Chapitre 3
Le confinement a-t-il changé les relations de voisinage ?
p. 39-45
Texte intégral
Il [le voisin] ne respecte pas le confinement, fait beaucoup de bruit et n’accorde aucune considération au voisinage.
Étudiante parisienne de 22 ans de retour chez ses parents
1Le confinement a drastiquement limité les occasions d’entretenir en face-à-face les liens tissés dans les différentes activités quotidiennes (travail, loisirs, consommations, école, etc.). Dans ce cadre très contraint, les voisin·es, dont la présence quotidienne dans le logement était bien plus marquée que d’ordinaire, ont fait partie des rares personnes avec qui des interactions en face-à-face étaient possibles. Pour autant, le confinement a-t-il favorisé le rapprochement entre des voisin·es qui habituellement échangeaient peu voire pas au quotidien ? Les relations de voisinage déjà existantes se sont-elles intensifiées pendant cette période ?
2Alors que les relations de voisinage sont bien souvent considérées comme des « contacts quotidiens sans prétention » (Henning & Lieberg, 1996), elles ne sont pas sans influence sur les sociabilités, les choix résidentiels et les parcours de vie (Authier, 2006). Mais le voisinage s’apparente surtout à une sociabilité par défaut (Fischer, 1982), c’est-à-dire qu’il prend de l’importance lorsque les autres types de sociabilité s’étiolent. Il s’agit surtout de liens faibles qui peuvent cependant faciliter l’intégration dans un lieu de vie et donner accès à des ressources importantes pour les personnes âgées ou pour celles résidant en zone rurale (Héran, 1987).
Des relations de voisinage « habituelles »
3L’enquête Vico permet de déceler une tendance au rapprochement avec les voisin·es sans pour autant vérifier l’hypothèse d’un renforcement généralisé des relations de voisinage. Plusieurs indices montrent que le phénomène de renforcement n’est pas marginal : 18,6 % des répondants ont déclaré soit s’être rapprochés, soit avoir noué des relations avec les voisin·es pendant le confinement ; les voisin·es représentent deux tiers (64,5 %) des nouvelles relations créées durant cette période. Toutefois, la mise en perspective de ce phénomène avec la place habituelle des voisin·es dans les relations sociales invite à en relativiser l’ampleur. En 2018, 42,2 % des personnes résidant en France déclaraient interagir avec au moins un·e voisin·e plusieurs fois durant l’année, 24,3 % déclaraient avoir discuté au moins une fois avec un·e voisin·e au cours des douze derniers jours et 44,7 % déclaraient se sentir proche d’au moins un·e voisin·e (enquête CAPSOC, ELIPSS, 2020).
4Lorsque l’on regarde de plus près qui a créé ou renforcé des relations de voisinage durant le confinement, là aussi les tendances sont celles observées habituellement. Les relations de voisinage augmentent graduellement en fonction de l’âge des répondant·es et prennent surtout de l’importance à partir de 70 ans (Graphique 1). En revanche, le confinement semble avoir favorisé la création de liens pour les populations d’âges intermédiaires, habituellement moins enclines à voisiner. De même, les relations de voisinage ont joué un rôle important pour les personnes ayant des enfants. Si l’on écarte le cas des personnes confinées seules, 20,6 % des personnes confinées avec un enfant ont déclaré avoir créé ou renforcé une relation avec un·e voisin·e, contre 15,6 % pour les autres. Comme cette mère de 34 ans l’écrit : « Je mintéresse plus à mon voisinage. Les enfants présents dans la résidence aident beaucoup les gens à communiquer entre eux. » En effet, l’école des enfants ou les autres contextes relationnels de proximité (activités sportives, sorties au parc, garde des enfants) constituent une source importante des relations de proximité avec d’autres parents. Le confinement et ses contraintes semble avoir renforcé ces liens durant cette période.
Une sociabilité par défaut
5Dans l’ensemble, les relations de voisinage semblent donc suivre des tendances déjà bien connues des sociologues, mais d’autres effets spécifiques à cet événement apparaissent parallèlement. Alors que les relations de voisinage tiennent en temps ordinaire une place plus importante dans la vie sociale des personnes résidant dans les espaces ruraux que dans celle des citadins, le confinement semble avoir gommé cet effet : les personnes qui se sont confinées dans de grandes agglomérations et celles qui se sont confinées en dehors ont créé ou maintenu des relations avec des voisin·es dans les mêmes proportions (18,2 % et 18,1 % respectivement). Ce résultat s’explique là aussi par les effets du confinement sur les différents contextes relationnels (travail, activités de loisir, associatives, etc.) dans lesquels se déploient habituellement les liens sociaux. Ces contextes étant en règle générale plus nombreux et plus cloisonnés en ville, les différences villes/campagnes se sont estompées avec la disparition de ces contextes. De manière similaire, les populations qui ont vécu durant le confinement dans de l’habitat collectif en ville ou en cité d’habitat social ont davantage créé des relations avec leurs voisin·es, alors que pour celles qui ont vécu dans une maison durant cette période, ces relations ne semblent pas avoir été affectées. Une autre nouveauté est que la création et le renforcement des relations de voisinage apparaissent très liés à la composition du foyer dans lequel les personnes ont vécu pendant le confinement (Graphique 2). Dans l’ensemble, 9,7 % des personnes confinées seules se sont rapprochées d’au moins un·e voisin·e et 15,3 % d’entre elles ont créé une relation avec un·e voisin·e, contre respectivement 11,5 % et 6,7 % des personnes confinées dans un logement composé de 5 personnes ou plus. Ce phénomène apparaît particulièrement marqué pour les personnes âgées.
6Ainsi, alors que le confinement semble avoir facilité chez certaines populations la création ou le renforcement de relations de voisinage, la tendance générale reste la même : le voisinage reste une sociabilité par défaut qui prend de l’importance lorsque les autres contextes relationnels s’affaiblissent ou disparaissent. Le confinement tend à renforcer mécaniquement la place des relations de voisinage dans la vie des personnes pour qui l’essentiel des sociabilités se fait habituellement en dehors du foyer ou des relations de proximité telle cette étudiante vivant seule dans le centre de Toulouse qui déclare : « Les contacts physiques avec mes proches me manquent. De nouveaux contacts avec les voisins, des moments de convivialité et dentraide. » Pour les autres populations, les effets du confinement sur les relations de voisinage apparaissent très limités, comme l’explique cette administratrice dans une association, qui vit en couple avec enfants :
Je crois que ce confinement me montre à quel point je suis privilégiée […] Tout ceci est la conséquence de choix que nous avons fait (vivre à la campagne, posséder un jardin et un potager) […]. Nous nous entraidons entre voisins, mais nous l’avons toujours un peu fait, cela ne change pas notre façon de vivre.
Les relations de voisinage, pour le meilleur…
7Pour les plus jeunes, pour qui le voisinage tient en règle générale une place moins importante dans leur vie sociale, les relations entre voisin·es se sont renforcées principalement pour assurer une sociabilité considérablement affaiblie par la situation. Lorsqu’il a été demandé aux enquêté·es de préciser les raisons d’un rapprochement avec un·e voisin·e, le « plaisir à discuter avec cette personne » ou « les points communs (opinions, loisirs) » reviennent très souvent (respectivement pour 57,0 % et 24,3 % des voisin·es cité·es), notamment quand le répondant et le ou la voisin·e ont des âges équivalents. Pour les plus âgés, c’est surtout le suivi de la santé, les aides matérielles (assurer les courses, rendre de petits services) et le maintien du contact qui revient le plus souvent (respectivement 57,3 %, 49,9 % et 46,9 % pour les voisin.es ayant plus de 65 ans). Le confinement semble notamment avoir renforcé des liens transgénérationnels entre voisin·es et développé une certaine solidarité en apportant un soutien matériel et, dans certains cas, un soutien moral qui prend la forme de gestes anodins. Comme l’explique cette étudiante de 22 ans, en couple : « Nous avons aussi appris à connaître nos voisins avec qui les relations étaient mauvaises depuis le début de l’année. Nous connaissons maintenant quelques voisins situés dans des immeubles autour de nous : nous leur avons distribué de la nourriture, nous leur parlons à 20 heures, nous aidons une personne âgée dans notre résidence et nous connaissons les jeunes voisins qui sont en colocation dans notre immeuble. » Ces échanges de services procurent aussi des occasions de discuter avec d’autres personnes que celles avec qui elles sont confinées.
…et pour le pire
8Si on relève une augmentation des relations tissées avec le voisinage durant cette période, on observe en parallèle des tensions et des conflits impliquant des voisin·es, notamment dans les cités et grands ensembles. Les nuisances sonores représentent l’un des principaux sujets de tensions. La présence continue des voisin·es, parfois peu compatibles avec les activités quotidiennes (école, télétravail, loisirs, etc.), a pu rendre la cohabitation particulièrement difficile, en particulier chez les populations qui résident en appartement. Au-delà des défauts d’isolation phonique, ce sont les rythmes décalés, les divergences de styles de vie et de modèles éducatifs qui sont pointés du doigt. Alors que le temps passé quotidiennement en dehors du logement peut rendre supportable les bruits générés au sein du voisinage, l’impossibilité de s’en extraire pendant une période prolongée met à mal la tolérance, tel cet ingénieur de 41 ans vivant en couple : « On se rend compte que la vie en semaine à la maison est vraiment la même que le week-end avec ses voisins. Deux jours, cest supportable, un mois, cest long à les entendre crier et hurler après leurs petits-enfants et leur chien. Nous sommes au centre de quatre maisons individuelles et eux nous rendent la vie, surtout professionnelle, invivable. » Les entorses aux règles sanitaires nourrissent aussi des tensions parce qu’elles sont perçues comme dangereuses pour la santé et celles des proches et/ou révélatrices d’un manquement aux principes de solidarité et d’égalité devant le droit qui jette le doute sur le sens moral du voisin qui « ose », en période de crise, transgresser ces règles.
9En conclusion, le fait de ne plus pouvoir entretenir la majeure partie des relations quotidiennes en face-à-face a profité aux relations de voisinage. C’est le cas pour les personnes qui entretenaient déjà des relations de voisinage en temps normal (les personnes âgées, celles avec enfants ou celles résidant dans des milieux ruraux), mais aussi pour les personnes qui ont vu des contextes relationnels où se déployait une partie conséquente de leur vie sociale s’affaiblir, voire disparaître temporairement. C’est notamment le cas pour les personnes seules ou celles résidant en ville. Ces résultats concordent avec ceux d’autres enquêtes également menées pendant le confinement (Lambert et coll., 2020). Cependant l’ampleur toute relative de ce phénomène de rapprochement ne bouscule pas profondément les relations de voisinage, qui demeurent une sociabilité par défaut.
Références bibliographiques
10Authier Jean-Yves, 2006, « La question des “effets de quartier” en France. Variations contextuelles et processus de socialisation », dans Jean-Yves Authier éd., Le quartier, Paris, La Découverte. https://0-doi-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/10.3917/dec.bacqu.2007.01.0206.
11Guérin-Pace et coll. (dir.), 2007, Le quartier. Enjeux scientifiques, actions politiques et pratiques sociales, Paris, La Découverte, p. 206-216.
12Fischer Claude S., 1982, To Dwell Among Friends. Personal Networks in Town and City, Chicago, University of Chicago Press.
13Henning Cecilia & Lieberg Mats, 1996, ‟Strong Ties or weak Ties? Neighbourhood Networks in a New Perspective”, Scandinavian Housing and Planning Research, vol. 13, no 1, p. 3‑26.
14Héran François, 1987, « Comment les Français voisinent », Économie et statistique, no 195, p. 43‑59, disponible en ligne sur https://www.persee.fr/doc/estat_0336-1454_1987_num_195_1_5049 [consulté le 6 décembre 2020].
15Lambert Anne et coll., 2020, « Comment voisine-t-on dans la France confinée ? », Population & Sociétés, no 578, disponible en ligne sur https://www.ined.fr/fr/publications/editions/population-et-societes/comment-voisine-t-on-dans-france-con%EF%AC%81nee/ [consulté le 6 décembre 2020].
Auteurs
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