Tragédie à Bristol ou La Mort de sir Charles Bawdin
p. 92-107
Texte intégral
1La Tragédie se situe au début du règne d’Édouard IV (1461-1483), fils du duc d’York et frère du duc de Gloucester. D’après les documents d’histoire de la ville1, la scène se passe en septembre 1461. La vie politique liée à la guerre des Deux Roses étant complexe, sir Charles et le nouveau roi s’accusent mutuellement de traîtrise. Le crime de Bawdin est de nature politique : avoir soutenu la cause d’Henry VI, mort cette même année 1461. Le personnage historique s’appelait en réalité sir Baldwin Fulford. Les deux compagnons évoqués étaient Bright et John Heysant. Chatterton donne à Canynge le beau rôle de conseiller de la clémence en début de règne, mais en vain. Sir Charles est un exemple de toutes les vertus d’un chevalier chrétien. Chatterton utilise ici la géographie du Bristol de son temps. Il inclut ici une caractéristique encore en usage au XVIII e siècle : amener un condamné à mort au lieu du supplice en lui faisant traverser la ville sur un grossier traîneau de bois, ce qui était déjà un premier supplice… Noter le souci du détail de la description des processions, des personnages officiels.
2Chanteclerc, chanteur emplumé,
A fait entendre sa trompette,
Et annoncé au villageois matinal
La venue du jour :
3Le roi Édouard vit les rais rougeoyants
De la lumière éclipser l’obscurité ;
Et entendit le gosier croassant du corbeau
Le jour fatal proclamer.
4« Tu as raison, dit-il, car par le Dieu
Qui trône en haut des cieux !
Charles Bawdin et ses deux compagnons
Ce jourd’hui certainement mourront. »
5Alors, portant une cruche de bière forte,
Ses chevaliers devant lui se présentèrent ;
« Allez dire au traître qu’aujourd’hui
Il quitte cette condition mortelle. »
6Sir Canterlone s’inclina bien bas,
Le cœur débordant de chagrin ;
Il se rendit à la porte du château,
Et s’en alla trouver sir Charles.
7Et en arrivant il vit les deux enfants,
Ainsi que sa femme aimante,
Mouiller le sol de larmes amères,
Pour la vie de sir Charles.
8« Mon bon sir Charles, dit Canterlone,
Mauvaises nouvelles je t’apporte » ;
« Parle hardiment, dit le brave sir Charles,
Que dit ton traître de roi ? »
9« J’ai peine à te dire, qu’avant que ce soleil
Ne quitte le firmament,
Il a juré sur son honneur,
Que tu mourras certainement. »
10« Nous devons tous mourir, dit le brave sir Charles ;
Cela je ne le crains point ;
Qu’importe vivre un court instant ?
Grâce à Jésus, j’y suis préparé.
11« Mais dis à ton roi, car mien il ne l’est,
Qu’aujourd’hui plutôt je mourrais
Que de vivre son esclave, comme tant d’autres,
Même si je vivais à jamais. »
12Thomas Canterlone sortit,
Alla dire au maire aussitôt
De tout faire préparer
Pour l’exécution du bon sir Charles.
13Alors Maître Canynge s’en fut chez le roi,
Et mit genou en terre ;
« Je suis venu, dit-il, de votre Altesse
Implorer la clémence. »
14Alors répondit le roi : « Dites ce que vous avez,
Vous fûtes fort notre ami ;
Quelle que soit votre requête,
Nous y veillerons. »
15« Noble suzerain ! Ma requête est toute
Pour un noble chevalier,
Qui, même s’il a offensé,
Croyait avoir raison.
16« Il a femme et deux enfants,
Qui sont perdus à jamais
Si vous êtes résolu à faire
Mourir sir Charles ce jour. »
17« Ne parlez d’un si vil traître,
Dit le roi en courroux ;
Avant que ne brille l’étoile du soir,
Bawdin aura perdu la tête.
18« La justice le réclame à grands cris,
Et il aura sa récompense :
Parlez, maître Canynge ! Quelle autre chose
À présent vous faut-il ? »
19« Noble suzerain, dit le bon Canynge,
Laissez à notre Dieu la justice,
Et déposez la férule ;
Prenez le rameau d’olivier.
20« Si Dieu sondait nos cœurs et nos reins,
Les meilleurs d’entre nous seraient grands pécheurs ;
Le vicaire du Christ seul est sans péché,
De toute cette condition mortelle.
21« Que la clémence mène le début de ton règne,
Cela assoira ta couronne fermement ;
Au long des générations ta lignée
Perdurera en tous les souverains.
22« Mais si dans le sang et le meurtre
Débute ton règne naissant,
Ta couronne sur le front de tes enfants
Ne restera jamais longtemps. »
23« Canynge, va-t’en ! Ce vil traître
M’a méprisé, ainsi que mon pouvoir ;
Comment peux-tu alors pour un tel homme
Solliciter ma clémence ? »
24« Mon noble seigneur ! les vrais courageux
Apprécient les actions d’éclat,
Respectant un esprit brave et noble,
Même chez l’ennemi. »
25« Canynge, va-t’en ! Par le Dieu céleste
Qui m’a donné la vie,
Je ne goûterai pas de pain
Tant que vit ce sir Charles.
26« Par Marie, et tous les Saints du ciel,
Ce soleil sera son dernier. »
Alors Canynge versa une larme amère,
Et quitta la présence royale.
27Le cœur débordant de chagrin qui le ronge,
Il alla trouver sir Charles,
Près de lui s’assit sur un tabouret,
Et ses larmes se mirent à couler.
28« Nous devons tous mourir, dit le brave sir Charles ;
Qu’importe comment ou quand ;
La mort est le sort sûr et certain
Pour nous tous, hommes mortels.
29« Dis-moi, mon ami, pourquoi ton âme franche
Déborde et coule de tes yeux :
Est-ce sur mon sort très bienvenu
Que tu pleures comme un enfant ? »
30Le dévot Canynge dit : « Je pleure,
Que tu doives si tôt mourir,
Et laisser tes fils et ta femme sans ressources ;
Voilà ce qui me mouille les yeux. »
31« Alors sèche les larmes qui dans tes yeux
De pieuse source jaillissent ;
Je méprise la mort, et toute la puissance
D’Édouard, roi et traître.
32« Lorsque par l’intermédiaire bienvenu du tyran
Je quitterai la vie,
Le Dieu que je sers veillera bientôt
À la fois sur mes fils et ma femme.
33« Avant que de voir la lumière du soleil,
Ceci m’était destiné ;
Un mortel se plaindra-t-il, rechignant
Contre ce que Dieu a décidé ?
34« Combien de fois dans la bataille j’ai survécu,
Quand tout autour mouraient des milliers ;
Lorsqu’en ruisseaux fumants le sang rouge
Tachait le sol enrichi ?
35« Je savais que chaque trait,
Qui fend l’air,
Ne trouverait le chemin jusqu’à mon cœur,
Et ne me fermerait les yeux à jamais.
36« Et maintenant, par peur de la mort,
Serai-je pâle, l’air défait ?
Non ! de mon cœur éloigne-toi terreur enfantine,
Que je me montre homme accompli.
37« Ah ! quasi divin Henri ! Que Dieu te préserve
Et te garde, toi et ton fils,
Si telle est sa volonté ; mais sinon,
Alors que sa volonté soit faite.
38« Mon bon ami, ma faute fut
De servir Dieu et mon prince ;
Que je ne suis pas opportuniste,
Ma mort le prouvera bientôt.
39« En la ville de Londres je naquis,
De parents de grande renommée ;
Mon père portait des armes nobles
Blasonnées sur son vêtement.
40« Sans nul doute il s’en est allé
Où j’espère bientôt aller ;
Où à jamais nous serons bénis,
Loin hors d’atteinte du malheur.
41« Il m’enseigna la loi et la justice
À unir à la pitié ;
Et il m’enseigna aussi à distinguer
La mauvaise cause de la bonne.
42« Il m’apprit, de main prudente,
À nourrir les pauvres qui ont faim,
Et à ne pas laisser les serviteurs chasser
Les affamés de ma porte.
43« Et nul ne peut dire que toute ma vie
Je n’aie respecté sa volonté ;
Et fait le compte des actions du jour
Chaque soir avant que de dormir.
44« J’ai une épouse, va lui demander
Si sa couche j’ai souillée ?
J’ai un roi, et nul ne peut m’accuser
Du chef d’infâme trahison.
45« En carême, et la sainte veille,
De viande je me suis abstenu ;
Pourquoi donc aurai-je peur
De quitter ce monde de douleur ?
46« Non ! malheureux Henri ! Je me réjouis
De ne pas voir ta mort ;
Très volontiers pour ta juste cause
Je rends l’esprit.
47« Oh, peuple inconstant ! terre dévastée !
Tu ne connaîtras plus de paix ;
Tant que les fils de Richard s’exalteront,
Tes ruisseaux charrieront du sang.
48« Dis, étais-tu las de la pieuse paix,
Et du dévot règne d’Henri ?
Que tu changeas ces jours faciles
Contre ceux de douleur et de sang ?
49« Même si je dois être emmené sur un traîneau,
Et mutilé par un vilain,
Je défie le pouvoir du traître,
Il ne peut toucher mon esprit ;
50« Même exposés sur un poteau,
Mes membres pourrissent à l’air,
Et que nul riche monument d’airain
Ne porte le nom de Charles Bawdin ;
51« Dans le livre sacré d’en haut,
Que le temps ne peut dévorer,
Là avec les serviteurs du Seigneur
Mon nom vivra à jamais.
52« Alors, Mort, bienvenue ! Pour la vie éternelle
Je quitte cette vie mortelle :
Adieu, monde de vanité, et tout ce qui m’est cher,
Mes fils et ma femme aimante.
53« Or la mort m’est autant bienvenue
Que le mois de mai ;
Et je ne souhaiterais même pas vivre,
Et auprès de la chère femme rester. »
54Canynge dit : « C’est pieuse chose
Que d’être préparé à trépasser ;
Et de ce monde de douleur et de chagrin
Vers Dieu au ciel s’envoler. »
55Et lors le glas se mit à sonner,
Et les trompes à résonner ;
Sir Charles entendit le pas des chevaux
Caracolant sur le sol.
56Et juste devant les officiers,
Entra sa femme aimante,
Pleurant de sincères larmes de chagrin,
Criant fort et d’un ton lugubre.
57« Douce Florence ! cesse, je te prie,
En paix laisse-moi mourir ;
Prie Dieu, que toute âme chrétienne
Comme moi voie la mort venir.
58« Douce Florence ! pourquoi ces larmes salées ?
Elles dissolvent mon âme,
Et me font presque souhaiter vivre,
Avec toi, rester, douce dame.
59« Ce n’est qu’un voyage
Jusqu’au pays bienheureux ;
Maintenant de l’amour de ton époux en gage,
Reçois ce baiser pieux. »
60Alors Florence, la voix hésitante,
Dit ces paroles tremblantes :
« Ah, cruel Édouard ! roi sanguinaire !
Mon cœur est presque brisé ;
61« Ah, mon doux sir Charles ! pourquoi veux-tu partir
Sans ta femme aimante ?
La cruelle hache qui tranchera ton col,
Mettra aussi fin à ma vie. »
62Et maintenant les officiers entrèrent
Pour emmener sir Charles
Qui se tourna vers son épouse aimante
Et lui parla ainsi :
63« Je m’en vais vers la vie, non point à la mort ;
Aie confiance en le Dieu du ciel,
Et enseigne à tes fils à craindre le Seigneur,
Et à l’aimer du fond du cœur.
64« Enseigne-leur à faire le noble parcours
De la vie que moi, leur père, ai suivi :
Florence ! si la mort pouvait – adieu !
Allons, officiers, conduisez-moi. »
65Alors Florence délira comme folle,
Et arracha ses tresses ;
« Oh ! demeure, mon mari ! mon seigneur ! ma vie ! »
Sir Charles versa alors une larme.
66Jusqu’à ce qu’épuisée, dans son délire bruyant,
Elle tombât à terre ;
Sir Charles rassembla toute sa force,
Franchit la porte et sortit.
67Il monta sur un traîneau,
L’air courageux et doux ;
Il ne semblait pas plus occupé
Que quiconque dans la rue.
68Devant lui venaient les édiles,
En robe écarlate et or,
Et glands pailletant dans le soleil,
Fort splendides à contempler.
69Les Frères de Saint-Augustin ensuite,
Apparurent à la vue,
Tous de brun simplement vêtus,
En saint habit de moine.
70À plusieurs voix un pieux psaume
Fort doucement chantaient ;
Derrière six ménestrels suivaient,
Qui l’instrument accordaient.
71Puis venaient vingt-cinq archers,
Chacun l’arc bandé,
Contre un secours des amis du roi Henry
Défendant sir Charles.
72Fier comme un lion venait sir Charles
Tiré sur traîneau couvert de drap,
Par deux chevaux noirs harnachés de blanc,
Plumet en tête ;
73Derrière lui, vingt-cinq autres
Archers forts et vigoureux,
L’arc bandé à la main,
Avançaient en bon ordre :
74Les Frères de Saint-Jacques ensuite,
Chacun chantant sa voix ;
Derrière, six ménestrels suivaient,
Qui l’instrument accordaient.
75Puis venaient le maire et ses échevins,
Vêtus de robes écarlates,
Chacun suivi de ses serviteurs,
Parés comme des princes orientaux.
76Et derrière eux, une foule
De citoyens se pressait ;
Les fenêtres étaient garnies de têtes,
Tandis que lui avançait.
77Et quand il parvint à la grand-croix,
Sir Charles se retourna et dit :
« Ô toi qui sauves l’homme du péché,
Lave mon âme ce jour-ci. »
78À la grande fenêtre du monastère assis,
Le roi en grande pompe,
Pour voir Charles Bawdin s’en aller
Vers son destin bienvenu.
79Dès que le traîneau fut assez près,
Pour qu’Édouard l’entendît,
Le brave sir Charles debout se dressa,
Et ces paroles prononça :
80« Tu me vois, Édouard ! traître vil !
Exposé à l’infamie ;
Mais sois certain, homme sans loyauté !
Je suis maintenant plus grand que toi.
81« Par vils procédés, meurtre et sang versé,
Tu portes maintenant une couronne ;
Et que je meure, tu as décidé
Par un pouvoir qui n’est pas tien.
82« Tu crois que ce jour je mourrai ;
J’étais mort jusqu’à présent,
Et bientôt une couronne je porterai
Sur mon front à tout jamais.
83« Alors que toi, peut-être, pendant quelques années,
Dirigeras ce pays inconstant,
Pour lui faire savoir la largeur de la règle
Entre la main d’un roi et celle d’un tyran :
84« Ton injuste pouvoir, traître esclave !
Sur ta propre tête retombera. »
Hors de portée de l’oreille du roi,
Le traîneau alors s’éloigna.
85L’âme du roi Édouard se rua sur son visage,
Il détourna la tête,
Et à son frère Gloucester
Ainsi il s’adressa et parla :
86« Pour lui cette mort si redoutée
N’amène aucune sombre terreur,
Regarde cet homme ! il dit vrai,
À un roi il est supérieur ! »
87« Alors qu’il meure ! dit le duc Richard ;
Et que chacun de nos ennemis
Penche le cou vers la hache sanglante,
Et nourrisse les corbeaux. »
88Et lors les chevaux tiraient doucement
Sir Charles au sommet de la grande colline ;
La hache étincelait au soleil,
Pour répandre son sang précieux.
89Sir Charles monta sur l’échafaud
Comme sur un char doré
De victoire, par de valeureux chefs
Gagné en combat sanglant.
90Et au peuple il dit :
« Voyez, vous me voyez mourir,
Pour avoir servi loyalement mon roi,
Mon roi très légitime.
91« Tant qu’Édouard régnera sur ce pays,
Vous ne connaîtrez nul repos ;
Vos fils et maris seront occis
Et ruisseaux de sang couleront à flots. »
92Vous abandonnez votre bon roi légitime
Dans l’adversité ;
Comme moi, restez fidèles à la vraie cause,
Et pour la vraie cause mourez.
93Alors, avec les prêtres, à genoux
Une prière à Dieu il adressa,
Le priant de prendre à lui
Son âme qui s’en allait.
94Et, s’agenouillant, il posa la tête
Fort bien sur le billot ;
De son beau corps aussitôt
L’habile bourreau la sépara.
95Et le sang se mit à couler,
Et autour de l’échafaud serpenter ;
Et des larmes, assez abondantes pour le laver,
Des yeux de chaque homme coulaient.
96La hache sanglante son beau corps
En quatre morceaux coupa ;
Et chaque morceau, ainsi que la tête,
Sur un poteau fut placé.
97L’un pourrit sur la colline de Kingswulph,
Un sur la tour du monastère,
Et sur la porte du château
Les corbeaux en dévorèrent un.
98Et l’autre sur la porte de Saint Paul,
Affligeant spectacle ;
Sa tête fut placée sur la grand-croix,
Dans rue Haute très noble.
99Ainsi s’acheva le destin de Bawdin :
Que Dieu protège longtemps notre roi,
Et qu’il accorde, avec l’âme de Bawdin,
De chanter au ciel la miséricorde divine.
100Composé à l’automne 1768. Quatrains alternant vers de quatre et de trois pieds, rythme iambique, rime surtout pour les deuxièmes et quatrièmes vers à partir du deuxième quatrain.
Notes de bas de page
1 Voir D. S. Taylor, Thomas Chatterton. The Complete Works, op. cit., vol. I, p. 814.
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Poèmes du Cycle de Rowley
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