Femmes à la recherche d’un emploi dans les quartiers populaires, entre mobilité et isolement
p. 43-66
Texte intégral
« Troisième constat, qui ne surprendra guère : en ce qui concerne les femmes, souvent l’espace de la vie quotidienne est balisé, tout comme le temps, d’une foule de contraintes. »
A. Fortin, « Du voisinage à la communauté ? », Cahiers de recherche sociologique, vol. 6, no 2, 1988, p. 151.
1Mobile et flexible : telles sont les injonctions de nos sociétés contemporaines conduisant certains chercheurs à parler d’un « capital mobilité1 ». Ceux qui n’ont pas acquis cette compétence à la mobilité feraient désormais figure de « marginaux2 ».
Les individus qui ne sont pas en mesure de se déplacer à la hauteur des exigences de la société contemporaine seraient condamnés à l’isolement relationnel ou enfermés dans une « désastreuse immobilité3 ».
2Dès lors, on explique l’exclusion ou les difficultés dans l’accès à l’emploi par un défaut de mobilité, renvoyant la situation de l’individu à sa responsabilité4. Le récent intérêt des sciences sociales pour le concept de mobilité a suscité des enquêtes dans les quartiers populaires5 dont les conclusions ont fait état des difficultés de mobilité des populations, et particulièrement des femmes et des jeunes habitant ces quartiers. Certains auteurs tels qu’Éric Le Breton6 parlent d’insularité et utilisent la métaphore de l’île, pour mettre en relation les difficultés de mobilité et la déconnexion de certaines parties des territoires français aux centres des villes. Ainsi, « l’hypothèse fréquemment admise d’une immobilité qui renforcerait les difficultés des habitants » observée dans l’analyse des écrits sur cette question par Sylvie Fol7 fait son chemin dans les politiques de la ville.
3En 2008, le ministère de la Santé, de la Jeunesse, des Sports et de la Vie associative organise les Rencontres de la DIV (Délégation interministérielle à la ville) intitulées « Désenclavement, mobilité, transports : un enjeu prioritaire pour les quartiers8 ». En 2009, un appel à projet « Des quartiers vers l’emploi : une nouvelle mobilité » est lancé par le ministère de la Politique de la ville et le ministère en charge de l’écologie « afin d’apporter le soutien de l’État à des projets d’amélioration de la qualité de service dans les transports collectifs et d’aide à la mobilité pour faciliter l’accès des habitants des quartiers aux zones d’emploi ». Parmi les objectifs apparaît « l’apprentissage de la mobilité9 ». C’est dans ce contexte politique qu’en 2010, le président de l’agglomération d’une ville moyenne nous commande une étude10 pour comprendre les raisons du taux de chômage important des femmes, habitantes des quartiers prioritaires des politiques de la ville. L’hypothèse avancée par les chargés d’insertion, travailleurs sociaux et chargés de mission des politiques de la ville de l’agglomération est la suivante : « le défaut de mobilité des habitantes » auquel s’ajouterait une « fidélité au quartier11 ». Une idée d’attachement au quartier qui a été développée dans certains travaux de sociologues qui ont étudié les populations jeunes12 ou précaires13 14.
4Notre enquête a donc consisté à rencontrer une soixantaine de femmes « à la recherche d’un emploi » ou « ayant des difficultés d’insertion professionnelle ». Elles ont été repérées par les missions locales, maisons de quartiers, maisons de l’emploi, centres communaux d’action sociale (CCAS) et autres structures et associations d’insertion présentes dans les quartiers prioritaires. Le choix des enquêtées s’est donc fait par le filtre des professionnels qui ont proposé aux femmes qu’ils considéraient le plus « éloignées de l’emploi » ou ayant le plus de difficulté à être mobile15 de participer à l’enquête. Nous avons donc rencontré ces femmes – qui avaient pour seuls points communs le fait de vivre dans des quartiers prioritaires des politiques de la ville et d’être à la recherche d’un emploi – pour des entretiens approfondis sur leurs trajectoires. Si les expériences professionnelles, d’études et de formation étaient aux centres des entretiens, il s’agissait également d’interroger la question de « la mobilité » : une des hypothèses entendues de manière récurrente dans les entretiens avec les professionnels. Ainsi, il s’agissait pour nous de tenter de déconstruire ce que certains chercheurs nomment le « capital mobilité16 ». Une injonction somme toute généralisée dans un contexte où :
La flexibilité est désormais une exigence du monde du travail qui implique bien souvent la mobilité. La multiplication des contrats à durée déterminée, la flexibilité du temps de travail (et le retour du travail sur appel dans certaines professions) rendent indispensable la capacité à être mobile, sous forme d’augmentation des déplacements professionnels voire de séjours à l’étranger17.
5Néanmoins cette injonction prend une connotation particulière lorsqu’elle est le fait de chargés d’insertion face à des femmes vivant dans des quartiers prioritaires des politiques de la ville.
6Dans ce chapitre, nous nous concentrerons sur les entretiens menés avec 60 femmes âgées de 18 à 59 ans que les professionnels de l’insertion décrivent comme « éloignées de l’emploi » au moment particulier « de leur insertion professionnelle ». Bien loin de la population homogène induite par les termes « femmes des quartiers » ou « filles des cités », nous avons rencontré une population très hétérogène, se situant à des moments différents de leur vie. Certaines jeunes femmes ont terminé leurs études et formations ou les ont arrêtées en cours, et effectuent des démarches afin de trouver un premier emploi. D’autres cherchent à retrouver une place sur le marché du travail après une ou plusieurs grossesses. Il arrive également que certaines ne souhaitent pas travailler pour le moment, préférant se consacrer à leur famille : près de la moitié des femmes rencontrées ont un ou plusieurs enfants en bas âge. Enfin, et c’est là une première déconstruction permise par notre enquête, la plupart des femmes rencontrées travaillent à temps partiel, voire « très partiel ». La précarité de leurs contrats ne leur permet pas de se projeter, leurs faibles revenus les empêchent de subvenir à leurs besoins, et leurs horaires souvent décalés rendent très difficile la gestion de garde de leurs enfants. Intérimaire en usine de conditionnement, aide à domicile, agent d’entretien, elles « font des heures » et sont à la recherche d’« autre chose ».
7Qu’est-ce qui empêche ces femmes de trouver un emploi stable ? Leurs difficultés sont-elles liées au fait qu’elles limitent le territoire sur lequel elles effectuent leurs recherches comme le supposent les professionnels qui ont pour mission de les aider ? La mobilité peut-elle être comprise comme un capital ? Telles sont les questions que nous nous sommes posées.
8Afin de repérer si la mobilité a effectivement un impact sur l’insertion professionnelle de ces femmes, nous avons tenté de rendre objectivable cette notion. Cette déconstruction amène à une réflexion sur la notion de « capital mobilité » sur des territoires, la manière dont, potentiellement, il s’acquiert – s’il s’acquiert – et ce qu’il permet. Si la mobilité est une norme, nous pouvons nous interroger sur son effet, intégrateur ou non. Il s’agit de comprendre s’il est possible d’observer un lien entre le rapport au territoire et le fait de se situer davantage dans une zone d’intégration ou plutôt dans une zone de désaffiliation sociale18. Précisons que les femmes rencontrées ont été contactées par le biais de différentes organisations présentes sur l’agglomération : centre communal d’action sociale (CCAS), maisons de quartiers, maisons de l’emploi, missions locales, associations, ainsi que par le bouche-à-oreille. Ce dernier procédé a permis d’entrer en contact avec des femmes ne côtoyant aucun des services de l’agglomération. Les entretiens ont été réalisés dans ces différents lieux.
9Afin de montrer l’hétérogénéité de notre population, nous présenterons une typologie de moments de vie de ces femmes, à partir des points communs de leurs récits. Puis, après avoir précisé ce que l’on entend par mobilité dans l’espace, selon les facteurs repérés dans leurs trajectoires, nous tenterons de mettre en évidence une relation de causalité entre leur mobilité et leur capital social. Pour illustrer cette idée, nous prendrons deux exemples : celui des femmes proches d’une situation de désaffiliation nous permettra de comprendre que celle-ci empêche la mobilité, et celui de salariées « précaires et flexibles » nous servira d’exemple pour interroger le lien entre ancrage et mobilité.
Quatre moments de vie, pour des femmes aux parcours hétérogènes
10Ces femmes vivent toutes dans des quartiers prioritaires des politiques de la ville, toutes sont repérées comme étant à la recherche d’un emploi ; néanmoins la typologie construite a posteriori de l’enquête témoigne d’une forte diversité des parcours des femmes rencontrées, de leur rapport au territoire et de leur degré d’intégration qui se caractérisent, selon Robert Castel, par « un travail stable et une insertion relationnelle solide19 ». En regardant les niveaux d’études, les expériences professionnelles, les situations familiales, les situations conjugales, les réseaux sociaux, les trajectoires résidentielles mais aussi les mobilités quotidiennes et les visions du quartier, nous reconstituons quatre types de situations, correspondant à des parcours mais aussi à des moments de vie non fixés dans la durée :
- les jeunes femmes diplômées mais stigmatisées qui tentent de s’insérer sur le marché de l’emploi ;
- les salariées flexibles et mobiles ;
- les femmes qui se décrivent avant tout comme « mère de famille » ;
- les femmes à proximité ou ayant basculé dans une zone de désaffiliation sociale.
11La description de ces moments de vie a vocation à montrer la diversité des trajectoires et des situations des femmes vivant dans les cités. La typologisation, comme l’ont montré Emmanuelle Santelli20 dans son enquête sur les jeunes Français d’origine maghrébine et Éric Marlière21 dans son enquête sur les jeunes plus ou moins présents dans l’espace public de la « cité » est un moyen de dépasser les catégories souvent réductrices de « jeunes de banlieue » ou « femmes des quartiers ». Nous nous sommes centrés ici sur les femmes à la recherche d’un emploi et pour la majorité connues des organismes de l’insertion. Cette typologie n’est donc pas représentative de l’ensemble des femmes vivant dans ces quartiers prioritaires, mais d’une fraction de celles-ci que nous pouvons définir comme « vulnérables » de par la précarité de leur emploi et/ou de leurs liens sociaux22. Notre typologie vise à montrer une diversité des moments de vie, loin d’être figée. Certaines jeunes femmes sont entre deux moments ou viennent de passer de l’un à l’autre.
Les femmes diplômées mais stigmatisées qui tentent de s’insérer sur le marché de l’emploi
12Au moment où nous les interrogeons, ces jeunes femmes qui ont obtenu un diplôme dans l’enseignement supérieur en France (master, BTS, IUT, etc.) n’arrivent pas à trouver un stage ou un premier emploi en lien avec leur diplôme. Le manque de réseau pour avoir accès aux annonces et la récurrence de candidatures laissées sans réponse entraînent un découragement pour ces jeunes femmes. Certaines se posent la question de changer de projet professionnel, d’autres sont en train de « faire le deuil » de leur projet initial (finance, assistanat de direction, commerce…) pour se tourner vers des secteurs qui leur semblent plus accessibles (petite enfance…). Comme beaucoup de personnes de leur entourage, ces jeunes femmes sont stigmatisées sur le marché du travail. Elles évoquent le fait d’être des femmes, issues de l’immigration le plus souvent, musulmanes parfois, habitantes d’un quartier classé « zone urbaine sensible », et il est fort probable que le cumul de ces critères associé au fait d’être issues de milieux populaires soit discriminant. Le plus souvent, ces jeunes femmes ont grandi dans l’agglomération et sont inscrites dans un réseau territorial, familial, et amical (datant de l’enfance ou de l’adolescence). Elles ne sont pas toujours prêtes à se déplacer « trop loin » et sont limitées par le peu d’emploi sur le territoire. Si la vie conjugale n’est pas présentée comme une priorité pour la plupart d’entre elles – qui habitent encore chez leurs parents –, elles ont parfois un petit ami, rencontré par le biais de leurs études, vivant dans un autre quartier ou une autre ville ce qui les amène à des déplacements fréquents.
Les salariées mobiles et flexibles
13Contrairement aux jeunes femmes stigmatisées qui tentent de s’insérer sur le marché de l’emploi, les salariées mobiles et flexibles, sont insérées professionnellement, même si leurs contrats sont précaires (intérim, CDD, cumul de temps partiels). La plupart du temps, leur niveau d’étude est inférieur ou égal au baccalauréat exception faite pour les femmes nées et ayant fait leurs études à l’étranger mais dont le diplôme et les expériences professionnelles antérieures ne sont pas reconnus en France. Elles ont des enfants qu’elles élèvent le plus souvent seules au quotidien. Lorsqu’elles sont étrangères, elles sont venues seules en France avec un ou plusieurs enfants. Chefs de famille, elles ont parfois laissé un enfant « au pays » confié à des proches à qui elles envoient de l’argent régulièrement en attendant d’avoir une situation « plus stable ». Elles sont arrivées récemment dans le quartier de cette agglomération, elles ont vécu avant dans une autre région et le plus souvent dans un ou plusieurs autres pays (d’Afrique subsaharienne, d’Afrique du Nord, d’Asie…). Si leur famille est à l’étranger, elles ont souvent un réseau amical en dehors de la région et envisagent de chercher un emploi dans les régions limitrophes à celles de l’agglomération.
14Au moment où nous les interviewons, ces femmes sont en insécurité professionnelle constante et très dépendante du marché de l’intérim et des employeurs. Elles doivent gérer la garde de leurs enfants et les trajets en transports en commun, avec des horaires de travail changeants (les trois-huit) et une multitude d’employeurs, souvent éloignés les uns des autres. Ces conditions de travail ont des conséquences sur la santé de certaines. Ces femmes ont de grandes capacités d’adaptation et de nombreuses compétences mais ne savent pas toujours les mettre en avant. Sur leur CV, elles ne mentionnent pas leurs expériences professionnelles antérieures à leur arrivée en France.
Les femmes qui se décrivent avant tout comme « mères de famille »
15Comme les salariées mobiles et flexibles nées à l’étranger, ayant grandi et vécu à l’étranger, les femmes qui se décrivent avant tout comme « mère de famille » ont fait des études à l’étranger qui ne sont pas reconnues en France. Lorsqu’elles sont françaises, elles sont très souvent sorties de l’école sans qualification et gardent un mauvais souvenir du système scolaire. Dans les deux cas, elles ne disposent pas de compétences suffisantes pour occuper les emplois qui répondraient à leurs attentes et n’ont entrepris aucune démarche dans ce sens à ce moment de leur vie, qu’elles consacrent plutôt à élever leurs enfants. Ces femmes vivent en couple et ont un ou plusieurs enfants en bas âge au moment où nous les rencontrons. Elles se définissent elles-mêmes avant tout comme « mère de famille ». Arrivées à l’âge adulte dans l’agglomération dont est le plus souvent originaire leur conjoint, elles ont construit un réseau amical lié à leurs enfants (autres mères d’enfants en bas âge, structures et services pour les enfants : bibliothèque, maison de quartier, centre social et culturel, centre de protection maternelle et infantile…). Ces femmes sont souvent dépendantes de leur conjoint pour leurs déplacements en dehors de l’agglomération. La plupart du temps, ceux-ci travaillent et subviennent aux besoins de l’ensemble de la famille. Dans certaines situations, le chômage entraîne la nécessité pour ces femmes de trouver rapidement un emploi, avant même s’être imaginées ou projetées dans un contexte professionnel. Plusieurs vont s’adresser aux élus de la commune et obtiennent un emploi d’agent d’entretien.
Les femmes à proximité ou ayant basculé dans une zone de désaffiliation sociale
16Comme les femmes qui se définissent d’abord avant tout comme des mères de famille, les femmes à proximité ou ayant basculé dans une zone de désaffiliation sociale se sont installées dans l’agglomération en suivant un conjoint. En situation d’échec scolaire, elles ont « décroché » avant l’obtention d’un diplôme. Elles n’ont eu que peu d’expériences professionnelles et elles gardent de celles-ci un très mauvais souvenir. Lorsque nous les rencontrons, elles sont sans activité depuis au moins six mois. Au moment où nous les rencontrons, elles sont séparées de leur conjoint et ont un ou plusieurs enfants. Des récurrences dans les parcours apparaissent : les femmes exposent un contexte familial vulnérable, des parents alcooliques, maltraitants ou malades, ceci s’ajoutant à une précarité économique et sociale. Certaines parlent d’un placement en foyer ou en famille d’accueil. Au sortir de l’adolescence, la plupart ont rencontré un homme qu’elles ont suivi « dans une autre ville, voire une autre région ». Ainsi, si elles fuient un contexte familial difficile, elles se coupent également de leur réseau social (amis d’enfance rencontrés à l’école…). Beaucoup disent ne pas avoir d’amis. Ce sont les femmes les plus méfiantes vis-à-vis de leur entourage et de leur voisinage ; se sentant en insécurité dans leur quartier, elles n’aiment pas sortir de chez elles, prendre les transports en commun et elles limitent leurs déplacements. Le cumul de ces différents facteurs peut faire basculer ces femmes d’une zone de vulnérabilité à une zone de désaffiliation.
17À travers ces moments de vie, nous pouvons repérer des degrés de mobilité qui sont toujours en lien avec des situations familiales, professionnelles, sociales, ainsi que des événements déterminants dans les trajectoires. Mais est-ce que ce sont ces mobilités qui ont permis l’insertion professionnelle, ou est-ce l’insertion professionnelle qui a permis la mobilité ? C’est la question que nous pouvons nous poser. À partir des différences de situations et des trajectoires retracées grâce aux entretiens, nous tenterons de repérer les facteurs nous permettant de comprendre la manière dont pourrait s’acquérir « le capital mobilité ».
« La mobilité » : du concept aux expériences
18Pour Sylvain Allemand,
[…] il ne suffit pas de disposer de moyens de transport, personnels ou collectifs, pour se rendre d’un endroit à l’autre. Qu’elle soit quotidienne, professionnelle, touristique ou internationale, la mobilité exige des compétences particulières, souvent insoupçonnées. […] Outre des compétences linguistiques, elle repose sur une connaissance des procédures administratives aux frontières des pays traversés, de l’évolution du droit à la nationalité, la maîtrise de l’usage des nouvelles technologies de télécommunication, les réseaux communautaires et familiaux pour déployer leurs activités d’échange23.
19De plus, il s’agit de maîtriser une succession de tâches pour prendre les transports en commun. Selon lui, le capital mobilité ou « habitus mobiliaire » souligne la « démarche stratégique » qui sous-tend la mobilité individuelle.
20Mais selon nous, la mobilité ne peut être déconnectée du contexte dans lequel on l’étudie et du moment de vie des femmes interrogées. Les femmes qui viennent tout juste d’arriver en France ont toutes les chances de moins connaître le territoire dans les premiers mois qui suivent leur arrivée et celles qui ont des enfants en bas âge peuvent avoir plus de difficultés quant à certains déplacements, le temps que les enfants grandissent. Les travaux du géographe Yves Raibaud24 qui présente la ville comme « faites par des hommes et pour des hommes » ne laissant que peu de place aux femmes, dans les possibilités de déplacement, de manière très concrète pour les mères de jeunes enfants se déplaçant avec une poussette par exemple.
21Nous faisons l’hypothèse que les expériences de déplacements ainsi que les contextes et les raisons des déplacements, des trajets et voyages effectués au cours de la trajectoire reconstituée de ces femmes sont autant d’expériences intéressantes à repérer pour interroger la question de la mobilité.
Les parcours résidentiels comme expérience
22Nous l’avons observé précédemment, si au moment où nous les interrogeons, les femmes vivent toutes dans un des quartiers prioritaires des politiques de la ville, dans « une cité », toutes n’ont pas la même trajectoire résidentielle. Certaines sont nées et ont toujours vécu dans le même quartier, certaines viennent d’une autre région, d’autres viennent de l’étranger et sont souvent passées par une autre région avant de venir vivre dans l’agglomération de cette ville moyenne à quelques heures de Paris. Les femmes arrivées à l’âge adulte, ont parfois des expériences de travail dans d’autres régions, voire dans d’autres pays. Pour celles qui sont arrivées encore enfants, l’autre région ou pays existe dans leurs propos ; il est nommé comme un lieu connu, un lieu de vacances, de déplacement et où les femmes envisagent de retourner.
La mobilité quotidienne et les lieux familiers dans la ville
23La mobilité au quotidien peut être interrogée de plusieurs manières. Recenser les lieux côtoyés par ces femmes est aussi une façon de voir les espaces, qui leur sont familiers, dans lesquels elles ont l’habitude de se rendre plus ou moins régulièrement. Souvent, si elles n’y sont pas obligées (pour des raisons professionnelles ou familiales), elles disent côtoyer les lieux où elles se sentent « à l’aise », « en sécurité ».
24La grande majorité des femmes interrogées limite ses déplacements quotidiens à l’agglomération, excepté quelques salariées flexibles qui travaillent hors de celle-ci. À l’intérieur de l’agglomération, toutes les femmes, hormis les femmes désaffiliées, côtoient de manière hebdomadaire des espaces qui se trouvent en dehors de leur quartier d’habitation. La qualité du service rendu est, plus encore que la proximité, la raison la plus souvent invoquée quant à la fréquentation d’un lieu, connu souvent sur les conseils de la famille ou d’amis.
25D’une manière générale, les femmes évoluent dans la zone autour des lieux qu’elles fréquentent quotidiennement : leur(s) lieu(x) d’emploi(s) lorsqu’elles travaillent, les différentes agences d’intérim lorsqu’elles occupent ce type de travail, l’école lorsque leurs enfants sont scolarisés, les différentes institutions, associations, et les commerces et services pour leur vie quotidienne. Plusieurs expliquent avoir arrêté leur pratique de loisirs à la fin de leur scolarité. Les femmes enquêtées viennent de quatre quartiers aux caractéristiques différentes : plus ou moins éloignés du centre-ville, parfois desservis par le tramway, parfois en rénovation urbaine, monofonctionnels ou plurifonctionnels25. Si le quartier à une incidence sur le positionnement des habitantes envers les institutions, selon qu’elles se sentent plus ou moins « abandonnées » par ces dernières, et sur une forme de stigmatisation, ressentie lorsqu’elles évoquent leur lieu d’habitation, il n’influence pas la mobilité.
Les moyens objectifs et subjectifs à la mobilité
26Parmi les formes de mobilités objectives, le permis et le véhicule sont indispensables, surtout dans des quartiers peu desservis par les transports collectifs ou lorsque les horaires de travail ne correspondent pas aux horaires des transports. Ne pas avoir le permis, avoir le permis mais ne pas avoir de voiture : ces situations sont majoritaires et influencent nécessairement les déplacements quotidiens des femmes. Mais elles ne semblent pas les seules.
27Par exemple, Manel (19 ans, célibataire, niveau BEP accompagnements, soins et services à la personne, sans emploi, permis) vit dans un quartier desservi par un important réseau de bus ainsi que par le tramway. Elle cherchait un stage d’aide médicopsychologique et a fait des demandes dans les lieux d’accueil petite enfance de sa ville, mais n’a pas trouvé. Elle a donc abandonné ce projet. Elle et ses frères et sœurs vivent tous dans le quartier où elle est née. Elle explique qu’il ne lui arrive que rarement d’en sortir.
Je peux pas aller ailleurs, j’ai pas de voiture […] mes amis, ils habitent à la Fontaine (Manel26).
28Des raisons objectives et subjectives permettent de comprendre les difficultés de Manel à trouver un stage. Si elle ne s’est approprié qu’un territoire restreint, c’est parce qu’elle n’a pas de voiture, mais aussi parce que ses amis et les membres de sa famille vivent dans le quartier où elle est née, et elle n’a pas eu l’occasion d’expérimenter d’autres villes. Certaines enquêtes montrent que la faible rentabilité d’un diplôme peu élevé entraîne le choix stratégique d’une recherche d’emploi dans un périmètre restreint.
29Pour Karen Chapple27, « si les femmes peu qualifiées limitent leur recherche à des emplois locaux, c’est parce qu’elles savent qu’elles manquent des qualifications leur permettant d’être « compétitives » sur un marché du travail à l’échelle régionale » et que l’éloignement du lieu de travail entraînera un coût en transport qui ne sera pas compensé par un salaire plus élevé.
30Pourtant, à l’inverse, Shirley (20 ans, brevet des collèges, en couple non cohabitant, sans emploi, sans permis), née au Congo à Kinshasa est arrivée aux Ardrets à 8 ans avec son père. Elle y vit toujours avec son père et sa belle-mère. Elle a un frère à Lyon, ainsi que de la famille en Belgique et à New York. Elle a déjà travaillé dans des usines en dehors de l’agglomération, faisant du covoiturage pour « prendre à 5 h 30 ». Elle projette d’aller à New York et rêve d’être « femme d’affaires internationale ».
31Le fait d’être dépourvue du permis et de voiture, souvent pour des raisons financières, limite les distances parcourues au quotidien. Mais il apparaît que ce ne sont pas nécessairement les femmes qui ont le permis, qui se déplacent au moins une fois par mois dans une autre région que celle de leur lieu d’habitation28.
32Disposer d’un véhicule est aussi nécessaire à certains emplois et peut être demandé par les employeurs eux-mêmes. Les frais occasionnés par l’utilisation d’une voiture peuvent aussi devenir un frein à l’emploi. Ainsi Imen (26 ans, mariée, 2 enfants) explique qu’elle ne veut pas être aide à domicile, car cela n’est pas rentable pour elle.
Ben non, mais c’est ce que j’essaie d’expliquer, l’an dernier j’ai été très mal payée, donc non, je dépensais plus en frais d’essence qu’autre chose, donc c’est pas la peine (Imen).
33Les difficultés financières ont un impact sur la mobilité puisque le calcul coût-avantage a son importance. De plus, le temps « pour faire une démarche administrative », ou « aller chercher les enfants à l’école » est déterminé par ces défauts de moyens, entraînant une forme d’insularité. Hartmut Roza note que « la conscience de l’espace est étroitement liée à la manière dont on se déplace en son sein. Tant que nous nous déplaçons à pied, nous percevons immédiatement l’espace, dans tous ses aspects qualitatifs […] espace abstrait avec l’avion où l’on a juste la connaissance de la durée du vol29 ». Dans les discours, les lieux évoqués (autres commerces, centres commerciaux, lieux associatifs, lieux institutionnels, entreprises, mais aussi autres quartiers, villes, départements, régions) sont souvent à mettre en corrélation avec les moyens de déplacement déjà utilisés.
34Ainsi l’on voit que les moyens de la mobilité sont d’abord économiques : avoir une voiture, payer de l’essence, et faire le calcul d’un coût-avantage lorsqu’il s’agit de la recherche d’un emploi par exemple. Mais lorsque nous comparons les entretiens, il semble que d’autres éléments sont à considérer.
Les motifs de la mobilité
35Au travers de l’enquête apparaît un fait : pour être mobile, il ne faut pas nécessairement des moyens de mobilité, mais des objectifs à la mobilité. Avoir de la famille, des amis dans un autre quartier, une autre ville, voire une autre région, peut être une de ces raisons. Faire partie d’une association, apprécier les activités proposées par une maison de quartier ou avoir une relation privilégiée avec un conseiller d’une structure d’insertion, conditionne les déplacements quotidiens, bien plus que le fait d’avoir un moyen de locomotion. Seule exception : les femmes immigrées qui ne peuvent, faute d’argent, retourner régulièrement voir leurs familles et amis dans leur pays d’origine. Mais ces femmes ne sont pas les moins mobiles. Dans leurs trajectoires résidentielles, après avoir migré de leur pays d’origine à l’âge adulte, la majorité est passée par la région parisienne avant de venir s’installer dans l’agglomération et garde, pour certaines, des liens qu’elles entretiennent plus aisément.
36Kadyjha (31 ans, mariée, 3 enfants, enseignante) retourne tous les week-ends en région parisienne : « c’est une habitude » qu’elle a prise, qui lui permet de voir « sa famille et ses amies » mais aussi de « s’aérer l’esprit ».
37Ici le « capital mobilité » semble directement lié au « capital social » et au réseau amical et familial qui entraîne les déplacements au quotidien des femmes. Dès lors, plus les femmes ont fait des études, plus elles ont eu l’occasion de s’éloigner de chez elle et de rencontrer des personnes vivant loin de chez elles. Sauf cas particulier, les élèves côtoyant une école élémentaire habitent en général le même quartier ou un même secteur de la ville alors que les étudiants d’une université peuvent venir de tout le département.
L’impact du genre sur la mobilité
38Avec le travail, la famille et les « petits amis » sont les « motifs » de déplacements le plus souvent cités. Le fait que près de la moitié des femmes rencontrées aient entre un et trois enfants, et toujours au moins un enfant de moins de 3 ans, constitue un frein non négligeable à leur insertion professionnelle et à la mobilité, surtout lorsqu’elles n’ont pas de voiture, ce qui est le plus souvent le cas. Cependant, lorsqu’elles ont des enfants, les femmes se déplacent pour eux au quotidien. Elles les conduisent à l’école, chez le médecin, et aux activités de loisirs. Des déplacements qui leur permettent de créer un réseau mobilisable pour l’insertion professionnelle et sociale. Ainsi, Jennifer (23 ans, en concubinage, 1 enfant, en congé maternité pour le second) a eu l’idée de devenir ATSEM (agent territorial spécialisé des écoles maternelles) en conduisant sa fille à l’école.
39D’après Marie Duru-Bellat30, dès l’adolescence, les filles sont préparées à une place d’« animatrice de réseau familial », très tôt sollicitées pour rendre visite à la famille élargie. Cette socialisation permet d’expliquer les déplacements réguliers pour rendre visite aux membres de la famille, qui sont des repères sur le territoire – la fréquence de ces visites étant conditionnée par la distance et le coût du trajet. Ainsi, Anissa (20 ans, célibataire, sans emploi) a toujours vécu dans le même quartier mais a un frère à Montpellier et un autre à Guingamp. Dans le cadre de sa formation, elle a effectué un stage à Paris, où elle a été logée chez un oncle. Chaque été, elle part en voiture avec sa famille au Maroc, en s’arrêtant en Espagne. Entendre parler d’un pays, d’une ville par un proche, savoir que l’on a de la famille quelque part, permet également une forme de mobilité « par procuration » permettant une « projection », c’est-à-dire de s’imaginer sur un territoire autre que celui où les femmes vivent aujourd’hui.
40Suivant les normes de l’exogamie dans le choix du conjoint31, qui se sont répandues en France depuis trois à quatre générations, les femmes vont chercher un compagnon en dehors de leur ville et même souvent de l’agglomération, une manière également de préserver leur réputation. Phénomène aussi constaté par Isabelle Clair32 dans ses recherches sur les relations amoureuses dans les quartiers populaires. C’est le cas de Kelly (19 ans, célibataire, en attente de formation).
Mes copains garçons, ben ils habitent plus en ville, je parle pas trop avec les garçons d’ici parce que déjà ici, quand on parle avec un garçon d’ici on est mal vue (Kelly).
41Elles évoquent souvent des mobilités qui ont pour but de rendre visite à ces petits amis rencontrés pendant des vacances par le biais d’amis ou encore par Internet. Anaïs (19 ans, en couple non cohabitant, sans emploi) passe tous les week-ends dans un autre département que celui où elle habite, pour voir son petit ami.
42Là encore, c’est le capital social, acquis par le biais du statut de femme qui semble impacter le capital mobilité.
Le choix du lieu de vie, un élément déterminant
43L’une des notions qui apparaît en filigrane dans ces récits est celle du choix ou du sentiment d’avoir eu le choix. Ce choix étant conditionné par les différents capitaux dont disposent les femmes, mais aussi par les trajectoires des unes et des autres.
44Jacqueline (31 ans, séparée, 3 enfants, congé parental) qui se sent enfermée dans son quartier « comme dans une boîte », évoque son parcours et apparaît comme particulièrement isolée dans un quartier, une ville qu’elle veut quitter. Arrivée du Congo, elle s’installe d’abord à Paris, puis suit son conjoint dans l’agglomération. Ce dernier la quitte et repart s’installer à Paris, laissant Jacqueline seule dans l’agglomération. Dans son discours, on sent une amertume et le sentiment d’avoir subi ce lieu de résidence. Elle rend cette ville responsable de toutes ses difficultés : (travail, racisme, etc.), rêve et se projette ailleurs.
45Lorsque les femmes sont arrivées adultes dans le quartier, le choix s’est souvent fait parce qu’elles y avaient des connaissances familiales, amicales ou conjugales (elles rejoignent ou suivent un conjoint). On observe que, pour le groupe des femmes les plus désaffiliées, l’isolement a souvent été précédé du fait d’avoir suivi un conjoint, puis d’être contrainte de rester dans l’agglomération après s’en être séparée.
46Cette notion de choix est fortement liée au sentiment de sécurité. Du point de vue des professionnels des politiques de la ville et de l’insertion, certains quartiers sont plus « difficiles » que d’autres. Il est intéressant de noter que ces constats ne sont pas ceux des jeunes femmes rencontrées. En effet sur les entretiens effectués, dont 30 avec des jeunes femmes, nous n’observons pas de tendance par quartier, mais plutôt par sentiment ou non de choix du lieu d’habitation. Le sentiment de sécurité ou d’insécurité déterminant aussi la curiosité et les expériences de mobilité quotidienne.
47Parcours résidentiels, mobilité quotidienne, moyens objectifs de la mobilité (véhicule, transports en commun), motifs de la mobilité (y compris les motifs liés au rôle genré de femmes) et choix du lieu de vie sont autant d’éléments qui permettent de rendre plus concret le concept de mobilité.
Motif de déplacement et recherche d’emploi
48Ces différents éléments nous montrent que les difficultés d’insertion professionnelle, la précarité ou le chômage de ces femmes ne sont pas causés par une difficulté de mobilité, même s’il semble que les motifs de déplacement, créent d’autres déplacements et semblent élargir les « possibles » des femmes. Lorsque les femmes cherchent un emploi, elles circonscrivent leur recherche à un périmètre plus ou moins restreint, qui peut être lié aux moyens de transport, au coût de ce transport, au temps de déplacement (en rapport avec la garde des enfants par exemple). Au cours de leurs déplacements à pied ou en train, les femmes se projettent sur un marché du travail qui leur est accessible et visible. Les femmes se déplaçant à pied vont postuler dans les bureaux devant lesquels elles passent pour aller faire des courses. Myriam (31 ans, mariée, 3 enfants) explique de quelle manière elle a trouvé son emploi.
Je passais tous les jours avec le train et je ne pensais pas qu’il y avait un magasin là, je n’aurais jamais pensé, je passais tous les jours devant en RER, et une copine m’a dit pourquoi tu déposes pas à Cora, j’ai dit je savais pas qu’il y avait un Cora, alors je suis allée déposer un CV et voilà… je passais tous les jours devant (Myriam).
49Le motif d’un projet professionnel déterminé entraîne un déplacement des femmes dans des périmètres éloignés de leur domicile. Ainsi, Khadi (21 ans, célibataire, en formation) souhaite être assistante-manager. Inscrite en BTS assistante de direction, elle cherche un stage en alternance. Quand nous la rencontrons, elle a envoyé une soixantaine de CV sur deux départements.
Je suis partie à la chambre des métiers, je leur ai demandé, vous savez la liste des entreprises qui acceptent les personnes en alternance, j’ai contacté toutes les entreprises, je n’ai pas eu de réponses, j’ai fait des relances mais bon c’est soit on a déjà des stagiaires, sinon ben non, on prend plus ou euh… non ça nous intéresse pas (Khadi).
50Les échecs répétés pour les jeunes femmes stigmatisées les renvoient parfois à leur territoire. Cet extrait montre comment de manière très concrète une expérience de mobilité peut avoir un impact sur l’envoi d’une candidature. Mais cet exemple révèle surtout que les possibles ne sont pas les mêmes selon les territoires, selon les entreprises et institutions présentes sur celui-ci.
Les liens entre ancrage et mobilité
51À partir des moments de vie décrits au début de ce chapitre et de ce que nous entendons par capital mobilité, nous allons voir par deux exemples que le capital économique, le capital social et l’ancrage semblent être des conditions de mobilité. Une mobilité subjective à partir du capital social. Les jeunes femmes désaffiliées et les salariées flexibles et mobiles sont deux types antagonistes qui nous permettent d’illustrer cette idée.
Quand la désaffiliation empêche la mobilité
52Lors des entretiens, plusieurs des jeunes femmes disent ne pas avoir d’ami.e.s à qui se confier, ou de « véritables ami.e.s » avec qui parler. Parfois ceux qui pourraient tenir ce rôle sont à l’étranger ou dans une autre région. Quelques jeunes femmes parlent de solitude ou d’isolement. Alexandra (30 ans, célibataire, aide à domicile) s’en fait l’écho : « on est toujours tout seul, toujours tout seul ». Fanny (30 ans, mariée, 3 enfants, en congé parental) nous confie « je me méfie un peu des gens ». Caroline (31 ans, célibataire, 2 enfants, en formation) précise :
Je pense que le plus compliqué, c’est l’isolement, je pense que c’est l’isolement, je pense que je suis pas la seule à avoir ce genre d’histoire, mais comme on est chacun chez soi, à ma connaissance je veux dire, il n’y a pas de lieu avec toutes les personnes avec le même problème (Caroline).
53Comme nous pouvons le pressentir, pour ces femmes, le problème de la mobilité n’est pas « matériel ». Anna (26 ans, divorcée, 3 enfants, sans emploi) invitée chez des amies qui lui ont payé un billet de train, ne se voit absolument pas quitter son domicile pour quelques jours.
54Le sentiment d’insécurité exprimé par certaines femmes est moins lié à un endroit qu’à l’expérience de soi. En effet, si les professionnels de l’insertion ont une représentation hiérarchisée des quartiers de la ville du « moins dangereux » au « plus dangereux », les retours des jeunes femmes ne portent pas le même regard. Ainsi, on observe que des regards diamétralement opposés sont portés par ces habitantes sur les mêmes quartiers. Certaines femmes parlent aussi de leur peur des transports en commun ou des quartiers ayant une mauvaise réputation ou connus pour des agressions. Alexandra (30 ans, célibataire, aide à domicile) exprime cette crainte :
Quand je travaille faut pas que j’aille très loin parce que j’y vais à pied, je ne prends plus le bus parce que je me suis faite agresser deux fois dans le bus, là à l’arrêt, donc non le bus, pour moi c’est fini, terminé […] à pied, je suis sur mes gardes, je me retourne souvent parce que j’ai toujours une impression, comment dire, j’ai un peu peur, quand je suis au centre-ville ça va, mais quand j’arrive ici, intérieurement j’angoisse et oui j’ai peur donc le bus, non c’est fini, fini (Alexandra).
55Les femmes qui évoquent ces peurs, ces méfiances vis-à-vis de l’entourage, qui racontent des conflits avec des voisins, des collègues, des camarades de classe, sont celles qui disent ne pas avoir « de véritables amies ». Ce sont ces mêmes femmes qui se dévalorisent à plusieurs reprises, en répétant plusieurs fois qu’elles « n’ont rien fait » professionnellement ou « ne savent rien faire ».
56En ce sens, nous rejoignons le travail de Robert Ezra Park33, qui oppose le terme de mobilité à celui d’« isolement ». Le défaut d’estime rend la relation à l’autre difficile pour ces jeunes femmes. La mobilité étant pour beaucoup conditionnée par le réseau, elle s’en trouve fortement réduite.
La jeune salariée précaire et flexible : quand l’ancrage permet la mobilité
57Le groupe des jeunes salariées flexibles et mobiles nous permet de mettre en lumière une expérience de mobilité intéressante, liée aux changements de lieux d’emploi et aux multiples déplacements parfois dans la même journée. En effet, plusieurs des jeunes femmes rencontrées ont des expériences en tant qu’intérimaires, et l’on retrouve chez elles des stratégies communes dans ce que certaines d’entre elles nomment « le circuit des intérims », qui consiste à se présenter régulièrement dans deux à six agences d’intérim, ainsi qu’à appeler et prévenir les agences en cas de contrats. Ces stratégies entraînent le développement des compétences de mobilité, d’organisation et de projection. Yves Jouffe34 montre que les « précaires » peuvent être mobiles et déploient des stratégies à cet effet. Il évoque « une complexité et une diversité des logiques d’acteurs » et « une capacité de projection et de maîtrise stratégique ». C’est ce qu’exprime Karyne (30 ans, séparée, 2 enfants, intérimaire) :
Je suis dans 5-6 boîtes d’intérim, j’essaie de les appeler régulièrement. Après en fonction de ce qu’ils ont, bah, je me présente, elles sont un peu éparpillées, je les fais pas toutes le même jour. Celles que je ne fais pas je les appelle et la fois d’après je fais le contraire (Karyne).
58Le fait de changer sans cesse de lieu de travail n’appelle-t-il pas un capital mobilité particulièrement développé ?
59En effet, chaque lieu de travail devient un territoire à localiser. Certaines jeunes femmes expliquent en faire une première visite avant leur prise de poste. Elles testent les trajets, les horaires, avant qu’un confort et une habitude s’installent ; c’est à ce moment-là qu’elles doivent changer de mission. Pour les personnels de l’hôtellerie, de la restauration, du nettoyage industriel, du service à la personne, de la grande distribution, les coupures imposent parfois deux allers-retours dans une journée. Au regard des situations observées, il semble que cette mobilité extrême soit vécue plus facilement lorsque, par ailleurs, il existe une forme d’ancrage. Nous rejoignons ici le travail de Sylvie Fol pour qui « Si l’espace local est un lieu de ressources pour les classes populaires, l’ancrage qu’elles y développent n’est pas nécessairement exclusif de toute forme de mobilité35. » Le fait de ne pas avoir de groupe travail fixe, et donc intégrateur, implique d’être suffisamment intégrée par ailleurs pour ne pas se trouver isolée.
60Les salariées flexibles et mobiles semblent pouvoir vivre cette situation dans la durée lorsqu’elles ont par ailleurs un groupe intégrateur et un réseau de sociabilité qui leur permet une forme d’ancrage, comme Solène (29 ans, divorcée, sans emploi).
C’est là [en parlant de son lieu d’habitation] que tous mes projets réussissent, les portes s’ouvrent vachement plus facilement, je connais beaucoup de gens, j’adore la nature, j’adore tout ça quoi (Solène).
61Ces deux types de situations que nous présentons comme opposées en termes de mobilité permettent d’observer que celle-ci ne peut se comprendre uniquement de manière objective. Pour comprendre la mobilité subjective, il faut s’intéresser à la sociabilité des individus. Le capital mobilité est donc fortement lié au capital social, comprenant les réseaux familiaux, amicaux et professionnels.
62Nous voyons donc que la mobilité ne peut être perçue comme une aptitude propre à un individu mais doit s’observer dans un contexte territorial et en considérant la trajectoire résidentielle, d’étude, d’emploi, familiale et conjugale. Contrairement aux perceptions des professionnels des politiques de la ville, la majorité des jeunes femmes rencontrées sont « mobiles » au quotidien lorsqu’elles ont un motif pour se déplacer. Comme nous l’avons vu, les capitaux économiques, culturels et sociaux déterminent le capital mobilité comme ils déterminent l’ancrage sur le territoire. En effet, ancrage et mobilité sont loin d’être antinomiques, au contraire, il semble que l’ancrage soit synonyme de réseau et de rapport positif au territoire. D’ailleurs, il est intéressant de noter que l’on ne se pose jamais la question de l’ancrage en termes négatifs pour les habitants des « beaux quartiers36 ». Ainsi, les trajectoires résidentielles et les mobilités quotidiennes sont autant de moyens de « développer l’horizon de ce monde vécu37 » en augmentant le nombre d’ancrages, soit le nombre de liens familiaux et sociaux. C’est donc l’isolement qui empêche la mobilité, sachant que cet isolement est parfois le fait d’une mobilité. Ce qui nous amène à porter un regard critique sur cette injonction contemporaine à la mobilité qui indirectement porte préjudice à ceux qui n’ont pas le capital économique et pour qui mobilité rime avec mise à distance physique des liens sociaux et donc avec impact sur le capital social hérité et construit. Nous pouvons également nous demander si l’utilisation récurrente de la notion de mobilité par les professionnels de l’insertion n’est pas un moyen d’éviter de parler de capitaux économiques, de classe sociale et d’inégalité.
Notes de bas de page
1 Voir S. Allemand, F. Ascher et J. Levy (dir.), Les sens du mouvement, Paris, Belin, 2004, p. 336.
2 Dans son ouvrage Résister au bougisme. Démocratie forte contre mondialisation techno marchande, Pierre-André Taguieff s’interroge sur ce qu’il nomme le « bougisme » soit un « nouveau conformisme » qui sommerait « le gens, les villes et les mœurs » de bouger (P.-A. Taguieff, Résister au bougisme : démocratie forte contre mondialisation techno-marchande, Paris, Mille et Une Nuits, 2001, 202 p.).
3 Voir J. Lévy, « Les nouveaux espaces de la mobilité », dans M. Bonnet et D. Desjeux (dir.), Les territoires de la mobilité, Paris, PUF, 2000, p. 155-170.
4 De nombreux travaux concernant le travail social et la question de l’exclusion, tels ceux de Robert Castel, ont démontré au cours des années 1990, l’émergence d’une tendance de fond dans l’action sociale consistant à renvoyer une part de la responsabilité de leurs difficultés aux individus eux-mêmes selon des critères moraux ou de compétences.
5 Lorsque nous parlons des quartiers prioritaires des politiques de la ville, nous utilisons le terme politique pour parler des anciens quartiers ouvriers, des quartiers populaires, aujourd’hui quartiers fortement touchés par la pauvreté. En 2011, 36,5 % des habitants des zones urbaines sensibles (rebaptisées en 2014 quartiers prioritaires) sont en dessous du seuil de pauvreté (seuil à 60 %). Selon le rapport de 2013 de l’Observatoire des zones urbaines sensibles, 12,7 % des Français se trouvent en dessous du seuil de pauvreté.
6 Voir É. Le Breton, Bouger pour s’en sortir. Mobilité quotidienne et intégration sociale, Paris, Armand Colin, 2005, p. 38.
7 Voir S. Fol, « Mobilité et ancrage dans les quartiers pauvres : les ressources de la proximité », Regards sociologiques, no 40, 2010, p. 33.
8 « Désenclavement, mobilité, transports : un enjeu prioritaire pour les quartiers », Paris 7e, Rencontre de la DIV, 28 mai 2008.
9 « Des quartiers vers l’emploi : une nouvelle mobilité », [en ligne]. Disponible sur <http://www.ville.gouv.fr/?des-quartiers-vers-l-emploi-une,1377> [consulté le 28/01/2018].
10 Cette commande a été passée au Laboratoire d’études recherche et formation en action sociale par l’agglomération d’une ville moyenne sur un financement CUCS (contrat urbain de cohésion sociale). L’objectif de cette enquête étant de comprendre les raisons du taux de chômage important des femmes vivant dans les quartiers prioritaires des politiques de la ville et de reconstituer à partir d’entretiens approfondis leur trajectoire et les éventuels « freins » et « leviers » à l’emploi.
11 Entretien avec le responsable d’un CCAS de l’agglomération sur laquelle a été effectuée l’enquête.
12 Voir D. Lepoutre, Cœur de banlieue. Codes, rites et langages, Paris, Odile Jacob, 1997, 362 p.
13 Voir M. Kokoreff, La force des quartiers, Paris, Payot, 2003, 349 p.
14 Voir D. Lapeyronnie, Ghetto urbain. Ségrégation, violence, pauvreté en France aujourd’hui, Paris, Robert Laffont, 2008, 624 p.
15 Nous pouvons faire quelques hypothèses quant au choix des chargés d’insertion dans les mises en contact des femmes. D’abord, la plupart des chargés d’insertion et autres professionnels du territoire se sont tournés vers les femmes qu’ils connaissaient, qui fréquentaient régulièrement leur structure. Ensuite, il semble que les professionnels afin de rendre compte à leur hiérarchie de leurs difficultés et dans un souci de voir reconnaître l’ampleur de leur tâche, ont sélectionné parmi leur public, les femmes qu’ils considéraient comme le plus « éloignées de l’emploi ».
16 On a vu ces dernières années une association du concept de Pierre Bourdieu à la notion de mobilité dans plusieurs articles de Vincent Kaufmann et Christophe Jemelin.
17 Voir V. Kaufmann et C. Jemelin, « La mobilité, une forme de capital permettant d’éviter les irréversibilités socio-spatiales ? », colloque de géographie sociale « Espaces et Sociétés aujourd’hui », Rennes, 21 octobre 2004.
18 Voir R. Castel, « De l’indigence à l'exclusion, la désaffiliation. Précarité du travail et vulnérabilité relationnelle », dans J. Donzelot (dir.), Face à l’exclusion. Le modèle français, Paris, Éditions Esprit, 1991, p. 137-168. Robert Castel utilise le terme de désaffiliation qu’il définit par un déficit de filiation et un déficit d’affiliation. Déficit d’inscription dans des liens sociaux (familiaux, amicaux) et déficit d’inscription dans des formes collectives de protection (collectif de travail…).
19 Ibid.
20 Voir E. Santelli, Grandir en banlieue. Parcours et devenir de jeunes Français d’origine maghrébine, Paris, CIEM, 2007, 300 p.
21 Voir É. Marlière, Jeunes en cité. Diversité des trajectoires ou destin commun, Paris, L’Harmattan, 2005, 235 p.
22 Nous empruntons ici le terme de vulnérabilité à Robert Castel et tenterons d’illustrer dans notre typologie la question de la fragilité des liens sociaux, qui peut être mise en lien avec les différentes trajectoires résidentielles.
23 Voir S. Allemand, F. Ascher et J. Levy (dir.), Les sens du mouvement, ouvr. cité, p. 4.
24 Voir Y. Raibaud, La ville faite par et pour les hommes, Paris, Belin, coll. « Égale à Égal », 2015, 72 p.
25 Les quartiers d’habitations, zone d’activité commerciale (ZAC) ou zone d’activité industrielle (ZAI) sont des quartiers monofonctionnels en opposition aux quartiers plurifonctionnels qui cumulent plusieurs fonctions (habitation, emploi, loisirs…).
26 Les prénoms des interviewées et les noms du quartier ont été modifiés.
27 Voir K. Chapple, « Time to Work: Job Search Strategies and Commute Time for Women on Welfare in Sans Francisco », Journal of Urban Affairs, vol. 23, no 2, 2001, p. 155-173.
28 Réponse à la question : Vous déplacez-vous au moins une fois par mois en dehors de votre région ?
29 Voir H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, Paris, La Découverte, 2010, 474 p.
30 Voir M. Duru-Bellat, L’école des filles, quelle formation pour quels rôles sociaux ?, Paris, L’Harmattan, 2004, p. 149.
31 Voir M. Bozon et F. Héran, « La découverte du conjoint. I. Évolution et morphologie des scènes de rencontre », Population, no 6, 1987, p. 943-986.
32 Voir I. Clair, « La division genrée de l’expérience amoureuse », Société et représentations, no 24, 2007/2, 2007, p. 145-160.
33 Sur l’œuvre de Robert Ezra Park, voir Y. Grafmeyer, L’école de Chicago. Naissance de l’écologie urbaine, Paris, Champs Flammarion, 1979, 335 p.
34 Voir Y. Jouffe, Précaires mais mobiles. Tactiques de mobilité des travailleurs précaires flexibles et nouveaux services de mobilité, thèse de doctorat, École nationale des ponts et chaussées, 2007, 744 p.
35 Voir S. Fol, « Mobilité et ancrage dans les quartiers pauvres : les ressources de la proximité », art. cité.
36 Voir M. Pinçon et M. Pinçon-Charlot, Dans les beaux quartiers, Paris, Seuil, 1989, 254 p.
37 Voir H. Rosa, Accélération. Une critique sociale du temps, ouvr. cité.
Auteur
Chercheure associée au VIPS (violences, innovations, politiques socialisations et sports)
Université du Mans.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Espace public : quelle reconnaissance pour les femmes ?
Sophie Louargant (dir.) Alexia Barroche (éd.)
2019
Personne ne bouge
Une enquête sur le confinement du printemps 2020
Nicolas Mariot, Pierre Mercklé et Anton Perdoncin (dir.)
2021
Le Charme du microphone
Métamorphoses de la chanson dans la France des années 1930
Thelma Bocquet
2021
Luttes féministes à travers le monde
Revendiquer l'égalité de genre depuis 1995
Fanny Benedetti, Lorelei Colin et Julie Rousseau
2023