Citoyenneté et République française : le genre en questions
p. 13-26
Texte intégral
« La femme a le droit de monter à l’échafaud ; elle doit avoir également celui de monter à la tribune. »
Olympe de Gouges, Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, septembre 1791.
1La loi salique, publiée aux alentours de 420 après J.-C. et refondue à de nombreuses reprises sous l’Ancien Régime1 est communément identifiée comme étant à l’origine de la mise à l’écart des femmes de la vie politique française. Mais, que cette loi ait été le point de départ de l’histoire d’une mise au ban ou qu’elle ne soit que l’indice d’une tradition plus ancienne et sans cesse réactualisée, nourrie de cultures judéo-chrétienne, grecque et latine, elle a trouvé un prolongement inattendu au cours de la Révolution française, dans l’article 1er de la Constitution du 3 septembre 1791, puis dans la Constitution de 1793. Les prises de position de Condorcet ou d’Olympe de Gouges n’ont pu parvenir à introduire le moindre doute dans l’esprit de l’époque2. L’usage du terme « citoyenne », qui s’impose pendant la période révolutionnaire et qui pourrait donner à penser qu’un véritable changement de perspective est en cours, ne témoigne en réalité que d’une reconnaissance très partielle puisque « Les femmes sont citoyennes comme habitantes, Françaises – et là est la différence avec l’Athènes classique –, bien qu’elles ne soient “pas vraiment” citoyennes puisque ne possédant pas de droits politiques3. »
2De fait, les républicains, qui, pourtant, avaient pensé le passage du sujet-assujetti à l’individu-citoyen, n’envisageaient pas le même passage pour les femmes, et l’on se souvient par exemple de Rousseau qui se faisait le chantre de la séparation entre les sphères privées et publiques, « oubliant » d’évoquer les femmes dans son Contrat social4, mais qui en parlait en revanche dans L’Émile ou de l’éducation5 pour les situer dans une altérité radicale, altérité ramenée au corps et à l’intime, ou au domestique et au privé. Le Code civil napoléonien de 1804 déclarera également les femmes juridiquement incapables. Même la Révolution de 1848 refusera le droit de vote aux femmes le 27 avril 1848 ; et lorsque Jeanne Deroin se présentera aux législatives d’avril 1849, son initiative ne suscitera qu’hilarité6. Aujourd’hui d’ailleurs, les rires sont à ce point retombés que peu de Français sauraient même situer ce nom, et cet oubli est sans doute plus cruel encore que la moquerie. Peu importe en somme que le visage de la République soit, à partir de 1789, celui d’une femme ; peu importe que Delacroix fasse se confondre République et Liberté en la figure d’une autre femme guidant le peuple ; peu importe enfin que, par la suite, d’autres figures féminines parsèment l’histoire de la Commune de Paris, du mouvement social ou s’illustrent pendant les guerres, il faudra attendre l’ordonnance du 21 avril 1944 pour qu’il soit établi que « Les femmes sont électrices et éligibles dans les mêmes conditions que les hommes » (titre IV, art. 17). Un tel retard de l’État français dans la reconnaissance des droits civiques des femmes, une telle constance surtout dans le jugement porté sur le « sexe faible » ou le « beau sexe », considéré comme incapable de participer à la vie de la cité, peut surprendre mais s’inscrit en réalité tant dans une expérience historique que dans une philosophie politique patiemment construite.
3Or, si les difficultés des femmes à intégrer l’univers politique et électoral en France ont été largement mesurées et analysées7, on peut encore légitimement se demander dans quelle mesure la question du genre en République permet de réinterroger la notion d’égalité, celles d’intérêts particuliers et de droits collectifs, ainsi que celles d’intérêt général et de contrat politique. Dans cette perspective, les réformes contemporaines tendant à donner une place, voire à imposer les femmes dans le monde politique français deviennent tout à la fois révélatrices de changements à l’œuvre et de résistances plus ou moins implicites.
L’universalisme contre le genre
4La citoyenneté telle qu’elle est définie au cœur du contrat républicain préexistait en quelque sorte à la Révolution de 1789, sous la forme d’une idée, et c’est à travers cette idée, bien plus que par des épisodes révolutionnaires, qu’elle s’est lentement imposée, en fonction des représentations, des valeurs et du contenu idéologique de la République. Cette citoyenneté s’inscrit, si l’on se réfère à la typologie des modèles normatifs de démocratie de Jürgen Habermas8, dans une conception républicaine où la politique est constitutive du processus de socialisation dans son ensemble, où l’État cesse d’être une simple instance de régulation et devient véritablement le moteur de la solidarité qui va lier les individus entre eux, contrairement à ce que l’on peut observer dans le modèle de démocratie libérale, dans lequel l’État est présenté comme l’appareil de l’administration publique. La société, elle, est conçue comme un système de relations structurées par l’économie de marché, et la politique comme vecteur de la représentation de la société vis-à-vis de l’État. Ceci induit que le citoyen, tel qu’il est fixé dans le modèle politique français, n’est pas défini par des libertés « négatives » qu’il peut revendiquer en tant que personne privée. Les droits civiques sont au contraire des libertés positives, garantissant le libre accès à une pratique commune qui fait de chacun un sujet libre. Cette pratique, théoriquement là encore, doit avant tout prendre la forme d’un dialogue, d’une délibération qui est autant une manière d’accéder à une citoyenneté de tous les instants que le résultat d’une revendication dont on ne connaît pas l’issue. Cela signifie, en d’autres termes, que la démocratie et la citoyenneté, telles qu’elles ont été pensées en France, ne peuvent se construire que sur le mode délibératif, mais aucune garantie n’existe quant au résultat que l’on obtiendra. On a ainsi affaire à un système politique qui s’auto-institue en permanence, qui est caractérisé par l’imprévisibilité de son évolution et l’indétermination de son contenu.
5Mais c’est ainsi que la citoyenneté est censée réconcilier souveraineté et liberté, à travers une définition précise, voire même restrictive, du sujet pensant, du citoyen ; et ce n’est qu’avec la Renaissance, la Réforme, puis les Lumières que l’on va réussir à imaginer ce citoyen réinventé, qui emprunte à la tradition grecque sans pour autant se confondre avec elle.
6En fait, c’est la découverte du concept de raison, une raison comprise comme une faculté présente en chacun de nous, qui a fait naître la conviction que l’ordre politique devait assurer la participation de tous et l’avènement d’un ordre juste et raisonnable. Le sujet est donc pensé comme capable de prendre conscience de sa dépendance à l’égard de la société qui l’entoure, susceptible également de se penser dans ses déterminations. Le lien social qui l’unit aux autres ne lui est plus imposé par un ordre transcendant ou en vertu d’une tradition quelconque, mais devient un objet de connaissance qu’il peut utiliser pour alimenter une cohésion toujours plus forte. En somme, on pourrait affirmer que tout commence et que tout est rendu possible par le simple fait que les individus discutent entre eux des mêmes choses, de leur monde. Le débat, de par sa dimension pédagogique, transcende l’individu, en fait un citoyen à part entière, et de cette relation doit naître la liberté collective et individuelle.
7Mais, pour que l’on puisse parler de citoyenneté au plein sens du terme, il convient cependant de souligner que le concept tel qu’il a été construit en France renvoie aussi à un certain nombre de composantes plus ou moins explicites, qui lui donnent son caractère à la fois fondamental et contraignant. En France, en effet, comme dans la plupart des pays démocratiques contemporains, et en particulier dans les pays d’immigration, la citoyenneté est tout d’abord intimement liée à la question de la nation et de la nationalité, puisqu’elle n’est reconnue que pour les nationaux. En d’autres termes, le concept de citoyenneté doit être compris comme celui d’identité et fait partie des instruments à la fois matériels et symboliques qui ont permis de dessiner les contours de la cité et de l’autre, la frontière entre le citoyen et celui que l’on appelait déjà l’étranger, ou le barbare9. La communauté politique se fond alors dans une communauté culturelle et imaginaire. Elle doit être la valeur cardinale par rapport à laquelle toutes les autres affiliations s’ordonnent.
8Enfin, la citoyenneté française, dans sa dimension sociale, renvoie à un ensemble de rôles sociaux spécifiques, rôles privés, professionnels, économiques, etc. ; elle désigne donc ici un agir politique, qui ne se limite plus au moment du vote notamment, mais qui s’étend à chaque instant de la vie de la cité. On voit ici se dessiner un idéal de citoyen, éclairé, informé, qui se donne tous les moyens nécessaires à sa détermination politique, qui est certes sensible à la défense de ses intérêts propres mais qui est aussi capable de discerner le bien commun et de le privilégier. On comprend bien alors que la citoyenneté est avant tout pensée comme un ensemble nécessaire de qualités morales, que l’on regroupe volontiers sous le terme de « civisme ». Elle renvoie donc à la notion de vertu et c’est en cela d’ailleurs que l’on a pu parler, par exemple, de la citoyenneté comme d’une orthopédie sociale10 ou des manuels de morale et d’instruction civique comme d’un catéchisme républicain11.
9Dans ce modèle politique singulier, cette tentative de synthèse fragile entre égalité et liberté est frappante. On peut résumer cette synthèse en une phrase : à chacun de faire, par ses libres efforts, la preuve de sa valeur, en bénéficiant des mêmes chances que tous les autres de démontrer cette valeur. En d’autres termes, dès 1789, la reconnaissance de l’égalité en droits des êtres humains a donc conduit à proscrire une quelconque forme de discrimination. L’égalité semblait ainsi devoir être produite par une sorte d’abstraction méthodique des différences, aussi bien entre les ordres d’Ancien Régime qu’entre les âges, les groupes ethniques, et les sexes bien sûr, à ceci près que les femmes précisément ne semblaient pas posséder les qualités nécessaires pour participer à la délibération de la cité. Mais la contradiction a été en quelque sorte « résolue » grâce à la distinction entre « citoyens actifs » et « citoyens passifs », qui n’excluait pas que les femmes. Ce choix politique d’envisager les citoyens sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents correspond à une vision paradoxale et très intégrative de l’égalité, dans laquelle toutes les différences individuelles se dissolvent dans la citoyenneté, mais où chacun a une place selon son mérite, son « utilité commune » pour reprendre les termes exacts de la Déclaration des droits de l’Homme et du Citoyen. On est donc ici face à un régime qui n’est pas égalitariste, au contraire. On peut même parler d’élitisme dans la mesure où des différences sociales peuvent tout à fait exister à condition qu’elles soient justes, c’est-à-dire justifiées en termes d’intérêt général.
10Certes, ce choix a été débattu dès le xixe siècle, à gauche comme à droite de l’échiquier politique : à travers la tradition socialiste et marxiste par exemple, qui a dénoncé très vite le caractère formel de l’égalité en droit par rapport aux inégalités sociales réelles ; et plus récemment, notamment à partir des années 1960 aux États-Unis, puis sous l’influence de diverses institutions en France12, à travers le concept d’« affirmative action », que l’on traduit couramment et maladroitement en France par « discrimination positive ». Cette nouvelle conception de l’égalité présuppose que, pour qu’advienne une société des égaux, il faut non seulement interdire les discriminations et autres exclusions, mais aussi agir « positivement » en faveur des plus défavorisés. Cependant, force est de constater qu’en France, cette nouvelle façon de penser l’égalité selon laquelle il ne s’agit plus seulement d’être reconnus comme égaux par abstraction des différences, mais égaux y compris dans nos différences a effectivement trouvé des défenseurs, mais toujours sur fond de méfiance, comme s’il s’agissait ici de défendre des « droits collectifs », plutôt que de l’intérêt général qui reste la valeur primordiale dans nos imaginaires collectifs.
Femmes et politique : la réconciliation inachevée
11De ce point de vue, les rapports entre genre et politique sont particulièrement représentatifs. Quarante ans en effet après l’apparition du débat en France, certaines des revendications portées par les femmes en la matière s’inscrivent très clairement dans cette logique de discrimination positive et rencontrent des succès divers. On peut donc affirmer que l’« égalité à la française », comme socle incontournable de l’intérêt général, est à un tournant. À l’origine, elle était conçue à la fois comme un droit naturel et comme un principe idéal et absolu. Elle permettait d’affirmer en quelque sorte que l’idée d’intérêts particuliers à défendre était non seulement inutile, mais aussi qu’elle s’opposait à celle d’intérêt général né de la volonté populaire. L’État se trouvait ainsi tenu par une obligation positive, obligation de moyens permettant l’égalité des chances, mais non par une obligation de résultat. Aujourd’hui, on pourrait dire que l’égalité devient un objectif plus concret, que ce sont bien les conditions matérielles objectives qui intéressent et une certaine égalisation des conditions, dans des domaines divers, qui s’impose comme une nécessité.
12La loi sur la parité du 6 juin 2000 est ainsi l’un des événements majeurs qui témoigne de ce mouvement et qui a participé à modifier la place des femmes dans la vie politique française en obligeant les partis à présenter autant de femmes que d’hommes sur les listes des élections municipales. Cette parité, définie par son objectif par Éléonore Lépinard selon laquelle « La parité vise à dépasser l’égalité formelle des droits et légitimer les mécanismes d’action positive pour assurer l’égalité réelle13 » va permettre de dépasser l’impasse des quotas14 à laquelle le législateur s’était heurté en 1982. Hasard du calendrier ou prudence semblable à celle de 1944, elle prend place dans le cadre de municipales, et la campagne pour les élections de 2001 va alors être le théâtre d’oppositions philosophiques et de confrontations plus ou moins radicales entre élu(e)s, entre figures féministes, débats qui vont également traverser l’opinion publique. L’observateur est tout d’abord frappé par l’omniprésence des femmes dans les échanges relayés par les médias, sans pouvoir déterminer si ce trait doit être interprété comme le signe d’un désintérêt des hommes pour le changement en cours ou comme l’indice du caractère secondaire de la réforme. Mais la mise en perspective de positions contrastées semble par la suite rendre compte d’une tension que la loi n’aurait pas résolue. On voit ainsi se dessiner un affrontement entre celles que l’on qualifie volontiers d’« universalistes » qui s’opposent à l’évolution du socle philosophique de la République et celles, les « différentialistes », qui défendent cette modification du mode de scrutin comme une avancée significative. Les unes dénonceraient l’avènement d’un monde reconnu officiellement comme « genré » et par conséquent encore plus discriminant que par le passé. Élisabeth Badinter est ainsi érigée en figure de proue de ce mouvement, comme dans L’Express, qui consacre un numéro au débat et qui relaie une déclaration selon laquelle « On croit pallier une insuffisance démocratique en tournant le dos à la république universelle. L’universel est une arme contre les différences, en tant qu’elles séparent et discriminent. L’histoire montre qu’on n’intègre jamais au nom de la différence mais que, en revanche, c’est toujours en son nom qu’on exclut15. » Les autres souligneraient « Les ressources et les compétences particulières que les femmes seraient supposées posséder “en tant que femmes”. L’entrée des femmes en politique, dans cette perspective, devrait rénover la représentation démocratique grâce à l’apport de la “différence féminine”16. »
13Certes, on pourrait nuancer le caractère irréconciliable de deux positions, mais on retiendra surtout que le statut de la parité comme ressource politique pour un gouvernement de cohabitation qui cherche à réaffirmer son ancrage à gauche est ici totalement occulté. Tout se passe comme s’il ne s’agissait que d’une confrontation idéologique et philosophique, et les magazines féminins semblent célébrer une révolution pacifique. Patrick Appel Muller se fait ainsi l’écho d’« Un sondage IFOP, réalisé pour le magazine Elle, [qui] montre que 67 % des Français souhaiteraient qu’une femme soit élue maire de leur commune aux prochaines élections quand seulement 13 % y sont hostiles. Les personnes interrogées jugent également que l’arrivée massive des femmes dans les conseils municipaux permettra une meilleure prise en compte des femmes dans la société (36 %), une meilleure prise en compte des préoccupations des Français (19 %) et une plus grande participation à la vie locale (15 %). C’est un plébiscite17. » La mise en œuvre de la loi sur la parité devient alors synonyme d’un changement irréversible qui doit voir la fin de la mise à l’écart des femmes de la sphère politique française.
14Près de vingt ans plus tard, chacun se félicite régulièrement des avancées effectivement réalisées. Au début du mandat de François Hollande, la ministre des Droits des femmes – une femme –, Najat Vallaud-Belkacem, félicitait ainsi en juillet plusieurs directeurs de ressources humaines de sociétés françaises qualifiées d’exemplaires en matière de parité18, et notamment BNP-Paribas que s’était fixé, depuis 2004, l’objectif d’atteindre, non pas 50 % de femmes, mais 20 % parmi les seniors managers et qui y est parvenue, envisageant même de se fixer un « chiffre plus ambitieux dans les années à venir » selon les termes de son PDG. Areva aussi s’est vue saluée pour avoir consacré un budget correspondant à 0,02 % de sa masse salariale au rattrapage des écarts de salaires entre hommes et femmes parmi ses cadres. En matière plus strictement politique, on note également des améliorations avec une Assemblée nationale qui, en 2012, ne compte pas moins de 155 femmes sur 577 députés (soit environ 26 %) ce qui constitue pour l’époque un record, et un Sénat qui compte 76 femmes sur 348 sénateurs, soit 21,8 %. Les différents échelons semblent d’ailleurs tous concernés par cette évolution.
15Mieux encore, à la suite des élections législatives de 2017, les femmes représentent 38,8 % des membres de l’Assemblée nationale, même si les postes les plus importants, comme la présidence de l’assemblée, sont revenus à des hommes. La gauche a, en quelque sorte, cessé d’être la pionnière de la féminisation du Parlement20 et le renouvellement du personnel politique, son ouverture à la « société civile » semblent témoigner d’une meilleure reconnaissance des femmes dans l’univers politique, voire des effets positifs sur le moyen terme d’une discrimination positive dans ce champ.
16Pourtant, et sans présager des résultats en la matière du mandat d’Emmanuel Macron, certains indices témoignent de pesanteurs persistantes. Comme le souligne Luc Rouban, « La féminisation forte apportée par LREM a fait venir à l’Assemblée des femmes dont 63 % appartiennent aux catégories supérieures, 28 % aux catégories moyennes et 9 % aux catégories populaires. Mais ce n’est là qu’une partie de l’histoire car la concentration sociale est encore plus forte chez les seuls novices : dans les rangs de LREM, les femmes novices appartiennent aux catégories supérieures à hauteur de 73 % contre 87 % des hommes. Ainsi, si l’on observe donc toujours un décalage social au profit des hommes, qui s’explique par l’inertie des structures d’accès aux emplois supérieurs, il demeure vrai que le renouveau féminisé reste très sélectif en termes socioprofessionnels21. » En somme, si davantage de femmes parviennent à forcer les portes de l’Assemblée, encore faut-il qu’elles empruntent pour ce faire, comme dans le monde de l’entreprise, des parcours et des visages qui sont assimilés à ceux des hommes identifiés comme ayant « réussi ».
17De même, et même en se limitant au dernier mandat présidentiel en date de François Hollande, analyser les discours et représentations qui manifestent d’une réelle résistance face à la présence des femmes dans ou à proximité des sphères politiques, et notamment de l’exécutif, pourrait constituer une étude conséquente de par le corpus mobilisable. À titre d’illustration, on peut citer deux couvertures de L’Express qui mettaient en scène les rapports de François Hollande avec les femmes22.
18La relation mise en scène du président de la République française avec les femmes, des femmes qui « gâchent la vie », qu’il convient de « contrôler » et de « recaser », indique à quel point, aux yeux de certains médias tout du moins, les stéréotypes de genre perdurent et hypothèquent, aujourd’hui comme hier, l’égalité en politique.
19Ainsi, la fragilité, voire la médiocrité, des résultats obtenus interrogent et laissent sans réponses une série de questions. Ne pas tenir compte, en effet, des inégalités criantes qui parcourent la société française en matière de genre, au nom de principes philosophico-politiques, est sans doute synonyme d’un risque d’accentuation des inégalités d’accès à la sphère publique et de violence sociale et politique à l’égard des femmes. Mais, il n’est pas certain à l’inverse que la question de la reconnaissance de groupes discriminés, de leur place dans la cité, trouve sa résolution dans la défense d’intérêts particuliers. En d’autres termes, si l’universalisme a largement montré ses limites, la place de chacun se joue, en réalité, dans les régimes de la reconnaissance sociale et celle-ci se décrète rarement par une « législation d’exception ». C’est d’ailleurs sans doute ici que le politologue rejoint le sociologue : la reconnaissance des femmes comme citoyens à part entière est en effet une question de regards, d’échanges, de mises en relation et en proximité, pour que, ce qui fait de nous des « semblables » s’apprenne progressivement.
Notes de bas de page
1 Loi qui, notamment, excluait les femmes du trône, ne leur permettant que la régence et réservant la transmission de la terre aux hommes.
2 L’ambiguïté de la position de la Révolution française face aux revendications des femmes en matière politique a été analysée notamment par G. Fraisse dans Muse de la Raison. Démocratie et exclusion des femmes en France [1989, Alinéa], Paris, Gallimard, 1995.
3 D. Godineau, « Autour du mot citoyenne », Mots, no 16 (numéro spécial), Langages. Langue de la Révolution française, J. Guilhaumou (dir.), mars 1988, p. 93.
4 Voir J.-J. Rousseau, Du Contrat social, Amsterdam, Marc-Michel Rey, 1762.
5 Voir J.-J. Rousseau, L’Émile ou de l’éducation, Amsterdam, Jean Néaulme, 1762, 3 t.
6 Voir M. Riot-Sarcey, « La démocratie représentative en l’absence des femmes », French Politics and Society, vol. 12, no 4, Commemorating 50 Years of Women’s Suffrage, 1994, p. 53-63.
7 Voir notamment C. Froidevaux-Metterie, La Révolution du féminin, Paris, Gallimard, 2015 ; F. Matonti, Le genre présidentiel, Paris, La Découverte, 2017 ; M. Navarre, Devenir élue. Genre et carrière politique, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Res Publica », 2015.
8 Voir J. Habermas et J. Rawls, Débat sur la justice politique, trad. R. Rochlitz, Paris, Éditions du Cerf, 1997 ; voir également J. Habermas, L’intégration républicaine, Paris, Fayard, 1998.
9 Voir M. Pierre, Les barbares : 1789-1848 : un mythe romantique, Lyon, Presses universitaires de Lyon, 1981.
10 Voir A. Garrigou, Le vote et la vertu. Comment les Français sont devenus électeurs ?, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1992.
11 Voir Y. Deloye, Éducation et citoyenneté. L’individualisme républicain de Jules Ferry à Vichy : controverses, Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1994.
12 « L’Europe, notamment à partir du traité d’Amsterdam de 1997, a joué un rôle moteur […] avec deux directives promulguées en 2000 et un programme d’actions (qui a notamment déclenché les études de l’URMIS et du CADIS avec la CGT). L’entrée en lice du mouvement associatif et syndical, au tournant des années 1990 à 2000, a, elle aussi, été essentielle, participant de la médiatisation et de l’évolution de l’opinion publique sur cette question. Deux institutions publiques ont également contribué à enclencher cette politisation en s’inscrivant en rupture par rapport au système de représentations dominant. Le Conseil d’État, dans un rapport publié en 1996 « Sur le principe d’égalité », […] Deux ans plus tard, le Haut Conseil à l’Intégration a conforté cette analyse […]. En incitant à raisonner en termes de raideurs de la société d’accueil et non plus seulement en termes de carences des candidats à l’intégration, il donnait sens et légitimait ainsi la mise en œuvre d’une politique de lutte contre les discriminations. » (A. Prévert, « La lutte contre les discriminations en France. Les chemins de traverse d’une politique publique », dans La discrimination : un objet indicible, Paris, L’Harmattan, 2013, p. 47-48.)
13 Voir É. Lépinard, L’égalité introuvable, Paris, Presses de Sciences Po, coll. « Académique », 2007, p. 81.
14 « En 1982, le Conseil constitutionnel censure une loi qui prévoyait un quota de 25 % de femmes dans les listes des élections municipales estimant que le principe d’égalité devant la loi à l’article premier s’oppose à toute division par catégories des électeurs et des éligibles. » (Vie Publique, « La parité politique » [en ligne]. Disponible sur <http://www.vie-publique.fr/politiques-publiques/droits-femmes/parite-politique/>.) La révision constitutionnelle du 8 juillet 1999 instaura l’égal accès des femmes et des hommes à la sphère politique, rendant possible la réforme du 6 juin 2000.
15 Voir É. Badinter, É. Pisier et D. Sallenave, 11 février 1999, « Trois arguments contre la parité », La cause des hommes, des femmes et des enfants, Non à la parité, oui à l’égalité [en ligne], dossier de l’Express. Disponible sur <http://www.la-cause-des-hommes.com/spip.php?article231>.
16 Voir L. Bereni et É. Lépinard, « “Les femmes ne sont pas une catégorie” : les stratégies de légitimation de la parité en France » [en ligne], Revue française de science politique, vol. 54, no 1, 2004, p. 78-79. Disponible sur <https://0-www-cairn-info.catalogue.libraries.london.ac.uk/revue-francaise-de-science-politique-2004-1-page-71.htm>.
17 Voir P. Apel-Muller, « Vent de panique à droite », L’Humanité, 3 mars 2001.
18 Voir L. Lejeune, « Parité. Ces sociétés qui montrent l’exemple », L’Express, no 3197, p. 150-151, 10 octobre 2012.
19 Les données représentent le pourcentage de femmes parmi les élus au lendemain des scrutins. Cette proportion peut changer en cours de mandat. Ainsi, en mars 2017, 41,9 % des élus français au Parlement européen et 27,3 % des sénateurs étaient des femmes.
20 Voir notamment les travaux de J. Mossuz-Lavau.
21 Voir L. Rouban, « La féminisation élitiste de l’Assemblée nationale » [en ligne], The Conversation, 11 juillet 2017. Disponible sur <https://theconversation.com/profiles/luc-rouban-209984>.
22 Voir L’Express du 20 au 26 juin 2012 et L’Express du 10 au 16 octobre 2012.
Auteur
UMR Pacte, Université Grenoble Alpes
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