Chapitre 16
Comment le confinement a-t-il mis à l’épreuve les relations interpersonnelles ?
p. 165-172
Texte intégral
Famille proche ressoudée par le confinement. Clarification des liens d’amitié.
Femme, 20 ans, confinée en famille
1L’une des motivations à l’origine de l’enquête Vico était une interrogation sur les effets du confinement sur les relations interpersonnelles et l’entourage qu’elles constituent autour de chaque personne, ce que les chercheur·es en sciences sociales appellent des « réseaux personnels » (Fischer, 1982 ; Grossetti, 2013). La situation créée par le confinement comportait en effet des contraintes très importantes sur les interactions sociales (se parler, travailler ensemble, partager des activités, etc.) qui sont à la base de la création et du maintien de relations interpersonnelles. Une partie du questionnaire était donc orientée autour de la question : que fait le confinement aux relations interpersonnelles ? Les contraintes ont-elles contribué à la perte ou la dégradation de relations, à l’émergence de nouveaux contacts, au renforcement de certains liens ?
2Pour analyser les dynamiques relationnelles, il faut se rappeler que la durée du confinement a été courte, à l’échelle en tout cas de relations interpersonnelles dont la temporalité s’inscrit dans celle des parcours de vie (Bidart & Grossetti, 2018). Il ne faut donc pas s’attendre à des transformations radicales des réseaux personnels. Cependant, une très grande majorité des enquêté·es ont répondu en faisant état de changements relationnels depuis le début du confinement.
3Comme nous allons le voir, la mise à distance imposée des relations interpersonnelles a constitué une épreuve tout particulièrement pour les populations les plus jeunes ; le maintien du lien social a été majoritairement assuré par les femmes ; les personnes confinées seules ont éprouvé des difficultés importantes ; on observe une hausse générale de l’homophilie des relations, c’est-à-dire de la tendance à préférer le « même que soi », celui qui a le même âge, appartient au même milieu, etc. (McPherson, Smith-Lovin & Cook, 2001 ; Degenne & Forsé, 2004).
La sociabilité des jeunes éprouvée par le confinement
4C’est du côté des plus jeunes (18-30 ans), célibataires ou en couple récent, sans enfant, très investis dans la sociabilité amicale, que l’effet des contraintes sur les interactions et les rassemblements a été le plus marqué. Ils n’ont pas pu maintenir certains liens (Graphique 1), et en ont créé d’autres, notamment en ligne. Pour celles et ceux qui sont allés se confiner chez leurs parents, très nombreux·ses parmi les étudiant·es, la cohabitation retrouvée avec la génération précédente a parfois renforcé les liens et parfois engendré des tensions (voir le chapitre 1 : « Qui est resté ? Qui est parti ? », et le chapitre 13 : « Comment les étudiant·es ont-ils et elles vécu le confinement ? »). Le maintien des liens amicaux a été plus difficile dans cette situation :
J’ai pu retourner chez mes parents qui disposent d’un très grand terrain, […] ça va, mais le fait d’être séparée de mes amis, à la campagne […] d’être constamment avec mes parents, de m’ennuyer et de ne pas savoir comment cela va évoluer commence à me peser, j’ai l’impression que ça va mais au fond je sens bien que je suis plus angoissée et irritable que d’habitude (femme de 21 ans, a changé de logement pour revenir chez ses parents).
5Pour les 31-60 ans, les changements relationnels ont varié selon la situation de travail mais également selon la configuration familiale et de confinement. Les personnes qui ont connu un accroissement de leur volume de travail ou des horaires décalés, particulièrement sollicités dans cette période (un peu plus de 7 % des enquêté·es), citent un peu plus fréquemment de nouveaux contacts (24,5 % contre 21,1 % en moyenne dans cette tranche d’âge) et une dégradation de certaines relations (19,5 % contre 15,3 %). Pour les personnes confinées en couple, avec ou sans enfants, ce sont souvent des liens familiaux dont les personnes disent manquer. Pour tous, le confinement a également constitué une occasion d’interagir plus qu’auparavant avec les voisins (voir le chapitre 3 : « Le confinement a-t-il changé les relations de voisinage ? »). Parfois, cela a débouché sur la création de nouvelles relations, ou le renforcement de liens déjà existants, mais il faut dire également que de très nombreux témoignages évoquent des conflits, en particulier dans les immeubles.
6À bien des égards, les plus âgé·es des enquêté·es (plus de 60 ans), qui appartiennent plutôt aux couches favorisées, ont été moins bousculé·es dans leurs relations que les personnes des autres tranches d’âge. Les témoignages les plus fréquents parmi les plus de 60 ans disent en substance que le confinement se passe bien parce que les conditions de vie sont confortables, que les communications à distance ont été très utilisées, mais que le contact direct avec les enfants, les petits-enfants (très cités), les amis, et parfois aussi les personnes fréquentées dans le cadre d’activités associatives, manquent fortement :
Je pense faire partie des privilégiés pendant ce confinement, habitant dans une ville moyenne, qui permet des sorties quotidiennes, pour les courses ou une activité physique, avec un minimum de risque. De plus, j’aime lire, et j’en profite. Même si la communication avec mon amoureux, ma famille et mes amis sont quotidiens, cela reste « virtuel » et le manque de vrais contacts (physiques) est difficile à la longue pour mon moral (femme, 66 ans, professeure des écoles retraitée, confinée seule).
7Dans cette situation particulière, les personnes de toutes les tranches d’âge se sont tournées prioritairement vers la famille ou les amis proches, se préoccupant de leur santé et de leur bien-être, les soutenant affectivement, parfois mettant en œuvre des aides matérielles et pratiques, et bénéficiant aussi en retour des mêmes soutiens. On retrouve là un résultat classique des études sur les relations personnelles (Bidart, Degenne & Grossetti, 2011), qui est que, dans les situations d’urgence ou de crise, les personnes s’appuient en priorité sur des liens « forts » des personnes de confiance, des proches. Cependant, des liens plus faibles (collègues, voisins, associations) ont été aussi mis à l’épreuve, parfois renforcés, parfois dégradés.
8Les différences liées au niveau d’études ou à la profession, bien connues des sociologues, se montrent moins nettes en temps de confinement : certes, les personnes qui ont un niveau d’études inférieur au bac ont moins créé de nouvelles relations que les plus diplômés (ce qui est conforme à la tendance « en temps ordinaire »), mais elles ont aussi moins souvent perdu des contacts (30,1 % contre 37,5 % pour l’ensemble). Il est difficile de savoir à ce stade de l’analyse si le confinement a joué dans le sens d’un renforcement ou d’une réduction des différences en matière de réseaux personnels.
Les femmes et le maintien du lien social
9Les femmes ont été plus investies dans le maintien des liens sociaux, qu’il s’agisse des liens avec la famille ou de liens plus faibles (voisins, connaissances). Dans un contexte où une partie des relations de travail a été mise en retrait, ce sont les femmes qui, comme c’est le cas en situation ordinaire, mais de façon encore plus intensive dans cette situation inédite, ont été les plus investies dans le maintien des liens, notamment sur le registre du soutien social. Elles ont contribué plus que les hommes à maintenir les relations interpersonnelles (voir Graphique 2), dont nous savons qu’elles sont une trame fondamentale du lien social en général, à savoir ce qui relie les composantes d’une société.
10Au sein des couples aussi, les femmes assument en général plus le travail relationnel que leur conjoint. Dans un contexte où le maintien des relations était perçu par la plupart des personnes comme particulièrement important, elles ont été souvent « en première ligne » : c’est là une dimension supplémentaire des différences entre femmes et hommes pendant le confinement, qui vient s’ajouter à celles analysées dans le chapitre 12 (« Femmes et hommes égaux face aux contraintes du confinement ? »), notamment en matière de gestion des enfants et de pression temporelle.
Les difficultés des personnes confinées seules
11Dans toutes les tranches d’âge, les personnes confinées seules mentionnent plus de relations perdues de vue durant le confinement (Graphique 3). La différence est particulièrement nette pour les tranches d’âge intermédiaires. Ces personnes sont très minoritaires par rapport à l’ensemble de leurs contemporains, où dominent les ménages de couples avec enfants. Il est probable que certains contacts des solitaires n’ont pas pu être maintenus comme à l’ordinaire avec des ménages absorbés par la gestion des liens quotidiens dans les foyers avec enfants.
12Les personnes confinées seules ont plus souvent que les autres fait l’expérience d’une difficulté à maintenir une vie sociale, au point de ressentir l’isolement ou la solitude comme pesants et dans certains cas insupportables. Le confinement en solitaire ne s’est pas traduit de la même façon dans les relations interpersonnelles en fonction de l’âge. Pour les jeunes, cette situation a été l’occasion d’un brassage des amitiés établies, parfois vécu positivement, alors que dans les autres tranches d’âge elle a plus souvent débouché sur des expériences pénibles de la solitude.
Entre-soi
13Le confinement a eu cette particularité d’avoir à la fois contraint les interactions et en même temps laissé partiellement le choix des personnes avec qui maintenir le contact, se confier, échanger, etc. Si l’on compare avec les données d’enquêtes antérieures, on observe que, dans l’ensemble, les relations qui ont été maintenues et renforcées durant le confinement sont plus homophiles qu’en temps « ordinaire », le confinement semble avoir renforcé des formes d’entre-soi (pour une analyse détaillée, voir le chapitre 20 : « Le confinement a-t-il renforcé l’entre-soi ? »). Ce phénomène est particulièrement visible pour « l’homophilie » de diplôme, d’âge ou de situation familiale. Les personnes ont davantage qu’à l’habitude interagi avec des personnes du même âge, de même niveau d’étude ou dans la même configuration familiale. En raison de la disparition des contextes habituels dans lesquels nous nouons et entretenons nos relations (milieux professionnels, associatifs ou privés), les relations entretenues durant le confinement étaient des relations majoritairement anciennes, choisies et affinitaires. De plus les difficultés éprouvées par certains les ont conduits à se rapprocher de personnes vivant des expériences similaires et donc à même de les comprendre. Le temps du confinement a été, sans que l’on en ait forcément conscience, un temps où l’on s’est retrouvé entre semblables.
*
14Le confinement a constitué une épreuve pour les relations interpersonnelles. Dans ce temps de crise et de confinement, les personnes se sont davantage qu’en temps ordinaire tournées vers des liens « forts » (famille, amis proches), ceux qui se sont encore renforcés l’ont été surtout sur des motivations de plaisir et d’affection (voir le chapitre 17 : « Que fait la crise aux relations interpersonnelles et aux ressorts des liens ? ») et, pour les liens plus faibles, se sont concentrées sur des personnes de même milieu social. De même, les femmes, en général plus investies dans le maintien des liens familiaux ou de soutien, l’ont été encore plus dans cette phase de crise. Habituellement, la vie relationnelle des jeunes est plus intense (relations amicales nombreuses et se renouvelant assez fréquemment) et nous constatons ici qu’elle est effectivement particulièrement affectée par les restrictions liées au confinement, malgré l’importance du recours aux moyens contemporains de communication (voir le chapitre 18 : « Le confinement a-t-il favorisé des dynamiques de soutien social plus connectées et ‟expressives” ? »). Il faut souligner la situation spécifique des personnes confinées seules, dont certaines ont vécu difficilement la période. Évidemment, il faudra d’autres études pour savoir si les changements affectant les relations ont été temporaires ou s’ils ont laissé des traces plus durables.
Références bibliographiques
15Bidart Claire, Degenne Alain & Grossetti Michel, 2011, La vie en réseau. Dynamique des relations sociales, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Le lien social ».
16Bidart Claire & Grossetti Michel, 2018, « Introduction : les temporalités entrecroisées des réseaux sociaux », Temporalités, no 27, disponible en ligne sur http://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/temporalites/3916 [consulté le 6 décembre 2020].
17Degenne Alain & Forsé Michel, 2004, Les réseaux sociaux, Paris, A. Colin.
18Fischer Claude S., 1982, To Dwell Among Friends : Personal Networks in Town and City, University of Chicago Press.
19Grossetti Michel, 2013, « Comprendre les réseaux personnels », Mondes Sociaux, disponible en ligne sur http://sms.hypotheses.org/125 [consulté le 6 décembre 2020].
20McPherson Miller, Smith-Lovin Lynn & Cook James M., 2001, « Birds of a Feather: Homophily in Social Networks », Annual Review of Sociology, vol. 27, p. 415-444.
Auteurs
Guillaume Favre est maître de conférences en sociologie à l’Université Toulouse Jean Jaurès. Ses travaux portent sur l’évolution des réseaux personnels et des sociabilités au cours des dernières décennies.
Julien Figeac est chargé de recherche au CNRS. Ses recherches traitent des usages des technologies de la communication et de leurs effets sur les sociabilités.
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