Introduction
p. 8-14
Texte intégral
« C’est l’observation de la différence des sexes qui est au fondement de toute pensée, aussi bien traditionnelle que scientifique. »
F. Héritier, Masculin, Féminin. La pensée de la différence, Paris, Odile Jacob, 1996, p. 19.
1Cet ouvrage, destiné à un large public, est un recueil de travaux de chercheurs d’horizons disciplinaires multiples, désireux de donner à voir la production des recherches sur les mobilités au regard des inégalités entre les hommes et les femmes. De nombreux constats existent depuis longtemps sur cette question. Pour autant, elle n’a pu être médiatisée que très récemment dans l’espace du débat public en France. Les chapitres témoignent de manière implacable que la capacité des femmes à être mobiles, à avoir accès aux mêmes ressources pour se déplacer que les hommes, n’est nullement acquise. À cet égard, il convient, en propos liminaire de cet ouvrage, de présenter et de contextualiser ce constat.
Observer les mobilités pour comprendre les territorialités de genre
2Les questions relatives aux inégalités d’accès, de pratiques de l’espace et de mobilités entre les hommes et les femmes sont un sujet classique des analyses géographiques, sociologiques et ethnographiques. En effet, Margaret Mead, dès les années 1930, a montré les inégalités de distribution et d’accès aux ressources entre les hommes, ce que Françoise Héritier nommera cinquante ans plus tard « les mobilités sous contrôle ». Dans les années 1980, l’émergence des lectures marxistes a conduit des chercheurs en sciences humaines et sociales à s’intéresser aux formes de domination économiques, sociales et culturelles. En pointant l’existence d’une organisation patriarcale, une série de recherches a mis en évidence la présence des inégalités femmes-hommes dans la société. Dans le champ de la géographie, si les variables de sexes ont été prises en compte dans l’analyse des activités, celles-ci se sont dans un premier temps contentées de pointer les distributions hommes-femmes des populations. Or, les pratiques sexuées de l’espace urbain, comme les a identifiées Jacqueline Coutras1, révèlent des dissymétries et des hiérarchies de fréquentation existant dans les parcs, les jardins ou encore les rues. Il s’est bien agi là d’identifier un usage spatial inégal selon que l’on soit fille-garçon, femme-homme. Cette mise en visibilité des rapports de pouvoir, de hiérarchies et de normes montre à la fois que chaque individu a un rapport, une expérience identifiée à l’espace selon son genre et une relation singulière à la ville. Ce prisme de lecture a conduit à développer des travaux2 pointant les inégalités d’accessibilité aux services urbains, les routines d’activité3 entre les hommes et les femmes. Des modèles de distribution de la mobilité quotidienne dans les grandes aires urbaines ont contribué à revoir les modèles de transport et d’accessibilité, notamment dans les pays scandinaves. Doreen Massey a, quant à elle, pointé le « pouvoir de la géométrie4 », en dévoilant en quoi l’espace dépend du temps. Ces temps, liés aux déplacements, aux temps de vie, de travail, de loisirs sont de plus en plus longs et source d’organisation complexe pour les individus ; on parle alors de multimodalités. L’accélération des déplacements, la flexibilité, l’instantanéité ont induit à la fin du xxe siècle, la compression de l’espace-temps. En somme, la possibilité de se déplacer plus rapidement a donné un moyen de se connecter aux autres, tout en redéfinissant ainsi des liens d’appartenance, d’ancrage au lieu dans lequel les individus vivent, selon leur sexe, leur origine. En conséquence, le capital de mobilité5 des individus, la capacité à pouvoir être visible, à pouvoir se déplacer, se récréer, s’alimenter, travailler, sont également déterminés par le contexte économique, politique et culturel. Ce capital a été et est marqué également par l’androcentrisme (envisager le monde d’un point de vue uniquement masculin).
3Nombre d’auteures ont montré les effets de l’organisation industrielle patriarcale sur les organisations de la société. Dès lors, la révolution du féminin6 qui s’est opérée au xxe siècle par les femmes, est une révolution anthropologique majeure7. Celle-ci a profondément modifié les rapports et les relations entre le masculin et le féminin. Ainsi, l’approche de genre consiste, ici, à mettre les « lunettes du genre » pour relire les modalités de fonctionnement, d’organisation du territoire produit8 pour identifier un ensemble de relations, de pratiques, d’usages, de mobilités issus des rapports sociaux de sexe. Une série de travaux a pointé, à l’image des apports scandinaves9 et nord-américains10 antérieurs, les rapports différenciés, inégalitaires, symboliques existants dans la gestion des temps, des mobilités et des ressources. Dans les années 2000, un tournant spatial du genre11 a eu lieu dans les approches de géographie sociale et culturelle, porté par une génération de géographes constatant avec effarement les points aveugles de leur discipline sur ce sujet. À cet égard, la production d’analyses, d’images, de cartes, agit tel un révélateur, montrant les inégalités spatiales, au sens où elles font apparaître les images jusqu’alors invisibles, des inégalités spatiales femmes-hommes dans la gestion des temporalités quotidiennes.
Genre, mobilités et métropoles : dévoiler les inconforts urbains
4La question du quotidien, du temps et des mobilités est devenue un élément central des approches de genre en géographie, dont les territorialités de genre sont une des expressions les plus explicites12. En effet, dans le cas de l’analyse des couples dans les espaces périurbains de la région de Grenoble, les mobilités quotidiennes, les formes de déplacement et les activités participent à la construction de limites, de frontières visibles dans l’agencement des temps et des spatialités. La majorité des femmes (profil de cadres supérieures) effectuent du « zapping territorial » en réalisant des activités de déplacement, de services informels (voisinage et proximités) et deviennent de véritables « centrales de coordination temporelle13 ». Les mobilités révèlent également des trajectoires résidentielles et des modes d’habiter, montrant l’investissement différencié des couples dans la société locale14.
5Dans cet ouvrage, la première expression de ces constats est proposée par Martine Berger, Claire Aragau et Lionel Rougé, qui pointent à juste titre, à partir de la région Île-de-France, la variété des profils de femmes périurbaines cadres supérieures navetteuses (« les captives ») au regard des effets de genres, de classes, de générations. Cela constitue un inédit dans le domaine et montre la pertinence de continuer à démultiplier la compréhension des vécus, des échelles d’observation, des catégories pour expliciter les pratiques de mobilités. Ces formes d’usages, de pratiques de l’espace, des temps de vie marqués par une construction sociale, culturelle du rôle des femmes et des hommes est un thème récurrent de recherche. Il a été abordé dès le premier colloque sur le genre, en 2004, par les laboratoires TeO, ENS de Lyon et dans la biennale « Masculins et féminins : dialogues géographiques et au-delà », organisée par le laboratoire Pacte, Université Grenoble Alpes, en 2012 (fig. 1).
6Actuellement, l’analyse des mobilités et de leurs mouvements révèle le caractère hybride des objets spatiaux composites dans des contextes métropolitains, montrant (ou pas) un lien entre genre et territorialité15. Ces derniers s’interconnectent, révélant ainsi des stratégies d’adaptation ou d’anticipation à l’évolution des contextes : métropolisation, migrations internationales (travail, tourisme, exil, mariage). Cindi Katz, dès 200116, a décrit une topographie du capitalisme cognitif, c’est-à-dire l’extension spatiale et temporelle des inégalités, dues à l’expansion des migrations économiques, et notamment celle des femmes. Depuis plus de quinze ans, les femmes migrantes le sont principalement pour des raisons de pauvreté et sont embauchées dans des emplois de domestiques et de services. Dans ce livre, Colette Le Petitcorps met en évidence le choc des espaces-temps du quotidien dans la domesticité vécue par les femmes migrantes mauriciennes occupant des emplois de services. Son analyse de l’expérience migratoire des Mauriciennes, employées de maison (ayant fui avec leurs maîtres au moment de l’indépendance), et plus récemment avec leurs employeurs, montre à voir et à lire « la voix des autres17 ». Cette voix est d’autant plus complexe à expliciter par la chercheuse. Ainsi, même si elle est retranscrite, elle ne suffit pas en tant que telle à expliquer la domination en place, provenant de l’intersection de rapports de pouvoirs18. Ces paroles de migrantes dévoilent les effets multiples croisés de la colonialité, du genre, de la servitude, qui, loin d’être d’une époque datée, restent d’une actualité tenace. Ici, c’est l’espace-temps du quotidien, la capacité des femmes employées à domicile à être mobile qui est présenté selon une approche du care. Celles-ci ne se réduisent pas uniquement à prendre soin de l’autre, comme le soulignent Sandra Laugier et Patricia Paperman :
[…] le care est un concept critique qui révèle des positions de pouvoir. Et qui agace parce qu’il soulève une difficulté, celle du sens véritable de la morale… les éthiques majoritaires, et leur articulation au politique, sont le produit et l’expression d’une pratique sociale qui réserve le travail et les préoccupations de care prioritairement aux femmes, aux pauvres, aux immigrés19.
7Observer les mobilités quotidiennes, les migrations avec le genre et le care, c’est aussi comprendre l’espace-temps de « mise en disponibilité » au service des autres dans une disponibilité intellectuelle, corporelle, de déplacement, de proximité permanente. Ces constats alimentent les analyses qui ont montré dès les années 1980 le rôle étendu de la gestion du domestique avec le voisinage, porté majoritairement par les femmes. Par ailleurs, l’analyse des formes d’agencements temporels montre que, pour toutes et tous, prendre place dans l’espace des métropoles est loin d’être un acquis social et écologique.
8Le droit à la ville des femmes20 est très souvent mis à mal quand on pointe des éléments croisés entre mobilités, migrations et travail. Difficile de se rendre à son travail si l’accès aux transports en commun, à des moyens de déplacement, est semé d’embûches (horaires inappropriés, inconfort, insécurité). La mobilité quotidienne rejoint et fait partie de la mobilité sociale. Aude Kerivel, dans cet ouvrage, nous propose de lire, les trajectoires de migrantes étrangères à la recherche d’un emploi dans une métropole en France. Le croisement entre leurs parcours migratoires, le lieu où elles sont logées, le lieu où elles peuvent espérer travailler, la manière dont elles conçoivent leur droit à être mobiles, visibles dans un nouvel espace qu’elles ne connaissent pas, qu’elles ont imaginé, correspond à un processus d’apprentissage de la ville que tout un chacun fait depuis l’enfance. Les liens complexes entre ancrages et mobilités explicitent le degré de confort et d’inconfort vécu par les femmes immigrées dans leurs parcours de déplacement, de mobilités et d’insertion. Ainsi, Sabrina Sinigaglia-Amadio nous invite quant à elle, à comprendre ce mécanisme d’apprentissage de la mobilité urbaine et, au travers de l’observation de la micromobilité à l’échelle du quartier de femmes en lien avec des dispositifs de la politique de la ville destinés aux filles et femmes immigrées. En effet, si les mères/épouses se limitent dans leurs fréquentations à la proximité du quartier, les filles fréquentent le centre-ville, quand il est accessible en transport en commun ; de leur côté, les garçons ont une mobilité intraespace public du quartier. Loin d’être un stéréotype de genre provenant des quartiers dits prioritaires, d’autres espaces des villes montrent ces mobilités sous contrôle. En effet, ces espaces sont considérés comme un « promontoire » d’observation des filles, un espace de contrôle de leur corps, que cela soit dans les quartiers dits « prioritaires » ou sur l’esplanade d’un campus en haut duquel on peut contrôler les passages de ces corps, sélectionner des « filles », les noter, les classer21. Rien d’étonnant qu’au travers de carnets d’observations, l’on apprenne que les étudiantes se déplacent rarement seules, se collent aux éclairages le soir, quand il y en a.
Être mobile dans l’espace de la métropole : apprendre à se déplacer seule
9L’ensemble de ces analyses et observations conforte l’existence d’une production de la ville qui passe sous silence les effets ségrégatifs de l’accélération métropolitaine. Ces inégalités de genre impactent toutes les classes sociales, même si l’apprentissage de la mobilité est nécessairement plus difficile pour celles qui ne peuvent pas y accéder pour des raisons économiques, sociales ou culturelles. En somme, être mobiles aujourd’hui, cela s’apprend. En effet, la capacité des filles, des femmes à être mobiles dans les métropoles dépend de la capacité à pouvoir accéder à des services, à des espaces urbains qui ne reproduisent pas des inégalités tant matérielles (moyens de transport sécurisants, horaires élargis, capacité à se payer la mobilité douce, par exemple) qu’immatérielles (se sentir appartenir à une ville, s’imaginer dans des combinaisons de déplacements en toute sérénité). L’ensemble de ces constats prône en faveur de la prise en considération de ces éléments, souvent passés sous silence, dans la production de la métropole et dans les professions du champ de l’aménagement, de l’urbanisme et des transports. Dans un contexte où les métropoles sont amenées à penser aussi bien la mobilité que l’immobilité des individus, il paraît opportun de développer des formes de participation et de pédagogie éducative à la mobilité pour les femmes dès l’enfance. Telle est l’ambition de cet ouvrage22.
Notes de bas de page
1 Voir J. Coutras, Crise urbaine et espaces sexués, Paris, Armand Colin et Masson, coll. « Références », 1996, 155 p.
2 Voir S. Hanson, « Gender and Mobility: New Approaches for Informing Sustainability », Gender, Place, and Culture, vol. 17, no 1, 2010, p. 5-23.
3 Voir T. Friberg, Everyday Life, Women’s Adaptive Strategies in Time and Space, Byggforskningsrådet, The Swedish Council For Building Research, Stockholm, 1993, 218 p.
4 Voir D. Massey, For Space, New York, SAGE Publications Ltd, 2005, 232 p.
5 Voir V. Kaufmann, « La mobilité comme capital ? », dans B. Montulet et V. Kaufmann (dir.), Mobilités, fluidités… libertés ?, Bruxelles, Presses de l’Université Saint-Louis, 2004, p. 25-41.
6 Voir C. Froidevaux-Metterie, « Réinvention du féminin », Le Débat, no 174, 2013, p. 95-113.
7 Par exemple la maîtrise de la reproduction biologique.
8 Voir C. Raffestin, « Écogénèse territoriale et territorialité », dans F. Auriac et R. Brunet, Espaces, jeux et enjeux, Paris, Fayard, 1986, p. 173-185.
9 Voir T. Friberg, Everyday Life, Women’s Adaptive Strategies in Time and Space, ouvr. cité.
10 Voir D. Rose et P. Villeneuve, « Engendering Class in the Metropolitan City: Occupational Pairings and Income Disparities Among Two-Earner Couples », Urban Geography, vol. 19, no 2, 1998, p. 123-159.
11 Voir C. Hancock, « L’idéologie du territoire en géographie : incursions féminines dans une discipline masculiniste », dans C. Bard (dir.), Le genre des territoires : masculin, féminin, neutre, Angers, Presses de l’Université d’Angers, 2004, p. 165-174.
12 Voir S. Louargant, L’approche de genre pour relire le territoire. Les trajectoires hommes-femmes dans les projets touristiques ruraux (Ardèche méridionale, Ligurie, Fes-Boulemane), thèse de doctorat en géographie, Université de Grenoble I Joseph-Fourier, 2003, 506 p.
13 Voir S. Chardonnel et S. Louargant, « Mobilité quotidienne et emplois du temps des familles : entre complexité et diversité, Approches qualitatives et quantitatives », 7e rencontre du groupe de travail Mobilités spatiale et fluidités sociales, 29-30 mars 2007, Namur.
14 Voir L. Cailly et R. Dodier, « La diversité des modes d’habiter des périurbains dans les villes intermédiaires : différenciations sociales, démographiques et de genre », Norois, no 205, 2007/4, p. 67-80.
15 Voir N. Cattan, « Repenser la territorialité. L’apport du croisement mobilité et genre », Bulletin de la Société géographique de Liège, no 62, 2014, p. 47-52.
16 Voir C. Katz, Growing Up Global: Economic Restructuring and Children’s Everyday Lives, Minneapolis, University of Minesota Press, 2004 ; C. Katz, « Vagabond Capitalism and the Necessity of Social Reproduction », Antipode, vol. 33, no 4, 2001, p. 709-728.
17 Voir C. Gilligan, In a Different Voice: Psychological Theory and Women’s Development, Cambridge, Harvard University Press, 1982, 184 p.
18 Voir K-W. Crenshaw, « Cartographie des marges : intersectionnalité, politique de l’identité et violences faites aux femmes de couleur », Cahiers du genre, « Féminisme(s) : penser la pluralité », no 39, 2005, p. 51-82 ; S. Bilge, « De l’analogie à l’articulation : théoriser la différenciation sociale et l’inégalité complexe », L’Homme et la société, no 176-177, 2010, p. 43-64.
19 Voir S. Laugier (dir.) et P. Paperman, Le souci des autres. Éthique et politique du care, nouvelle édition augmentée, Paris, EHESS, coll. « Raisons pratiques », 2011, p. 16.
20 Voir T. Fenster, « The Right to the Gendered City: Different Formations of Belonging in Everyday Life », Journal of Gender Studies, vol. 14, no 3, 2005, p. 217-231.
21 Travail d’observation réalisé par des étudiantes du diplôme universitaire PAFE, diplôme d’université Projets, actions, formation, égalité femmes-hommes, promotion 2016-2017.
22 Les citations et montages photographiques qui ouvrent chaque chapitre ont été l’objet d’un choix éditorial.
Auteur
Maître de conférences en géographie sociale,
UMR Pacte, Université Grenoble Alpes
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