Chapitre 9
Fatigués, inquiets, détendus ou heureux… Qu’ont ressenti les Français pendant le confinement ?
p. 97-105
Texte intégral
J’ai beaucoup de mal à dormir, je suis plus facilement irritée et angoissée. D’un autre côté, le confinement m’a donné le temps de faire beaucoup de choses que j’avais laissé de côté par manque de temps, j’ai notamment pu reprendre certains loisirs (dessin, chant), effectuer de petits travaux dans mon appartement et multiplier les contacts avec mes amis et ma famille.
Femme, 23 ans, réceptionniste en hôtellerie, vendredi 24 avril
1Le confinement du printemps 2020 a occasionné pendant quelques semaines des bouleversements majeurs dans les vies des Français. Par quels sentiments sommes-nous passés pendant cette période si particulière ? Ce qui frappe, dès la lecture des nombreux commentaires laissés à la fin du questionnaire, c’est la très grande amplitude de l’éventail des émotions éprouvées. Le confinement a été clairement apprécié par certains, qui ont pu partager plus de temps avec leurs proches, et « souffler, ralentir, profiter à fond de la nature » (femme, 64 ans, pharmacienne). Mais pour bien d’autres, la période a été synonyme de stress et d’inquiétude, comme pour cette professeure de lycée de 46 ans confinée avec son père en phase terminale d’un cancer : « Ma tristesse, et mon stress, mon inquiétude, etc. ont fort à faire avec la situation de mes parents, à laquelle le confinement donne un tour particulier… »
Des sentiments qui varient en fonction des régions
2Sans avoir tous été dans des situations aussi dramatiques, les répondants ont dans l’ensemble plus « mal vécu » que « bien vécu » cette période de crise. Une question de l’enquête proposait une liste de huit sentiments différents, cinq « négatifs » et trois « positifs ». La réponse est sans ambiguïté apparente : les sentiments négatifs, qui occupent les cinq premières places du « palmarès » des sentiments, l’emportent clairement sur les sentiments positifs, qui en occupent au contraire les trois dernières (voir Graphique 1).
3Tout le monde, cela dit, n’a pas été affecté par ces sentiments de la même façon. Comme le montrent les contributions rassemblées dans cet ouvrage, les conditions de confinement ont été très inégales, et donc très inégalement anxiogènes. La première de ces inégalités est géographique : la carte des sentiments est profondément marquée par la carte de la diffusion de la pandémie. Les répondants confinés dans les régions les plus touchées par le virus (le Grand Est et l’Île-de-France) se disent plus souvent fatigués, tandis que ceux qui sont confinés dans les autres régions de la moitié nord de la France sont plutôt inquiets (voir Graphique 2). Au sud, où les taux de décès par habitant ont été plus faibles, les personnes confinées dans les régions les plus éloignées du Grand Est ont été plus fréquemment détendues, celles dans les régions montagneuses se sont déclarées plus en forme, et on s’est dit plus souvent heureux sur la côte Atlantique…
4Au-delà des différences régionales, certaines caractéristiques du logement dans lequel les personnes ont été confinées ont également eu un effet sur les réponses. Ainsi, l’absence d’accès à l’extérieur dans le logement (jardin, balcon, etc.) augmente significativement la probabilité de déclarer des sentiments négatifs. Comme l’écrit cette serveuse de restaurant de 26 ans résidant en Lorraine : « Très difficile de se retrouver totalement seul h24 dans un petit appartement sans extérieur. » Cet effet est particulièrement marqué chez les personnes qui ont été amenées à passer plus de temps que d’habitude dans leur domicile tout en continuant à travailler (ou télétravailler) en même temps et parfois aussi à gérer des enfants.
Inégalités de confinement, inégalités des sentiments
5De façon plus générale, c’est l’ensemble des ressources dont disposent les individus pour faire face à cet événement exceptionnel qui expliquent les sentiments qu’ils déclarent. Des ressources économiques : plus de 55 % de ceux qui vivent dans des ménages gagnant moins de 1 600 euros par mois ont ressenti de la tristesse, contre moins de 40 % de ceux qui vivent dans des ménages gagnant plus de 3 000 euros par mois. Des ressources temporelles : 85,3 % de ceux qui manquaient vraiment de temps libre se sont déclarés fatigués, contre seulement 47,3 % de ceux qui n’en manquaient pas du tout. Les ressources scolaires ont également joué un rôle. Les plus diplômés déclarent en général plus de sentiments, positifs ou négatifs, mais la différence est particulièrement nette pour les sentiments « positifs » : ainsi, 38,1 % des diplômés du supérieur et 32,2 % des bacheliers ont déclaré avoir été heureux pendant le confinement, contre seulement 17,4 % des non-bacheliers. L’avancée en âge semble associée à plus de sentiments « positifs » (effet probable d’un confort matériel croissant en moyenne), mais également à un accroissement de l’inquiétude (surtout pour les proches et le monde social en général).
6Enfin, il ne faut pas négliger les ressources relationnelles : les répondants ont davantage déclaré de la fatigue et de l’inquiétude lorsqu’ils ont perdu ou vu se dégrader des relations, mais aussi lorsqu’ils ont créé de nouveaux contacts. L’instabilité relationnelle engendrée par le confinement a pu favoriser des sentiments négatifs durant cette période : « Mes amis et mon copain me manquent, le téléphone ne remplace pas le contact humain si le confinement dure trop longtemps c’est pas du coronavirus qu’il y aura le plus de morts mais de dépression » (femme, 30 ans, chargée de clientèle, 23 avril).
7Ces différentes ressources produisent des effets cumulatifs : les ressources relationnelles sont liées aux ressources économiques, scolaires et culturelles, comme déjà montré dans les années 1980 (Héran, 1988). Ces différents facteurs s’additionnent et se combinent jusqu’à produire des différences importantes : si les cadres et les professions intellectuelles ont comme les autres catégories plus souvent coché des sentiments négatifs que positifs, ils sont beaucoup plus nombreux que les ouvriers à déclarer avoir été détendus (43 % contre 29,9 %) et en forme (41,1 % contre 28,8 %) pendant le confinement. C’est parmi les personnes appartenant aux catégories sociales favorisées que figurent celles qui ont le mieux supporté cette période, à l’exception toutefois de celles qui ont été mobilisées en raison de leur profession (les professionnels de santé par exemple).
Le genre des sentiments
8Mais plus encore qu’une question de ressources, l’expression des sentiments pendant le confinement semble avoir été une question de genre. Les femmes ont été beaucoup plus nombreuses que les hommes à avoir déclaré des sentiments négatifs (voir Graphique 3) : en particulier de la fatigue (65,6 % contre 50,3 % pour les hommes), de l’inquiétude (61,1 % contre 52,6 %), du stress (55,3 % contre 39,8 %) et de la tristesse (49,6 % contre 34,2 %). S’agissant de la fatigue, qui est le sentiment qui creuse les plus grands écarts entre les femmes et les hommes, la différence est faible pour les jeunes, mais après 30 ans elle s’accroît nettement avec l’âge, notamment pour celles qui ont des enfants.
9Comment expliquer que les femmes aient été plus fortement atteintes psychologiquement que les hommes ? Pour commencer, il ne fait aucun doute que leurs conditions de confinement ont été plus difficiles. Tristan Poullaouec signale dans le chapitre 11 de l’ouvrage que la « continuité pédagogique » a été « un élément clé de la surcharge féminine », et Cécile Charlap et Michel Grossetti montrent dans le chapitre 12 que de façon plus générale le travail domestique et l’organisation du quotidien familial ont pesé plus lourdement sur les femmes que sur les hommes. Cela confirme les hypothèses formulées dès juin 2020 par plusieurs sociologues spécialistes du genre et de la famille, qui estimaient que le confinement avait accru les inégalités de genre en faisant reposer sur les femmes la presque totalité de la surcharge de travail domestique et parental qu’il avait occasionnée (Bessière et coll., 2020). Ensuite, les femmes ont également dû supporter plus que les hommes la « charge mentale » de l’entretien des relations du ménage avec les parents et les proches, et plus généralement du care (Gilligan, 2008 ; Tronto, 2009), autrement dit du « soin des autres » et de la « sollicitude » (Brugère, 2008), deux dimensions des activités relationnelles durement mises à l’épreuve pendant le confinement.
10Enfin, il semble également que les femmes soient plus enclines à éprouver, et donc déclarer des sentiments que les hommes. De fait, elles ont en général « coché » un plus grand nombre de cases qu’eux dans le questionnaire : 4,1 sentiments déclarés pour les femmes (dont 2,9 négatifs et 0,6 positif), contre seulement 3,3 pour les hommes (dont 2,2 négatifs et 0,6 positif). Ainsi, même dans des conditions plus difficiles qu’eux, les femmes ne déclarent pas moins de sentiments positifs que les hommes. En réalité, elles donnent plus souvent que les hommes des réponses mêlant de fait souffrance et sérénité, comme cette réceptionniste alsacienne de 23 ans :
J’ai beaucoup de mal à dormir, je suis plus facilement irritée et angoissée. D’un autre côté, le confinement m’a donné le temps de faire beaucoup de choses que j’avais laissé de côté par manque de temps, j’ai notamment pu reprendre certains loisirs (dessin, chant), effectuer de petits travaux dans mon appartement et multiplier les contacts avec mes amis et ma famille.
11L’effet du genre se cumulant avec celui de l’âge et du diplôme, 70 % des femmes de 18 à 30 ans les plus diplômées déclarent à la fois des sentiments positifs et des sentiments négatifs, contre 16,1 % des hommes de plus de 60 ans les moins diplômés. Et même à conditions égales (être confiné seul par exemple), les femmes continuent de déclarer plus de sentiments, négatifs comme positifs, que les hommes : socialisées à l’expression de leurs émotions alors que les hommes, et en particulier les hommes des classes populaires (Schwartz, 2011), sont enjoints à les refréner, les femmes sont assignées au « travail émotionnel » aussi bien dans leur vie quotidienne que dans le travail, comme l’a montré la sociologue américaine Arlie Hochschild (2017).
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12Si, de manière générale, les Français semblent avoir plus souffert que profité du confinement, on constate que cette période a été vécue de façon plus dure sur le plan psychologique par les personnes confinées dans des régions plus touchées par l’épidémie et par celles dont les ressources matérielles, économiques, et relationnelles ont été plus limitées. Et il l’a été en particulier par les femmes, à la fois réassignées au domicile, au travail domestique et parental dont la prise en charge leur a incombé plus qu’aux hommes, et à ce travail des sentiments auquel les poussent la socialisation et les rapports de genre, dans les relations intimes comme dans les relations amicales et professionnelles. Cette condition psychologique et morale à laquelle elles sont socialement assignées n’est pas moins réelle que les souffrances et les inégalités plus facilement objectivables, et mérite donc d’être prise en compte comme une des dimensions cruciales du renforcement des inégalités de genre pendant le confinement.
Références bibliographiques
13Bessière Céline, Biland Émilie, Gollac Sybille, Marichalar Pascal, & Minoc Julie, 2020, « Penser la famille aux temps du Covid-19 », Mouvements, disponible en ligne sur http://mouvements.info/penser-la-famille-aux-temps-du-covid-19/ [consulté le 6 décembre 2020].
14Brugère Fabienne, 2008, Le sexe de la sollicitude, Paris, Seuil.
15Gilligan Carol, 2008, Une voix différente. Pour une éthique du care, Paris, Flammarion.
16Héran François, 1988, « La sociabilité, une pratique culturelle », Économie et statistique, no 216, disponible en ligne sur https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1988_num_216_1_5267 [consulté le 6 décembre 2020].
17Hochschild Arlie R., 2017, Le prix des sentiments, Paris, La Découverte.
18Schwartz Olivier, 2011, « La pénétration de la “culture psychologique de masse” dans un groupe populaire : paroles de conducteurs de bus », Sociologie, vol. 2, no 4, p. 345‑361, disponible en ligne sur https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-sociologie-2011-4-page-345.htm.
19Tronto Joan, 2009, Un monde vulnérable. Pour une politique du care, Paris, La Découverte.
Auteurs
Pierre Mercklé est professeur de sociologie à l’Université Grenoble Alpes. Il a publié récemment Pourquoi les top-modèles ne sourient pas (avec Baptiste Coulmont, 2020), et Un panel français. L’étude longitudinale par internet pour les sciences sociales (dirigé avec Emmanuelle Duwez, 2021).
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