Chapitre 20
Le confinement a-t-il renforcé l’entre-soi ?
p. 199-205
Texte intégral
Sur le plan relationnel, l’effet positif est d’avoir fait une sorte de tri, même si je n’aime pas le terme […]. Dans ces moments difficiles, on entrevoit plus clairement les vrais liens d’amitié.
Femme, 42 ans, psychologue, 27 avril
1L’homophilie est un phénomène social bien établi par les sociologues. Une relation « homophile » est une relation entre deux personnes similaires (selon plusieurs caractéristiques), suivant le principe « qui se ressemble s’assemble ». On retrouve systématiquement des formes d’homophilies de genre, de diplôme, de profession, d’âge ou de religion dans toutes les sociétés étudiées (McPherson, Smith-Lovin & Cook, 2001). Étudier l’homophilie permet de comprendre des formes de ségrégation sociale plus ou moins visibles dans nos sociétés et d’étudier l’évolution de la cohésion sociale. Qu’en est-il des personnes sur qui l’on s’est appuyé durant le confinement ? Le confinement a eu cette particularité d’avoir à la fois contraint nos interactions et en même temps laissé partiellement le choix des personnes avec qui maintenir le contact, nous confier, échanger, etc. On sait que l’homophilie s’explique avant tout par la composition sociale d’une société (Blau, 1977) et par les contextes relationnels dans lesquels les individus évoluent (Feld, 1982). Par exemple, les rencontres durant les études ou par l’intermédiaire d’ami·es commun·es sont particulièrement homophiles en termes d’âge ou de niveau d’étude, les relations formées au travail favorisent surtout l’homophilie de profession, tandis que le voisinage produit en général de la diversité sociale dans nos relations en termes d’âge, de diplôme ou de statut familial. Le confinement a fait disparaître partiellement ces contextes pendant deux mois et a considérablement affaibli les contraintes qui pèsent habituellement sur les relations. Or, lorsque ces contraintes s’abaissent, les réseaux personnels ont tendance à considérablement s’homogénéiser. Les personnes vivant dans des milieux denses et urbains ont par exemple des réseaux beaucoup plus homogènes en termes d’âge et de célibat que les personnes vivant dans les milieux ruraux (Fischer, 1982) : cela s’explique tout simplement par le fait qu’il y a plus de personnes similaires à proximité, ce qui facilite la sélection des personnes avec qui nous créons des relations.
Des relations plus homophiles qu’« en temps ordinaire »
2Pour pouvoir mesurer si les relations maintenues et renforcées durant le confinement sont plus ou moins homophiles que celles observées en temps normal, nous comparons ici les résultats obtenus dans notre enquête avec ceux d’une autre enquête nationale réalisée en 2018 sur un échantillon de 1 781 individus représentatifs de la société française (Panel ELIPSS, enquête CAPSOC). Cette enquête permet de mesurer le niveau d’homophilie des deux meilleur·es ami·es des répondant·es avant le confinement « en temps normal » et de les comparer avec le niveau d’homophilie des personnes de qui l’on a déclaré se rapprocher pendant le confinement. Nous nous concentrons uniquement ici sur les relations en dehors du cercle familial et des personnes vivant dans le même logement que le ou la répondant·e. Une relation est considérée comme homophile si le ou la répondant·e et la personne avec qui il ou elle est en relation ont des caractéristiques communes. Nous étudions la probabilité « toutes choses égales par ailleurs » qu’une relation soit homophile en termes de genre, d’âge, de situation familiale et de diplôme. Les résultats sont contrôlés par le genre du répondant, son âge, sa situation familiale, son niveau d’étude, la densité urbaine de son lieu de vie et le rôle de la relation (ami·e, voisin·e, collègue), des caractéristiques qui jouent sur le niveau d’homophilie.
3Dans l’ensemble les relations qui ont été maintenues et renforcées durant le confinement sont beaucoup plus homophiles qu’« en temps ordinaire », le confinement semble avoir renforcé une forme d’entre-soi. Ce phénomène est particulièrement visible pour l’homophilie de diplôme, 53,1 % des relations renforcées durant le confinement étaient des relations entre personnes de même niveau d’étude contre 44,9 % en 2018 (Graphique 1). C’est le cas pour toutes les catégories de niveau de diplôme, mais le mécanisme est un peu différent selon le niveau d’étude. Pour les plus diplômés ce sont les collègues et les ami·es qui sont concerné·es par cette hausse, ces personnes évoluant souvent dans des milieux très homogènes en termes de diplôme (notamment le travail ou les études). 61 % des ami·es avec qui les répondant·es ayant un niveau bac +4 et plus ont renforcé leurs relations pendant le confinement sont de même niveau d’étude, contre 49 % de leurs ami·es en temps normal. À l’inverse pour les moins diplômé·es les relations de voisinage ont particulièrement apporté de l’entre-soi, ces personnes résidant plus souvent dans des milieux homogènes socialement (milieux ruraux ou quartiers défavorisés). Les ami·es déclaré·es sont aussi plus souvent de même niveau d’étude qu’en temps normal.
4C’est également le cas pour l’âge, surtout pour les plus jeunes. 90 % des amitiés renforcées par les 18-24 l’ont été avec des ami·es de même catégorie d’âge alors qu’en temps normal seul·es 58 % de leurs meilleur·es ami·es sont dans la même catégorie d’âge. C’est aussi le cas pour les 25-34 ans (76 % pendant le confinement contre 46 % en temps normal) et pour les 35-44 ans (64 % contre 50 %). Les autres catégories d’âge ont renforcé leurs relations avec des personnes de même âge dans la même proportion que ce que l’on pouvait observer avant le confinement. Enfin, c’est également le cas pour la situation familiale. Les personnes vivant sans enfants et les personnes célibataires ont maintenu et renforcé les contacts avec des personnes ayant la même situation familiale qu’elles, bien plus qu’à l’habitude. 76 % des relations d’amitiés renforcées durant le confinement par les personnes sans enfants concernaient des personnes elles aussi sans enfants, contre 50 % des ami·es en temps normal.
Une baisse parallèle de l’homophilie masculine et des personnes en couple
5Est-ce à dire que le renforcement de l’entre-soi a été absolument général ? Pas tout à fait, on observe parallèlement une baisse de l’homophilie pour les personnes vivant en couple. Alors qu’en temps normal 79 % de leurs ami·es sont eux aussi en couple, seulement 68 % des ami·es avec qui ils ont renforcé leurs relations pendant le confinement étaient dans cette situation (Figure 2). Il est très probable qu’il ait été plus fréquent de prendre des nouvelles de personnes confinées seules durant cette période, ce qui explique aussi en partie la hausse spectaculaire de l’homophilie des personnes célibataires que nous avons évoquée précédemment. On observe aussi une baisse importante de l’homophilie de genre pour les hommes. Alors que 74 % de leurs ami·es en temps normal sont également des hommes, ils n’ont renforcé des relations avec des amis masculins que dans 62 % des cas. Cela s’explique par le fait que les femmes ont été bien plus actives pour maintenir les relations durant le confinement que les hommes. Ce phénomène qui a déjà été souligné dans plusieurs chapitres précédents de l’ouvrage est bien visible ici : bien plus souvent les hommes se sont confiés à des femmes que l’inverse durant cette période.
6Dans l’ensemble le confinement a donc provoqué une hausse générale de l’homophilie et plus précisément pour les célibataires et les sans enfants, pour les plus et les moins diplômé·es, et pour les moins de 45 ans. En période d’absence de contacts à l’extérieur du foyer, les relations ont été davantage choisies, et plus elles sont choisies plus elles sont homophiles. Les moyens de communication à distance et les applications de messagerie ayant été considérablement utilisés, y compris par des personnes qui ne les utilisaient pas avant le confinement, les relations étaient moins contraintes qu’à l’habitude. Cela a laissé plus de place, dans les choix des relations, au jeu des affinités et à des formes de sélection sociale comme décrit par cette enseignante de 28 ans résidant en région parisienne :
Les voisins se connaissaient déjà tous bien avant mon arrivée, et les enfants jouent toujours ensemble ; n’ayant pas d’enfant et n’étant qu’une « simple prof », je ne me sens pas à l’aise dans mes conversations avec eux. […] Alors, je me tourne vers mes réseaux de solidarité déjà existant : mes amis féministes, mes amis internationaux, mes amis d’extrême gauche.
7Indirectement et sans que l’on en ait forcément conscience, cela a produit des formes de ségrégation. Mais ce phénomène s’explique aussi par une tendance, en période de crise, à nous rapprocher de personnes potentiellement plus à même de nous comprendre (Small, 2017). Le besoin pour certaines personnes de se confier, de dévoiler parfois leur intimité ou même de trouver des relations pouvant les aider ou leur fournir des services a conduit dans l’ensemble à accentuer la fréquence des discussions avec des personnes vivant des situations comparables comme le décrit cette cadre dans une structure médico-sociale de 47 ans :
Je suis actuellement en télétravail 9 heures par jour, ce qui génère de la fatigue et des tensions dans ma famille car mon conjoint est au chômage partiel. […] Je ne fais plus de sport, je ne peux plus faire de bénévolat non plus. Par contre, mes relations amicales/familiales se sont recentrées autour de personnes qui me soutiennent ou qui vivent un confinement identique au mien (activité, télétravail important).
8Cela a conduit le temps du confinement à un renforcement des formes de ségrégation sociale que nous observons en temps normal. Reste à savoir si ces changements seront durables ou si les réseaux reviendront à la situation antérieure après la crise sanitaire. Même s’il n’est pas encore possible de répondre avec certitude à cette question, il faut néanmoins souligner que ces évolutions soudaines de l’homophilie durant le confinement sont extrêmement similaires aux changements structurels que l’on observe au cours des dernières décennies en France (une tendance à la hausse de l’homophilie de diplôme, d’âge, pour les célibataires et pour les sans enfants) (Favre, Figeac, Grossetti & Tudoux, 2020), et plus généralement dans les sociétés occidentales (Kmetty, Koltai & Tardos, 2017 ; Smith, McPherson & Smith-Lovin, 2014), ce qui tendrait à montrer une tendance plus générale à l’abaissement des contraintes sur la formation des relations dans nos sociétés.
Références bibliographiques
9Blau Peter M., 1977, « A Macrosociological Theory of Social Structure », American Journal of Sociology, vol. 83, no 1, p. 26‑54.
10Favre Guillaume, Figeac Julien, Grossetti Michel & Tudoux Benoit, 2020, « Toward Soft Segregation? Evolution of Personal Network Homogeneity in France from 2001 to 2017 », à paraître.
11Feld Scott L., 1982, « Social Structural Determinants of Similarity Among Associates », American sociological review, vol. 47, no 6, p. 797-801.
12Fischer Claude S, 1982, To Dwell Among Friends: Personal Networks in Town and City, University of Chicago Press.
13Kmetty Zoltán, Koltai Júlia & Tardos Róbert, 2017, « Core Ties Homophily and Sociocultural Divides in Hungary from 1987 to 2015 », International Journal of Sociology, vol. 47, no 3, p. 228‑249.
14McPherson Miller, Smith-Lovin Lynn & Cook James M., 2001, « Birds of a Feather: Homophily in Social Networks », Annual review of sociology, vol. 27, no 1, p. 415-444.
15Small Mario Luis, 2017, Someone To Talk To, Oxford University Press.
16Smith Jeffrey A, McPherson Miller & Smith-Lovin Lynn, 2014, « Social Distance in the United States: Sex, Race, Religion, Age, and Education Homophily among Confidants, 1985 to 2004 », American Sociological Review, vol. 79, no 3, p. 432‑456.
Auteur
Guillaume Favre est maître de conférences en sociologie à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses travaux portent sur l’évolution des réseaux personnels et des sociabilités au cours des dernières décennies.
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