Ælla, interlude tragique ou tragédie discursive écrite par Thomas Rowley&é ; jouée devant Maître Canynge, en sa maison près de Rouge Loge ; aussi devant le duc de Norfolk, Johan Howard
p. 108-173
Texte intégral
1Dans cet ensemble composé de plusieurs morceaux groupés sous un seul titre, Chatterton traite d’un personnage, héroïque défenseur du château fort de Bristol contre les envahisseurs scandinaves Hurra et Magnus. Le nom de ce héros est connu des historiens. L’action est donc située dans les temps où l’Angleterre était le lieu des raids venus de Scandinavie et d’ailleurs… Lorsqu’il écrit à l’éditeur londonien James Dodsley, le 15 février 1769, pour lui annoncer l’envoi de sa tragédie, Chatterton prend soin d’indiquer : « Le motif qui me pousse à [vous l’envoyer] est de convaincre le monde que les moines (dont certains ont une opinion si détestable) n’étaient pas si bêtes qu’on le croit généralement et qu’en cette époque de superstition on pouvait écrire d’aussi bonne poésie qu’à notre époque plus éclairée… » Il indique la nouvelle tendance esthétique envers le « gothique » que nous avons signalée et, en même temps, il prouve sous ce couvert qu’aujourd’hui (1769), lui, Thomas, est aussi un excellent poète.
2Le texte semble se diviser facilement en quatre actes, et le thème est moins la vaillance évidente du héros que l’ironie des intentions et des événements : noirceur de l’intention de séduire une jeune épousée encore vierge et personnage de traître ; intervention de l’ennemi qui sauve l’honneur de la jeune femme, en homme généreux et chevaleresque ; l’honneur mène au désastre, la mort unit enfin les deux époux.
3Les emprunts possibles à d’autres auteurs sont nombreux, mais on doit au moins évoquer le personnage et la situation d’Othello. On peut aussi comparer l’entrée de Celmonde aux promesses de Lady Macbeth …
4L’« Épître » reprend le thème de la liberté de l’imagination, symbolisée par le refus du latin de sir John, chevalier ; thème repris dans la « Lettre au digne Maître Canynge », véritable art poétique de Chatterton. On pourrait y voir aussi, soit l’envie de quitter un instant le monde féodal, soit une autodérision, dans la mesure où lui-même fabriquait de faux blasons pour des antiquaires locaux crédules… Le « Chant de l’Homme et de la Femme », après l’entrée de Celmonde, contient à la fois le mauvais augure de ce dernier, et le contraste entre le mariage dans le monde pastoral et celui des grands de ce monde. Et pourtant les ménestrels chantent les joies de l’hymen, en harmonie avec les nouveaux mariés. On pourra noter au passage que face à Londres, Bristol résiste avec courage au lieu de vouloir acheter la paix.
5L’histoire retient le nom Ælle comme celui d’un roi saxon du Sussex (477-514) et de deux autres rois saxons, un peu plus tard, mais sans aucun rapport avec la création poétique de Chatterton.
Épître à Maître Canynge, à propos d’Ælla
6Il est chanté par les ménestrels, qu’aux temps anciens,
Lorsque la raison se cachait sous les nuages de l’obscurité,
Le prêtre délivrait toute la loi en vers rimés ;
Comme des lances à jouter peintes pour flatter l’œil,
Qui, en leur méchant usage font force mal,
De même leur ancien lai flattait habilement l’oreille.
7Peut-être, pour la cause de la Vertu, on pourrait rimer,
Mais souvent elle s’enfuit vers la rive opposée ;
Sous le saint habit du moine paraît la plume du ribaud,
Sous l’humilité du moine point l’orgueil du baron :
Mais pour certains, la rime, comme vipère sans crocs,
Plaît au sens, mais ne fait que peu de mal.
8Sir John, chevalier, qui a engrangé du savoir,
Distingue à première vue le latin du français ou du grec,
Torture sa connaissance depuis dix ans,
Étudie pour parler latin.
Quiconque parle anglais est méprisé,
Pour lui parler, l’anglais doit être latinisé.
9Vivien, le moine, chante bien le requiem ;
Peut si bien prêcher que tout paysan le comprend :
Bien qu’il gaspille ses dons précieux,
Écrit aussi mal en vers que bien en prose.
Il chante les saints qui moururent pour leur Dieu,
Et tous les soirs d’hiver il reverse leur sang.
10Aux pucelles, maîtresses de maison et dames ignorantes,
Il lit des histoires de réjouissances et de malheurs.
Le rire sonne fort des sots manants,
Il s’enfle de la louange de sots, bien qu’il les tienne pour tels.
Parfois ils rient et chantent à la tragédie,
Et une plaisanterie comique leur arrache une larme venue de loin.
11Mais Vivien n’est point sot, malgré ses vers.
Geoffroi fait de la poésie, comme les artisans leur produit ;
Des mots dépourvus de sens fort sottement il mêle,
Tranchant son histoire comme au ciseau ;
Il gaspille des mois sur un rien, et son histoire finie,
Vous n’en savez rien de plus que lors du début.
12Assez parlé d’autrui ; écrire à mon propos,
Exigeant ce que je ne possède point,
À vous je laisse cette tâche ; je sais que ton pouvoir
Mes fautes, mes maintes fautes, diminuera.
Avec ceci j’envoie Ælla, et espère que tu
En élimineras les vers qui semblent mauvais.
13Les pièces de saintes histoires je juge peu convenables ;
Que soit chantée quelque grande histoire d’un homme ;
Lorsque nous traitons Dieu et Jésus en homme,
À mon humble avis nous offensons la Divinité.
Mais qu’aucun mot, que ne peut entendre l’oreille chaste,
N’y figure. Adieu jusqu’à une prochaine fois.
14L’ensemble des textes qui composent Ælla a été rédigé entre la fin de l’hiver 1768 et le début de l’année 1769. Strophe de six vers rimant ababcc.
Lettre au digne Maître Canynge
15Étrange destinée qu’en ces jours de notre temps,
Rien d’autre qu’un simple récit ne prend place ;
L’aimable poésie a perdu ses pouvoirs,
Et seule l’histoire pénible trouve grâce ;
On cueille de détestables herbes, au lieu de fleurs,
Et les généalogies, au lieu du bel esprit, on retrace ;
Or la poésie n’inspire aucun regret,
Tandis que prose et héraldique s’élèvent en majesté.
16Que rois et gouverneurs, lorsqu’ils ont gagné un trône,
Montrent ce que portaient leurs aïeux,
Armes blasonnées qui, point les leurs auparavant,
Sont maintenant rangées avec celles portées par leurs pères ;
Que les bourgeois ou marchands délaissent ces choses,
Ne se battent pour sable sur champ d’or ;
Rarement ou jamais armes récompensent la vertu,
Elle se cache ne voulant jamais trop prendre.
17Un homme peut une pièce regarder de travers,
Et hocher la tête pour éveiller son jugement :
Si je regardais ce livre, se dit-il, de travers,
J’y trouve que la vérité en est exclue ;
Encore, si par hasard j’y regardais
La longue liste de la tribu des écrivains,
Assertius, Ingolph, Turgot, Bede,
Que je les lise tous, je n’y lirai rien de comparable.
18Pardons, barbes grises, si je dis que malavisés
Vous êtes, de vous accrocher de si près, curieusement
À l’histoire ; vous lui donnez trop de prix,
Ce qui a diminué l’esprit de la poésie ;
À l’histoire ne devriez consacrer que quelque menue portion,
Ne pas faire que tout tourne autour de l’histoire ;
Au lieu d’enfourcher un coursier ailé,
Vous montez en triste course une piètre rosse.
19Canynge et moi différons de la voie commune ;
Nous chevauchons le destrier, mais lui laissons les rênes,
Et ne voulons être enfermés entre de sots ouvrages moisis,
Mais nous élever bien haut, et parmi les traits du soleil ;
Et lorsque nous trouvons quelques fleurs éparpillées,
Nous les prenons, et de vieille rouille les décapons ;
Nous ne voulons être enchaînés en un seul pré,
Mais parfois nous élevons au-dessus de la réalité de l’histoire.
20Dis, Canynge, qu’était la poésie aux jours d’antan ?
De belles pensées et des rimes élégamment tournées,
Incomparables à celles qui ennuient notre époque si fort,
Une plume pointue s’arrêtant à chaque vers.
Le vers est peut-être bon, mais la poésie exige davantage,
Un sujet vaste, et un chant digne d’éloge ;
Selon cette règle j’ai composé ceci,
Si cela plaît à Canynge, je n’en ai nullement cure.
21Le texte doit être sa propre défense ;
Quelque pied peut-être choquera l’oreille d’une femme.
Canynge ne recherche pas la poésie, mais le sens ;
Et nobles et dignes pensées sont son seul souci.
Canynge, adieu ! Je te salue ;
À bientôt pour goûter de ta bonne chère ;
Le bon évêque Carpenter m’a demandé de dire
Qu’il te souhaite santé et prospérité à jamais.
Thomas Rowley
22Cette strophe est l’ottava rima, ou huit vers pentamètres, rimant abababcc.
Prologue
23C’est quelque réconfort aux esprits nobles,
Lorsqu’ils ont préservé leur domaine de la ruine,
24Après leur trépas, de laisser leur nom,
Et que leurs bonnes actions demeurent sur terre ;
Au fond de la tombe nous enterrons toutes les fautes,
Alors que toute leur bonté l’on fait briller,
Comme de belles babioles qu’on voit rarement.
25Ælla, gouverneur de ce château fort,
Lorsque les Saxons tenaient le sceptre d’Angleterre,
Qui firent saigner des troupes entières de Daces,
Ferma les yeux, et les ferma à jamais,
Nous l’éveillerons, avant le jour du Jugement dernier
Pour qu’il dise, doté de parole, ce qu’il sait,
Et comme il séjourna dans la vallée des hommes.
Ælla
26Personnages interprétés par :
27Ælla, Thomas Rowley, prêtre, l’auteur ;
28Celmonde, John Iscam, prêtre ;
29Hurra, sir Thibaut Gorges, chevalier ;
30Bertha, Maître Edouard Canynge.
31Aussi d’autres personnages, par chevaliers et ménestrels.
32Celmonde, à Bristol.
Avant que le soleil vermeil ait effectué
La moitié de sa course, vêtu de robe d’or,
En moi, malheureux, il verra un misérable,
Moi-même et tout ce qui est mien, lié à la chaîne du malheur.
33Ah ! Bertha, pourquoi la nature te fit-elle si belle ?
Pourquoi es-tu tout ce qu’une plume ne peut exprimer ?
Pourquoi n’es-tu pas rude comme d’autres le sont ?
Mais alors ton âme se refléterait sur ton visage,
Elle se reflète dans ta beauté,
Comme nuages couleur de noisette, rongés par le soleil,
Ou écarlates, couverts de toile de lin précieux,
Ainsi se peindrait ton esprit sur ton visage.
Ce jour le courageux Ælla ta main et ton cœur
Prend pour siens, pour ne jamais s’en séparer.
34Et puis-je vivre et la voir avec un autre ?
Cela ne se peut, ne se doit, et ne sera pas.
Cette nuit je verserai un puissant poison dans la bière,
Et lui, elle et moi-même tuerai d’un seul coup.
Assiste-moi, Enfer ! Que des diables me servent,
À tuer moi, mon amour, et aussi mon valeureux ami.
35Ælla, Bertha.
36Ælla
Non point quand le saint prêtre me fit chevalier,
Bénissant mes armes, prédisant de futurs exploits,
Que de ma main le fier Danois périrait,
Que je livrerais souvent bataille et souvent gagnerais ;
37Non point quand je vis pour la première fois ta beauté,
Qui me frappa l’esprit et éveilla la douceur en mon âme,
Non point quand de mon cheval caparaçonné au combat je vis
Les Daces fuyant sur l’étendue de la vaste plaine,
Quand toute l’armée danoise se lamentait fort,
J’éprouvai une joie aussi intense que maintenant,
Quand le pieux prêtre, médecin de l’âme,
Nous unit en un vœu qui nous lie ;
Maintenant le bonheur d’Ælla est grand,
Le destin ayant amoindri ses malheurs.
38Bertha
Mon seigneur et mari, ma joie est pareille,
Mais la virginale modestie ne doit le dire,
Bien que tu le lises dans mes yeux,
Ou dans mon cœur où tu seras à tout jamais ;
En vérité, je n’ai fait que récompenser ta foi ;
Depuis douze ans la lune se cache,
Et autant de jours a lutté avec le Dieu du jour,
Et sur l’herbe a posé ses rayons d’argent,
Depuis que tu m’as choisie pour douce mie,
Agissant envers moi toujours très fidèlement.
39Maintes fois t’ai vu au banquet de midi,
Quand assis seul par absence de tes pairs,
Tandis que tes compagnons d’armes riaient et plaisantaient,
Vers moi tu semblais tout regard, vers moi tout ouïe.
Tu me protégeais comme si tu avais cent peurs,
De peur qu’un regard de mépris te soit jeté,
Et que des présents me soient faits, plus que tes commensaux,
De châles écarlates, et de belles robes ;
Tout ton désir de plaire était tourné vers moi,
Je le dis, je dois m’efforcer de te récompenser.
40Ælla
Les petites attentions que j’eus pour toi,
Ta bonté les représente si grandes,
Fait des grands éléphants de mes moucherons ;
Tu rabaisses mon sentiment de rendre l’amour.
Mais si mes actions avaient allongé le rollet du destin,
T’avaient arrachée à l’enfer, ou t’avaient apporté le ciel sur terre,
Étalé le monde comme un marchepied à tes pieds,
Un sourire serait une récompense suffisante.
Je suis le débiteur de l’amour, et ne peux m’acquitter
Qu’en étant toujours en dette, et envers toi ma douce, à jamais.
41Bertha
Amour, ne compte pas tes services pour si peu ;
À toi je porte le même amour que le tien ;
Car Bertha ne se rappellera jamais rien du passé,
Ni de nourriture céleste pensera à prendre.
Aussi longtemps que cette chair fragile survivra,
Ceci, et pas davantage j’attendrai de toi ;
Ne sois pas en amour trop négligent, ni trop empressé ;
Un petit feu se révèle plus sincère qu’une haute flamme.
42Ælla
Ces douces paroles montrent que ton tempérament
Est plus éclairé que celui de la plupart des hommes.
43Entrent Celmonde et Ménestrels.
44Celmonde
Que toutes les bénédictions pleuvent sur la tête du noble Ælla !
Que la lune, en sa lumière d’argent brillant,
En ses nombreux changements verse de multiples bénédictions
Chassant au loin l’obscurité du malheur.
Et toi, belle Bertha ! Toi, belle dame, si lumineuse,
Puisses-tu avec Ælla connaître une longue paix,
De bonheur revêtue, comme d’une robe,
Et que chaque lune nouvelle ajoute de nouvelles joies !
En gage de mon amour, pour l’exprimer,
Je vous apporte des brocs de bière, pour nuitamment vous faire perdre la tête.
45Ælla
Après dîner, nous boirons de cette bière forte,
Quoi qu’il advienne.
46Celmonde
Ménestrels, entonnez votre chant.
Chant pour un homme et une femme
47Homme
Retourne vers ton compagnon berger ;
L’éclatant soleil n’a pas encore bu la rosée
Des fleurs de teinte jaune ;
Retourne, Alice, retourne.
48Femme
Non, trompeur, je m’en irai,
Doucement marcher dans les prés,
Comme la biche aux pieds d’argent,
Sous les arbres verts un abri cherchant.
49Homme
Vois la rive de mousse et de pâquerettes,
Regardant dans le ru plus bas ;
Asseyons-nous, sur l’herbe humide ;
Retourne Alice, ne t’en vas pas.
50Femme
J’ai ouï ma grand-mère dire autrefois,
Que les jeunes filles ne devraient,
Au doux mois de mai, être à l’abri
Avec de jeunes hommes sous le taillis.
51Homme
Assieds-toi, Alice, et écoute
Comme le merle chante sa note,
Le bouvreuil, l’alouette du petit matin,
Chantant de leur petit gosier
52Femme
De chaque taillis je les entends,
Chantant si joyeusement,
Me donnant avertissement,
Malheur quand tu es proche.
53Homme
Vois au long des prés si verts
Les pâquerettes colorées, les doux boutons d’or ;
Tout ce que nous voyons n’est vu de personne,
Seuls les moutons pénètrent ici.
54Femme
Berger, tu déchires mon fichu !
Va-t’en ! Laisse-moi partir.
Laisse-moi, ou j’appelle au secours.
Robin, ton amie le saura.
55Homme
Vois ! La bryone serpentine
Autour du peuplier tord sa liane ;
Autour du chêne le lierre vert
Prospère et vit.
56Asseyons-nous au pied de cet arbre,
Rions et chantons des chants d’amour ;
Allons, ne sois pas timide ;
Dans la nature tout va par couples.
Les chats modestes vont avec leur espèce ;
Les douces colombes se baisent et roucoulent.
57Femme
L’appel de l’homme doit se refuser,
Jusqu’à ce que Messire Prêtre de deux n’en fasse qu’un.
Ne me tente de faire mal,
Je ne serai la maîtresse d’aucun ;
Jusqu’à ce que Messire Prêtre entonne son chant,
Tu n’auras jamais rien de moi.
58Homme
Par l’Enfant de la Vierge,
Demain, dès le lever du jour,
Je ferai de toi ma femme, et ne me parjurerai,
Que vienne la vie ou la mort pour toujours.
59Femme
Qu’est-ce qui nous empêche, à l’instant,
Tous deux, main dans la main,
D’aller voir le prêtre
Et d’être unis par le lien de mariage ?
60Homme
J’y consens, et ainsi engage
Ma main et mon cœur, et tout ce qui est mien ;
Bon Messire Roger, faites le bien,
Unissez-nous à l’autel de Saint Cuthbert.
61Tous deux
Nous vivrons dans une chaumière,
Heureux, quoique sans fortune ;
Chaque heure donnera plus d’amour ;
En bonté nous serons riches.
62Ælla
J’aime ce chant, et l’apprécie fort ;
Et voici quelque argent pour votre chanson.
N’en avez-vous point parlant des bénédictions du mariage ?
63Celmonde
En mariage, bénédictions sont rares, je crois.
64Ménestrel
Si fait, mon seigneur ; selon votre bon plaisir, chanterons
Aussi bien que nos voix de choucas le permettront.
65Ælla
Allons, et veillez à bien accorder l’instrument,
Et étirez et torturez l’esprit humain,
Pour plaire à ma Dame.
Chant des ménestrels
66Premier Ménestrel
La fleurette en bouton rosit sous la lumière ;
Les prés sont parsemés de jaune ;
De manteaux de pâquerettes la montagne se pare ;
La tendre jeune primevère se courbe sous la rosée ;
Les arbres chargés de feuilles, tendus vers le ciel,
Quand soufflent de douces brises, font entendre un sifflement.
67Le soir tombe, et amène la rosée ;
Le ciel rougi brille au regard ;
Près de l’ivrogne, les ménestrels entonnent leur chant ;
Le jeune lierre s’enroule autour du montant de la porte ;
Je m’étends sur l’herbe ; mais, à mon avis,
Bien que tout aille bien, il manque cependant quelque chose.
68Deuxième Ménestrel
Ainsi pensait Adam lors qu’autrefois en Paradis,
Tous les cieux et la terre rendaient hommage à son esprit ;
En la seule femme est le plaisir de l’homme ;
Les instruments de la joie sont ceux de la nature.
Allons, prends une épouse dans tes bras, et vois
L’hiver et les brunes collines auront du charme pour toi.
69Troisième Ménestrel
Lors qu’Automne nu et grillé par le soleil paraît,
De sa main d’or jaunissant la feuille tombante,
Amenant l’hiver pour accomplir l’année,
Portant sur son dos la gerbe mûrie ;
Quand toutes les collines sont blanches de graines des bois ;
Quand des feux d’éclair et des lueurs de loin se voient ;
70Quand la belle pomme, rouge comme ciel vespéral,
Courbe l’arbre vers le sol fertile ;
Lorsque poire juteuse et noires mûres
Dansent dans l’air, et attirent le regard,
Alors, que le soir soit beau ou mauvais,
La joie de mon cœur, ce me semble, se teinte de quelque souci.
71Deuxième Ménestrel
Les anges sont faits pour n’être d’aucune des deux sortes ;
Les anges seuls sont libérés de l’impérieux désir ;
Il y a toujours quelque chose en l’esprit
Qui, sans une femme, ne peut être apaisé,
Nul saint en sa cellule, sauf s’il a sang et vigueur,
N’a à l’esprit de s’éjouir à la vue d’une belle femme.
72Les femmes ne sont point faites pour elles-mêmes, mais pour l’homme
Os de sa côte, et enfant de son désir ;
Sorties d’abord d’un membre inutile,
Faites de beaucoup d’eau, et de peu de flamme,
Elles cherchent donc le feu de l’amour, pour échauffer
L’aspect laiteux de la nature, et se parachever.
73Bien que sans les femmes les hommes soient à l’égal
De la nature sauvage, et ne vivent que pour tuer,
Souvent les femmes suscitent l’esprit de paix,
Bénies de joie angélique, quels anges elles sont !
Alors, promptement, mets une épouse dans ton lit,
Sois banni, ou fort béni, en goûtant la vie maritale.
Autre chant de ménestrel, par sir Thibaut Gorges
74Alors qu’Elinore était assise près de la verte tonnelle,
Se hâtant de quitter la chaleur du soleil,
Dit, de ses blanches mains tricotant de blanches chausses,
Quel plaisir d’être mariée !
75Mon époux, seigneur Thomas, hardi forestier,
Que ce soit clou de girofle ou panier,
Ne refuse aucune source de confort à Elinore,
Je l’ai aussitôt demandé.
76Quand je vivais chez mon père au joyeux vallon des Nues,
C’était mon choix de m’occuper à filer,
Il me manquait encore quelque chose, mais ne pouvais dire quoi,
Le hall plein d’armes du seigneur mon père n’avait rien d’attrayant.
77Chaque matin je me lève, ordonne à mes suivantes,
Certaines de filer de carder, d’autres de blanchir,
Si une nouvelle venue demande mon aide,
Alors rapidement vous me voyez expliquer.
78Le seigneur Walter m’aimait bien,
Et je ne manquais de rien,
Mais si je retournais au joyeux vallon des Nues,
En vérité ce serait sans l’avoir voulu.
79Elle parlait, et le seigneur Thomas vint sur le pré,
Chassant le cerf gras,
Elle posa son tricot, et alla vers lui ;
Aussi laissons-les tendrement embrassés.
80Ælla
J’aime aussi celle-ci ; va festoyer ;
Nous te permettons de nous précéder ;
Là, chante doucement chaque chant, et plaisanteries joyeuses ;
Et voici de l’argent, pour que tu sois content.
Viens, doux amour, allons à la fête nuptiale,
Et dans la bière et le vin noyons tous chagrins.
81Ælla, Bertha, Celmonde, un messager.
82Un messager
Ælla, les Danois fondent sur notre côte ;
Comme nuages de sauterelles, rejetés par la mer,
Magnus et Hurra, avec une ost puissante,
Font rage, ne pouvant être arrêtés que par toi ;
Hâte-toi, prompt comme l’éclair vole vers ces forbans :
Seuls tes chiens peuvent calmer ce taureau en furie.
Fais diligence, car ils sont près de la ville,
Et la page du destin de Wedcester est pleine.
Hâte-toi, ô Ælla, vole vers la bataille,
Car en un instant peuvent mourir dix mille hommes.
83Ælla
Sois maudit pour cette nouvelle ! Il me faut partir.
Y eut-il destin infortuné plus pénible que le mien ?
Ainsi de la fête à la guerre courir,
Échanger l’habit de soie pour l’armure !
84Bertha
Ô ! laisse-moi, comme une vipère, m’enrouler autour de toi,
Et protéger ton corps des traits de la guerre.
Tu ne me quitteras, ne dois pas quitter Bertha précipitamment,
Mais écoute le fracas des trompettes de loin.
85Ælla
Ô aimée, était-ce ton plaisir de présenter le festin,
Puis avec grossièreté d’interdire aux hôtes affamés de manger ?
86Ô mon cœur débordant, quels mots peuvent dire
Le chagrin qui traverse mon âme brûlée ?
Ainsi être arraché le jour de mes noces,
Oh ! c’est peine passant l’entendement.
Vous, dieux puissants, vos faveurs sont-elles accordées,
Pour qu’ainsi à un fardeau de douleur elles soient liées ?
Nous faut-il toujours pourchasser le contenu de l’ombre,
Et n’obtenir pour substance qu’un fantôme ?
Oh ! pourquoi, ô saints, oppressez-vous ainsi mon âme ?
Comment exprimerai-je mon malheur, ma peine, mon chagrin ?
87Celmonde
Parfois les plus sages manquent du conseil d’un pauvre.
Raison et ruse s’enfuient promptement.
Alors, seigneur, permets-moi, avec un respect craintif,
(Déposé à tes pieds) de donner mon conseil ;
Si nous laissons la situation sans agir,
Les ennemis à chaque minute gagnent du terrain.
Mon seigneur, que les hommes armés de lances, prêts au combat,
Et tous les hommes à pied s’y rendent.
Je ne parle, mon seigneur, que pour éveiller
Votre esprit de l’étonnement, et libérer le guerrier.
88Ælla
Ah ! tu verses maintenant des flèches en mon cœur ;
Mon âme commence à se révéler :
Je veux rappeler ma puissance, et remplir mon rôle,
Anéantir l’adversaire dans ma rage furieuse.
Mais comment la langue peut-elle dire ma colère furieuse,
Qui monte de mon amour pour la belle Bertha ?
Et le diable, et toute la puissance de l’Enfer,
N’aurait pu inventer contretemps d’aussi noir vêtement.
Mais je serai moi-même et réveillerai mon ardeur
Pour agir avec gloire, et aller au combat sanglant.
89Bertha
Non, tu ne quitteras jamais le côté de ta Bertha ;
Et le vent ne soufflera pas sur nous séparément ;
Moi, comme un serpent, je resterai près de toi ;
Vie ou mort nous verront tous deux ensemble.
J’ai ma part de chagrin et de dure peine ;
Elle jaillit de mon cœur, à l’œil cachée ;
Dans des flots de larmes mon âme expirante s’écoulera,
Si la peine cruelle est tienne, elle est deux fois mienne.
Ne pars pas ô Ælla ; avec ta Bertha demeure ;
Car avec ta beauté s’en ira mon âme.
90Ælla
Oh ! ce n’est que pour toi seule que je souffre ;
Cependant je dois être moi-même ; du manteau du courage
Je parerai mon cœur, et non d’acier mes membres,
Et brandirai la lance sanglante et l’épée souillée.
91Bertha
Ælla peut-il de son cœur arracher Bertha ?
Est-elle si grossière et laide à ses yeux ?
Personnage trompeur ! La mortelle guerre t’est-elle si chère ?
Tu m’estimes moins que les joies du combat.
Tu ne me quitteras pas, même si la terre
Pendait à ton épée, et réclamait ta mort.
92Ælla
Si tu savais que mes malheurs, comme des étoiles consumées,
Précédés par tes paroles, fondent sur moi,
Tu t’efforcerais de satisfaire mon cœur,
En éveillant mon âme assoupie à l’appel de l’honneur.
En félicité je t’estime plus que tout
Ce que le ciel peut m’envoyer, ou la ruse acquérir.
Mais je veux te quitter, pour tomber sur l’ennemi,
Pour revenir à tes yeux avec une double ardeur.
93Bertha
Bertha doit-elle solliciter une requête et se voir refusée ?
Recevoir une flèche à la fois de bonheur et d’orgueil ?
Demeure, au moins jusqu’au lever du soleil de demain.
94Ælla
Tu connais bien la force considérable des Daces ;
Chez eux une minute vaut du malheur pour des années ;
Ils défont un royaume en moins d’une heure.
Rappelle ton honneur, Bertha ; regarde
Ce pays sanglant qui action urgente
Réclame, le châtiment d’une puissante force,
Pour défaire les dévastateurs, et faire saigner l’ennemi.
95Bertha
Éveille ton amour ; homme trompeur et faux !
Ne quitte pas ta Bertha sous le prétexte de combattre.
Tu n’as pas besoin de partir, tant que tu n’as reçu commandement
Sous le sceau de notre seigneur roi.
96Ælla
Et tu voudrais faire de moi un lâche ?
Très sainte Marie, gardez-m’en !
Là, Bertha, tu as placé un double aiguillon,
Un pour l’amour de toi, un autre pour ton âme.
97Bertha
Ælla que j’ai offensé, cesse tes reproches.
C’est l’amour de toi qui a révélé cette méchante intention.
Mais écoute ma supplique, prête-moi attention,
Écoute du fond de mon cœur qui éclate l’amante et l’amie.
Que Celmonde revête ton armure,
Et à ta place aille à la bataille ;
Ton seul nom fera fuir les Danois,
L’air qui le porte jetterait l’ennemi à terre.
98Ælla
Bertha, en vain tu me voudrais lâche ;
Je dois, je veux combattre pour le bien de mon pays,
Et te quitter pour lui. Celmonde hâte-toi,
Va dire à mes hommes de se vêtir d’acier ;
Dis leur que je dédaigne de les distinguer au loin,
Mais que je quitte la couche nuptiale vierge pour le lit de la guerre.
99[Celmonde sort.]
100Bertha
Et tu veux partir : ô mon cœur éclate !
101Ælla
Mon pays attend que je vienne, je dois partir ;
Même si je pars à la rencontre du trait
De la mort certaine, je ne voudrais demeurer.
Mais te quitter ainsi, Bertha, m’inflige
Des tortures plus douloureuses que ne peut le dire la langue.
Mais réveille ton honneur, et attends le jour,
Où autour de moi résonnent les chants guerriers.
Ô Bertha, tente d’adoucir mon chagrin,
Et vois avec joie mes bras vêtus de la tenue guerrière.
102Bertha
Difficile est la pénitence, mais je tenterai
De cacher mon chagrin au fond de mon cœur.
Bien que rien ne me donne plaisir,
Comme toi, je m’efforcerai de mettre mon âme en repos.
Mais, oh ! pardonne si je t’ai peiné ;
Amour, puissant amour, ne supporte d’autre empire.
Juste quand j’allais être bénie avec Ælla,
Le destin si malignement l’a éloigné en me l’arrachant.
Ce fut peine trop lourde à supporter,
Sans un flot de larmes et le cœur déchiré de soupirs.
103Ælla
Ton esprit est redevenu lui-même ; pourquoi faut-il que tu sois
Toute beauté, toute majesté, si sage d’esprit,
Seulement pour faire voir au pauvre Ælla
Quel merveilleux joyau il doit abandonner ?
Ô belle Bertha, observe chaque vent qui passe,
Sur chaque vent j’enverrai un signe ;
Sur mon grand écu ton nom tu verras gravé.
Mais voici Celmonde, digne chevalier et ami.
104Ælla, Bertha, Celmonde.
105Celmonde
Tes chevaliers de Bristol attendent ta venue,
Chacun le long écu en bandoulière dans le dos.
106Ælla
Bertha, adieu ; mais pourtant je ne puis partir.
107Bertha
Vie de mon âme, mon gentil Ælla, demeure.
Ne me tourmente pas d’un si grand malheur.
108Ælla
Je le dois, je le veux ; c’est l’honneur qui appelle.
109Bertha
Hélas, mon cœur éclate ; mon cœur, fends-toi.
110Ælla pour l’honneur s’enfuit loin de moi.
111Ælla
Bertha, adieu ; je ne puis m’attarder.
Je m’enfuis de moi en te quittant.
112Bertha
Ô Ælla, mari, ami et seigneur, reste.
Il est parti, parti, hélas, peut-être pour toujours.
113Celmonde [seul].
L’Espoir, notre sainte sœur, traversant le ciel,
En couronne d’or et robe de lys blanc,
Qui au loin vole dans la douceur de l’air,
Percevant de loin le spectacle plaisant,
Quoique souvent tu prennes haut ton envol
Enveloppée de brume et les yeux aveuglés,
Tu viens à moi avec l’éclat des étoiles ;
Sur ton habit le rouge soleil s’attache ;
Le temps de l’été, le mois de mai paraissent,
Peints de main habile sur ta vaste aumônière.
114D’une nuit de désespoir je me suis éveillé,
Étonné du jour joyeux ;
Ælla, par rien d’autre que le respect de l’honneur,
Est parti, et je dois le suivre au combat.
Celmonde ne peut jamais demeurer à l’écart de la lutte.
La guerre commence-t-elle ? Celmonde est au milieu
Le reste, sous le masque du temps, doit montrer son visage.
Je vois des joies sans nombre autour de moi s’élever ;
Le destin semble clair, et la joie me soulage.
115Ô honneur, honneur, par toi que gagne-t-on ?
Heureux le voleur, le client du lupanar,
Qui ne te connaît pas, ou qui est perdu pour toi,
Et qui ne craint nullement la grande terreur que tu inspires.
Je voudrais bien t’extirper de mon cœur.
Tu répands le feu de ton éclair ;
Lorsque mon âme est desséchée, tu en es la cause ;
Mon repos est détruit par ta main ardente ;
Comme quelque colline élevée, quand les vents secouent le sol,
Elle creuse tout alentour, en ouvrant de secrètes plaies.
116L’honneur ! Qu’est-ce ? L’ombre d’une ombre,
De la sorcellerie, un vain rêve ;
Une des inventions faites par les clercs
Pour effrayer les hommes sans âme, et les femmes ;
Des chevaliers qui souvent entendent le fracas de la trompette,
Se perdraient en de telles marques de faiblesse,
117Devraient agir hardiment, l’âme hardie,
Et n’applaudir que leur chevalerie.
118Ô toi, quel que soit ton nom,
Ou Zabulus ou Queed,
Viens fortifier d’acier mon âme noire
Pour d’étranges et mauvais desseins.
119Magnus, Hurra et son prêtre, leur armée, près de Watchett.
120Magnus
Vite, que commencent les offrandes aux Dieux
Pour apprendre d’eux l’issue de la bataille.
Posez l’épée et le bouclier tachés de sang,
Répandez partout la lumière sacrée.
121Le prêtre chante.
Vous, qui dans l’air obscur
Distribuez les saisons bonnes ou mauvaises.
Vous, qui, étant offensés,
Cachiez la lune sous de sanglants manteaux,
Déplaciez les étoiles et défaisiez
Toutes les barrières des vents ;
Quand les vagues s’élevant affligées,
S’efforçaient chacune de dépasser l’autre,
Aspirant la ville entourée de clochers,
Engloutissant des nations entières,
Envoyant la mort qui chevauche les plaies,
Se déplaçant comme la déesse Terre ;
Envoyez-nous votre volonté divine,
Que la clarté emplisse mes yeux,
Que je comprenne maintenant
Tous les actes de cette entreprise.
122(Il s’agenouille et se relève aussitôt.)
123Ainsi parlent les Dieux : allez, venez dans la plaine,
Car des hommes en grand nombre y seront tués.
124Magnus
Eh bien, il en fut toujours ainsi quand Magnus combattit.
J’ai souvent semé la mort dans l’armée,
En croisant l’épée, comme un diable affolé,
Magnus a causé la perte de l’ennemi,
Comme lorsqu’une tempête assaille furieusement la côte,
La vague sonore arrache le sable du rivage,
Ainsi en guerre ai-je lancé le javelot,
Maint champion reçut ma lance dans la poitrine.
Mon bouclier, tel un météore des marais lancé en été,
Ma lance mortelle est pareille à un chêne foudroyé.
125Hurra
Ce sont de grands mots, pleins de bruit et
Pareils au tonnerre, auquel ne vient nulle pluie.
Il n’est pas besoin d’un bras vigoureux pour parler ;
Le coq parle peu, mais il est seul armé.
Certes, tu as prononcé des mots très puissants
De moi, et de bien plus d’hommes qui peuvent aussi combattre,
Qui ont souvent foulé aux pieds la rivière
Et arraché le heaume de la tête d’hommes forts.
Puisqu’une telle force est en ta main,
Que tes coups traduisent en actes tes paroles, et soutiennent ton courage.
126Magnus
Tu es un guerrier, Hurra, je le sais,
Et fort renommé pour tes actions.
Tu ne combats que des pucelles, et non des hommes,
Et jamais ne fais saigner des poitrines armées.
Souvent, sur un cheval caparaçonné couvert de sang,
T’ai vu sous moi dans la bataille,
Alors que j’habillais de cadavres tous les prés,
Et toi, étonné, admirant ma force.
Voudrais-tu alors obtenir mon renom,
Alors que tu fuirais en courant le sanglant destin ?
127Hurra
Comment ! mais silence, ma fureur. Je sais bien
Que ta force et toi n’êtes pas dignes de châtiment.
Bientôt je l’espère nous engagerons le combat ;
Alors tu seras entièrement exposé aux soldats.
Je prouverai mon courage sur le pré couvert d’armes ;
Là seulement je te dirai ce que je suis.
Si je ne manie dignement la lance mortelle,
Alors que mon nom soit rabaissé au niveau du tien.
Mon bouclier bosselé, ma lance de guerre,
Diront à l’ennemi tombant si le cœur de Hurra connaît la crainte.
128Magnus
Magnus voudrait parler, mais son noble esprit
Est si enragé qu’il ne sait quoi dire.
Il voudrait parler en coups, en gouttes de sang écrire,
Et sur ta tête peindre sa force pour toujours.
Si tu veux t’opposer à la fureur d’un loup,
C’est ici qu’il te faut l’affronter ; sinon, va-t’en ;
De peur qu’en mon ire j’utilise mes armes,
Qui feraient grand mal à ton corps.
Oh ! je suis fou de rage bouillonnante ;
Et des mers de sang fumant ne calmeront mon cœur échauffé.
129Hurra
Je te connais bien, Magnus ; tu es homme
À t’enfuir en triste détresse,
Corps de taureau puissant, cœur de lionceau,
Je souhaiterais presque que tes prouesses fussent moindres.
Quand Ælla (un nom revêtu de terreur
Pour toi et tes couards) fondit sur la plaine,
Comme tu te pressais parmi les premiers des fuyards !
Plus rapide que le trait empenné tu courus,
Décider d’un prix de course le jour d’un saint,
Magnus, et personne d’autre que lui ne gagnera ce prix.
130Magnus
Que des fléaux éternels consument ta langue néfaste !
Que des myriades de serpents s’emparent de ton esprit !
Puisses-tu encore jeune éprouver toutes les peines de l’âge,
Impuissant, sans yeux, exclus de la lumière à jamais,
Tes sens, comme toi-même, enveloppés de la nuit,
La risée de l’ennemi et le compagnon des bêtes.
Que l’éclair fourchu s’abatte sur ta tête,
Que sur toi tombe la colère de la tempête,
Que les vapeurs des marais anéantissent ton pouvoir masculin,
Que les répugnantes douleurs dévorent ton corps maudit.
Je te maudirais bien encore, mais ma langue
Refuse à mon cœur la faveur de le faire.
131Hurra
Maintenant par les dieux des Daces, et le roi du ciel,
Continue, comme tu as commencé, avec furie ;
Appelle sur ma tête toutes les horribles tortures,
Continue de maudire, jusqu’à ce que ta langue sente tes malédictions.
Envoie sur ma tête l’éclair bleu aveuglant,
Le tonnerre grondant, la vague bleue qui s’enfle,
Tes mots ne sont que vent, rien d’autre ;
Continue de maudire, bon capitaine, combat avec des mots de grand orgueil.
Mais ne gaspille pas ton souffle, de peur qu’Ælla vienne.
132Magnus
Qu’Ælla et toi alliez ensemble en enfer !
Que vos noms soient effacés du rollet du destin !
Je ne crains pas Ælla, tu le sais bien.
Traître déloyal, veux-tu maintenant te rebeller ?
On sait que tes hommes sont liés aux miens,
Tous envoyés au mortel combat comme bande de loups ;
Mais maintenant ils te manquent tous [sens incertain ].
Maintenant, par les dieux qui régissent la Dacie,
Dis encore des paroles de colère, et je te destitue.
133Hurra
Je crains tes menaces autant que tes malédictions,
La semence de méchanceté et tout ton ressentiment.
Tu es la honte du nom de Dace ;
Tu n’as que langue en guise de preuves.
Tu es un vermisseau si petit et abject,
Que je mépriserais de souiller mon épée de ce sang.
Mais avec tes mêmes armes je vais fondre sur toi,
Et comme ta propre peur, t’abattre d’un mot.
Je suis Hurra, et toujours le serai,
Aussi grand en actes de courage, et au commandement, que toi.
134Magnus, Hurra, l’armée et un messager.
135Un messager
Cessez vos querelles, ô chefs ; car, étant
De garde, j’ai vu venir une armée,
Non pas comme une poignée d’ennemis effrayés,
Mais noire d’armures, se déplaçant de façon terrible,
Comme un gros nuage noir, qui avance
Pour tomber en grêle, et qui cache l’orage.
136Magnus
Sont-ils nombreux ?
137Le messager
Aussi nombreux que les fourmis ailées un soir d’été,
Et il semble qu’ils piquent tout autant.
138Hurra
Quelle importance ? Préparons-nous.
Allons, sonnez trompettes, que les champions se préparent ;
Sans doute nous piquerons autant qu’eux.
Quoi ? perds-tu ton sang ? as-tu peur ?
Voudrais-tu prendre la ville et l’escalier du château,
Et ne pas te battre avec les soldats de la garde ?
Va cache-toi dans ma tente sous le cuir ;
Je veillerai sur ton corps.
139Magnus
Nos dieux du Danemark savent que mon cœur est bon.
140Hurra
Bon à rien d’autre sur terre qu’à nourrir les corbeaux !
141Les mêmes, plus un deuxième messager.
142Deuxième messager
Comme de ma tour je vis l’ennemi approchant,
J’ai aperçu l’écu à croix et l’épée sanglante,
La bannière du furieux Ælla ; l’armée le sait.
Le désordre notre armée
Traverse, porté sur les ailes du nom d’Ælla ;
Avancez, avancez, mes seigneurs !
143Magnus
Quoi ! Ælla, et si proche ?
Alors Danemark est battu ; oh ! ma peur grandissante !
144Hurra
Que signifie ? Ton Ælla n’est qu’un nom.
Par mon épée, tu n’es vraiment qu’un enfant.
Récemment j’ai éprouvé ton courage de couard,
Quand tu te vantais tant d’action secrète.
Mais vers la guerre je dois diriger ma propre action,
Pour rendre aux soldats le courage d’actes terribles.
145Magnus
Aux chevaliers des deux côtés je vais parler,
Leur disant à tous de faire saigner l’ennemi ;
Comme il y aura déshonneur ou mort dans chaque rang,
J’exalte mon cœur, et tuerai à la bataille.
146Ælla, Celmonde et l’armée, à Watchett.
147Ælla
Ayant maintenant dit matines et prières,
Préparons-nous pour le combat prévu,
Que chaque champion porte la couronne de joie
De la victoire certaine sur son front étincelant.
148Quant à mon cœur, j’avoue qu’il est comme auparavant
Il a été dans la splendeur estivale du destin,
Ne connaissant pas le vêtement hideux de la peur ;
Mon sang chaud, exultant dans sa maîtrise,
Bout sans mes veines, en vagues rapides,
Impatient de rencontrer l’acier perçant,
Et de dire au monde qu’Ælla mourut aussi grand
Que tout chevalier combattant pour le bien de l’Angleterre.
Amis, parents et soldats, en lugubre armure noire,
Imitez mes actes, écoutez mon présent conseil.
149Il n’est de maison, dans cette île frappée par le destin,
Qui n’ait perdu un parent dans ces combats meurtriers,
De sang riche s’est gorgé le sol affamé
Et les villes en feu ont embrasé les nuits.
D’une robe de feu ils parent notre sainte église ;
Nos fils gisent étouffés dans leur sang fumant ;
Par les racines ils déterrent notre arbre de vie,
Pillant nos côtes, comme le font au rivage les lames.
Hommes, si vous êtes des hommes, montrez-le,
Consumez leurs troupes, telle la flamme d’une tempête rugissante.
150Chrétiens, agissez de manière digne de ce nom ;
Abattez ces pillards de nos saints édifices ;
Éclatez, comme la nue, d’où descend la flamme,
Soyez des torrents, descendant la montagne en jaillissement.
Et quand sur la plaine leurs champions s’enfuient,
Prompts comme la rouge foudre dévorante
Qui frappe le meurtrier fugitif sur le pré,
Volez à la poursuite de ces destructeurs du pays.
Que ceux qui se sont enfuis à leurs vaisseaux
Aient un repos éternel sur un lit de flammes.
151Que la peureuse Londres voie la ville en feu,
Tente par de l’or d’arrêter la main du pillard,
Ælla et Bristol ont de plus hautes pensées,
Nous ne combattons pour nous, mais pour tout le pays.
Comme la barre de la Severn apporte des bancs de sable,
Les déposant sur le flot du courant,
En horrible fracas avalant la haute grève,
Entraînant les rochers dans sa course furieuse,
Ainsi nous emporterons l’armée des Daces,
Et dans une tempête de sang aurons la couronne des champions.
152Si dans cette bataille la chance ne sourit à notre cause,
Vers Bristol ils tourneront leur terrible colère ;
Bristol et tous ses plaisirs disparaîtront en l’air,
Brûlant malheureusement d’un feu inaccoutumé,
Alors que notre sécurité excite au double notre ire,
Tels des loups, rôdant pour la proie du soir,
Voyant agneau et berger près du feu,
Tuent l’un par sécurité, l’autre par faim ;
Alors, quand les corbeaux croasseront sur la plaine,
Oh ! que ce soit le glas des puissants Danois occis.
153Comme un rouge météore mon arme brillera,
Tel un fort lionceau je serai au combat,
Comme feuilles mortes les Daces seront dépêchés.
Tel un fleuve bruyant sera ma force.
Hommes, qui voudriez mériter le nom de chevalier,
Que les larmes de sang soient essuyées par vos poignards ;
Dans les temps futurs, nulle plume n’écrira que,
Quand l’Angleterre avait des ennemis, Bristol dormait.
Vous, vos enfants et vos compagnons criez,
Allez, luttez pour la cause du renom, courage, vainquez ou mourez.
154Je me tais ; votre âme vous dira le reste ;
Votre esprit montrera que Bristol vous appartient ;
Vers le lieu de l’honneur nul besoin de montrer le chemin ;
Dans votre propre cœur vous trouverez la voie.
Entre le destin et nous il n’y a que peu d’espace ;
Il est temps de vous prouver que vous êtes des hommes ;
Tirez la lame trempée avec grâce et dextérité.
Éveillez-vous, comme le loup sortant de sa tanière.
De même je tire mon arme. Au large, fourreau !
Je ne l’y remettrai que quand elle sera dégoûtée de la mort.
155Les soldats
Allons, Ælla, allons ; nous sommes impatients d’aller au sanglant combat ;
Impatients d’entendre le corbeau chanter en vain ;
Allons, Ælla, allons ; nous gagnerons certainement cette bataille,
Quand tu nous mèneras dans la plaine meurtrière.
156Celmonde
Ton discours, ô seigneur, enflamme toute la troupe ;
Elle souffle d’impatience, comme des loups pourchassés reprennent haleine ;
Allez, soyez couronnés sur les cadavres des tués ;
Allez manier la lourde épée mortelle.
157Les soldats
De toi, Ælla, vient tout notre courage ;
Chacun en imagination conduit les Danois enchaînés.
158Ælla
Compatriotes, mes amis, votre noble esprit
Parle en vos yeux et dit à votre maître :
Aussi promptement que la pluie d’orage tombe sur la terre,
Nous tomberons sur ces sinistres pillards.
Le mouvement de nos épées les fera plonger en enfer ;
Leurs corps en tas obscurciront les étoiles ;
Les tumulus déborderont de leurs morts,
Montrant nos guerres célèbres aux temps futurs ;
En chaque regard je vois la flamme de la force,
Brillant au-dehors, comme un feu de colline dans la nuit.
159Quand les plumes parleront de notre célèbre combat,
Chacun s’émerveillera du courageux exploit,
Chacun souhaitera avoir connu ce jour,
Et courageusement avoir aidé à faire saigner l’ennemi ;
Mais cette aide, notre bataille n’en a pas besoin ;
Notre armée est assez forte pour arrêter la main ennemie ;
Nous reviendrons à cette verdoyante prairie,
Sur le corps des ennemis de notre pays.
Maintenant, que les trompettes sonnent la charge,
Les soldats daces paraissent sur ce monticule.
Capitaines, à la tête de vos hommes, et menez-les.
160Les danois s’enfuient, près de Watchett.
161Premier danois
Fuyez, fuyez, Danois, Magnus, le chef est mort ;
Les Saxons arrivent avec Ælla à leur tête ;
Tentons de fuir vers ce pré ;
Fuyez, fuyez, c’est le royaume des morts.
162Deuxième danois
Ô dieux ! Des milliers ont perdu la vie par mon épée,
Et dois-je maintenant fuir pour ma sécurité ?
Voyez ! Dispersées, nos troupes sont éparpillées,
Mais seul je vais oser livrer bataille.
Mais non ; je vais fuir et tuer en reculant ;
La mort, le sang et le feu marqueront la trace de mes pas.
163Troisième Danois
Tentant d’échapper au puissant ennemi,
Tandis que j’approchai de la grève et des vagues,
J’ai vu de loin un spectacle de grand malheur,
Nos grands navires enveloppés de voiles de flamme.
Les Daces armés qui s’y trouvaient,
De tous côtés fuyaient la mort les poursuivant ;
Le feu grandissant enflamme leur courage,
Ils sautent à la mer, et dans les bulles perdent le souffle ;
Tandis que ceux sur la plaine sanglante,
Sont captifs destinés à la mort, ou tués au combat.
164Hurra
Maintenant par les dieux, Magnus, chevalier discourtois,
Par sa conduite lâche a fait notre malheur,
Utilisant tous les hommes grands au combat,
Et plaçant les courageux là où la lie aurait suffi.
Puisque notre fortune a tourné ainsi,
Rassemblons les survivants pour un futur destin,
En quelque nouveau lieu nous irons pour notre sécurité,
Un autre jour nous aurons meilleure chance.
Sonnez fortement, trompette, la retraite ;
Que tous les Daces rejoignent promptement notre bannière.
165Par les hameaux nous sèmerons mort et malheur,
Nous baignerons dans du sang chaud, et nous y laverons ;
Dieux ! Écoutez les Saxons déferler, comme une vague.
J’entends le cliquetis détesté des épées.
Fuyez, fuyez, Danois vers cette colline ;
Nous nous retirons, pour plus tard combattre à nouveau.
166Celmonde, près de Watchett.
Oh ! voir une âme toute de feu pour raconter ce jour,
Ce jour qui étonnera la sagesse des auditeurs,
Faisant saigner le cœur jaloux de nos ennemis,
Et répandant notre renom dans le monde à jamais.
167Le brillant soleil avait revêtu sa robe vermeille,
De l’orient rougeoyant voletait avec son train,
Les heures emportaient la robe de la nuit,
Sa tapisserie sable se déchira en deux.
Les rayons dansant décoraient la plaine céleste,
Et sur la rosée souriaient d’un regard luisant,
Telles des gouttes de sang tachant une noire armure,
Luisant sur le poli du métal proche ;
Les soldats étaient debout à flanc de colline,
Comme de jeunes arbres feuillus au sein d’une forêt.
168Ælla se dressa comme l’arbre entouré de ronces ;
Sa haute lance brillant comme les étoiles la nuit,
Ses yeux semblaient flamme et feu ;
Quand il exhorta chacun à combattre,
La douceur de ses mots toucha chaque valeureux chevalier ;
Elle les toucha, comme les chasseurs touchent le lionceau ;
De triple armure leur courage se revêt ;
Tous les cœurs guerriers s’enflent, ivres de gloire et de renom ;
Tel le lent bruit du fleuve serpentant,
Résonnait le murmure de toute l’armée.
169Il les mène au combat ; oh ! dire alors
Comment Ælla les encourageait, et quel air il avait,
Toujours se déplaçant comme une montagne de terreur,
Lorsqu’un bruyant tourbillon arrache sa base,
Narrer comment chaque regard bannissait la peur,
Nécessiterait la plume ou la langue d’un ange.
Comme un haut roc vers le ciel dressé,
Comme un jeune loup furieux et fort,
Ainsi allait-il, conduisant de puissants guerriers ;
La victoire aux ailes peintes de sang volait alentour.
170La bataille s’engage ; épée contre épée résonne ;
Ælla était irrité comme les lions enragés ;
Telles des étoiles filantes, il lançait le javelot ;
De sa puissante épée il tua maint ennemi ;
Quand il approchait, l’ennemi effrayé s’enfuit,
Ou tomba sous sa main, comme toute la pluie,
Avec une telle rage il en fit un carnage,
Que des monceaux de corps s’élevèrent sur la plaine ;
Ælla, tu es – mais arrête, ma langue – ne dis rien ;
Aussi grand que je le fasse, plus grand encore il sera.
171Et ses soldats ne virent pas ses prodiges en vain :
Ici un robuste Danois tomba sur son compagnon ;
Ici seigneur et vilain mordirent la poussière ;
Ici père et fils s’en allèrent tremblant en enfer.
Magnus le chef cherchait un passage, et j’ai honte de le dire,
Il cherchait un passage pour fuir ; mais la lance d’Ælla
Tomba sur l’épaule du Dace fuyard,
Lui traversa le corps et lui déchira le cœur,
Il gémit et s’abattit sur le pré sanglant,
Et de son corps augmenta la pile des Daces défunts.
172Épuisés par le combat, les champions danois s’arrêtent,
Tels des taureaux, dont la merveilleuse puissance est épuisée ;
Ælla, un javelot dans chaque main,
Vole vers la colline et condamne à mort deux Daces.
Après ce geste, l’armée se précipite derrière lui ;
De chacun vole le javelot qui atteint sa cible ;
Ils tirent l’épée, les ennemis saignent ;
Les Danois, dominés par la terreur en tête,
Jetèrent au sol leur bannière et tels des corbeaux s’enfuient.
173Les soldats poursuivirent à grands cris,
Cris qui pouvaient effrayer les cœurs les plus farouches.
Rapides comme leurs navires, les Danois s’enfuient ;
Rapides comme la pluie un jour d’avril,
Par derrière les pressant, les Anglais tuent.
À peine un dixième des Danois survit.
Ælla commande de cesser le carnage,
Mais les fait prisonniers sur la plaine sanglante.
Le combat terminé, je suis parti,
Sur d’autres champs soutenir un combat plus inégal.
Écuyer !
174[Entre un écuyer.]
Écuyer servant, prépare un cheval rapide,
Aux pieds ailés, à l’allure de vent,
Qui battra à la course la lumière du matin,
Laissant derrière lui le manteau de la nuit.
Quelque affaire secrète réclame ma présence.
Fais savoir à tous que je suis mort au combat.
Si dans cette affaire tu obéis à mon ordre,
À mon retour tu seras fait chevalier ;
Vole, vole, pars ; une heure vaut un jour ;
Harnache vite mon meilleur coursier, et amène-le moi ici ! Va !
175Celmonde, seul.
Ælla est grièvement blessé, et en ville
Il attend que ses blessures soient pansées.
Et arracherai-je de son front la couronne,
Faisant mourir le vainqueur dans sa victoire ?
Oh ! plutôt que mon sang de mon cœur coule,
Plutôt être torturé à mort ;
Mais – Bertha est le prix – ; ah ! il serait facile
D’obtenir prix si convoité avec la perte d’une vie ;
Mais alors, l’éternelle renommée – ce n’est que du vent – ;
Née de l’imagination, et ne vivant que là.
176Bien que tout conspire dans la vie
À me parler de la faute que je devrais commettre,
J’assouvirais hardiment ma passion,
Et utiliserais les mêmes moyens que ceux que je vais employer.
Les qualités que j’ai reçues de mes parents,
Furent pratique du meurtre, du sang, maîtrise de soi et la guerre ;
À cela je vais me tenir, et ne me soucierai pas plus
D’une blessure à la renommée, que d’une cicatrice corporelle.
Maintenant, je vais planter une épine
Qui déchirera ta paix, ton amour, et ta gloire.
177À Bristol, Bertha, Egwina.
178Bertha
Douce Egwina, ne me parle pas de joie ;
Je ne peux m’associer à rien qu’au chagrin.
Oh ! que quelque chose détruise notre bonheur,
Noyant le visage de malheur et de larmes amères !
179Egwina
Il faut, il faut tenter de réconforter
Votre cœur et de prendre repos et réconfort.
Votre seigneur reviendra de la bataille,
D’honneur et de plus grand amour vêtu ;
Mais je vais appeler pour avoir le rondeau du ménestrel ;
Peut-être son doux chant chassera-t-il votre chagrin.
Chant des Ménestrels
180Ô ! chante-moi ton rondeau,
Ô ! laisse couler la larme amère avec moi,
Ne danse plus les jours de fête,
Comme une rivière courante ;
181Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
182Noirs ses cheveux comme nuit d’hiver,
Blanc son teint comme neige d’été
Vermeil son visage, comme la lumière au matin,
Froid il gît dans la tombe profonde.
183Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
184Douce sa parole comme le chant de la grive,
Aussi rapide à la danse qu’à la pensée,
Agile au tambourin et au gourdin,
Ô, il gît près du saule :
185Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
186Écoute ! Le corbeau bat des ailes,
Dans le vallon de ronces plus bas ;
Écoute ! Fort chante la chouette de mort,
Aux cauchemars, quand ils passent ;
187Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
188Vois ! La blanche lune brille sur lui ;
Plus blanc est le linceul de mon fidèle amour ;
Plus blanc que le ciel du matin,
Plus blanc que le nuage du soir ;
189Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
190Ici, sur la tombe de mon fidèle amour,
On posera des fleurs stériles ;
Nul saint pour protéger
La chasteté d’une vierge.
191Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
192De ma main je poserai des ronces
Qui pousseront autour de sa dépouille sacrée ;
Fées et elfes, allumez vos feux,
Ici reposera mon corps.
193Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
194Venez, avec épine et cupule,
Videz mon cœur de tout son sang ;
Je méprise la vie et tous ses biens,
La danse nocturne, ou la fête diurne.
195Mon amour est mort,
Parti pour sa couche funèbre,
Tout sous le saule.
196Elfes des eaux, couronnés d’iris d’eau,
Portez-moi jusqu’à votre onde mortelle.
Je meurs ! Je viens ! Mon fidèle amour attend.
Ainsi parla la damoiselle, et elle mourut.
197Bertha
Ce chant contient ce qui le rendrait plaisant
Mais mon sort malheureux me prive de tout réconfort.
198Ælla, à Watchett.
199Ælla
La peste soit des blessures qui me retardent ! Amenez-moi un cheval !
J’irai à Bertha cette nuit même ;
Bien que mon âme saigne de mes blessures,
Je veux partir, et mourir sous ses yeux.
Amenez-moi un cheval, ayant des ailes d’aigle pour voler,
Prompt comme le désir, et fort comme l’est mon amour.
Les Danois m’ont fait grand mal au combat,
En m’éloignant si longtemps des bras de Bertha.
Ô quel destin fut le mien puisque la maîtrise
Ne peut donner de plaisir, ni le bien de mon pays aviver mon regard.
200Ô dieux, comment se forme le caractère d’un amant ?
Parfois la même chose est châtiment et bénédiction ;
Tantôt refroidi, puis par la même chose réchauffé,
D’abord dilaté, puis contracté.
C’est la perte de Bertha qui occupe mon âme ;
Je veux, je dois partir ; pourquoi mon cheval tarde-t-il ?
Serviteurs, pressez-vous ; préparez l’habit
Qu’il faut aux courriers qui voyagent en hâte.
Ô ciel ! je dois partir, retrouver le regard de Bertha,
Car en ses yeux je trouve mon être enlacé.
201Celmonde, à Bristol.
Le monde est dans l’obscurité de la nuit ; les vents sont calmés ;
Faiblement la lune luit de sa pâle lumière ;
Les esprits se sont levés et peuplent les cimetières silencieux,
En compagnie d’elfes et de fées dans le rêve ;
La forêt brille sous la lumière d’argent ;
Maintenant mon amour peut se satisfaire en son festin ;
Au bord de quelque doux ruisseau au cours rapide,
À ce délicat banquet je vais doucement festoyer.
Voici la demeure ; serviteurs, apparaissez vite.
202Celmonde, des serviteurs.
203Celmonde
Allez dire à Bertha qu’un étranger l’attend ici.
204Celmonde, Bertha
205Bertha
Celmonde ! Ô saints ! J’espère que tu as de bonnes nouvelles.
206Celmonde
Ton espoir est perdu ; à de mauvaises nouvelles prépare-toi.
207Bertha
Ælla se porte-t-il bien ?
208Celmonde
Il vit, et peut encore profiter
Des bonheurs cachés d’une année future.
209Bertha
Quelles mauvaises nouvelles ai-je donc à craindre ?
De quelle infortune parlais-tu à l’instant ?
210Celmonde
À de mauvaises nouvelles prépare-toi rapidement.
Ælla est grièvement blessé, dans ce combat meurtrier ;
Il gît en la ville fortifiée de Wedcester.
211Bertha
Ô mon cœur se brise !
212Celmonde
S’il ne te voit, il meurt.
213Bertha
La présence de Bertha soulagera-t-elle les souffrances d’Ælla ?
J’y vole ; des ailes neuves poussent à mes épaules.
214Celmonde
Mon cheval, au-dehors, nous portera promptement tous deux.
215Bertha
Ô, je volerai comme le vent, et ne m’attarde nullement.
Apportez rapidement un équipement pour chevaucher.
Mon esprit a les ailes de la plume d’un éclair.
Ô Ælla, Ælla ! si tu savais l’aiguillon
Qui ronge l’endroit de mon cœur,
Tu verrais clairement que toi-même en es la cause ;
Lève-toi, et vole à ma rencontre.
216Celmonde
Le coursier sur lequel je vins est rapide comme l’air ;
Mes serviteurs m’attendent près du bois ;
Gagnons rapidement tous deux ce lieu ;
Vers Ælla je te ferai bonne conduite.
Ton regard, tel un baume, étanchera son sang,
Guérira ses blessures et réconfortera son cœur ;
De ton regard dépend sa vie ;
Tu portes son âme et tout son plaisir.
Allons, partons bien qu’il fasse nuit,
Ton amour sera une torche pour brûler la fumée de la nuit.
217Bertha
Même si la tempête déchirait le ciel,
Et que la pluie, comme rivières tombant, soit féroce,
Que la terre lutte contre l’air irrité,
Que chaque souffle de vent tue par des fléaux,
Je volerais encore aussitôt vers les yeux d’Ælla ;
Que l’aubépine lacère ma chair,
Que la chouette, poussant son cri, éveille tous les arbres,
Et que les serpents d’eau ondulent dans chaque ruisseau,
Je volerais encore, ne m’attardant sous aucun couvert,
Mais trouve mon Ælla, brave Celmonde, conduis-moi.
218Un bois, Hurra, des Danois.
219Hurra
Ici, dans cette forêt guettons une proie,
Nous vengeant sur nos ennemis de l’infortune de la guerre ;
Tout ce qui est Anglais sera abattu,
Répandant au loin notre terrible réputation.
Vous, Daces, si vous êtes des hommes et des Daces,
Que rien ne vous satisfasse que le sang ;
Sur toutes les poitrines en lettres de sang gravez
Quel est votre esprit, et comment le craindre.
Et si vous repartez aux rives du Danemark,
Bientôt nous reviendrons et ne serons plus vaincus.
220La bataille perdue fut une réelle bataille ;
Même les démons n’auraient pu soutenir assaut aussi dur ;
Même nos armures et nos heaumes saignèrent,
Les âmes des Daces comme gouttes de rosée s’enfuirent,
Mais ce fut Ælla qui remporta la victoire ;
Quoique son ennemi, je dois admettre sa force.
Mais par le sang des vilains nous ferons payer cette perte,
Montrant que nous savons vaincre au combat ;
Tels des loups délivrés des chaînes, détruirons ;
Nos armes, pareilles à la nuit d’hiver, effaceront ce jour de joie.
221Lorsque le temps au pied rapide déroule le jour,
Quelque hameau brûlera sous notre colère ;
S’ouvrant comme un rocher, ou une puissante montagne,
Le haut clocher penchera vers le sol ;
222Nous arracherons les murs et les antiques tourelles,
Raserons tous les arbres portant fruits dorés,
Dépêcherons vers les dieux d’en bas leurs propriétaires,
Éclaboussant tout alentour de triste guerre et de sanglant changrin.
Mais hâtons-nous d’abord vers ce chêne-là,
Et nous fondrons sur tous ceux qui passent.
223Une autre partie du bois, Celmonde, Bertha.
224Bertha
Cette obscurité effraie mon cœur de femme.
Que le ciel a revêtu un manteau sombre !
Heureux l’habitant des chaumières, qui vit au repos
Et ne craint pas la couleur effrayante de la nuit.
Les étoiles ne brodent que peu dans le noir ;
Les rais de lumière argentée réconfortants sont tissés lâches ;
Dis, Celmonde, la nuit ne te fait-elle pas peur ?
225Celmonde
Plus noire est la nuit, plus propice est le temps à l’amour.
226Bertha
Parles-tu d’amour ? Oh ! l’amour est très loin.
Que j’aimerais revoir les rayons vermeils du jour !
227Celmonde
L’amour serait tout près, si Bertha l’appelait ici.
228Bertha
Quoi, Celmonde, que veux-tu dire ?
229Celmonde
Ceci, Celmonde veut dire.
Nul rayon, nul œil, nul mortel ne paraissent,
Nulle lumière pour révéler l’acte d’amour ;
Rien en cette forêt que cette torche ne luit,
Qui, éteinte, laisse tout dans la nuit.
Vois, comme les arbres s’emmêlent ici,
Rendant cette charmille si agréable au regard ;
Elle fut faite pour l’amour, et se dresse ici,
Pour que s’y unissent des amants dans les liens de l’amour.
230Bertha
Celmonde, explique tes paroles ou alors ma pensée
Te privera peut-être de ta belle franchise.
231Celmonde
Alors, écoute et sache qu’ici je t’ai amenée
Pour te révéler mon amour longtemps caché.
232Bertha
Ô ciel et terre ! Qu’entends-je ?
Suis-je trahie ? Où est mon Ælla, parle !
233Celmonde
Ô, ne porte pas tant d’amour à Ælla,
Mais donnes-en quelque peu à Celmonde.
234Bertha
Va-t-en !
Je veux partir, et me frayer à tâtons un chemin,
Même si des serpents me piquant s’enroulent à mes jambes.
235Celmonde
Par tous les saints, je ne te laisserai pas aller,
Tant que tu n’auras pas apaisé la brûlure de mon amour.
Ces yeux ont fait grand mal à Celmonde,
Alors que leur sourire commence par lui rendre de l’estime.
Ô si tu voyais l’état perturbé de mon cœur
Où l’amour déchire ma joie et ma paix.
Misérable je serai, au-delà de l’aide du destin,
Si Bertha veut encore faire saigner les fibres de mon cœur.
Douce comme les fleurs d’été, Bertha, vois,
Je supporte fort mal ton déplaisir fort courroucé.
236Bertha
Ton amour est impur ; je préférerais être morte pour toujours,
Plutôt qu’entendre prononcer de telles paroles de luxure.
Fuis rapidement loin de moi, et ne dis plus rien ;
Plutôt qu’entendre tes mots d’amour, je préférerais mourir.
Ô vous les saints ! Et souillerai-je la couche de mon Ælla,
Et me tenterais-tu, Celmonde, à faire cela ?
Laisse-moi partir ! Toutes les malédictions sur ta tête !
Était-ce pour cela que tu apportais un message !
Laisse-moi partir homme au cœur noir !
Ou le ciel et les étoiles prendront le parti d’une vierge.
237Celmonde
Puisque tu ne veux accéder à ma demande,
Mon amour aura son plaisir, bien que coupable ;
Tes membres plieront, même s’ils ont la force de l’acier ;
La noire saison cachera ta rougeur.
238Bertha
Au secours, au secours, ô saints ! Oh, que mon sang se répande !
239Celmonde
En cas de besoin, les saints se tiennent à distance.
Ne tente pas de t’échapper ; tu ne peux malgré ta volonté.
Accède à mon souhait, et ne t’occupe de rien d’autre.
240Bertha
Non, vil trompeur ! Je veux déchirer l’air
Jusqu’à ce que la mort, ou un bon voyageur, arrête mes cris.
Au secours ! Au secours ! Oh, Dieu !
241Celmonde, Bertha, Hurra, les Danois.
242Hurra
Ah ! Ce sont des cris de femme.
Je les reconnais ; parle, qui es-tu, toi qui es ici ?
243Celmonde
Au large, vilain ! Ou tu mourras par cette épée.
244Hurra
Tes mots n’effraieront pas mon cœur.
245Bertha
Sauve-moi, sauve-moi de ce traître !
246Hurra
Reste-là ; maintenant dis ton nom et ton pays,
Ou bientôt mon épée te coupera le corps.
247Celmonde
Je te monterai les deux par ma main furieuse.
248Hurra
Cernez-le, Danois.
249Celmonde
Venez voir
Si mon épée peut révéler qui je suis.
250(Tous luttent contre Celmonde, il tue maints Danois et tombe devant Hurra.)
251Celmonde
Oh ! je suis tué ! Danois sachez donc,
Je suis ce Celmonde, second au combat,
Qui à Watchett tua tant d’entre vous ;
Je sens que mon regard nage dans la nuit éternelle ;
Soyez bons envers elle.
252(Il meurt.)
253Hurra
Alors un valeureux chevalier est mort.
Dis, qui es-tu ?
254Bertha
Je suis la femme d’Ælla le grand.
255Hurra
256Ah !
257Bertha
Si contre lui tu n’as que méchant mépris,
Alors, de ton épée mortelle prends ma vie.
Mes remerciements tu auras à jamais,
Tu m’as sauvée de l’adultère, le pire des péchés.
258Hurra
Je le ferai, il en sera ainsi ; Daces, écoutez.
Cet Ælla est notre ennemi de toujours.
À travers la bataille il s’est taillé un chemin,
Étant l’âme et la tête de chaque combat ;
Du pouvoir des Daces il a emporté la victoire,
Tué Magnus, brûlé tous nos navires ;
Par son bras nous sommes condamnés à errer ;
Il a brisé le fer de lance de la Dacie ;
Lorsque des navires pourchassés vinrent jusqu’à notre terre,
La cause en était Ælla, dirent-ils, et lui souhaitèrent meilleur destin.
259Bertha
Grâce !
260Hurra
Calme-toi.
Mais cependant c’est un ennemi bon et franc ;
Quand nous étions défaits, il a sonné la retraite ;
Il a jeté en l’air la chaîne du captif,
Il a réconforté les blessés de pain et de vin ;
Ne s’est-il pas montré bon envers certains d’entre vous ?
Votre sang aurait fumé sur le champ de Wedcester,
S’il n’avait commandé de sonner la trompette,
Rejetant sur son large dos son bouclier encore plus large,
Lorsque vous, prisonniers, il fit,
Vous fit jurer de demeurer, et vous libéra aussitôt ?
261Tuerons-nous alors sa femme, parce qu’il est courageux ?
Parce qu’il a combattu pour la cause de son pays ?
Celui qui si récemment fut l’esclave d’Ælla,
Lui volera-t-il ce qui peut-être lui est cher ?
Ou apparaîtrons-nous comme hommes à l’esprit viril,
Lui rendant service pour service rendu,
Ramènerons-nous promptement cette damoiselle en son palais,
Exposant notre situation, et reprendrons-nous notre chemin ?
Ce dernier avis a votre approbation, qu’il en soit ainsi ;
Damoiselle venez ; vous serez sauve avec moi.
262Bertha
Ah ! que les saints vous bénissent !
Que votre vie durable soit toute de plaisir !
Ælla, apprenant que je vous dois la vie,
Jugera trop insignifiant de vous donner la terre et la mer.
Ô Celmonde ! Je puis aisément lire à travers toi
Les tourments qui attendaient la nature sous l’emprise du mal ;
Que ce monument ne révèle jamais ton crime !
Que tous sachent ton courage, et quelques-uns seulement connaissent ton âme !
Soldat ! Puisque tel tu es au noble combat,
Je suivrai ta route, et montre-moi le chemin.
263Hurra
Le matin commence à briller à l’orient ;
Une demi-lumière joue sur les eaux ;
Le léger rai vermeil rampe lentement sur le pré,
Pour chasser au loin l’obscurité ;
Rapide vole l’heure qui fera sortir le jour ;
La douce rosée tombe sur l’herbe verte ;
La virginale bergère, arrangeant son vêtement,
Voit à peine son visage dans le miroir de l’onde ;
En plein jour nous verrons Ælla,
Ou les murs de la ville de Bristol ; damoiselle, suivez-moi.
264À Bristol, Ælla et des serviteurs.
265Ælla
C’est bien le matin ; or je croyais la nuit dernière
Avoir été ici ; mon coursier n’a pas mon amour ;
C’est mon palais ; que mes serviteurs mettent pied à terre,
Tandis que je monte, éveiller ma douce colombe endormie.
Restez ici, mes gens ; j’irai seul.
Alors Bertha, ta vue guérira-t-elle aussitôt mon âme,
Tes sourires seront un baume sur mes blessures ;
Mon corps de plomb sera rétabli.
Egwina, en hâte, ouvre la porte,
Que sur le sein de Bertha je ne pense plus à la guerre.
266Ælla, Egwina.
267Egwina
Oh ! Ælla.
268Ælla
Ah ! l’expression de ce visage me dit
Une histoire légendaire de malheur.
269Egwina
Bertha est –
270Ælla
Quoi ? où ? comment ? Dis, où est-elle ?
271Egwina
Partie.
272Ælla
Partie ! Ô dieux !
273Egwina
Hélas ! Ce n’est que trop vrai.
Ô vous les saints, il se meurt à grand malheur !
Ælla ! Quoi ! Ælla, il revit !
274Ælla
Ne m’appelle plus Ælla, je ne le suis plus.
Où est-elle partie ? Parle ! comment ? quand ?
275Egwina
Je vais le dire.
276Ælla
Faites préparer vingt chevaux ; vite, vite !
Où est-elle ? Parle promptement ou tu meurs à l’instant.
277Egwina
Calme ta fureur bruyante, et écoute ce que je sais.
278Ælla
Oh ! parle !
279Egwina
Telle la primevère, penchant sous la lourde pluie,
Je l’ai laissée hier soir, accablée de chagrin,
Son amour la cause, qui lui donna tant de peine au cœur.
280Ælla
Son amour pour qui ?
281Egwina
Pour toi, son seul mari.
Comme j’ai chaque matin coutume d’aller,
Je suis venue ouvrir la porte de sa chambre à deux battants,
Mais ne l’ai point trouvée, comme à l’accoutumée ;
Tout autour du palais l’ai cherchée,
Mais (au désespoir de mon cœur) ne l’ai trouvée nulle part.
282Ælla
Tu mens, méchante sorcière ! Tu mens ! Tu l’aides
À satisfaire son vice – mais non, ce ne peut être.
283Egwina
Si la vérité ne paraît pas dans mes paroles,
Tire ton épée aussitôt, et tue-moi.
284Ælla
Mais il faut, il faut qu’il en soit ainsi ! Je vois,
Avec quelque vigoureux amant elle est partie ;
Ce doit être cela ! Oh que cela me torture !
La course de l’amour, de la vie est achevée ;
Que maintenant colère, et furieuse tempête et orage viennent ;
Rien de ce qui vit sur terre ne peut adoucir mon destin.
285Un serviteur
Seigneur ! Je vais dire la vérité.
Hier soir, j’allai me reposer fort tard.
Tandis que je regagnai ma chambre,
Un homme fit tenir à Bertha son nom et son rang ;
Elle descendit le voir ; mais de la suite
Je ne sais rien ; aussi, une fois mes respects…
286Ælla
Oh ! n’en dis pas plus ; mon cœur brûle ;
Je fus autrefois Ælla, maintenant ne suis plus que son ombre.
Si la rage toute de la volonté du malheur était
Tombée sur ma tête, j’aurais encore été Ælla.
287Seul ceci m’était protégé, de toute mon âme ;
Mon honneur, honneur, dédaignait la douce brise
Qui s’y attachait ; maintenant je suis en proie à la colère ;
Mon âme torturée traverse une furieuse tempête.
Mon honneur peut encore trouver quelque misérable joie,
Aux blessures des Danois je vais en ajouter une ;
Quand ma gloire et ma paix sont ainsi anéanties,
Ce serait couardise que de penser à vivre ;
Mes gens, à tous ceux qui demanderont, dites
Que si Ælla noblement vécut, de même noblement Ælla mourut.
288(Il se poignarde.)
289Un serviteur
Ælla est mort ; la fleur d’Angleterre est anéantie.
290Ælla
Attends ; que les églises sonnent mon glas.
Fais venir le brave Coernyke ; lui, gardien
De ce mien château, agira bien.
291(On entend le glas.)
292Ælla, Egwina, des serviteurs, Coernyke.
293Ælla
Je te nomme gouverneur ; ainsi tous en témoigneront.
Il me reste peu de temps pour achever cette vie ;
Que ma mortelle histoire, telle une cloche funèbre,
Résonne à l’oreille de celle que je voulais pour femme !
Mais, ah ! elle est peut-être chaste.
294Egwina
Cela, elle l’est certainement.
295Ælla
Ne le dis point ; ce mot tuerait Ælla doublement.
296Ælla, Egwina, des serviteurs, Coernyke, Bertha, Hurra.
297Ælla
Ah ! Bertha ici !
298Bertha
Quel est ce bruit ? Que signifie ce glas mortel ?
Où est mon Ælla ? Parle, où ? comment est-il ?
Oh, Ælla ! Es-tu vivant et sain et sauf ?
299Ælla
Je vis, mais ne vis pas pour toi.
300Bertha
Que veut dire Ælla ?
301Ælla
Vois le sens de mes paroles.
Ta traîtrise a poussé ma main à faire cette blessure,
Elle m’ôte l’âme.
302Bertha
Elle m’a ôté la mienne.
303Ælla
Ah, ciel ! Ma Bertha tombe à terre !
Mais je suis homme encore, et veux l’être.
304Hurra
Ælla ! je suis Danois, et cependant un ami pour toi.
Cette damoiselle j’ai trouvée dans un bois,
Se débattant fort contre un homme en armes ;
Je l’ai expédié se vautrer dans le sang de mes compagnons,
Celmonde de nom, chef de ton armée.
Cette dame voulait revenir ici ;
Ce que, bien qu’ennemis, nous avons voulu ;
Ainsi nous l’avons amenée pour qu’elle demeure avec toi.
305Coernyke
Nobles Danois, je vous couvrirai d’or !
306Ælla
Bertha, ma vie ! Mon amour ! Oh ! elle est chaste !
Quelles fautes Bertha aurait-elle, quelles fautes Ælla craindrait-il ?
307Bertha
Suis-je alors tienne ? Je ne peux blâmer ta crainte,
Mais que je demeure sur le cœur de mon Ælla,
Je te révélerai la triste histoire.
Celmonde vint à moi à l’heure du repos,
Me disant de voler à ta requête,
Vers Watchett, où tu gisais mourant.
J’ai volé avec lui ; nous traversâmes un bois sombre,
Où il me tint de détestables propos d’amour ;
Les Danois…
308Ælla
Oh, je meurs content.
309(Il meurt.)
310Bertha
Oh ! Mon Ælla est-il mort ?
Oh ! je ferai de sa tombe mon virginal lit nuptial.
311(Bertha s’évanouit.)
312Coernyke
313Quoi ! Ælla mort ! Et Bertha mourante !
Ainsi tombent les plus belles fleurs de la plaine.
Qui peut découvrir les œuvres du Ciel,
Ou dérouler en deux la feuille du destin ?
Ælla, ta gloire fut ton seul gain ;
Pour cela, ton plaisir et ta joie furent perdus.
Tes concitoyens t’élèveront, dans la plaine,
Un tumulus, nulle tombe ne l’égalera ;
Ensuite, une juste récompense te sera
Au ciel de chanter la louange de Dieu, sur terre nous te chanterons.
314Écrit vers février 1769. Ce texte offre une grande variété dans la construction des strophes et l’utilisation des type de vers. Le « Prologue » est en strophes de sept vers, rime royale, le dernier vers étant un alexandrin. Dans l’édition de Tyrwhitt, le premier tableau débute après le « Prologue » et prend fin avec l’invocation de Celmonde aux puissances infernales : le piège est déjà conçu2. Thomas Chatterton utilise la strophe de Rowley, coupée parfois selon les besoins de la dramatisation. Le chant des deux ménestrels, « pour un homme et une femme », est en quatrains de sept syllabes. Les chants successifs des trois ménestrels sont en strophes de six vers, rimant ababcc, le dernier étant un alexandrin. Le chant par sir Thibaut est en quatrain alternant des vers de six et cinq pieds. L’invocation de Celmonde est un quatrain de trois pieds, où le deuxième et le quatrième vers riment. Ce tableau contient tous les éléments du tragique : la jalousie de Celmonde, l’annonce des noces, le conflit entre honneur et amour, avec, au milieu, les chants d’amour conjugal.
315Le deuxième tableau comprend la dispute des chefs danois et l’exhortation d’Ælla à ses troupes. C’est l’aspect de description martiale que l’on trouve dans d’autres textes (Battle of Hastings I et Battle of Hastings II). Celmonde met en œuvre sa machination en revenant au château.
316Le tableau suivant est construit sur l’espoir du retour d’Ælla, pour Bertha qui l’attend, et écoute le célèbre rondeau du ménestrel, « Ô ! synge untoe mie roundelaie ». Celmonde tente de séduire Bertha qui est finalement délivrée par Hurra et ses hommes, capables d’une noble générosité envers un ennemi respecté. Ils ramènent Bertha au château. Le tableau final, bref, utilise le jeu des arrivées successives des personnages pour faire éclater la vérité après qu’Ælla a décidé de se donner la mort pour ne pas survivre à un honneur qu’il croit perdu. Bertha, par amour, ne veut pas lui survivre.
317Il ne faut pas s’attarder à chercher un fondement historique à ce texte : on y trouve des éléments convenus du tragique : l’amour, la trahison, l’honneur, le devoir et la mort, la noblesse, etc. On pourra noter une note patriotique : les gens de Bristol combattant pour leur pays et pas seulement pour eux, quand ils luttent contre des envahisseurs. L’allusion aux Danois renvoie aux incursions et invasions des hommes venus de Scandinavie, celles aux chevaliers et aux champions voudraient suggérer une époque au début de la féodalité.
Notes de bas de page
2 L’édition Taylor numérote les vers depuis le début de l’« Épître à Maître Canynge ».
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
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2015