Chapitre 17
Que fait la crise aux relations interpersonnelles et aux ressorts des liens ?
p. 173-180
Texte intégral
Depuis que je suis confinée, je ne parle plus que de loin et à des gens que j’ai choisis, que je connais déjà. Pour moi, ne plus avoir l’occasion de rencontrer, même fugitivement, des inconnus, est un très gros manque… Même ceux que je trouvais éventuellement stupides ou insupportables me manquent !
Femme, 51 ans, chargée d’études dans le secteur du logement
1Le niveau fondamental du lien social, son maillage le plus fin est celui de la relation entre deux personnes. L’évolution des relations est donc un bon indicateur des évolutions plus globales de ce qui tient ensemble une société (Bidart, 2020). En quoi la crise sanitaire et le confinement du printemps 2020 ont-ils affecté les relations avec autrui ? Certains liens se renforcent dans la crise, d’autres à l’inverse se dégradent. Pourquoi ceux-là ? Quels sont les « ressorts », les motivations des liens qui se renforcent dans ce contexte exceptionnel, et ceux des liens qui s’y dégradent ? Que nous disent ces impacts sur les modes de sociabilité en général, sur ce qui relie, et sur ce qu’il en advient en cas de crise ?
La dimension affective domine le renforcement des liens
2Quels liens se sont renforcés durant le confinement ? Cinq prénoms pouvaient être cités par les enquêtés. Pour chacun, la question était ensuite : « Pour quelle(s) raison(s) êtes-vous plus en contact ou vous êtes-vous rapproché·e de cette personne ? » Plusieurs réponses pouvaient être données. Parmi tous les enquêtés qui citent là au moins une personne, 93,1 % ont déclaré au moins une fois des raisons d’ordre affectif (avoir du plaisir à échanger, maintenir le contact en montrant à cette personne qu’on pense à elle). Ceux qui citent le plus de liens renforcés (5 liens) évoquent même cette raison à 98,5 %.
3On sait qu’en temps ordinaire les ressorts des liens interpersonnels sont plutôt liés aux contextes de vie quotidiens (Small, 2017). Ici, en revanche, la dimension affective est tout à fait dominante. Elle a pris cette place pour plusieurs raisons. L’affectif est ce dont on a le plus besoin en temps de crise, ce qui rassure, et les relations qui ne sont pas centrées sur cette dimension sont « écrémées » :
Le confinement est l’occasion de se recentrer sur les choses essentielles et de réaliser qui sont les gens qui comptent vraiment (femme, 55 ans, professeur d’histoire-géographie).
De plus, les occasions de fréquentation ordinaires se sont faites plus rares en situation de confinement. On assiste donc à un recentrage des liens sur leur dimension la plus affective :
En gros, on se contacte pour se serrer les uns contre les autres et se rappeler que l’humanité n’a pas disparu, même si on ne voit plus personne dans l’espace public (femme, 62 ans, retraitée de l’éducation nationale).
4Prenons l’ensemble des personnes dont les enquêtés déclarent s’être rapprochés pendant le confinement. Les raisons données peuvent être regroupées par thèmes : affectif (plaisir à échanger, maintenir le contact, penser à elle) ; soutiens (aides matérielles, s’enquérir de sa santé, la soutenir) ; activités (travail, loisirs, associations) ; similarité (mêmes opinions) ; réseau (par des amis communs ou les enfants).
5La dimension affective est nettement majoritaire (83 % des liens renforcés au total). En temps de crise, lorsque des personnes se contactent plus souvent et resserrent leurs liens, c’est principalement pour des raisons affectives, pour le plaisir de l’échange, le maintien du contact et d’une pensée pour autrui :
La vie sociale a disparu d’une certaine façon mais les proches sont plus proches encore parce qu’on les aime et qu’il faut se faire du bien par les mots et les regards (femme, 59 ans, conseil en insertion).
La seconde raison donnée, le soutien à autrui, concerne au total 63,3 % des liens renforcés. C’est une dimension importante en temps de confinement où les solidarités sont sollicitées :
Ce confinement nous permet de prendre régulièrement des nouvelles des voisins de la résidence et de se rendre service, d’habitude on n’ose pas par peur d’être indiscrets sans doute, cela a créé du lien (femme, 71 ans, directrice d’établissement médico-social).
L’activité partagée est le troisième ressort des liens avec 25,8 %, elle concerne surtout les collègues (mais même pour eux, l’affectif vient juste derrière), et les membres d’associations :
Je trouve que cela m’a rapprochée de certains collègues avec qui on a échangé nos numéros et avec qui je discute davantage qu’en étant au travail. Il y a beaucoup d’entraide et on se remonte mutuellement le moral (femme, 39 ans, agent administratif).
La similarité, à savoir le partage des mêmes opinions et idées, arrive ensuite avec 17,1 % (pour une analyse plus détaillée de cette tendance à « l’homophilie », voir le chapitre 20 : « Le confinement a-t-il renforcé l’entre-soi ? »). Amis, collègues et partenaires associatifs sont les principaux concernés. Enfin, le fait de partager d’autres liens (par les enfants, par les amis communs) représente 11,4 % des raisons du renforcement des liens, et concerne surtout les amis et les connaissances, souvent connus « de fil en aiguille ».
6Cette prépondérance du motif affectif peut être comparée avec celle observée dans d’autres enquêtes menées en temps « ordinaire ». Par exemple, une question posée dans le Panel de Caen, une enquête longitudinale menée auprès de jeunes entrant dans la vie adulte dans les années 1995 à 2015 (https://panelcaen.hypotheses.org/), ressemblait à celle-ci (Bidart, 2009). On demandait en effet aux enquêtés, pour chacune des personnes citées comme importantes dans leurs contextes de vie, ce qui les rapprochait l’une de l’autre. La réponse la plus fréquente était le lien familial (65,2 % des réponses). La dimension affective du lien arrivait en deuxième (48,8 %), suivie par le développement du réseau (par des copains ou amis, 22 %, plus fréquente chez des jeunes). En temps « ordinaire », la dimension affective était donc très importante aussi, mais elle recueillait néanmoins la moitié seulement des choix. La dimension du soutien n’y arrivait qu’en quatrième position, avec 10 % des choix. La situation de crise et de confinement amplifie donc très nettement la dimension du soutien, ce à quoi l’on peut s’attendre, mais surtout elle met en très nette priorité la dimension affective.
7La priorité donnée à telle ou telle raison n’est pas également distribuée. Les femmes citent plus que les hommes les ressorts affectifs, les soutiens ainsi que la similarité d’opinions, et les hommes citent davantage les activités. Les plus diplômés citent davantage les ressorts affectifs et le soutien. Les jeunes citent davantage les activités, la similarité, le réseau puis les ressorts affectifs. Les adultes sont davantage focalisés sur le soutien.
La dimension conflictuelle des liens dégradés
8Il est évidemment intéressant de mettre « en miroir » les raisons données à la dégradation des liens : 16,1 % des enquêtés ont déclaré que certaines de leurs relations s’étaient dégradées depuis le confinement. La catégorie qui compte le plus grand nombre de personnes avec qui les relations se sont dégradées est celle des amis (30,4 % des liens dégradés) suivie de près par la famille proche (parents, enfants) avec 29,1 %. Le conjoint vient ensuite avec 21,7 %. Les collègues suivent avec 19,4 %, puis les connaissances avec 9,2 % et les voisins avec 7,7 %. L’essentiel est donc centré sur les liens les plus symboliquement ou affectivement investis, ainsi que ceux avec qui l’on vit au quotidien. Ce résultat rejoint ceux de Offer et Fischer (2017) aux USA : les liens difficiles sont souvent aussi les plus investis affectivement et engagés moralement. Les liens familiaux sont très ambivalents, avec des ressorts à la fois positifs et négatifs. Comparativement, les amis et les voisins sont moins cités comme source de conflit, on peut les éviter plus facilement et ils deviennent alors des contacts perdus (chapitre 18).
9Dans le cas des effets de la crise en France et de notre enquête, le point divergent vient des conflits avec les amis, qui arrivent ici en tête. Peut-être une dimension existentielle des effets de la crise est-elle impliquée :
Cela me permet de voir quelles sont mes relations amicales et à quel point elles sont superficielles. De réfléchir sur moi-même et ce que je veux réellement dans la vie tant sur le côté professionnel que social (femme, 52 ans, assistante).
Elle déplace un peu les valeurs et exacerbe aussi des clivages anciens, comme si des choses établies étaient remises en question au moment de la rupture des routines :
En conflit avec mes parents que je ne vois plus depuis plusieurs années, je ne peux m’empêcher de penser à eux quand même, même s’il y a beaucoup de haine entre nous actuellement. Les différences dans le couple sont également exacerbées : nous n’avons pas la même vision des choses, et ne fonctionnons pas pareil, notamment dans l’éducation des enfants où on se repose beaucoup sur moi pour expliquer les devoirs, le niveau d’étude de mon mari n’étant pas le même que le mien (femme, 42 ans, adjoint administratif).
Mais le confinement provoque aussi de nouvelles tensions sur des bases très concrètes :
Des conflits relationnels peuvent survenir lorsque toute la famille est réunie plusieurs jours d’affilée […]. Plus de présence à la maison conduit à s’intéresser plus aux devoirs scolaires des ados et suscite incompréhension et procès en illégitimité. Une demande plus importante du partage des tâches ménagères est source de tensions, et la gestion des enfants peut créer des conflits au sein du couple qui subit lui aussi les désagréments du confinement (homme, 47 ans, officier de police).
10Là aussi, les raisons de la dégradation se groupent en plusieurs thématiques : conflit (disputes, désaccords d’opinion, discussions négatives) ; confinement ensemble difficile ; lien « pesant » (qui demande beaucoup d’aide, appelle souvent, prend beaucoup de temps) ; difficile à joindre (ne répond pas aux appels). Les conflits arrivent très nettement en tête avec 64,8 % des choix, puis le confinement difficile avec 30,8 %, le caractère pesant du lien avec 18,8 % et enfin la difficulté à joindre la personne avec 18,3 %. La distribution des raisons n’est pas très fortement clivée, on reste dans les mêmes ordres de grandeur.
11La situation de confinement semble donc avoir multiplié les divergences conflictuelles, y compris à l’intérieur du foyer. Les raisons les plus fréquemment citées évoquent plutôt une proximité avec des tensions qu’un éloignement excessif. C’est le cas en particulier des personnes « pesantes » ; la solidarité souvent louée montre ici son coût et son revers :
Je limite donc en plus toute conversation téléphonique avec ma mère tant son anxiété est plombante et épuisante : conversations de plusieurs heures, conflits et migraines à la clef (femme, 29 ans, ingénieure de recherche).
Cette charge excessive peut conduire à la rupture des liens et à l’isolement
L’amie qui m’emmenait chaque mois faire des courses dans la grande surface à 22 km, ne le fait plus. Une amitié qui s’étiole et qui ne survivra pas au covid-19 […]. Avec l’humiliation de devoir être accompagnée par une personne de la mairie, dans les villages ça fait le tour des ragots, ça exclut encore plus, ça met une étiquette (femme, 57 ans)
Le manque de contact n’arrive qu’en dernier rang de ces raisons de dégradation du lien.
*
12On ne peut que s’alerter de ce que la crise touche ainsi le noyau le plus fort, le plus symbolique et le plus ancré des relations interpersonnelles, et qu’elle le fasse en instaurant des clivages et conflits. Les liens les plus proches sur le plan symbolique et sur celui du vécu quotidien (parents, enfants, conjoint), ceux dont on ne peut pas s’abstraire, ont été les plus souvent dégradés ; et les amis, qui dans des circonstances ordinaires sont protégés ou distanciés, arrivent même en tête parmi ces liens dégradés. Or, ils constituent la partie la plus « libre » des engagements relationnels de long terme. Pourquoi sont-ils aussi vulnérables en temps de confinement ? Les divergences d’opinions (39,9 %, ici incluses dans les « conflits ») peuvent laisser penser que la situation de crise a exacerbé, voire créé des dissensions. Des débats ont surgi sur les prévisions pandémiques, les solutions gouvernementales, les précautions à suivre ou pas, les traitements… Les conflits d’opinion se sont sans doute multipliés en divisant les familles et les groupes d’amis. Pourtant, la dimension affective se montre la plus cruciale pour les relations qui se renforcent. Elle constitue le socle du lien tel qu’il est investi et valorisé en temps de crise. Elle est la dimension la plus revendiquée et la plus susceptible aussi d’être abîmée…
13Qu’en adviendra-t-il dans la durée ? On sait que les amitiés de long terme sont les plus « résilientes » des relations (hors famille), elles persistent en cas d’éloignement géographique en particulier. Mais ce sont des changements plus « doux » et contextuels que la crise qui divise actuellement la société. De plus, le renouvellement des liens ne se fait plus. Les « liens faibles », plus contextuels, créés par les activités, les lieux et les interactions, sont empêchés en temps de confinement. Avec eux, c’est sans doute une autre forme d’engagement social qui est bloqué, celui des liens plus fluides qui font l’ordinaire de la vie. Mais c’est alors, peut-être, un autre confinement, culturel celui-ci, qui menace :
Je remarque que le manque de conversations sociales de qualité nous enferme (nous confit !) dans nos idées, tellement il est impossible de les nourrir avec les autres (femme, 49 ans, archiviste).
Références bibliographiques
14Bidart Claire, 2020, « Comment se font et se défont les relations interpersonnelles », dans Paugam S. (dir.), 50 questions de sociologie, Paris, PUF, 2020, p. 27-35.
15Bidart Claire, 2009, « À la recherche de la substance des réseaux sociaux : les ‟ressorts” des relations », REDES, Revista Hispana para el Analísis de Redes Sociales, vol. 16, no 7, disponible en ligne sur http://revista-redes.rediris.es/html-vol16/vol16_7f.htm [consulté le 6 décembre 2020].
16Offer Shira & Fischer Claude S., 2017, « Difficult People: Who is perceived to be demanding in personal networks and why are they there? », American Sociological Review, vol. 83, no 1.
17Small Mario Luis, 2017, Someone To Talk To, Oxford University Press.
Auteur
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