent pas longtemps inaperçus aux yeux de leurs collègues italiens. Un meilleur équipement, une solde supérieure, un sentiment mal dissimulé de supériorité et les relations entretenues avec la gent féminine furent autant de facteurs à l’origine d’une série d’incidents et de rixes qui contribuèrent à entretenir de fortes tensions entre alliés. Les erreurs de tir commises par les batteries de gros calibre au cours de la bataille de juin 1917 sur le plateau d’Asiago, imputables en réalité plus à l’éloignement des cibles qu’à l’impéritie ou à l’inexpérience des artilleurs français – qui n’avaient pas l’habitude de tirer de la plaine vers les cimes des montagnes –, ne manquèrent pas de provoquer d’âpres récriminations et de lourdes plaisanteries à propos de la prétendue supériorité technique française8.
7En fin de compte cependant, dans la mesure où la plupart des officiers français présents en Italie n’étaient pas de grade élevé et remplissaient principalement des tâches techniques et logistiques en support aux troupes italiennes, les jugements favorables prirent le dessus sur les considérations négatives ou hostiles. Le haut commandement italien s’était montré imperméable à toutes les tentatives françaises de diriger, ou à tout le moins d’orienter son modus operandi conformément au retour d’expérience accumulé sur le front occidental, mais le chef d’état-major Luigi Cadorna se tenait cependant informé sur les grandes lignes des opérations franco-britanniques par l’intermédiaire de l’attaché militaire italien à Paris, le colonel Giovanni Di Breganze. Son homologue français Joseph Joffre n’ignorait pas le déroulement des opérations en Italie et par l’intermédiaire du Service de renseignement – le Deuxième Bureau de l’état-major de l’armée – il avait à plusieurs reprises confirmé les informations dont disposait son collègue italien, encore que pas toujours très à propos, comme ce fut le cas dans les semaines précédant l’offensive austro-hongroise du printemps 1916 dans le Trentin, à laquelle ni les Italiens ni les Français n’avaient cru, malgré les indices recueillis9. Par ailleurs, on ne saurait exclure que les pressions exercées sur Joffre par les responsables politiques français en février 1916 aient pu rendre Cadorna encore plus intransigeant vis-à-vis des interférences du monde politique italien10. Le même Cadorna n’avait pas hésité à répondre favorablement lorsque le haut commandement français lui avait demandé de lancer des offensives sur le front de l’Isonzo dans l’espoir de voir diminuer la pression allemande sur Verdun. Il l’avait fait quand bien même cela n’apparaissait pas strictement nécessaire en Italie et alors que les unités italiennes auraient plutôt eu besoin de périodes de repos et d’entraînement. Dans une certaine mesure, il y avait été poussé par l’espèce de chantage économique exercé par la France et par le Royaume-Uni, qui non seulement avaient amplement financé l’intervention italienne dans le conflit, mais garantissaient aussi les livraisons de matières premières, charbon in primis, indispensables à l’effort de guerre italien. La décision de Cadorna reposait cependant sur un réel sentiment de loyauté et un puissant sens du devoir, traits caractéristiques du comportement d’un homme que nul, pas même ses détracteurs les plus critiques à l’égard de sa conduite des opérations, ne put accuser de malhonnêteté ni de fausseté.
8Naturellement, la déroute de Caporetto modifia profondément l’équilibre des relations bilatérales11. Dans une certaine mesure, la position de la France en fut renforcée. Le refus auparavant opposé à une quelconque tutelle française sur la conduite des opérations en Italie venait à disparaître avec le limogeage de Cadorna, que les alliés avaient exigé lors de la conférence franco-anglo-italienne réunie de toute urgence à Rapallo le 6 et le 7 novembre 1917 et poursuivie le lendemain à Peschiera del Garda. Le ressentiment et l’amertume qui percent dans le journal intime d’un proche collaborateur de Cadorna, le colonel Angelo Gatti, indigné du comportement hautain du général Ferdinand Foch à l’égard du haut commandement italien le 9 novembre 1917, aux heures où Cadorna dut céder la place au nouveau général en chef Armando Diaz, en disent long sur les sentiments de honte et de coupable impuissance que ressentaient douloureusement alors certains officiers italiens12. Tout aussi durs étaient les jugements exprimés en retour par certains de leurs collègues français13. D’autre part cependant, les responsables politiques et militaires français ne pouvaient plus prétendre du nouveau haut commandement italien qu’il lançât une armée profondément affaiblie par le désastre de Caporetto dans une série d’actions offensives de grande envergure. C’était plutôt Paris qui devait contribuer à la tenue du dispositif défensif italien sur la ligne du Piave, pour éviter d’être contraint de renforcer ultérieurement les troupes françaises dépêchées dans le secteur du Mincio à la suite de la déroute italienne. Contrairement à Cadorna, Diaz avait alors de bons arguments pour opposer une résistance passive aux exigences alliées. Le capitaine d’artillerie français Buxtorf le notait de manière caustique dans son carnet intime le 16 septembre 1918 :
Le commandement italien a, ces jours derniers, décommandé une attaque générale qui était, paraît-il, en préparation depuis pas mal de temps. Il est maintenant question d’envoyer nos deux divisions françaises au repos entre Vicenza et le lago di Garda.
Plus nous vieillissons ici, Anglais et Français, plus nous nous convainquons d’être des empêcheurs d’une pacifique ronde austro-italienne14.
Un apport français incontestable à la guerre italienne : les enseignements tactiques du front occidental
9En réalité l’envoi de six divisions françaises en Italie eut des retombées positives. Même si les alliés attendirent la conclusion de la bataille d’arrêt menée par les Italiens sur la ligne du Piave avant de prendre position sur le front, d’abord sur le massif du Montello et puis sur la ligne du massif du Grappa et du plateau d’Asiago, leur renfort produisit des effets immédiats. En premier lieu du point de vue moral et stratégique : ils garantissaient la couverture stratégique dans le secteur du Mincio contre une éventuelle contre-offensive adverse par le col du Tonale, ce qui permettait à l’état-major italien d’engager sans risques excessifs toutes les forces disponibles dans la défense de la ligne du Piave et du front septentrional, tout en réorganisant les unités dont les effectifs et le matériel devaient être complétés. Sans l’intervention des alliés, cela n’aurait pas été possible. En second lieu, cette intervention favorisa ce que les Britanniques appelèrent « disseminating learning15 ». Les officiers français, comme et peut-être plus que leurs collègues britanniques, insistèrent en effet pour que les commandants des grandes unités assistent périodiquement à de véritables séminaires de formation où l’on confrontait et analysait les succès et les échecs dans le but de formuler de bonnes pratiques opérationnelles communes. Il ne s’agissait pas d’une nouveauté absolue pour les officiers italiens, mais son application systématique constitua cependant un tournant décisif, ce que reconnaîtra volontiers l’ancien commandant du IXe corps d’armée italien Emilio De Bono dans un ouvrage publié en 1935 : « À Vérone les Français avaient institué un “Cours d’informationsˮ, dans le but d’instruire les officiers par une série de conférences consacrées aux enseignements qu’une longue pratique indiquait comme les meilleurs moyens d’attaquer et de se défendre16. »
10Toujours dans l’optique du disseminating learning, on prit également l’habitude de fournir aux unités mineures – régiments et bataillons – des synthèses commentées des opérations et des actions tactiques les plus significatives : une pratique d’autant plus indispensable qu’à ce stade du conflit la majorité des officiers subalternes, jusqu’au rang de commandant de bataillon, étaient désormais des officiers de réserve et non plus des cadres de métier, car ces derniers avaient pour la plupart succombé dans les combats des années précédentes ou avaient été promus à des responsabilités supérieures.
11Tous ces facteurs donnèrent des résultats concrets sur le terrain. Le 30 décembre 1917 les chasseurs alpins de la 47e division prirent le Mont Tomba, la position élevée la plus menaçante encore aux mains des Austro-Hongrois sur l’ensemble du front. Sous la direction du général Philippe Pétain, l’armée française avait renouvelé la tactique du Bite and Hold (mordre et se cramponner) développée par le général Henry Rawlinson à la 4e armée britannique. Après le désastre de l’offensive Nivelle sur le Chemin des Dames en avril 1917, les assauts de l’infanterie étaient accompagnés des tirs de barrage roulant de l’artillerie coordonnés avec le mouvement des fantassins. Les objectifs devaient être limités et le terrain conquis devait pouvoir être défendu en contraignant l’adversaire à contre-attaquer sous un déluge de feu. C’est exactement ce qu’il advint au Mont Tomba : au prix de pertes contenues, l’objectif fut atteint en une seule après-midi et un grand nombre d’adversaires capturés17. Il s’agissait d’une action importante sur le plan moral, car c’était le premier succès obtenu sur le théâtre d’opérations italien depuis la conclusion de la bataille défensive sur le Piave. Ce fut également une leçon de nature tactique pour les commandants italiens qui toutefois ne réagirent pas toujours de façon positive, comme le montre le témoignage du ministre Leonida Bissolati, visiteur habituel aussi bien du GQG que des tranchées :
Les Français quelque temps plus tard organisèrent et exécutèrent l’action de manière optimale, en perdant à peine une quarantaine d’hommes, et en faisant deux ou trois mille prisonniers. Alors, nos gros bonnets étaient furieux du succès français : il fallait voir quels visages, et entendre quelles paroles ! Jusqu’au sous-chef d’état-major, ce Badoglio, que je dus calmer ! Et ces mêmes semaines, les succès des alliés sur le front occidental étaient accueillis avec amertume et acrimonie18.
12La leçon ne fut pourtant pas perdue pour les Italiens. Un mois plus tard, à la fin de janvier 1918, ils reprenaient la cime des Tre Monti, dans le secteur d’Asiago, grâce à une action assez semblable à celle du Mont Tomba et avec des résultats analogues. Mais les relations entre officiers alliés demeuraient tendues, et les contacts entre hommes de troupe n’étaient pas empreints d’une franche camaraderie, comme le montre un épisode rapporté par un ancien ardito19 :
Après ce fameux fait d’armes, les Français furent cantonnés près de Cavaso. Le traitement qu’ils recevaient était meilleur que le nôtre. Sachant que les soldats italiens devaient se serrer la ceinture, ils se moquaient d’eux et sur leur passage, ils se regroupaient près de la route, en mangeant ostensiblement leurs friandises et ils ne dissimulaient pas leur mépris envers les Italiens… Jusqu’au jour où les arditi de notre 18e unité eurent l’idée leur faire rendre raison, en leur administrant près de Monfumo une bonne dose de coups de bâton. Et ils pouvaient remercier le ciel de s’en être si bien tirés, parce que cela aurait pu être pire20.
13Des incidents similaires, dans lesquels les Français n’eurent pas toujours le dessous, se reproduisirent jusqu’à la fin du conflit. Ce climat tendu n’eut pas seulement des effets négatifs : par souci d’émulation, il incita peut-être les poilus à montrer de façon éclatante leur aptitude au combat, comme ce fut le cas au cours de la bataille du milieu de l’été 1918.
14Déployées sur le plateau d’Asiago, où elles avaient effectué plusieurs incursions considérées comme exemplaires par le général De Bono21, les divisions françaises restées en Italie après le rappel de certaines d’entre elles sur le front occidental, donnèrent le meilleur d’elles-mêmes le premier jour de la battaglia del Solstizio22 le 15 juin 1918. Appliquant de façon originale et avec un remarquable sens tactique le principe de la défense élastique, les Français obtinrent un succès équivalent à celui qu’ils avaient obtenu sur le Mont Tomba. Au déclenchement du tir de préparation austro-hongrois, auquel ripostèrent efficacement les batteries italiennes et françaises, les poilus évacuèrent presque complètement la première ligne, laissant l’adversaire y concentrer son bombardement avant de s’en emparer avec une apparente facilité23. Immédiatement après, l’artillerie de campagne alliée y déversa un déluge de feu, tandis que les gros calibres interdisaient l’afflux des réserves austro-hongroises. Puis l’infanterie se lança à la contre-attaque sur des positions parfaitement connues en empruntant des voies d’approche soigneusement préparées et particulièrement favorables. Le succès fut obtenu au prix de pertes très limitées, à la surprise des observateurs britanniques24. Le plateau d’Asiago ne fut pas seulement le théâtre de brillantes opérations tactiques des Français. De plus en plus, il en vint aussi à ressembler à une petite enclave française en territoire italien : à Campo Rossignolo, les troupes du génie avaient construit une réplique en bois de Notre Dame de Paris, qui malheureusement n’a pas été conservée ; à Conco, le cimetière abritant les dépouilles des Français – qui par la suite furent transférées à l’ossuaire de Pederobba – était orné en son centre d’un coq de bronze encore visible aujourd’hui à la mairie de cette localité25.
Une contribution française controversée à la guerre italienne : la participation à l’offensive de la victoire
15Mais les dernières entreprises au cours desquelles s’illustrèrent les troupes françaises furent le passage du Piave et la conquête de la Val Belluna. Après l’écroulement soudain de la Bulgarie, alliée des Empires centraux, et à la suite des polémiques suscitées par les déclarations contradictoires du président du Conseil français Clemenceau et de son homologue italien Vittorio Emanuele Orlando relatives à la prétendue stagnation des opérations sur le front italien26, le commandant en chef italien Armando Diaz avait consenti à accorder une place de choix aux unités alliées dans l’offensive finale qu’il préparait. Comme il ne restait alors que six divisions franco-britanniques sur le sol italien, il opta pour la création de deux armées mixtes de dimension réduite, la 10e et la 12e armées, commandées respectivement par Lord Cavan et par le général corse Jean César Graziani.
16La mission confiée à la 12e armée, dont la composante française était formée de la 24e division et d’unités de soutien du XIIe corps d’armée27, était particulièrement délicate : elle devait franchir le Piave dans le secteur de Pederobba, occuper le Mont Cesen, véritable observatoire austro-hongrois sur la plaine de Sernaglia, et couvrir le flanc gauche de la 8e armée italienne. Alors que Lord Cavan devait essentiellement chercher à attirer les réserves adverses dans la section centrale du Piave, un échec de Graziani aurait permis aux observateurs austro-hongrois de diriger parfaitement l’artillerie sur les troupes du général Enrico Caviglia qui devaient percer en direction de Vittorio Veneto. Cette mission n’était pas simple, comme en témoignent les difficultés rencontrées par les Français et les Italiens de la 12e armée pour occuper Valdobbiadene et les contreforts du Cesen. Nulle part ailleurs sur le front, à l’exception peut-être du massif du Grappa et de la ligne Moriago-Sernaglia, la résistance adverse ne se révéla aussi tenace. Les unités françaises firent face à de vives contre-attaques, perdirent même momentanément le Mont Pianar, avant de reprendre le terrain perdu et de capturer finalement de nombreux prisonniers. Si ce succès indéniable ne fut pas sans influence sur la décision du général Schönburg-Hartenstein d’abandonner la plaine de Sernaglia pour se replier sur Vittorio Veneto, il alimenta pourtant de nouvelles polémiques interalliées que le capitaine Buxtorf ne manqua pas d’enregistrer :
Somme toute, les opérations qui viennent d’aboutir si heureusement ont pivoté autour de leur centre, c’est-à-dire de l’attaque difficile confiée à la XIIᵉ armée. Et cela explique pourquoi le général français Graziani commandait cette armée. De plus, dans cette attaque principale, c’est à la 24ᵉ division française que fut demandé le plus gros effort, et c’est l’un de ses régiments, le 107ᵉ de ligne, qui, adossé au Piave qu’il avait passé le premier et dont les ponts étaient coupés derrière lui, a tenu seul tout le temps nécessaire pour permettre à l’action de se développer28.
17Buxtorf passait ainsi sous silence le rôle des bataillons d’alpini de la 52e division italienne qui avaient participé à l’action aux côtés des poilus du 107e régiment et payé un tribut tout aussi lourd que leurs camarades français.
18La reconquête de Feltre fit l’objet d’une autre querelle, opposant les poilus en provenance de la Val Piave et les arditi descendus du massif du Grappa, chacune de ces unités prétendant être entrée la première dans la ville. Même la victoire remportée sur la Double Monarchie ne mit donc pas fin aux récriminations et aux rancœurs réciproques. Dans un rapport sur une série de heurts entre soldats français et italiens intervenus à Nove, dans la province de Vicenza, au lendemain immédiat du conflit, le général Luca Montuori, commandant de la 6e armée, justifiait ainsi le comportement de ses subordonnés :
Il est cependant notoire que les relations entre soldats français et italiens ne sont pas bonnes, puisque les Français se vantent que nous avons gagné la guerre grâce à leur action, et que si nous sommes parvenus à arrêter les Autrichiens l’année dernière, nous le devons à la présence française en Italie29.
19Les incidents devinrent si fréquents que dans une missive adressée au chef d’état-major britannique Henry Wilson, Lord Cavan écrivit : « Il faut faire quelque chose pour alléger l’atmosphère entre Français et Italiens – c’est de pire en pire30. »
Conclusion
20Une multitude de sujets brûlants devaient encore envenimer les relations franco-italiennes pendant la Conférence de la paix de Paris : les polémiques relayées par la presse sur la consistance effective du succès militaire final italien, les craintes exprimées par une partie du monde interventionniste dont se fit le porte-parole Gabriele D’Annunzio en dénonçant le risque que cette victoire ne fût « mutilée », les récriminations d’ordre économique et politique sur le destin de la flotte du défunt empire austro-hongrois, la liquidation des dettes contractées auprès des banques transalpines pour la construction de la ligne ferroviaire Trieste-Vienne, les revendications territoriales de la Yougoslavie naissante dans l’Adriatique, l’occupation interalliée de la ville de Fiume en Istrie, et la gestion des forces armées tchécoslovaques.
21La commémoration de la mémoire des soldats alliés tombés en Italie fut au bout du compte peut-être le seul véritable terrain d’entente entre Français et Italiens dans l’entre-deux-guerres. Il est curieux cependant que sur le monument qui accueille le visiteur à l’ossuaire de Pederobba, où sont regroupées les dépouilles des soldats victimes des combats sur le plateau d’Asiago inauguré en 1937, les deux mères éplorées – l’Italie et la France – soutiennent le poilu mourant sans y prêter la moindre attention : leurs regards sont tournés vers le Mont Cesen, c’est-à-dire vers l’objectif final qui justifiait le sacrifice du soldat reposant sur leurs genoux. Cette pietà paradoxalement dépourvue de pitié, où les deux mères sont représentées dans des postures rigides rigoureusement parallèles mais qui les font paraître étrangères l’une à l’autre, semble indiquer qu’aucun dialogue entre elles n’est possible. Le corps qu’elles soutiennent les rend parties prenantes de la même tragédie, mais rien ne semble les rattacher à un destin commun volontairement partagé. En somme, cette représentation monumentale de la victoire remportée ensemble conserve pour la postérité la trace des vieilles querelles qu’elles auraient dû enterrer.
Notes de bas de page
1 Ces sentiments n’empêchaient évidemment pas que l’état-major italien, tout comme le français, pussent concevoir des plans pour une guerre éventuelle entre les deux pays. Sur ce point, voir Mariano Gabriele, La frontiera nord-occidentale dall’Unità alla Grande Guerra (1861-1915), Rome, SME Ufficio Storico, 2005.
2 Chef d’état-major depuis 1908, Pollio mourut subitement le 1er juillet 1914. Un profil biographique : Marco Mondini, Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia Treccani, vol. 84, 2015.
3 Une étude approfondie de la question : Pierre Milza, Français et italiens à la fin du xixe siècle. Aux origines du rapprochement franco-italien de 1900-1902, ouvr. cité, p. 995-1023.
4 Mariano Gabriele, Le convenzioni navali della Triplice, Rome, Ufficio Storico Marina Militare, 1969.
5 Henri Charriaut, L’Italie en guerre, Paris, Ernest Flammarion, 1916.
6 Pour plus de détails, voir dans ce livre le chapitre de Basilio Di Martino « La coopération aéronautique franco-italienne. Une relation déséquilibrée ».
7 Littéralement : fils de chien.
8 L’emploi de ces pièces d’artillerie est minutieusement documenté par Luigino Caliaro et Luca Girotto, Fuoco sull’Ortigara. Le artiglierie ferroviarie pesanti francesi in Valbrenta e nel Vicentino durante la battaglia del giugno 1917, Rasai di Seren del Grappa, DBS, 2017.
9 Abdil Bicer, « Il Gran Quartier Generale francese e l’offensiva austriaca del maggio-giugno 1916 », dans Vittorio Corà, Paolo Pozzato (dir.), 1916 – La Strafexpedition, Udine, Gaspari editore, 2003, p. 188.
10 Au sujet des relations entre Joffre et le monde politique, voir Rémy Porte, Joffre, Paris, Perrin, 2014, p. 226-235, p. 285-289, p. 295-303, p. 323-340 ; une étude détaillée des relations entre Joffre et Cadorna à l’époque de la bataille de Verdun sur la base des papiers de l’attaché militaire italien Di Breganze : Giorgio Rochat, « Verdun et la Mission militaire italienne », dans François Cochet (dir.), 1916-2016, Verdun sous le regard du monde, Actes du colloque tenu à Verdun les 23 et 24 février 2006, 14-18 Éditions, Paris, 2006, p. 89-106, en particulier p. 100 : « Quand les critiques sur Joffre et les voix d’un remplacement ou d’un remaniement commencent à se répandre, Breganze n’a pas de doute (rapport du 16 mai). Il condamne la fâcheuse liberté de critique, la tendance “bavarde” des milieux politiques, les manœuvres parlementaires “dégoûtantes”, les partis “avancés” et un Clemenceau destructif. »
11 Sur les opérations françaises en Italie au lendemain de Caporetto : capitaine Henry Berthemet, « Les troupes françaises en Italie pendant la Grande Guerre (31 Octobre 1917-4 novembre 1918) », Revue militaire française, no 92, janvier-mars 1922, p. 25-47 ; maréchal Marie-Émile Fayolle, Cahiers secrets de la Grande Guerre, présentés et annotés par Henry Contamine, Paris, Plon, 1954, p. 243-254 ; Mariano Gabriele, Gli Alleati in Italia durante la Prima Guerra Mondiale (1917-1918), Rome, SME Ufficio Storico, 2008 ; la collection des journaux de marche des unités françaises en Italie présentée par Gianni Peltrin, Armata francese d’Italia. Cronistoria essenziale 24 ottobre 1017-4 novembre 1918, Montecchio Maggiore, à compte d’auteur, 2018.
12 Angelo Gatti, Caporetto. Diario di guerra inedito, ouvr. cité, p. 271. Dans ses mémoires, Foch ne parle pas d’ingérence française dans les décisions italiennes et ne mentionne qu’une seule importante divergence, relative à son refus d’envoyer des troupes dans le secteur du massif du Montello, qu’il motive par la crainte qu’elles puissent se trouver entraînées dans une éventuelle retraite italienne (Ferdinand Foch, Memorie, Milan, Mondadori, 1931, p. 325).
13 Capitaine A. Buxtorf, En Italie avec la 24ᵉ Division d’infanterie française (Septembre-Décembre 1918), Nancy-Paris-Strasbourg, Berger-Levrault éditeurs, s.d., p. 11 : « Contra Turra, le 22 septembre 1918. Je réunis ce matin à ma table le commandant Feuillerat et Chavance. Sous la pergola tendue de vigne, la conversation se prolonge et il faut avouer que nos alliés italiens n’y figurent pas toujours à leur avantage. »
14 Ibid., p. 4.
15 Aimée Fox, Learning to Fight. Military Innovation and Change in the British Army, 1914-1918, Cambridge, Cambridge University Press, 2018, p. 60 et p. 154.
16 « A Verona i francesi avevano costituito un “Cours d’informations”, il quale aveva lo scopo di istruire gli ufficiali, con una serie di conferenze, circa i procedimenti che la lunga pratica suggeriva come migliori sia per attaccare sia per difendersi » : Emilio De Bono, La guerra come e dove l’ho vista e combattuta io, Milan, Mondadori, 1935, p. 269.
17 Paul Carillon, Les Français en Italie à l’assaut du Mont Tomba, Collection « Patrie », n° 74, 1918 ; Aldo Cabiati, La Riscossa. Altipiani-Grappa-Piave, Milan, Corbaccio, 1934, p. 221-228.
18 « I francesi, qualche tempo dopo organizzarono e condussero l’impresa ottimamente, perdendo appena una quarantina d’uomini, e facendo due o tremila prigionieri. Ora, i nostri alti bonnets erano furibondi pel successo francese: bisognava vedere che faccie, e sentire quali parole! Perfino il sottocapo di Stato Maggiore, il Badoglio, che io dovetti calmare! Ed anche in queste settimane, i successi degli alleati al fronte occidentale venivano accolti con amarezza ed acredine. » Le témoignage est rapporté par Olindo Malagodi, Conversazioni della guerra, 1914-1919, vol. II : Dal Piave a Versailles, Milan-Naples, Riccardo Ricciardi editore, 1955, p. 419. Sur Bissolati, ministre dans différents gouvernement de juin 1916 à décembre 1918, voir Angelo Ara, Dizionario Biografico degli Italiani, Rome, Istituto della Enciclopedia Treccani, vol. 10, 1968.
19 Les arditi étaient des soldats incorporés dans des unités d’assaut spéciales créées à partir de juin 1917. Il existait une cinquantaine de ces unités à la date de l’armistice. Voir Giorgio Rochat, Gli arditi della grande guerra. Origini, battaglie e miti, Milan, Feltrinelli, 1981.
20 « Dopo quel notevole fatto d’arme, i francesi vennero accantonati nei pressi di Cavaso. Ora il trattamento che essi ricevevano era molto migliore del nostro. Sapendo che i soldati italiani dovevano stringere la cinghia, essi se ne facevano beffe e al loro passaggio, si mettevano in gruppo presso la strada, mangiando ostentatamente le loro leccornie e non nascondevano il loro sprezzo verso gli italiani... Finché a farli ragionare pensarono gli arditi del nostro 18° reparto, che presso Monfumo somministrarono loro una buona dose di bastonate. E potevano ringraziare il cielo che era andata anche bene, perché sarebbe potuta andar peggio. » : Dante Alfonso Mazzucato, Memorie di un ardito. 1916-1920, Udine, Gaspari, 2017, p. 96.
21 Emilio De Bono, ouvr. cité, p. 271. Des rapports relatifs à ces actions furent diffusés auprès des officiers par le haut commandement italien. Ils sont conservés à l’Archivio Storico dello Stato Maggiore Esercito (AUSSME), Vari Uffici, Repertorio F1, busta 73.
22 Combattue du 15 au 24 juin 1918, ce fut la dernière grande tentative de percée de l’armée austro-hongroise et une importante victoire défensive pour les Italiens.
23 L’action est décrite de façon trop succincte et sans mettre suffisamment l’accent sur la nouveauté tactique introduite par les Français par Emanuelle Broud, « La partecipazione francese alla battaglia del Solstizio », dans Lorenzo Cadeddu, Paolo Pozzato (dir.), La battaglia del Solstizio, Udine, Gaspari editore, 2009, p. 146.
24 Notons au passage que dans les derniers mois de la Seconde Guerre mondiale, les Allemands appliquèrent la même tactique dans leur défense désespérée de la ligne Oder-Neisse.
25 Luciano Cremonini, Una piccola storia sconosciuta. I cimiteri militari di Conco, Conco, 1999, p. 21-25.
26 Sur ces polémiques et sur l’opinion de plus en plus négative du haut commandement français vis-à-vis de de son homologue italien, voir Abdil Bicer, « Il punto di vista francese sulla battaglia del Piave », dans Lorenzo Cadeddu, Paolo Pozzato (dir.), La battaglia di Vittorio Veneto. Gli aspetti militari, Udine, Gaspari editore, 2005, p. 72-73.
27 La 23e division était restée sur le plateau d’Asiago, incorporée dans le XIII e corps d’armée italien appartenant à la 6e armée.
28 Capitaine A. Buxtorf, ouvr. cité, p. 79.
29 « È però notorio che tra i soldati francesi ed italiani non corrono buoni rapporti, poiché i francesi vanno vantandosi che noi abbiamo vinta la guerra per opera loro, e che se lo scorso anno siamo riusciti a fermare gli austriaci, dobbiamo ciò alla loro presenza in Italia » : Alterchi fra militari italiani e francesi (4 janvier 1919) : AUSSME, Vari Uffici, Repertorio F1, busta 240.
30 « Something must be done to allay the feeling between French and Italians – it is worse and worse » : Imperial War Museum, Wilson papers, HHW 2/28/A, Cavan à Wilson, 31 October 1918; voir Matthew Hughes, « Personalities in Conflict? Lloyd George, the Generals and the Italian Campaign, 1917-18 », dans Matthew Hughes, Matthew Seligmann (dir.), Leadership in Conflict 1914-1918, Londres, Leo Cooper, 2000, p. 201.
Auteurs
Paolo Pozzato est membre du comité de direction de l’Istituto storico « Ettore Gallo » per la Resistenza e l’età contemporanea di Vicenza (ISTREVI) et de la Società italiana di storia militare. Parmi ses publications : L’offensiva Austriaca del 1916. Strafexpedition e la Contromossa Italiana (Gaspari, 2016) ; I vinti di Vittorio Veneto (avec Mario Isnenghi, Il Mulino, 2018) ; Oltre Caporetto. La memoria in cammino. Voci dai due fronti (avec Mario Isnenghi, Marsilio, 2019).
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