Chapitre XIII
L’innovation à l’aune des nanotechnologies
p. 211-225
Texte intégral
1Le vocable d’innovation est fort ancien (xiiie siècle), toutefois son usage dans le discours tant théorique que prosaïque est récent. Foncièrement polysémique et ambigu, il convient d’abord de définir son sens. Nous proposerons un outil analytique distinguant les concepts axiologiquement neutres d’invention et de novation ainsi que la notion surdéterminée d’innovation. Séparant ce qui relève de l’étude objective de ce qui dépend d’un jugement évaluatif, nous l’appliquerons au domaine des nanotechnologies afin d’opérer un examen critique de ce qui est présenté comme une véritable « révolution ».
1. Définition liminaire de l’innovation
2Pour clarifier des usages protéiformes et équivoques, distinguons précisément invention, novation et innovation.
1.1 L’invention
3Qualifiant une activité, le terme d’invention spécifie l’étape première de l’innovation. L’intelligence humaine s’avère capacité d’invention (ingenium) d’idées inattendues, inédites. Par cet acte inaugural s’opère non une transformation par amélioration, mais une rupture, l’irruption du neuf, le surgissement de l’inouï, l’ouverture du présent habituel à l’a-venir inventif. Ce processus, cœur du développement de la pensée, fait l’objet d’analyses de logiciens qui, par exemple, dans une perspective peircienne scrutent la fécondité du raisonnement abductif, ou des méthodologues qui examinent les conditions de la sérendipité1. De cette activité première, résulte ce que nous appellerons proprement la novation.
1.2 La novation
4Pour acquérir force opératoire, une analyse conceptuelle doit distinguer et séparer vocable, concept et notion2. Le concept univoquement définissable dans une théorie est toujours polarisé, mais il demeure, et doit demeurer axiologiquement neutre. Par contre, la notion est axiologiquement valorisée et comme telle autorise un usage idéologique souvent incontrôlé. Par exemple, comme nous l’avons vu précédemment, le concept praxéologique premier de coopération est polarisé en entraide ou lutte alors que la notion de coopération est généralement immédiatement valorisée positivement. Convenons donc d’introduire le concept de novation comme le résultat de l’invention sous forme de procédures et/ou de produits (biens ou services). Ainsi la novation, objectivement polarisée, peut toujours s’apprécier positivement ou négativement par une analyse factuelle. Tel est le cas de l’automobile, de l’avion, de la photographie, de la télévision, de l’informatique, du laser3, de l’holographie, d’Internet, etc.
1.3 L’innovation
5On a coutume de dire « Tout nouveau, tout beau ». L’adage nous renseigne non sur le concept, mais bien sur la notion et son usage habituel. Une telle notion, que nous nommerons « innovation », implique nolens volens une valorisation axiologique plus ou moins explicite. Si l’on n’y prend garde, l’innovation impose l’adhésion par recours subreptice à l’idéologie positiviste du Progrès4. Dans notre économie post-industrielle, les innovations techniques sont moteurs de développement, facteurs de compétitivité5 et donc de croissance. Dans notre société de consommation médiatiquement dirigée, les novations industrielles, culturelles, artistiques se présentent et veulent s’imposer comme des innovations indispensables, nécessaires. Il faut être « moderne », « à la page », « d’avant-garde », « tendance », « branché », « geek », etc. Dans l’industrie, l’obsolescence, désormais programmée, des innombrables objets de consommation conduit à leur renouvellement de plus en plus rapide au nom de l’innovation, fut-elle la plus futile. En « art contemporain », la course à l’innovation, souvent présentée comme révolutionnaire et subversive – en particulier en France –, tourne à la caricature et mène parfois à une totale vacuité, notamment sociale.
6Armé de cette distinction entre invention, novation et innovation, on peut procéder à une analyse critique des phénomènes d’« innovation » dont on nous abreuve ad nauseam. Pour exemple, nous examinerons ce qu’il est convenu d’appeler « la révolution nanotechnologique ». Notre objectif n’est bien évidemment pas de rendre compte précisément d’un phénomène aussi complexe, mais d’en cerner de façon cursive sous l’angle épistémologique la dimension inventive ; sous l’angle praxéologique l’aspect novateur ; et enfin sous l’angle pragmatique les prétentions innovatrices. Ce cadre analytique permettra d’apprécier l’originalité, le fonctionnement, les effets et les conséquences de ce qui se présente comme une « révolution ».
2. La « révolution nanotechnologique »
7Par-delà les multiples fantasmes de savants enthousiastes, mythes d’écrivains prolixes et exagérations journalistiques que suscitent les nanotechnologies, il convient d’abord de produire une analyse épistémologique qui fournisse une définition claire de l’objet et une caractérisation précise de son mode d’invention.
2.1 Pour une définition opératoire
8On présente souvent une nanotechnologie comme un dispositif scientifique et technique permettant la manipulation d’objets de taille nanométrique impliquant une convergence entre nanotechnologie, biotechnologie, informatique et sciences cognitives (NBIC)6. Un examen critique des multiples définitions proposées jusqu’alors montre leur diversité et l’ambiguïté de nombre d’entre elles. Le fait qu’un tel objectif définitoire ne soit pas univoquement atteint aujourd’hui témoigne du caractère surdéterminé et ambivalent du phénomène.
9Il existe de multiples définitions des nanotechnologies, souvent floues et de trop grande extension7. Une définition qui paraît aller de soi consiste à dire que les nanotechnologies concernent les objets de dimension (1, 2 ou 3D) nanométrique entre 1 et 100 nanomètres8. Sont concernés les atomes, molécules, macromolécules, virus, etc. Une telle définition dimensionnelle présente le mérite de souligner qu’à cette échelle non plus du micro (que l’on pense à la microélectronique), mais de la nano, nous quittons la mécanique classique pour considérer des objets relevant de la physique quantique. Mais il appert immédiatement qu’une telle définition n’est pas assez discriminante dans la mesure où les pratiques du physicien atomiste, du chimiste des polymères ou du biologiste ayant affaire aux cellules et virus relèveraient alors aussi des nanotechnologies. Il importe donc de s’intéresser non seulement à la description de l’objet en cause, mais au processus de son invention.
10S’impose donc d’abord une analyse proprement épistémologique visant à décrire le plus précisément possible les transformations scientifiques et techniques qui se produisent aujourd’hui. En particulier, il importe de définir la nature de ce qu’on appelle la « révolution » des nanotechnologies. Est-ce que, par-delà les innovations technologiques induites, s’ouvre une véritable rupture épistémologique ? Si oui, a-t-on affaire à un changement de paradigme au sens kuhnien du terme ? Toutes questions épistémologiques indispensables que nous ne traiterons pas ici de façon théorique, mais que nous proposons d’éclairer par l’examen cursif de l’activité d’invention qui a donné naissance aux nanotechnologies.
2.2 Une invention technoscientifique
11Classiquement, on considère que l’invention résulte d’un processus purement théorique, conceptuel, abstrait, relevant de la science fondamentale et conduisant ensuite, par simple application, à une innovation technique. Telle que comprise par Gaston Bachelard, l’ampoule électrique avec son fin filament de tungstène dans une enveloppe de gaz raréfié est l’image paradigmatique du « bi-objet » abstrait/concret réalisant, concrétisant la théorie9. Un tel schéma opposant et articulant théorie/expérience, science pure/appliquée, recherche/industrie ne saurait toutefois valoir pour ce qui symptomatiquement s’appelle « nano-technologies10 ». Le terme souligne pertinemment la dimension technologique qui s’inscrit au cœur même du procès d’invention du phénomène. L’examen du processus d’invention des premiers nano-objets conduit alors à une inversion du schéma classique.
12En physique, le schéma classique de l’invention d’un phénomène est celui de l’observation et de l’expérimentation. Un phénomène de taille microscopique peut s’observer au moyen d’un microscope photonique permettant de construire une image optique de l’objet qui en est la reproduction. Il en va différemment pour les phénomènes d’ordre nanométrique. Les « nanoscopes » que sont les microscopes à balayage à effet tunnel fonctionnent par interprétation informatique d’une procédure d’appréhension physique du phénomène. La relation n’est donc plus optique, mais tactile et l’image haptique construite numériquement constitue une véritable production technique de l’objet. Ces instruments d’accès à l’objet nanométrique autorisent une seconde opération inédite qui consiste à manipuler les éléments composant le phénomène. L’illustration la plus simple, et la première, en est l’écriture du sigle « IBM » par Donald Eigler en 1989 au moyen du microscope à effet tunnel11 par l’agencement de 35 atomes de Xénon sur une surface de nickel à une température proche du zéro absolu12. Des nano-objets plus complexes supposent de même la combinaison et l’organisation effective d’éléments atomiques selon une procédure ascendante (bottom-up). En 2002, le même laboratoire réalisa un transistor à effet de champ à base de nanotubes de carbone mono-paroi ouvrant la voie à la nanoélectronique.
13Épistémologiquement, l’invention des nanotechnologies requiert ainsi la réévaluation du rapport entre science et technique chez les théoriciens tels que Kuhn, Lakatos, Hacking13, etc. À la différence de simples améliorations techniques, telle l’imprimante 3D, les nanoscopes constituent un moyen d’investigation inédit de la matière qui, ouvrant la possibilité de travailler atome par atome, permet une « individualisation » évitant l’effet de masse. De tels outils peuvent susciter une interprétation renouvelée des thèmes bachelardiens du couplage Raison/Expérience, du dialogue Théorie et Phénoménotechnique14. La connaissance progresse technologiquement par préhension, manipulation et construction d’objets et non plus par pure spéculation théorique abstraite. L’objectif des nanotechnologies est la fabrication moléculaire15 qui en même temps permet l’étude des propriétés nouvelles (mécaniques, électriques, magnétiques, thermiques, optiques16, etc.) acquises par les matériaux lorsqu’on atteint le niveau quantique. Naît ainsi une ingénierie atomique qui ne relève plus d’une application seconde de la physique quantique comme pour la construction de la Bombe atomique, mais bien d’une possibilité technologique inédite d’observation et de manipulation des atomes et des molécules. Analytiquement, prime donc le contexte d’invention par lequel se produit matériellement l’émergence d’un phénomène reproductible à partir de sa description numérique, sa manipulation physique et le contrôle technique de ses effets17. Instrumentale et machinique, l’invention s’avère pratico-théorique.
14Sans aller plus loin ici, notons que cette dimension foncièrement technologique de l’invention va jouer un rôle central dans les deux autres aspects du phénomène : son caractère novateur et sa prétention innovatrice.
3. La novation du dispositif nanotechnologique
15À propos de la « révolution » nanotechnologique, journalistes et politiciens parlent souvent d’« inquiétudes » ou de « peurs » de la part du « public » ou de la population, inquiétudes ou peurs tout aussi injustifiées et inconsidérées que celles suscitées par les innovations scientifiques et techniques antérieures : l’automobile, le train, l’électricité ou, plus près de nous, l’atome18. Ces beaux esprits font l’hypothèse que la révolution nanotechnologique serait du même ordre que les précédentes et en particulier que celle, majeure, du nucléaire. Or, rien n’est moins sûr. Pour en avoir le cœur net, il convient de compléter l’examen épistémologique par une analyse praxéologique qui aborde le phénomène nanotechnologique dans sa systématicité opératoire et la complexité du jeu des agents impliqués. Seule cette dimension praxéologique permettra de saisir la particularité de cette novation qui s’impose nettement si l’on compare le dispositif nanotechnologique au projet Manhattan.
16Faisant l’hypothèse descriptive que l’organisation scientifique et technique de notre société a changé de nature à la fin du siècle dernier, nous distinguerons schématiquement deux configurations successives.
3.1 Le projet Manhattan
17La première organisation scientifico-technique du xxe siècle est née, comme souvent dans l’histoire de l’Humanité, du gigantesque effort de guerre durant les années 1940. De la nécessité de décoder les messages de la machine de cryptage nazie Enigma, naquit la construction de l’ordinateur par Alan Turing, puis l’informatique fondamentale, et enfin dans les années cinquante le programme inouï d’une Intelligence Artificielle19, d’une pensée machinique totalement étrangère au paradigme cartésien qui réservait l’exercice de la pensée au seul Cogito. Cette première novation, transformant profondément les techniques d’information et de communication, façonna notre univers médiatique et accéléra le processus d’une mondialisation tant économique que culturelle.
18Mais se produisit antérieurement une autre novation dont les effets furent plus immédiats et dramatiques. Il s’agit du projet Manhattan qui conduisit aux bombardements d’Hiroshima le 6 août 194520 et de Nagasaki21 trois jours plus tard mettant fin à la Seconde Guerre mondiale en même temps qu’ils ouvraient l’ère atomique. Comme chacun sait, ce programme naquit d’une volonté politique et militaire affirmée et d’une programmation méthodique associant étroitement militaires, scientifiques, techniciens et industriels. Dirigé par le Général Leslie Groves et le physicien Robert Oppenheimer, il mobilisa 130 000 personnes et coûta 2 milliards de dollars de l’époque. Il en résulta ce qu’on nomma le « complexe militaro-industriel ». Importe ici seulement le fait que ce complexe, si sophistiqué fût-il, se présenta toujours comme un système centralisé, planifié et politiquement contrôlé. Relativement identifiable nonobstant le secret qui l’entoura initialement, il put faire l’objet d’une opposition claire et résolue de certains politiciens, scientifiques et philosophes ainsi qu’en témoigne, à la suite des efforts initiaux de Frédéric Joliot-Curie, l’Appel Russell-Einstein du 9 juillet 1955. Cette opposition fut à l’origine de la Conférence de Pugwash qui, en 1957, réunit 22 savants (dont des Soviétiques) et initia un mouvement qui déboucha sur la signature en 1970 du Traité de non-prolifération nucléaire.
3.2 Un dispositif rhizostomique
19À la fin du xxe siècle, sous l’effet combiné des développements scientifiques notamment en physique fondamentale, nucléaire puis quantique22, et des progrès technologiques rendus possibles par l’outil informatique se produisit une réorganisation du champ technico-scientifique que l’on peut résumer commodément par la convergence NBIC déjà mentionnée. Par-delà l’aspect technico-scientifique de ce bouleversement, il importe de souligner la transformation systémique qu’il accomplit devant nous aujourd’hui. Au complexe militaro-industriel étatiquement contrôlable et politiquement critiquable se substitue insidieusement un développement inédit de nature foncièrement « rhizostomique »23 se déployant dans différentes directions et qui, pour une part, demeure opaque par sa complexité même. Il associe scientifiques, ingénieurs, techniciens, industriels, militaires, politiques, universitaires, commerciaux, financiers, journalistes et écrivains ; ces différents acteurs se caractérisant par des divergences d’intérêts, des différences de préoccupations, d’objectifs et de temporalité d’action. De plus, un tel dispositif mêle étroitement institutions publiques et entreprises privées avec un fort encouragement à la constitution de « partenariats » mixtes. Il croise les niveaux local et régional (la « territorialisation de l’économie »), national, européen et international24 (la « mondialisation » et sa concurrence généralisée). Ce déploiement, dans sa globalité, ne répond plus à aucune programmation étatique, à aucun véritable contrôle politique et n’est même plus clairement identifiable, donc critiquable. Sa dynamique propre combine de façon stochastique pulsion de savoir, souci de maîtrise technique, désir d’hégémonie militaire, intérêts mercantiles puissants, manipulations médiatiques et volonté de pouvoir.
20Un tel dispositif s’avère objectivement novateur au sens où il est inédit et diffère notablement du « complexe militaro-industriel » connu jusqu’alors. Reste à en évaluer les effets et conséquences sociétaux. S’ouvre alors une dernière dimension, fortement idéologique, celle de sa valeur d’« innovation ».
4. L’« innovation » nanotechnologique
21Le dernier niveau d’analyse, portant sur les attentes, croyances, projections et incitations des agents, passe par un examen pragmatique des discours et des argumentations comme une étude dialogique des stratégies d’échange et de « débats » visant à faire accepter les « innovations » nanotechnologiques. Fort complexe, la question des effets et conséquences à court et long terme du dispositif nanotechnologique peut se monnayer en trois sous-questions : celle de sa dimension idéologique, de ses enjeux sociétaux et de son déficit démocratique.
4.1 La dimension idéologique
22À travers leurs réalisations concrètes, les innovations nanotechnologiques s’inscrivent dans la dynamique puissante de la société de consommation médiatiquement dirigée et sont justifiées par la réactualisation de la vieille idéologie du progrès scientifique. Qu’une raquette de tennis, un cosmétique, un revêtement, un « objet communicant » contiennent (ou prétendent contenir) une once de nanoparticules devient un argument de vente : Nano is beautiful ! On rêve alors d’un supposé idyllique « nanomonde », on « surfe » sur une excitante « nanoculture » ! Mais par-delà ces effets de surface se propagent, surtout aux États-Unis, des phénomènes moins anodins. Une analyse idéologique requiert d’interroger la dimension culturelle du phénomène et, par exemple, les résurgences des croyances scientistes au progrès qui se parent du masque aseptisé de la Recherche & Innovation. Une salutaire mise en perspective historique s’impose pour repérer la réapparition de thèmes idéologiques récurrents tel celui de l’amélioration de l’espèce humaine qui déjà avait été proposée par le biologiste néo-darwinien Julian Huxley, Président de l’Eugenics Society et frère d’Aldous, l’auteur du fameux et prophétique roman Le Meilleur des mondes.
4.2 Les enjeux socio-éthiques
23De même convient-il de mesurer par une réflexion relevant de l’éthique appliquée les enjeux moraux de la production d’objets susceptibles de transformer non seulement les rapports des hommes à la Nature, mais aussi des hommes à leur propre corps, comme des hommes entre eux. Sont en cause moins les éléments nanotechnologiques eux-mêmes que les potentialités qu’ils offrent à des artefacts dont les usages sociaux sont loin d’être neutres. Il s’agit d’apprécier les conséquences des « innovations » techniques sur nos usages individuels, nos pratiques sociales et nos conceptions collectives du monde. Le champ est fort vaste qui va des progrès de la médecine d’augmentation (enhancing medecine) en passant par l’ambition transhumaniste de maîtriser l’évolution biologique et de repousser les limites de la mort (lifespan enhancement).
24On peut vanter les « nanomatériaux », mais comment les recycler ? En médecine, ces nouvelles techniques font naître beaucoup d’espoirs qui peuvent s’avérer légitimes, mais aussi nombre d’inquiétants fantasmes, tel le rêve de « transhumanisme »25 ! Quelles sont les limites de l’usage des nano-objets « intelligents », « communicants », etc. en ce qui concerne la vie privée et les libertés publiques ?
25Sont ici en jeu la mécanisation et la marchandisation de nos modes de vie comme la totalitarismisation26 de nos sociétés.
4.3 Du débat démocratique
26À ces aspects idéologiques et éthiques s’ajoute un aspect dialogique dont relèvent les procédures de vulgarisation, de médiatisation et souvent les tentatives, délibérées ou non, de manipulation de l’opinion publique comme des croyances communes. Est notamment ici en cause l’idéologie du consensus dont l’« éthique de la discussion » de Jürgen Habermas est, comme on l’a vu, l’expression théorique. La prolifération des débats, participatifs ou non, forums, conférences de consensus, etc. constitue le symptôme d’un malaise profond qui ne saurait se résoudre par une politique de « communication » ou un effort de « pédagogie » à l’égard du « public ». S’impose ainsi de repenser les formes du débat démocratique, le rôle des instances de représentation ainsi que des mécanismes de contrôle politique. Nul doute qu’il convient, loin du rêve idéaliste d’un « espace public » irénique, de prendre en compte la dimension conflictuelle de l’arène publique. Il existe des conflits d’intérêts et des tactiques d’opacité. Que constatons-nous ces dernières années ? Au début, l’objectif était de susciter des discussions qui oscillaient entre totale naïveté et cynique manipulation, consistant à faire accepter à tout prix ce qui était préalablement décidé, construit, mis sur le marché. Très clairement, le « débat » était organisé post festum27. Il s’agissait d’assurer l’« acceptabilité du produit par le consommateur ». En réaction, a émergé un type nouveau de contestation qui, revendiquant l’anonymat et exploitant les ressources d’Internet, a pris délibérément une forme également rhizostomique parfaitement adaptée à la situation nouvelle28. On a tenté d’y répondre par la multiplication des comités d’éthique, une idéologie de la démocratie participative et des « nano-dialogues29 ». L’échec patent d’une telle stratégie montre que la question doit être repensée de fond en comble.
27À terme, la structuration rhizostomique du dispositif technico-scientifique actuel peut, si l’on n’y prend garde, rendre inéluctable le principe de Dennis Gabor30 : « Tout ce qui est possible se réalisera nécessairement31 ». On aura compris que cette question des nanotechnologies – qui doit être repensée à la lumière des contraintes imposées par la crise économique, sociale et écologique actuelle et à venir – ne se résoudra pas par la seule organisation de tables rondes au cours desquelles échangent, de façon plus ou moins amène, spécialistes et « experts » de divers acabits et où la « salle » a le droit de poser au terme quelques questions, mais par une véritable politique de formation scientifique des élèves, lycéens et étudiants, d’information objective du citoyen, de délibération politique transparente et éclairée, de mise en place d’instances effectives et efficaces de contrôle. La collusion initiale des sphères scientifique, industrielle, militaire, politique et médiatique, alliée à des stratégies dialogiques des plus maladroites et/ou pernicieuses, a engendré une perte évidente de légitimité démocratique et une méfiance profonde à l’encontre des « responsables » dont il importe de prendre la mesure.
28Plus actuel que jamais nous paraît alors l’appel de Pierre Mendès France à la vigilance démocratique32 :
Que le pouvoir soit délégué pendant cinq ans à des hommes non contrôlés même s’ils ont été librement élus, ce n’est pas encore la démocratie. La démocratie, c’est quelque chose qui doit se manifester de manière permanente […] par la persistance de la pression du peuple, par l’action des citoyens toujours vigilants et exigeants pour que leurs décisions soient respectées ; et d’autre part, sur un autre plan par les réformes institutionnelles qui doivent permettre à ces pressions de s’exercer, de se faire jour là où se prennent les décisions, là où s’exercent ces contrôles.
5. De la novation à l’innovation : le saut axiologique
29Envisagée conceptuellement, l’analyse d’une novation peut se déployer de façon objective en s’appuyant sur des faits et en les évaluant de façon polaire, dégageant leurs aspects positifs et négatifs. Une telle approche est cependant fortement contrecarrée par les effets idéologiques induits par les valorisations indues du passage à la dénomination d’« innovation ». À ne pas y prendre garde, toute novation va se parer du titre d’innovation pour peu que d’aucuns y trouvent un intérêt quelconque (industriel, commercial, politique, médiatique, culturel, militaire, etc.). Or, hic est saltus et le saut est axiologique. Par-delà toute stratégie manipulatrice d’acceptabilité, il importe absolument qu’individuellement et collectivement nous soyons en mesure d’apprécier et d’évaluer clairement les modalités d’usage, les effets et conséquences personnels et sociétaux de la prétendue innovation. Les enjeux, manifestement éthiques et politiques, engagent un choix de valeurs impliquant une conception de la Nature, de l’Homme, de son environnement (Umwelt) et de sa vie sociale (Lebenswelt). La vigilance s’impose, là comme ailleurs, mais peut-être encore là plus qu’ailleurs. L’évaluation axiologique peut parfaitement conduire à une inversion des valorisations usuelles. Les « innovations » tant vantées peuvent être légitimement contestées. Ainsi en va-t-il des OGM (organismes génétiquement modifiés) en passant par les GDS (gaz de schiste) jusqu’aux procédures insidieuses de contrôle autorisées par les objets communicants (RFID)33 ou la multiplication des drones à pouvoir léthal34. Si, en théorie, l’on doit s’accorder sur l’analyse conceptuelle des novations, il ne saurait en être de même des innovations qui, constitutivement, ouvrent débats, disputes, conflits. Ainsi peut-on s’entendre pour décrire l’invention des nanotubes de carbone et distinguer les avantages et inconvénients de cette novation35. Mais demeure entière la question de sa valeur d’innovation requérant que l’on s’interroge sur son utilité, les effets et conséquences divers de ses utilisations36. On ne peut plus être alors dans l’enquête objective et factuelle.
30À l’aune de valeurs humaines et sociétales fondamentales telles que la liberté, l’égalité, la démocratie, la santé, la paix, le souci de l’environnement, la plupart des innovations contemporaines paraîtront futiles et même mortifères. À l’échelle planétaire ont-elles assuré le respect de la Nature, la paix universelle, l’aisance des peuples, l’harmonie sociale ou la sérénité des individus ? Dans un univers qui prône le bonheur narcissique par la consommation individuelle et l’intérêt égoïste et la réussite par la recherche aveugle du profit à court terme, ce qu’on appelle « innovation » consiste bien souvent à faire du vieux avec du neuf. La réelle innovation serait enfin d’en finir avec les conflits armés, les déséquilibres continentaux, le pillage de la planète, la famine, les génocides, l’exploitation, la misère, la détresse, etc. Toute la question se résume à celle des finalités que poursuit l’Humanité :
Il n’est pas dépourvu de sens de croire que l’époque scientifique et technique est le commencement de la fin de l’Humanité ; que l’idée d’un grand progrès, comme celle de la connaissance ultime de la vérité, nous aveugle ; qu’il n’y a dans la connaissance scientifique rien de bon ou de désirable, et que l’humanité qui la poursuit court à sa perte. Il n’est nullement évident qu’il n’en soit pas ainsi37.
31Le saut quantique en physique, le saut axiologique imposé par les innovations technologiques récentes (nano ou non) produit des perturbations inédites dont il convient de prendre toute la mesure. Il s’agit désormais d’un enjeu majeur pour l’avenir même de l’Humanité.
Notes de bas de page
1 Voir Sylvie Catellin, Du conte au concept. La sérendipité est le fait de faire une découverte scientifique ou technique de façon fortuite, tel le cas de la la découverte par Wilhelm Röntgen, en utilisant du baryum platino-cyanide, des rayons X le 8 novembre 1895.
2 Sur ces distinctions, voir notre Questions de logique et de philosophie, chap. 11, p. 289.
3 Outre ses usages industriels et commerciaux bien connus, le laser est utilisé dans les microscopes à force atomique, dans une méthode de synthétisation des nanotubes de carbone mono-paroi ainsi qu’en électronique moléculaire organique.
4 La croyance au Progrès et à la Raison constitue un héritage des Lumières. On sait malheureusement ce qu’il est advenu de la confiance en la Raison. Quant à l’idée de Progrès, elle a été dévoyée dans la mesure où initialement elle supposait un développement harmonieux des progrès techniques, sociaux, moraux, culturels et intellectuels, voir par exemple, Condorcet, Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain. On peut toutefois désormais émettre de sérieux doutes sur la « perfectibilité » de l’être humain.
5 Après la période de guerre froide qui fonctionnait à l’idéologie, la « compétitivité » caractérise la lutte économique internationale répondant aux impératifs du néo-libéralisme.
6 Voir le rapport NBIC, Converging Technologies for Improving Human Performance, rapport de 2002 pour la National Science Foundation et le Department of Commerce des États-Unis.
7 Cela résulte de la multiplicité des agents impliqués, de la diversité de leurs domaines d’intérêts ainsi que du besoin de marquer un territoire nouveau pour attirer subventions et financements. Le même phénomène s’est produit avec les dites « sciences cognitives ».
8 Un nanomètre (nm) égale 10 mètres, c’est-à-dire 1 milliardième de mètre. La dimension d’un atome est de l’ordre du dixième de nanomètre, une molécule d’eau a un diamètre de 0,29 nm et la molécule d’ADN 2,5 nm. Les processeurs les plus récents sont gravés avec une finesse de 25 nm.
9 Voir Gaston Bachelard, Le Rationalisme appliqué, p. 105-110. Une analyse analogue pourrait valoir aujourd’hui pour les diodes électroluminescentes ou LED (Light Emitting Diode).
10 Le terme fut introduit en 1974 par Norio Taniguchi de l’université des sciences de Tokyo. Sa définition insiste sur la manipulation des matériaux atome par atome.
11 Scanning Tunneling Microscopy, inventé par l’allemand Gerd Binnig et le suisse Heinrich Rohrer au laboratoire IBM de Zürich en 1981, qui ont reçu le prix Nobel de physique en 1986 (partagé avec Ernst Ruska, inventeur en 1931 du microscope électronique). L’« effet tunnel » est un effet quantique se produisant par interaction de la pointe mono-atomique et de la surface conductrice. Selon la tension électrique, la pointe peut attirer ou repousser un atome individuellement. Existent aussi des microscopes à force atomique qui mesurent la pression sur la pointe par la surface. Ils sont notamment utilisés pour observer in vitro l’ADN.
12 On notera que cette invention, comme celle du nanoscope qui la rend possible, est issue d’un centre de recherche industriel privé. La privatisation des résultats de la recherche (en particulier dans l’industrie pharmaceutique) est scellée par le dépôt de brevets.
13 Pour un examen détaillé de cet aspect épistémologique, voir Thierno Gueye, Les Nanotechnologies ou l’impensé de l’épistémologie : d’une science qui se représente à une science qui intervient.
14 Voir Bachelard, Le Nouvel esprit scientifique, p. 7.
15 L’une des premières constructions est celle des nanotubes de carbone. Des structures plus complexes tels des « assembleurs » nanomoléculaires, éventuellement « auto-répliquants » et fonctionnant comme « nanorobots » biologiques, relèvent pour une large part du fantasme. La dimension fantasmatique et mythogène des nanotechnologies joue un rôle crucial dans le processus de marchandisation en nourrissant un puissant effet de mode. Elle intervient aussi dans la séduction opérée sur les décideurs politiques par les multiples lobbyistes.
16 Par exemple, dans les phénomènes de luminescence, la variation de taille et de forme des nanoparticules métalliques modifie la couleur.
17 Du point de vue pragmatique, on a là une performativité nouvelle en ce que le faire (technique) produit le dire (scientifique) : How to do words with things!
18 Après Tchernobyl et Fukushima ce genre de discours a du plomb dans l’aile.
19 Le syntagme est introduit en 1950 par Alan Turing dans son article : « Les ordinateurs et l’intelligence ».
20 La bombe s’appelait Little boy et était de couleur bleu ciel.
21 Jaune zébrée de noir, elle s’appelait Fat man.
22 À noter que le physicien Richard Feynman (prix Nobel de physique avec Julian Schwinger et Sin-itiro Tomonaga pour leurs travaux en électrodynamique quantique) qui participa au projet Manhattan, fut l’un des premiers à entrevoir les potentialités de ce qui deviendra trois décennies plus tard les nanotechnologies, voir sa conférence du 29 décembre 1959 intitulée : There is plenty of room at the bottom, <http://www.zyvex.com/nanotech/feynman.html>.
23 La rhizostome est la méduse communément appelée « gelée de mer ».
24 C’est ainsi que sur le site grenoblois STMicroelectronics et le CEA-Leti ont rejoint en 2008 l’alliance IBM.
25 Sur ce point, voir Jean-Yves Goffi, « Transhumanistes et bioconservateurs », p. 351-371.
26 Nous nommons ainsi le processus insidieux et insensible qui, par la modification du vocabulaire, le formatage des comportements par la publicité, l’uniformisation des « informations », la manipulation médiatique, le traçage et profilage numérique des personnes, et la restructuration rhizostomique du complexe militaro-industriel, conduit à une dilution des liens sociaux, une déresponsabilisation des citoyens et un délitement des libertés individuelles et collectives.
27 À Grenoble, de Minatec au projet Giant en passant par NanoBio et Minalogic, le schéma fut toujours le même : il s’est agi d’assurer après coup l’« acceptabilité » par le « public » de ce qui était déjà décidé, au moyen d’une longue série de « débats » tous plus démocratiques les uns que les autres : forums « Sciences et démocratie » (2005, 2006, 2007), les débats Nanoviv (2006) ; forums de Libération (2007, 2008) ; ad libitum. Au plan national, la Direction Générale de la Santé organisa à partir de 2007 des « nano-forums » et, de 2009 à 2010, la Commission du Débat Public proposa des « débats publics sur le développement et la régulation des nanotechnologies » qui furent un échec retentissant. Quatre autorités politiques ont appelé à « des débats publics vraiment ouverts et contradictoires », voir « La France a besoin de scientifiques techniciens » par Robert Badinter, Jean-Pierre Chevènement, Alain Juppé et Michel Rocard, Libération du 14 octobre 2013. Ce quatuor insigne n’aura émis qu’un vœu pieux si l’on ne tire pas lucidement les enseignements des errements passés et si l’on n’a pas clairement conscience des enjeux socio-politiques.
28 L’opposition aux nanotechnologies (comme aux autres technologies « innovantes ») prit dès 2000 la forme d’un ensemble d’« individus politiques » anonymes, intitulé Pièces et main d’œuvre (PMO), qui propose un « site de bricolage pour la construction d’un esprit critique grenoblois ».
29 Nom donné à un module itinérant d’exposition et d’intervention ! Existent aussi des projets de « nano-école » !
30 Physicien hongrois, il reçut en 1971 le prix Nobel de physique pour son invention en 1948 de l’holographie.
31 Dans ce domaine comme dans tant d’autres, l’argument pour lever tout scrupule éthique et/ou politique est : « Si nous ne le faisons pas, d’autres le feront ». Cet argument pernicieux – que nous nommons « argument de la compétitivité » – constitue l’un des ressorts rhétoriques du dispositif rhizostomique conduisant à l’abandon par ses agents de toute responsabilité personnelle.
32 En ces temps où se développe une idéologie de la « post-vérité » (voir Ralph Keyes, The Post-truth Era : Dishonesty And Deception In Contemporary Life), qui permet de justifier toute forme de manipulation en se fondant sur les émotions, il importe de se souvenir que Pierre Mendès France prônait et mettait en pratique un souci constant de vérité et d’information.
33 Les Radio Frequency Identification Devices sont des puces électroniques, munies d’une antenne, qui, implémentables sur des matériaux, objets, animaux et humains, permettent par lecture à distance leur traçabilité et leur contrôle.
34 Voir Jean Caelen & Denis Vernant, « Quelle éthique dans l’interaction Homme-Robot ? ».
35 Ce sont des matériaux environ 100 fois plus résistants que l’acier et 6 fois plus légers (ces propriétés varient selon leur structure), doués d’une grande conductibilité thermique et électrique. De diamètre allant de 1 à 10 nm, les nanomolécules de carbone peuvent se disperser et engendrer une pollution dont on mesure encore mal la toxicité ainsi que les conséquences écologiques et sanitaires. (Il semblerait que certaines nanoparticules passent les barrières hémato-encéphaliques). La plupart du temps, les potentialités ouvertes par une novation technique sont difficilement prévisibles et contrôlables a priori. D’où la nécessité d’un suivi constant et d’un contrôle permanent
36 On envisage leur utilisation en aérospatiale, aéronautique, industrie automobile, audiovisuel, informatique, etc.
37 Wittgenstein, Remarques mêlées, p 69.
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