Chapitre 12
Femmes et hommes égaux face aux contraintes du confinement ?
p. 125-131
Texte intégral
Depuis le début du confinement, je n’ai pas eu plus de quelques minutes seule, de tranquillité.
Femme, 40 ans, technicienne de l’environnement, célibataire, confinée seule avec ses enfants
1Le travail de care et son organisation dans les familles, qu’il s’agisse des tâches domestiques, des soins aux enfants ou du soutien aux proches, sont traditionnellement assignés aux femmes et très largement assumés par elles en temps normal (Haicault, 1984 ; Tronto, 1993 ; Cresson & Gadrey, 2001 ; Delphy, 2002 ; Gojard, Gramain & Weber, 2003). Comme l’ont montré les résultats de différentes enquêtes, ils n’ont pas changé de mains pendant le confinement (Bessière et coll., 2020).
2Les données de l’enquête Vico donnent à voir cette inégale division sexuée du travail de care durant le confinement. Nous nous intéressons ici particulièrement à la prise en charge des enfants, à la réalisation des tâches domestiques, au temps passé à aider les enfants dans le travail scolaire et au sentiment d’avoir du temps libre. Selon le type de travail réalisé, c’est à une persistance ou à un renforcement des inégalités sexuées que nous confrontent ces données. La situation de confinement a toutefois pu être l’occasion, pour certains couples, de renégocier la division des tâches.
Organisation, prise en charge et réalisation du travail de care pendant le confinement : la (très large) part des femmes
3Commençons par la prise en charge des enfants au domicile durant le confinement. Les données de l’enquête montrent qu’elle reste massivement assumée par les femmes. D’après les données en population générale, 85 % des familles monoparentales ont à leur tête une femme (INSEE, 2018). Parmi les répondant·es à l’enquête Vico, la proportion de femmes confinées seules avec enfant est deux fois plus importante que celle des hommes confinés seuls avec enfant (9,1 % contre 4,4 %). Ce sont les hommes qui sont le plus souvent séparés de leurs enfants (7,9 % contre 4,1 % jusqu’à 30 ans, 6 % contre 2 % entre 30 et 45 ans). Les commentaires qui évoquent les difficultés du confinement pour les familles monoparentales émanent avant tout de femmes :
Je suis mère isolée de 2 enfants : 4 ans et demi et 18 mois à la crèche. Étant seule, il m’est impossible de trouver du temps pour faire travailler mon fils aîné et suivre ce que la maîtresse envoie comme travail. […] Mon second fils est toujours présent dès que j’essaie de consacrer du temps au travail scolaire donc impossible de faire quoique ce soit. Depuis le début du confinement, je n’ai pas eu plus de quelques minutes seule, de tranquillité (40 ans, femme, technicienne de l’environnement, célibataire, confinée seule avec ses enfants).
4Ces données mettent également en lumière un renforcement de l’inégale répartition des tâches domestiques au sein des couples. C’est, tout d’abord, un resserrement sur la sphère domestique qui s’exprime :
Pour les femmes, le confinement c’est deux fois plus de ménage, on est tous dedans tous le temps. […] deux fois plus de courses, parce que deux fois plus de repas, plus de cantine (femme, 54 ans, cadre dans une entreprise, confinée avec son conjoint et leurs trois enfants).
Une enquêtée évoque les tensions liées à l’organisation du quotidien familial qui lui échoit et sa difficulté à faire valoir un partage équitable des tâches domestiques entre elle et son conjoint :
Après un mois, la réflexion sur l’organisation nécessaire est enfin là ! […] je reste en décalage avec mon conjoint qui lui en temps normal est très « autonome », il a fallu répartir les charges : repas, ménage, vaisselle… C’est à moi que revient d’organiser les tâches ménagères et lui fait les courses (sortie !!) et là, au bout de 4 semaines, je n’en peux plus et donc après une crise, il a fallu que chacun participe mais RIEN N’EST ACQUIS !!!. On retourne dans les années 60 ! (femme, 49 ans, en recherche d’emploi, confinée avec son conjoint et leur enfant).
5Le confinement a, en outre, mis à mal le transfert et l’externalisation habituelle des tâches domestiques à d’autres femmes et institutions, comme l’illustre le commentaire d’une enquêtée : « nous n’avons plus l’aide précieuse de notre femme de ménage » (54 ans, cadre dans une entreprise, confinée avec son conjoint et leurs trois enfants).
6Les tâches habituellement externalisées, telle la prise en charge des enfants dans les institutions de la petite enfance, à l’école et dans les centres de loisirs, les repas pris à la cantine n’ont, dans l’ensemble, pas fait l’objet d’une répartition égalitaire au sein des couples : ce sont les femmes qui les ont pour beaucoup endossées. Comme le laissent entrevoir les commentaires de nombreuses enquêtées, la situation de confinement, associée au télétravail et à l’absence de prise en charge des enfants par les personnes et institutions habituelles, met en tension l’articulation entre activité professionnelle et activité familiale :
Le fait de continuer à travailler, tout en devant assurer la classe à la maison de 3 enfants de 4, 7 et 10 ans et un conjoint en télétravail, m’a épuisée moralement et physiquement. La charge mentale est très importante quand il s’agit également de gérer la tenue de la maison : courses, repas, ménage, linge etc. (femme, 38 ans, institutrice, confinée avec son conjoint et leurs enfants).
Cette difficulté est redoublée par le fait d’accompagner les enfants pour les devoirs : « Le confinement est très difficile, je dois tout gérer à la maison, les devoirs de ma fille en CP qui n’est pas autonome et commence à peine la lecture, les repas, les courses, le quotidien pour les occuper et autres. Je ne veux pas qu’elle décroche alors je passe minimum 2 heures/jour sur les devoirs quand je suis à la maison. Je dois bosser comme une dingue pour récupérer ce temps perdu. Alors oui, les journées ne sont pas de tout repos. Mon mari, a lui laissé tomber, mais moi je m’accroche… » (femme, 41 ans, ingénieure, confinée avec son conjoint et leurs enfants).
7Les données quantitatives confirment très nettement ces propos en mettant en lumière des liens statistiquement significatifs entre sexe et accompagnement scolaire. Parmi les 18-45 ans avec enfants, les femmes sont 56,7 % à passer plus d’une heure par jour à l’aide au travail scolaire quand cette proportion est de 42 % pour les hommes (voir le chapitre 11 : « La ‟continuité pédagogique” a-t-elle fonctionné ? »). Chez les moins de 30 ans, 31 % des femmes consacrent une heure par jour ou plus au suivi scolaire contre 13,2 % des hommes ; chez les 31-45 ans, les proportions sont de 59 % pour les femmes contre 43,9 % pour les hommes. La tendance s’inverse chez les 46-60 ans : les hommes sont cette fois 56,5 % à n’apporter aucune aide contre 60,1 % des femmes. Un effet de genre apparaît dans la prise en charge du travail scolaire des enfants selon le niveau scolaire : plus il concerne des savoirs élémentaires, moins les hommes s’y consacrent et plus il se complexifie, plus ils s’y investissent. Pour les femmes qui apportent de l’aide à un parent dépendant, c’est une triple charge qui est à l’œuvre, entre activité professionnelle, parentale et filiale : « Concilier télétravail et devoirs des enfants, tout en assurant le ravitaillement de mes parents… Grosse charge mentale » (femme, 52 ans, célibataire, confinée avec ses trois enfants). Toutefois, et même si le phénomène reste rare, les données qualitatives donnent également à voir des situations de réajustement autour de la division des tâches domestiques et parentales pour certains couples, comme le soulignent certains hommes en arrêt d’activité, plutôt jeunes et diplômés :
Le confinement a changé complètement mon implication dans la sphère familiale. Je suis travailleur itinérant, […] souvent absent de la maison, pas toujours très présent en semaine auprès de la famille et en particulier des enfants. Avec le confinement, je consacre globalement tous mes après-midi aux enfants, je fais le repas du soir, je m’investis plus dans les tâches quotidiennes. La répartition des tâches, des rôles dans le couple, la présence auprès des enfants est beaucoup plus équilibrée. Malheureusement, mon poste actuel ne permettra pas de faire perdurer cela à la fin du confinement, mais j’espère pouvoir garder des bonnes habitudes et fonctionner de façon plus équilibrée avec ma femme (homme, 37 ans, cadre dans le secteur associatif, confiné avec sa conjointe et leurs deux enfants).
Un usage genré du temps pendant le confinement
8La charge du travail de care, associée pour beaucoup de femmes au télétravail semble expliquer les différences observées quant au sentiment de manquer de temps libre chez les personnes qui ont participé à l’enquête (voir le chapitre 10 : « Le confinement a-t-il exacerbé les inégalités face au temps ? »). Si, pour les couples confinés sans enfant, nous n’observons pas de différences entre femmes et hommes quand on interroge le sentiment de manquer de temps libre, on note une différence statistiquement significative pour celles et ceux ayant un enfant. Chez les 18-45 ans, les femmes sont 24,4 % à déclarer manquer vraiment de temps libre, les hommes 16,2 %. Chez les moins de 30 ans, elles sont 18,7 % à le déclarer contre 5,4 % des hommes. Chez les 31-45 ans, les proportions passent à 24,9 % et 16,9 %. Le fait de travailler n’est pas un facteur distinctif : chez les 18-45 ans avec enfants et qui ne travaillent pas, 17 % des femmes déclarent manquer vraiment de temps libre, contre 7,9 % des hommes. Certains commentaires illustrent l’épuisement qui découle de cette forte mise en tension des différentes temporalités :
Le plus « dur » reste de gérer les enfants à plein temps quasiment (je suis au chômage partiel 3 jours par semaine, puis je télétravaille les 2 jours suivants), faire l’école à la maison. C’est ce qui génère quelques tensions, exaspérations et volonté de fuir la maison ! Je dirais que je manque surtout de moments pour moi, sans être sollicitée par les enfants (femme, 39 ans, cadre dans un bureau d’études, confinée avec son conjoint et leurs deux enfants).
9Cette collision des temporalités a renforcé un usage genré du temps : l’intensification de la disponibilité temporelle des femmes pour les autres est allée de pair avec une réduction du temps pour soi. Le cas d’une enquêtée illustre tout particulièrement ce phénomène. Alors qu’elle est la seule dans son foyer à poursuivre une activité professionnelle, c’est sur elle que reposent toutes les tâches domestiques et ses demandes à une plus forte implication des autres membres de la famille restent lettres mortes : « je n’ai plus de temps libre pour moi. Tout mon temps hors travail est consacré à la logistique familiale : repas, lessive, vaisselle, ménage, rangement et amélioration de notre cadre de vie… Mes hommes ne m’aident pas beaucoup et sont très réticents quand je demande un peu d’aide ». Si cette enquêtée n’évoque pas de dégradations des relations avec son conjoint et son fils, on note que c’est parce qu’elle fait en sorte que cela n’arrive pas : « je prends sur moi pour surtout conserver une bonne entente cordiale à huis clos » (femme, 50 ans, gestionnaire administrative, confinée avec son conjoint et leur enfant).
*
10L’inégale répartition du travail de care entre femmes et hommes, qui existe en temps ordinaire, a été non seulement reconduite, mais également renforcée pendant le confinement : la charge des enfants, le travail domestique, le travail parental et l’organisation du quotidien familial, ont très majoritairement pesé sur les femmes. Pour nombre d’entre elles, ces charges se sont retrouvées en concurrence avec leur activité professionnelle et ont renforcé un usage genré du temps. Si l’on considère le confinement comme une épreuve, on peut avancer l’idée que cette épreuve a été genrée. Elle a pu aussi, parfois, offrir des espaces pour renégocier les partages de tâches au sein des couples.
Références bibliographiques
11Bessière Céline et coll., 2020, « Penser la famille aux temps du Covid-19 », Mouvements, disponible en ligne sur https://mouvements.info/penser-la-famille-aux-temps-du-covid-19/ [consulté le 6 décembre 2020].
12Cresson Geneviève & Gadrey Nicole, 2004, « Entre famille et métier : le travail du care », Nouvelles Questions Féministes, no 23, p. 26-41, disponible en ligne sur https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-nouvelles-questions-feministes-2004-3-page-26.htm [consulté le 6 décembre 2020].
13Delphy Christine, 2002, L’Ennemi principal : 1/ Économie politique du patriarcat, Paris, Éditions syllepse.
14Gojard Séverine, Gramain Agnès & Weber Florence, 2003, Charges de famille. Dépendance et parenté dans la France contemporaine, Paris, La Découverte.
15Haicault Monique, 1984, « La gestion ordinaire de la vie en deux », Sociologie du Travail, no 26, p. 268-277, disponible en ligne sur https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-01503920/file/LaGestionOrdinairedelaVieenDeux.pdf [consulté le 6 décembre 2020].
16Tronto Joan, 1993, Moral Boundaries: A Political Argument for an Ethic of Care, New York, Routledge.
Auteurs
Cécile Charlap est maîtresse de conférences en sociologie à l’Université Toulouse Jean Jaurès et chercheuse au LISST. Ses travaux croisent les questions de genre, santé et vieillissement. Elle a entre autres publié La fabrique de la ménopause (2019).
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