Chapitre 2
« Rester chez soi » : comment le confinement a-t-il été vécu selon les conditions de logement ?
p. 31-38
Texte intégral
J’aurais mieux supporté le confinement si nous avions eu une pièce chacun […]. Le mal-logement est pour moi le pire de tout.
Femme, 27 ans, en couple, mère d’un nourrisson
1Face à l’injonction soudaine de rester chez soi, les populations ont dû concentrer dans leur logement un certain nombre d’activités (travail, loisirs, formation scolaire, etc.), qui se déroulent d’ordinaire dans différents espaces plus ou moins proches du domicile. Or chacun·e n’a pas bénéficié des mêmes conditions de logement durant cette période. De ce fait, le confinement a agi comme un révélateur des inégalités de conditions de logement (Lambert & Bugeja-Bloch, 2020). Dans ce chapitre, nous analysons les variations des situations de confinement et la manière dont elles sont vécues par les populations.
2Pour comprendre la situation de confinement, le logement constitue une variable importante. La période du confinement a produit chez une partie des ménages une reconfiguration des situations résidentielles qui impliquent des logiques complémentaires : se rapprocher de l’entourage ; améliorer ses conditions de logement ; fuir l’isolement ; parfois la nécessité d’accéder à de meilleures conditions matérielles, en particulier chez les jeunes adultes. Les différences de conditions de logement des populations pendant le confinement, ainsi que celles de conditions de vie et de positions dans le cycle de vie dont elles sont le reflet donnent alors des éléments de compréhension éclairants sur les manières dont les personnes ont vécu cette période de confinement.
Rester, accueillir, partir ? La tendance à aller vers un lieu de vie plus confortable
3Suite à l’annonce du 15 mars, les populations se sont préparées à vivre confinées plusieurs semaines dans le même logement, amenant certaines d’entre elles à reconsidérer où et avec qui passer cette période. La comparaison des situations résidentielles observées avant et après le confinement permet de distinguer trois principaux cas de figure : rester dans le logement habituel et passer la période avec les mêmes personnes ; accueillir chez soi une ou plusieurs autres personnes (généralement des enfants ou un·e conjoint·e) ; partir se confiner dans un autre logement, un logement secondaire ou celui d’un proche.
4La majorité (80,9 % des enquêté·es) est restée confinée chez soi, avec les personnes qui vivent habituellement dans le foyer, sans accueillir d’autres personnes. Si le maintien de la situation résidentielle connue avant le confinement s’observe chez toutes les catégories de population, cette situation s’avère être particulièrement courante chez les personnes d’âge intermédiaire (90,3 % des 31-45 ans n’ont connu aucun changement), spécifiquement chez celles résidant en maison individuelle (93,2 % pour cette tranche d’âge), ainsi que chez les personnes de plus de 60 ans (88,7 % d’entre elles n’ont connu aucun changement). Néanmoins, les raisons qui expliquent cette absence de changement divergent. Pour les personnes d’âge intermédiaire, qui vivent pour une majorité d’entre elles en couple avec des enfants présents dans le foyer, l’organisation quotidienne est rythmée par les contraintes familiales et professionnelles (Mumford & Power, 2003 ; Lambert, Bonvalet & Dietrich-Ragon, 2018), les possibilités de changer de logement pour se confiner ailleurs, ou d’accueillir un proche apparaissent dès lors plus limitées. Pour les populations de plus de 60 ans, cette absence de changement semble davantage s’expliquer par le fait que les enfants sont moins souvent des jeunes adultes vivant seuls et venant se réfugier chez les parents. Enfin, il ne faut pas perdre de vue qu’indépendamment de l’âge, le fait de rester chez soi peut résulter moins d’un choix que d’une absence d’alternative possible. Pour le dire autrement, il paraît peu probable de s’interroger sur la possibilité de se confiner dans une résidence secondaire quand on n’en possède pas une ou qu’on ne peut s’installer temporairement dans le logement d’un proche pour traverser cette période dans de meilleures conditions que celles offertes par sa résidence principale. De la même façon, la marge de liberté dont ont bénéficié les personnes accueillant un proche a pu être très variable selon leurs situations de logement et conditions de vie, ainsi que selon celles des personnes accueillies.
5Pour celles et ceux qui ont pu réfléchir à une alternative, le fait de rester, de partir ou d’accueillir chez soi met en jeu le logement, le cadre de vie, les contraintes professionnelles, familiales ou économiques, et surtout l’âge (Graphique 1) et la composition du foyer. Ces changements de situation résidentielle sont loin d’être rares puisqu’ils ont concerné près d’un cinquième de la population enquêtée (19,1 %).
6Pendant le confinement, quitter temporairement son domicile a varié nettement selon le type de logement : parmi les personnes qui ont changé de logement, 64,4 % d’entre elles ont quitté un appartement pour s’installer dans une maison individuelle (le cas inverse ne représente que 3,2 % des mobilités). Il semble que le fait de se confiner dans une maison a primé sur les autres critères (3,7 % des mobilités concernent des départs de maisons de moins de 5 pièces à des maisons à plus de 5 pièces, 7 % d’appartements de moins de 5 pièces à des appartements de plus de 5 pièces). La recherche d’un cadre de vie moins dense éclaire aussi le fait de partir (73,5 % de ceux qui ont changé de logement ont rejoint des quartiers de maisons dispersées ou de lotissements pavillonnaires). Les déplacements ont été massivement des appartements vers des maisons et vers plus d’espace.
7Le changement de logement a été particulièrement fréquent chez les jeunes (26,4 % pour la tranche 18-30 ans, qui représentent 69,8 % des personnes ayant changé de logement contre 3 à 4 % pour les autres tranches d’âge), qui se sont la plupart du temps confinés dans leur famille. Si certains jeunes disent apprécier le confort du domicile parental, ce retour peut aussi relever d’une nécessité de réduire les dépenses quotidiennes qui pèsent sur des budgets souvent serrés, parfois amputés depuis la crise sanitaire (perte d’un emploi, etc.), comme le souligne cette étudiante en commerce international : « Devoir revenir habiter chez ses parents avec sa sœur, car n’ayant plus de revenu par faute d’annulation de stage, n’est pas une situation profitable. »
8Le retour massif au domicile parental a alimenté une autre tendance, celle qui a consisté à accueillir chez soi une ou des personnes pendant le confinement (7,2 % des enquêté·es ont connu ce changement de situation résidentielle). Ce sont ainsi les 46-60 ans qui ont le plus accueilli (13,4 % d’entre eux ont été dans ce cas contre 7,2 % pour l’ensemble des enquêté·es), manifestation des mécanismes de soutien qui se déploient au sein de la « famille-entourage » (Bonvalet & Lelièvre, 2012). Là aussi le type de logement compte : les ménages qui résident en maison ont tendance à plus accueillir que ceux résidant en appartement jusqu’à 45 ans. Passé cet âge, l’effet « appartement » disparaît, ce qui s’explique aisément par l’affaiblissement des contraintes d’espace suite au départ des enfants. Enfin, le confinement a aussi provoqué le départ temporaire ou définitif de membres du foyer (3,3 % des populations enquêtées), souvent d’enfants partis rejoindre un·e partenaire. Comme l’explique une diététicienne de 60 ans : « cette crise a précipité le départ de la maison de notre fils, étudiant en 6e année de pharmacie qui s’est confiné avec son amie, interne en médecine, pour ne pas risquer de nous contaminer ».
Avec qui les enquêté·es sont-ils-elles confiné·es ? Se rapprocher, fuir l’isolement
9Si les changements de logement observés pendant le confinement s’expliquent en partie par la recherche d’un lieu de vie plus confortable, ils sont aussi liés à la volonté de fuir l’isolement et de se rapprocher, notamment chez les jeunes gens. 22 % des enquêté·es vivaient seul·es avant le confinement, mais la proportion de personnes confinées seules est de l’ordre de 16 %, ce qui signifie qu’une partie des personnes résidant habituellement seules se sont confinées avec d’autres personnes. Résider seul·e avant le confinement a donc très nettement favorisé le changement de logement pendant le confinement. L’effet de l’isolement sur le choix de changer de logement se réduit avec l’avancée en âge. Il se combine avec l’effet « appartement » et celui de l’âge (Graphique 2).
10Le conjoint et les enfants, qui représentent le noyau familial, sont les compagnons de confinement les plus fréquents. Si l’on combine les informations sur les personnes présentes avec les enquêté·es durant le confinement, on obtient une typologie qui est présentée dans le Graphique 3, en fonction des âges. Les jeunes sont souvent avec d’autres personnes que le conjoint ou les enfants, en général leurs parents ou beaux-parents, les tranches d’âge intermédiaires sont souvent en couple avec enfants, la part des confiné·es solitaires s’accroît avec l’âge.
La recohabitation peut alors permettre d’échapper à la solitude, de profiter de ses proches et de limiter la précarité, elle a aussi amené les membres du foyer à composer avec des modes de vie, des temporalités et des activités différentes, qui sont parfois difficilement compatibles.
Des situations de confinement contrastées
11Le confinement a fait émerger une gamme étendue de situations liées à des configurations résidentielles, des conditions de logement et des cadres de vie très différents, qui ont mis à l’épreuve sous des formes et des degrés variables le quotidien des populations. Si 60,8 % de la population enquêtée a déclaré ne pas subir de problèmes spécifiques liés au logement pendant le confinement, les réponses mentionnant des problèmes étaient nettement plus fréquentes chez les personnes ne disposant au maximum que d’une pièce par personne, notamment bien sûr pour cause de manque de place.
12Pour une animatrice en centre de loisirs qui vit dans un deux-pièces avec son compagnon et leur enfant, l’absence d’une pièce « refuge » a rendu le confinement particulièrement éprouvant : « J’aurais mieux supporté le confinement si nous avions eu une pièce chacun. Nous sommes tous dans la même chambre et n’avons pas de moment de solitude […]. Le mal-logement est pour moi le pire de tout. » Dans les logements suroccupés, la concentration des activités diurnes en leur sein limite drastiquement les possibilités de s’isoler pour travailler, se distraire et se reposer. Ce sont davantage les ménages vivant avec des enfants dans des appartements en ville qui expriment ces difficultés.
13Parmi les autres problèmes évoqués, le manque d’extérieur est directement corrélé à l’expression de sentiments de souffrance (fatigue, inquiétude, irritation, stress), comme le décrit une technicienne de 26 ans, qui loue un studio parisien : « Je dirais que c’est plutôt ennuyeux de ne pas avoir de petit terrain, cours ou balcon, c’est un réel manque surtout quand on a grandi dans une maison. » Les situations de logement des habitants des cités d’habitat social qui y sont restés confinés apparaissent particulièrement difficiles : entre surpeuplement des logements, accroissement des problèmes rencontrés dans et autour du logement (nuisances sonores, saleté des rues, etc.), et expressions de souffrance liées à l’absence d’accès à un espace extérieur.
14Les situations de confinement vécues sous un mode plus positif sont davantage associées au fait de vivre dans une maison, a fortiori lorsqu’elle est localisée dans un environnement peu dense. La comparaison de sa propre situation de confinement avec celles des personnes vivant en appartement tend à renforcer l’idée de traverser cette période inédite dans de bonnes conditions, et conforte parmi les ménages aisés le sentiment de faire partie des populations privilégiées. Un cadre supérieur parisien de 60 ans, qui s’est confiné avec son épouse dans leur résidence secondaire, écrit ainsi : « Nous avons la chance de disposer d’une maison spacieuse avec jardin, de ne pas avoir de soucis de santé ni financier, donc d’être plutôt privilégiés. »
15En conclusion, le fait de rester chez soi, d’accueillir ou de se confiner chez des proches peut résulter de plusieurs logiques, bien souvent combinées, pour faire face à une situation inédite de confinement, dont la durée était alors inconnue de tous : une logique de rapprochement, spécifiquement chez des personnes vivant seules avant le confinement qui ont souhaité échapper à la solitude, une logique d’amélioration des conditions de logement, notamment pour les personnes résidant en appartement, mais aussi, une logique économique pour affronter une situation de précarité accentuée par la crise sanitaire.
Références bibliographiques
16Bonvalet Catherine & Lelièvre Eva, 2012, De la famille à l’entourage. L’enquête biographies et entourage, Paris, INED.
17Lambert Anne, Bonvalet Catherine & Dietrich-Ragon Pascale, 2018, Le monde privé des femmes. Genre et habitat dans la société française, INED.
18Lambert Anne et Bugeja-Bloch Fanny, 2020, « Le logement, vecteur des inégalités », La vie des idées, disponible en ligne sur https://laviedesidees.fr/Le-logement-vecteur-des-inegalites.html [consulté le 6 décembre 2020].
19Mumford Katharine & Power Anne, 2003, East Enders, Family and Community in East London, Bristol, The Policy Press.
Auteurs
Lydie Launay est maîtresse de conférences en sociologie à l’INU Champollion, membre du LISST et chercheuse associée à l’INED. Elle travaille sur les inégalités socio-spatiales, la mixité sociale et les sociabilités.
Michel Grossetti est directeur de recherches au CNRS et directeur d’études à l’EHESS, il travaille sur les processus et les réseaux sociaux.
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