Chapitre 10
Ambivalences de l’auteur
p. 281-300
Texte intégral
1Quand De Quincey entame sa carrière en 1821, il ne manque pas d’ambition : les Confessions contiennent, à tous égards, le récit de son émancipation. Ce devait être une fin, à la fois une finalité et un point final, pour laisser derrière lui les souffrances de l’opium et renaître comme auteur ; au lieu de quoi, il se dissout dans son œuvre, imprégnée de sa présence mais proclamant son refus de s’exposer au regard du lecteur. L’œuvre présente alors un nouveau portrait en absence : celui de l’auteur.
Ceci n’est pas une œuvre
2Comme la plupart des écrivains, De Quincey retrace dans son enfance les signes d’une vocation précoce. Avant même de savoir lire, il découvre à la fois la littérature et le sublime dans la Bible et les Mille et Une Nuits : une expérience collective, aux côtés de ses sœurs, sous le regard bienveillant d’un guide, la nourrice, qui lit et explique le contenu, tandis que les enfants regardent les illustrations. Bien qu’il ne passe pas par l’écrit, le royaume imaginaire de Gombroon est un autre indice de sa créativité. C’est ensuite à l’école qu’il fait sa première expérience de l’écriture avec ses compositions d’écolier en grec : une écriture poétique, qui lui vaut l’admiration des adultes, la jalousie des autres élèves, et un troisième prix d’excellence. Mais c’est dans le cercle privé qu’il ébauche une première composition spontanée, un poème satirique dont il cite quelques vers dans les Confessions. Enfin, il découvre les poèmes des Ballades Lyriques, introduisant alors un autre cliché des autobiographies d’écrivains : la lecture « clandestine et solitaire » d’un auteur qu’il est seul à apprécier. Dans ce portrait les silences sont significatifs : De Quincey s’abstient de mentionner qu’il a dévoré un grand nombre de romans gothiques et de récits de voyage. C’est d’ailleurs en achetant une série d’ouvrages sur l’histoire de la navigation, incluant de nombreux récits de voyages, que De Quincey, encore enfant, contracte sa première dette, en elle-même insignifiante, mais que son ignorance et sa grande imagination transforment en une épreuve mystérieuse et terrifiante jusqu’au sublime : « For ever I searched the abyss with some wandering thoughts unintelligible to myself1 ».
3La littérature est indispensable à De Quincey en toutes circonstances : il regrette l’absence de livres dans la campagne galloise. Ses biographes décrivent un rapport addictif aux livres. Néanmoins, cette même littérature est singulièrement maltraitée dans l’œuvre, détournée de sa vocation faute de lecteur, et réduite à sa condition matérielle sous toutes ses formes : les invendus, selon le cliché, servent à rembourrer les malles ; le poids de la malle de livres presque intransportable compromet sa fugue ; la paperasse judiciaire de l’avocat londonien est « maudite » et fait office de literie (« with a bundle of cursed law papers for a pillow2 ») ; les livres de philosophie servent de cible à son fils jouant avec un arc3 (certains y ont vu une critique de la philosophie, mais le centre du passage paraît plutôt être l’incapacité du lecteur, qui ne peut que participer aux jeux de son fils faute de pouvoir faire un meilleur usage de ses livres) ; Wordsworth utilise un couteau plein de beurre pour couper les pages d’un ouvrage d’Edmund Burke (De Quincey ne précise pas si les pages souillées portaient sur le sublime) : « he tore his way into the heart of the volume with his knife that left its greasy honours behind it upon every page: and are they not there to this day4? » ; les livres qu’il prête à Coleridge lui reviennent, on peut le supposer, couverts d’annotations, ce que De Quincey pardonne bien volontiers comme un enrichissement du livre5 ; mais aussi avec son propre nom suivi de la mention abusive « esquire », si bien qu’il devra tout effacer laborieusement :
[…] he duly inscribed my name in the blank leaves of every volume; a fact which became rather painfully made known to me; for, as he had chosen to dub me Esquire, many years after this, it cost myself and a female friend some weeks of labour to hunt out these multitudinous memorials, and to erase this heraldic addition; which else had the appearance to a stranger of having been conferred by myself6.
4Les mots eux-mêmes acquièrent une matérialité déplaisante quand le processus d’ingestion devient littéral et qu’il faut faire bouillir certains mots pour les attendrir : « ‘Smooth’d’st!’ Would the teeth of a crocodile not splinter under that word? It seems to us as if Mr Bowyer’s verses ought to be boiled before they can be read7 ». Divisée entre un contenu idéal immatériel, parfois sublime, et la matérialité encombrante du livre (la malle qui chute dans l’escalier), la littérature finit par devenir impuissante et muette.
5Qu’advient-il alors de la vocation littéraire ? Dans le contexte de déclin du Romantisme, elle ne pouvait pas s’épanouir sans difficultés, mais De Quincey donne l’impression qu’elle se perd : il passe sous silence ses ambitieux projets adolescents d’écrire des poèmes et des tragédies, et affirme avoir pris conscience très tôt de n’avoir pour la poésie que du talent, et non pas le génie nécessaire. S’il a composé d’innombrables poèmes, ils n’ont jamais existé que dans son esprit, les nuits d’insomnie8. Enfin, comme si en renonçant à la poésie il avait renoncé à écrire, il avoue que l’écriture n’est pas l’aboutissement de la vocation mais le fruit de la nécessité économique :
But, in 1821, when I went up to London avowedly for the purpose of exercising my pen, as the one sole source then open to me for extricating myself from a special embarrassment, (failing which case of dire necessity, I believe that I should never have written a line for the press)9.
Il retrace brièvement la genèse des Confessions dans Autobiographic Sketches10, où il explique que s’il semble serein dans une grande partie du récit, c’est uniquement parce qu’il avait fortement augmenté sa dose quotidienne d’opium. Quelques pages plus loin, il présente enfin une écriture joyeuse et ludique en retraçant sa découverte, puis sa traduction de Walladmor, pseudo-roman de Walter Scott : une écriture de contrebande et de réhabilitation, qui rend lisible un texte décousu et très mal écrit, et construit un deuxième canular sur le premier puisque le texte anglais n’a plus qu’un lointain rapport avec le texte allemand. De Quincey proclame fièrement avoir fabriqué « un porte-monnaie en soie à partir d’une oreille de cochon », mais la métaphore financière s’accorde avec le contexte d’écriture à la hâte, et en fin de compte il revendique seulement d’avoir écrit un roman « qui ne soit pas insipide » (« not dull »)11. À cette exception près, De Quincey se dépeint toujours comme un auteur en souffrance, et cela finalement dès l’enfance : ses succès scolaires sont une cause de conflit avec les autres élèves et une source d’anxiété (le problème se règle de lui-même avec la baisse involontaire de la qualité des poèmes), tandis que le prix de composition lui semble le renvoyer à la condition d’enfant dont il souhaitait s’émanciper en intégrant immédiatement l’université. Les sentiments disproportionnés de honte, et même de dégoût qu’il décrit à cette occasion font certainement écho à un sentiment profondément ancré de n’être, quelque part, jamais sorti du statut d’auteur mineur. En dehors de ses compositions juvéniles, ses écrits autobiographiques le présentent systématiquement comme un auteur en échec, impuissant à réaliser ses projets, les plus ambitieux comme les plus modestes : sa préface dédiée à Ricardo, son ouvrage philosophique De emendatione humani intelllectus, inspiré par Spinoza, et son traité d’économie :
This was now lying locked up, as by frost […]; and, instead of surviving me as a monument of wishes at least, and aspirations, and a life of labour dedicated to the exaltations of human nature.
I found myself quite unable to accomplish all this. The arrangements were countermanded: the compositor dismissed: and my “Prolegomena” rested peacefully by the side of its elder and more dignified brother12.
De ces projets inaboutis, il ne nous donne aucun aperçu. Il cite en revanche quelques vers d’un poème parodique inachevé écrit à l’adolescence. En d’autres termes, il ne nous montre qu’une écriture à laquelle il a renoncé, la poésie, et seulement dans une version immature. Enfin, il écrit régulièrement au début de ses articles qu’il n’est pas parvenu à les composer correctement, soit à cause de l’opium, soit à cause de la hâte exigée par la publication périodique. Écrire est synonyme de renonciation, d’échec, d’impuissance, et de frustration ; ce qui n’est pas si surprenant si on considère que la créativité est une souffrance. La création littéraire, symbolisée par un chef d’œuvre inachevé, le Prolégomènes, reste une idée qui ne se concrétise jamais : un rêve éveillé, ou un projet irréalisable (les projets du Journal intime, ou la dédicace à Ricardo). Cette créativité paradoxale évoque ce commentaire d’Antonin Artaud :
J’ai débuté dans la littérature en écrivant des livres pour dire que je ne pouvais rien écrire du tout. Ma pensée quand j’avais quelque chose à écrire était ce qui m’était le plus refusé. […] Je n’ai jamais écrit que pour dire que je n’avais jamais rien fait, ne pouvais rien faire et que faisant quelque chose en réalité je ne faisais rien. Toute mon œuvre a été bâtie et ne pourra l’être que sur le néant13.
De Quincey se décrit régulièrement comme l’écrivain qui ne peut plus écrire, qui n’écrit que pour assurer sa subsistance, et dont l’œuvre est condamnée à l’inachèvement :
[…] a memorial to my children of hopes defeated, of baffled efforts, of materials uselessly accumulated, of foundations laid that were never to support a superstructure, – of the grief and the ruin of the architect14.
Malgré ses succès, et malgré les quelques huit mille pages de texte rassemblées par Grevel Lindop, De Quincey met en avant un échec qui pourrait se résumer en une phrase : il n’a pas d’œuvre, ou bien une œuvre fugace, écrite dans la presse temporaire des magazines, et donc aussi vaine que celle de Lamb (qui suscite un regard compatissant) ou du Dr Parr (qui suscite un regard moqueur) :
[…] the whole would be little short of seven thousand pages. And yet, spite of that, not one work of Dr Parr’s is extant, that can, without laughter, assume that important name. The preface to Bellenden is, after all, by much the weightiest and most regular composition, and the least of a fugitive tract15.
De Quincey fut donc pour le moins « agréablement surpris » que les éditeurs américains Tickner et Fields lui prouvent la durabilité de ses écrits, en rassemblant ses premières œuvres complètes, et lui envoient en 1852 des droits d’auteur substantiels16. Même ainsi, De Quincey reste incrédule devant son succès, et ne l’évoque que pour en plaisanter : « a remote posterity in 1851 » ; « For surely to an ‘article’ composed in 1821, a corpulent reader of 1858 is posterity in a most substantial sense17 ». Bien qu’il tente, à la suite de Tickner & Fields, de rassembler ses propres œuvres complètes, il est dans l’incapacité de les retrouver lui-même, et préfère se fier à l’édition américaine18.
6Pourtant, De Quincey valorise son écriture. Il préfère se dépeindre en observateur en retrait, plutôt qu’en acteur de sa propre vie, et ne valorise guère son passé que quand il y est déjà auteur : de bons mots, d’une lettre en grec, d’un poème, etc. Quand l’ironie et l’humour se substituent au sujet autobiographique, ils valorisent la virtuosité du narrateur ; et l’autodérision place le narrateur en position de supériorité vis-à-vis du personnage. Régulièrement, il se regarde écrire :
Frappante est la récurrence de formules telles que “whilst I write this”, ou encore telle observation sur “my way of writing”, ou mieux encore la phrase “I place myself at a distance of fifteen or twenty years ahead of this time, and suppose myself writing”19.
De Quincey se dit également en échec comme lecteur. Malgré l’érudition manifeste à chaque page du moindre article, dans ses écrits autobiographiques De Quincey se déclare en général dans l’incapacité soit de lire, soit de comprendre ce qu’il lit : « I read Kant again ; and again I understood him, or fancied that I did20 ». Il est même incapable de se souvenir s’il a, oui ou non, lu un ouvrage de Grotius étudié par ses camarades de classe à son arrivée à l’école de Manchester, alors que l’anecdote très détaillée prend dans son récit une place « disproportionnée » (« At the cost of some disproportion21 »). Les lectures les plus marquantes peuvent aussi être les plus superficielles :
Books […] left casually open without design or consciousness, from which some careless passer-by, when throwing the most negligent of glances upon the page, has been startled by a solitary word lying, as it were, in ambush, waiting and lurking for him, and looking at him steadily as an eye searching the haunted places in his conscience22.
En se décrivant comme un lecteur qui ne lit pas, puis un auteur qui n’écrit pas, De Quincey se déclare victime d’une ironie tragique qui sous-entend (ou désigne) à la fois l’œuvre idéale et l’insuffisance de l’œuvre matérialisée, à la fois comme créateur et comme penseur (ou philosophe) original. De Quincey se met en scène comme auteur mineur, et on peut dire qu’il a lui-même paradoxalement œuvré à ce statut.
7La parodie, qui oscille entre dépendance et créativité, finit par renforcer paradoxalement son statut d’auteur mineur, car De Quincey choisit de rester dans la dépendance et la répétition : après les Confessions, les quelques citations ironiques se fondent dans l’abondance de citations érudites. De Quincey est aussi, par moments, un auteur qui écrit par reproduction d’œuvres existantes, par le biais des citations, de quelques semi-plagiats, et de traductions déclarées, ou pas, d’auteurs allemands ; reproduction aussi de ses propres articles, inlassablement révisés. C’est parfois une façon d’excuser ses failles : il anticipe les critiques potentielles du lecteur et met les défauts de certains articles sur le compte de l’absence de livres auxquels se référer (en contradiction avec sa mémoire prodigieuse). Ce qui est plus difficile à comprendre, c’est que De Quincey revendique parfois son érudition au détriment de ses propres idées : soit qu’il semble réticent à admettre qu’un récit est de son invention ; soit qu’il se déclare incapable d’écrire un article de qualité sans ouvrages de références, alors que, d’après tous les témoignages de ses contemporains, il s’était fait sa propre opinion, réfléchie, sur tous les sujets :
Sur presque chaque sujet abordé il possédait non seulement cette information générale qu’on apprend aisément en compagnie littéraire ou dans les livres, mais cette connaissance minutieuse et exacte des détails qu’on acquière seulement par une recherche et une réflexion personnelles simultanées23.
Goldman parle d’un désir « compulsif » de faire passer les fruits de son imagination pour de l’érudition plutôt que de valoriser une création originale et imaginative ; « une passion étrange et perverse pour la vérité – ou du moins une apparence de vérité24 ». Dans Sketch from Childhood, racontant comment l’histoire d’Aladin a frappé son imagination, De Quincey crée une image sublime (et plus précisément sur le mode du sublime sombre) mais déclare qu’il l’a empruntée, sans se rappeler à quel auteur. On peut y voir une façon de faire valider l’autorité de son récit, mais également, une fois de plus, le symptôme d’une relation problématique à sa propre création « qui transformait la création en un acte secret et furtif, quelque chose qu’on ne doit jamais avouer ouvertement25 ».
8Ce qui lui appartient en propre se trouve alors repoussé à la marge de l’œuvre d’un autre, et à la marge de sa propre œuvre publiée, si bien que les passages les plus créatifs, ou les commentaires les plus subversifs (l’analyse de l’absence de sublime de l’océan, repoussée en note de note de note de bas de page) font figure d’anomalie. Éparpillée et fragmentaire, l’œuvre est également repoussée dans le temps. Le plus important vient en retard, presque à regret : dans les Confessions, les avant-propos se succèdent et retardent le récit du journal des rêves. Le « Post-Scriptum » des articles « On Murder » expose exemplairement cette procrastination littéraire, qui remet toujours à plus tard : l’exposé détaillé de l’affaire Williams, esquissé et esquivé dans les deux articles, attendra trente ans que De Quincey ose le raconter, encouragé par la solidification de l’œuvre grâce à Ticknor & Fields. Il est pourtant sous-entendu dès les premiers mots (« the ‘Williams’ Lecture on Murder26 »), et annoncé dès le premier article, où il ne peut être inclus par manque de temps (pour l’orateur, c’est-à-dire par manque de place dans le numéro en cours du magazine) : « I shall not allow myself to speak incidentally. Nothing less than an entire lecture, or even an entire course of lectures, would suffice to expound their merits27 ». On retrouve la même structure tripartite (deux articles humoristiques, et un qui s’attaque sérieusement au sujet) dans « William Hamilton ».
Le spectre de l’œuvre
9Si De Quincey n’a pas d’œuvre, c’est aussi parce qu’elle a déjà été écrite par un autre. L’exaltation de la découverte de Ballades Lyriques (et l’identification à Wordsworth) a peut-être été accompagnée d’un sentiment de dépossession, que Philippe Lejeune décrit comme une expérience courante :
Avec Proust, j’ai eu le sentiment de ce que les oulipiens appellent le « plagiat par anticipation », c’est-à-dire que, d’une manière incroyable, Proust avait par avance écrit mon œuvre. Tout le monde, à un moment quelconque, a ressenti cela, même si c’est grotesque à dire. C’est un sentiment à la fois exaltant et destructeur. C’est destructeur de deux manières : on se dit que tout ce qu’il était possible de faire a déjà été fait, il y a là quelque chose d’indépassable, d’écrasant, d’absolument vertigineux28.
La parodie est à la fois une désacralisation, une réappropriation et une forme d’autodérision. La rareté de la parodie après le succès des Confessions participe de la relation problématique de De Quincey à sa propre créativité. Depuis Bahktin, la créativité de la parodie ne fait plus de doute, mais pour les Romantiques comme pour les Victoriens, la parodie est ressentie soit comme un hommage, soit comme une œuvre « parasite », car la parodie repose sur la reconnaissance d’un texte qui la précède. Coleridge exprime un certain mépris : « Les parodies sur des poèmes nouveaux sont lus come des satires ; sur des vieux poèmes, […] comme des compliments. Un homme de génie peut en toute sécurité rire d’une mode d’attaque, par lequel son vilipendeur […] devient son ardent défenseur29 ».
10Quant à De Quincey, dans l’ensemble de son œuvre, il n’y aurait que quatre parodies de Wordsworth, et deux de Coleridge, alors que Devlin compte plus de deux cent citations et allusions pour la seule œuvre de Wordsworth30 (une estimation basée de surcroît sur l’édition incomplète de Masson). Il utilise peu l’ironie contre ses aînés, et surtout pour critiquer les failles de l’homme derrière l’artiste (leurs préjugés, leur personnalité, ou leur apparence physique). La critique biographique extensive se substitue, en quelque sorte, à la parodie ; et côtoie les éloges dithyrambiques de l’œuvre et du génie créateur et philosophique des deux poètes, tous deux comparés à Milton : une fois de plus, l’ambivalence passe par un double traitement.
11Par ailleurs, de plus en plus la parodie est également considérée comme autoparodique, car elle « implique la destruction de son propre point de vue par une parodie à venir31 ». Il ne fait guère de doute que la pratique de De Quincey soit inséparable d’une certaine autodérision, ainsi que d’une revendication de « continuité32 » (de pensée, d’écriture, et de compétence) avec les auteurs parodiés, et au-delà, avec la communauté des lettres ; et inséparable enfin, quelle que soit l’interprétation qu’on en fait, de la « jouissance » du texte et du pied de nez à ses aînés33. Plus généralement, l’ironie à l’encontre de Wordsworth et Coleridge se complique toujours d’une nuance d’autodérision : par ricochet, De Quincey se moque donc de son propre Romantisme ; et ses parodies contiennent plus d’autodérision que d’iconoclasme.
12Les parodies elles-mêmes restent souvent très discrètes : soit parce qu’elles ne se livrent qu’aux initiés, soit parce qu’elles sont déplacées dans des contextes si incongrus qu’il est tentant de n’y voir que le surgissement intempestif de l’inconscient (et le fait que De Quincey est un des précurseurs de l’inconscient freudien nous y encourage). D’autant que ces passages impliquent souvent un contenu émotionnel fort : « un art oblique dans lequel des motifs émotionnels persistants, des images récurrentes et des schémas narratifs surgissent dans des contextes improbables34 ».
13Ainsi, dans « Ceylon », un article de politique étrangère à la fois assez long et peu digressif, De Quincey décrit un ministre cingalais, qu’il déclare être l’instigateur d’un complot, dans un contexte lourd de mensonges et de trahisons. Il s’agit d’un portrait xénophobe, qui reprend tous les présupposés racistes de l’époque. Au milieu de ces clichés se trouve une phrase apparemment neutre, objective, sur l’apparence physique du ministre ; où le lecteur attentif reconnaît soudain un portrait de Coleridge : « a noticeable man, with large gray eyes ». Il s’agit de l’expression que Wordsworth emploie dans « Stanza Written In My Pocket Copy of Thompson’s “Castle of Indolence” », et que De Quincey reprendra dans une autre parodie, dans les Confessions de 1856 dans un dialogue satirique35. La superposition des deux portraits (Coleridge et le portrait raciste du ministre cingalais) exprime une grande violence, physique et psychologique, qui en dit long sur le sentiment de trahison et d’aliénation vis-à-vis du poète. Ce rapprochement parodique improbable a de quoi interpeller, d’autant que la référence se fond parfaitement dans le reste du texte, où elle semble dissimulée. Quelques lignes plus haut toutefois, De Quincey fait un rapprochement ouvertement « impertinent » entre le potentat cingalais et Napoléon, avec une petite phrase qui pourrait commenter l’irruption de la parodie : « That we call a coincidence ». Un peu plus loin, il cite un poème de Wordsworth, cette fois-ci avec guillemets et le nom de l’auteur. Enfin, quelques lignes plus bas, on retrouve l’ironie instable de « On Murder » (« a most picturesque murder36 »).
14Ces parodies inattendues suivent un fonctionnement digressif opportuniste : De Quincey insère des associations d’idées dans un contexte improbable, qui lui permet de dissimuler la parodie dans une ironie entre initiés. La satire politique peut elle aussi surgir inopinément, dans un article consacré à un tout autre sujet, mais jamais si discrètement.
15Le processus de publication suscite l’évocation de l’inévitable matérialité de l’œuvre : c’est le moment où l’auteur est lui aussi contraint de s’incarner, s’excuse de ses erreurs et de ses insuffisances, réelles ou supposées, et explique que son corps malade l’a empêché d’écrire, entraînant la dégradation de l’œuvre idéale en prose périodique imparfaite. La présence de l’auteur se manifeste par le biais des adresses au lecteur. L’écriture se veut alors le produit d’une voix narrative désincarnée, puisque De Quincey refuse de s’incarner en une description. Cette dématérialisation accompagne logiquement l’idée d’un auteur potentiel : il est comme le fantôme du Brocken, l’ombre de lui-même. De cette façon, il accède à la même immatérialité qu’une personne célèbre : « everybody read so much about [him], and so few people ever saw him, that there was a fixed belief that he was an abstract idea37 ».
16Dans le seul texte qui le met en scène comme auteur (« Sortilege on Behalf of the Glasgow Atheneum »), De Quincey présente une œuvre enfouie dans une baignoire, remplie des papiers les plus divers : image incongrue et solidifiée du chaos originel, source de créativité38. L’œuvre est, littéralement, noyée dans les contraintes financières : au milieu des réclamations et factures des créanciers, et autres paperasses, se trouve peut-être l’idée géniale qu’il n’y aurait plus qu’à repêcher et développer pour obtenir un excellent article. Ce bain de papiers reflète parfaitement le caractère fragmentaire de l’œuvre39, mais la baignoire ne nous renvoie pas uniquement à l’impuissance de l’auteur. L’œuvre dans la baignoire est une œuvre en germe, ou plutôt une œuvre virtuelle au sens où les écrits autobiographiques suggèrent une vie virtuelle : il ne manque que les conditions de son actualisation.
17La matérialité problématique de l’œuvre et de l’auteur va de pair : comme l’auteur, l’œuvre s’efface. De Quincey nous demande moins d’estimer son œuvre accomplie, qu’une œuvre idéale fantôme. En évoquant, à l’intérieur d’une œuvre publiée, de grandes capacités intellectuelles paralysées par l’opium, il met aussi en avant un potentiel qui n’a pas pu s’exprimer. De Quincey rêve son œuvre avec sa vie : si sa vie avait été différente, n’aurait-il pas révolutionné l’économie ? N’aurait-il pas régénéré la pensée philosophique ? Personne n’est en droit d’affirmer le contraire, surtout pas le lecteur, et même pas l’auteur lui-même : « neither of us is acquainted properly with the circumstances of the case; I, from natural bias of judgement, not altogether acquainted; and [the reader] (with his permission) not at all40 ». Suggérer est parfois plus puissant que réaliser. Il ne s’agit pas forcément de textes majeurs : parfois il fait simplement allusion à des anecdotes croustillantes ou amusantes, qui auraient enrichi son récit. Ainsi, s’il avait pu entrer dans les détails pour parler de l’avocat qui l’hébergea à Londres, il en aurait dressé un portrait intéressant : « This man’s house was slightly described, and, with more minuteness, I had exposed some interesting traits in his household economy41 ».
18L’œuvre la plus sublime de De Quincey existe bien, mais reste inaccessible : il s’agit de ses rêves, une œuvre insubstantielle qu’il suggère plus qu’il ne la décrit. Au fond, c’est en nous faisant rêver son œuvre qu’il réussira à l’actualiser : après tout, n’est-ce pas ainsi qu’est née l’image des Prisons de Piranèse, De Quincey se réappropriant dans ses rêves le récit de Coleridge ? Même ainsi, la promesse de descriptions splendides n’est qu’à moitié tenue dans « Suspiria de Profundis » : les visions sont incomplètes. Les premiers rêves sont rapidement résumés, pour donner au lecteur une simple esquisse du projet :
I find my resource in a sort of “jury” peroration – not sufficient in the way of a balance by its proportions, but sufficient to indicate the quality of the balance which I had contemplated42.
Ensuite, dans la deuxième partie, De Quincey ne donne aucun des rêves promis : il explique dans un écrit postérieur qu’il a perdu ces récits, certains ayant accidentellement brûlé. La vision finale n’est pas un rêve, ou même une rêverie, elle en est un substitut improvisé, et le condensé de « trois ou quatre illustrations tirées de [s]on expérience43 ». En fin de compte, le récit est presque aussi insubstantiel que les rêves eux-mêmes. De Quincey lui-même semble davantage en être le témoin privilégié (et/ou maudit) que le créateur. Il écrit des confessions qui ne confessent pas grand-chose, et certainement rien de répréhensible, et revendique le droit de ne pas achever son œuvre : « What then? A man has a right never to finish any thing. Certainly he has; and by Magna Charta44 ». Au fond, De Quincey présente une œuvre ironique : une œuvre qui critique ce qu’elle dit, renvoie à ce qu'elle ne dit pas (mais aurait pu, ou aurait dû dire), et en appelle à la complicité du lecteur, sans qui elle n’existe plus.
Le succès de l’essayiste : une minorité stratégique
19Dans ses préfaces et adresses au lecteur ou ses lettres à l’éditeur, De Quincey adopte généralement pour parler de ses propres textes le ton mélancolique et apologétique d’un auteur de second rang : une attitude dépréciative qui doit être relativisée en termes de stratégie. L’invocation classique à la Muse devenant ridicule, l’auteur moderne fait le choix de la parodie, de l’humilité, d’un regard distancié sur son œuvre ou d’en attribuer la paternité à un vieux manuscrit, et implique le lecteur dans l’acte créatif45.
20La réussite de De Quincey passe par des stratégies indirectes, dont l’ironie fait partie. Il se met en scène comme auteur mineur, mais dans les limites de ce statut, il excelle. De Quincey récupère son statut de disciple : il est second juste après Wordsworth, et ainsi encore supérieur au commun des littérateurs, comme tout auteur qui viendrait juste après Shakespeare : « a relation of inferiority to him is a more enviable distinction than all degrees of superiority to others46 ». Après tout, il est le « frère littéraire » de Coleridge. Face à un lectorat qui a besoin d’être éduqué, et de remplacer ses préjugés (un goût artificiel) par un retour à un goût sain, comme le prône Wordsworth, la sympathie que De Quincey inspire au lecteur malgré lui est le meilleur gage de la qualité intrinsèque de ses écrits et de leur originalité :
[…] suffer me also to anticipate that, on the publication of some parts yet in arrear of the Suspiria, you yourself may possibly write a letter to me, protesting that your disapprobation is just where it was, but nevertheless that you are disposed to shake hands with me – by way of proof that you like me better than I deserve47.
De Quincey se crée un domaine propre, en se tournant vers des domaines que n’ont pas, ou très peu exploités, Wordsworth et Coleridge : la critique et l’économie, qu’il décrit comme des domaines secondaires, mais auxquels il s’efforce de donner des lettres de noblesse. Il peut ensuite déclarer sans complexes sa supériorité sur les deux poètes, dont il proclame « l’inaptitude » en la matière :
[…] with all his immeasurable genius, Wordsworth has not, even yet, and from long experience, acquired any popular talent of writing for the current press.
[…] their blind and hasty reveries in political economy48.
La critique en soi est un exercice « noble », et fait partie des ambitions présentées dans le Journal intime : la liste de ses projets littéraires inclut quatre essais49. En tant que critique, De Quincey est sûr de son jugement et de sa capacité à identifier les écrivains précurseurs, comme il l’a fait pour Wordsworth. Il rêve dans un passage humoristique d’atteindre la postérité en tant que seul acheteur et seul lecteur d’un poème de Landor, « Gebir » : « It was not clear but this reputation might stand in lieu of any independent fame, and might raise me to literary distinction50 ».
21À différents moments de son œuvre, il déclare comprendre certains écrits mieux que leurs propres auteurs : « do I pretend to know Kant better than he knew himself? In some things, perhaps, I do51 ». Non content de comprendre les principes poétiques de Wordsworth mieux qu’aucun autre critique, il se permet aussi de souligner les erreurs du maître : « entire misconception of his own meaning52 ». Enfin, il explique que dans son poème « Written after the Death of Charles Lamb », Wordsworth a utilisé des éléments de la vie de Lamb sans en avoir complètement conscience : il interprète le poème au bénéfice du lecteur, mais également au bénéfice du poète lui-même.
22De Quincey est à l’évidence à l’aise dans son rôle de critique : il est tour à tour conseiller, éducateur, humoriste ou rhéteur. Le ton de ses écrits, volontiers facétieux, suggère un réel bonheur à exprimer, exposer, et polémiquer, et sert un but pédagogique en proposant une présentation vivante et attractive de sujets potentiellement rébarbatifs, en les parsemant d’humour et d’ironie. De Quincey prend visiblement plaisir à partager et transmettre son savoir, notamment sa culture classique : il raconte longuement la tragédie d’Œdipe, ou encore l’histoire de la déesse romaine Levana : « Who is Levana? Reader, that do not pretend to have leisure for very much scholarship, you will not be angry with me for telling you53 ». Il s’est également penché sur les méthodes d’éducation, à la fois pour les enfants et les adultes, et a publié plusieurs articles sur la question. Il aime à présenter des idées et des penseurs mal connus du public, surtout quand il estime que ces penseurs manquent de « talents polémiques » (« polemic skills54 ») pour imposer leurs idées eux-mêmes ; c’est par exemple le cas de l’économiste Ricardo, à propos duquel il écrit un article de vulgarisation : « Ricardo Made Easy ». Il introduit toujours une dimension polémique : loin d’être un simple intermédiaire entre un auteur et le public, il se présente comme le champion d’un auteur incompris, et injustement vilipendé par les autres critiques. Enfin, De Quincey nous parle de son rôle d’éternel lecteur, qui serait pour lui le nom respectable du critique, et dont il se serait volontiers contenté s’il n’avait pas été contraint de gagner sa vie par ses difficultés financières.
23La critique n’en est pas moins un domaine secondaire. De Quincey se met en scène en tant que critique dans « Gillies’s German Stories ». Pour décrire sa relation à l’auteur dont il examine la dernière publication, il se compare au narrateur de « La complainte du vieux marin » : « we ‘hold him with our glittering eye55’ ». De Quincey raille le fantasme de toute-puissance du critique, et son aspiration au sublime. Cette parodie littéraire se double ensuite d’une référence picturale. La critique devient, pour rire, le lieu du sublime quand De Quincey se compare à un lion, et l’auteur à un cheval terrorisé : la scène est bien sûr copiée de la célèbre série de tableaux de George Stubbs, c’est-à-dire, comme le poème de Coleridge, un archétype du sublime. Dans les deux cas, les rôles sont inversés : le critique rêve de s’approprier le pouvoir du sublime, qui lui permettrait de fasciner l’auteur comme le meurtrier Williams fascine sa victime, alors que la critique apparaît comme la scène de l’anti-sublime (ou sous-sublime), le bathos. Ses aspirations au sublime font aussi du critique un auteur raté.
24De Quincey fait également référence à Swift : « it drives a man into hurried writing, possibly into saying the thing that is not56 ». Il introduit ainsi une note satirique qui assimile l’essayiste aux Houyhnhnms, créatures dégénérées et irrationnelles, qui aiment à mentir, donc dire « la chose qui n’est pas », comme le formulent leurs antagonistes, les chevaux doués de raison. De Quincey souligne ainsi le sentiment que son statut de critique entraîne une certaine dégradation.
25L’économie semble un domaine encore moins noble : De Quincey déclare s’y être intéressé au moment où la paralysie de ses facultés mentales, sous l’influence de la drogue, lui interdisait tout effort intellectuel : « In this state of imbecility, I had, for amusement, turned my attention to political economy ». Cependant, c’est moins le sujet lui-même qui est en cause, que le fait qu’il a été abandonné aux auteurs les moins respectables : « generally the very dregs and rinsings of the human intellect ». Pour De Quincey, Ricardo a effectué dans le domaine de l’économie la même « révolution copernicienne » que Kant dans le domaine de la philosophie : « Ricardo had deduced, a priori, from the understanding itself, laws […] a science of regular proportions, now first standing on an eternal basis57 ». De Quincey n’a plus qu'à compléter sa pensée, mais aussi à la rendre « élégante », et à l’élever au rang de littérature du pouvoir par une préface « splendide ». Sa découverte de Ricardo est décrite comme une révélation, comme la lecture des Ballades Lyriques avait été une révélation, et en citant Wordsworth, De Quincey suggère que Ricardo est, comme le poète, un visionnaire : « the ‘inevitable eye’ of Mr Ricardo58 ». En un sens, De Quincey translate le domaine économique vers l’esthétique du sublime59. Par la suite, le choix de la forme du dialogue socratique dans « Dialogues of Three Templars on Political Economy » élève Ricardo au rang de philosophe. De Quincey déclare enfin que le thème est susceptible de beauté :
Not that I would say even of Political Economy, in the words commonly applied to such subjects, that “Ornari res ipsa negat, contenta doceri:” for all things have their peculiar beauty and sources of ornament – determined by their ultimate ends, and by the process of the mind in pursuing them60.
Il fonde de grandes ambitions sur ce texte, au point de déclarer à l’éditeur : « this article is the best I have ever written ». Il espère en faire un texte fondateur d’une nouvelle pensée économique (on retrouve à nouveau l’analogie avec Kant, pour lui-même cette fois) : « I design it to establish a great area in Political Economy […] it is clear that it must do so: that, which exposes the rottenness of all other systems, must leave itself standing on their ruins61 ». Ses analyses financières lui valurent en tout cas l’approbation de Wordsworth, qui en fit l’éloge62.
26De Quincey a un regard très personnel sur l’économie. Il fait preuve d’une « obsession constante » pour la notion de production, ainsi que ses contraires : « l’acédie, l’affaiblissement de la volonté, le manque de productivité63 », qui hantent ses textes et font écho à l’impuissance de l’opiomane. C’est cependant un autre thème qu’il choisit de mettre en avant dans les « Dialogues » : il débat avec assurance du problème de la valeur exposé par Ricardo. Si l’économiste semble politiquement à l’opposé de ses propres idées, le choix du thème en tout cas est cohérent chez un auteur perpétuellement en quête de son identité et de sa propre valeur, à la fois comme individu et comme auteur.
27À ces deux domaines, on peut ajouter le genre gothique, très présent bien sûr dans les fictions et « On Murder », mais aussi dans les écrits autobiographiques et historiques (« Revolt of the Tartars »), et de façon plus subtile, beaucoup d’autres articles. En suivant son goût pour le roman gothique, De Quincey allait consciemment à l’encontre de Wordsworth.
28Beaucoup de romans gothiques étaient des premiers romans, écrits dans le but de gagner de l’argent64 : De Quincey est peut-être dans ce cas. Néanmoins, derrière la parodie gothique usée, les articles sur le meurtre ont bien une dimension créative : ils renouvellent le genre en utilisant la forme de l’essai, et le format inattendu de la conférence. De plus, le gothique a une image beaucoup plus ambivalente que De Quincey ne veut bien l’admettre. En décriant le gothique, auteurs et critiques cherchent aussi à préserver leur statut culturel face au lectorat populaire65. Plus qu’un genre mineur, le gothique est un genre « transgressif66 », aussi décrié pour ses excès qu’influent sur tous les auteurs. De Quincey sait bien que le gothique est présent dans l’un de ses textes de prédilection : « La complainte du vieux marin ». Le gothique a réussi à infiltrer le cœur du texte emblématique de Wordsworth, Ballades Lyriques, et on le retrouve même dans les « îlots du temps » du Prélude67. Le genre est enfin au cœur de l’autobiographie : De Quincey est lui-même le héros gothique, une sorte de Juif errant (ou un Vieux Marin), éternellement coupable, contraint à l’écriture périodique, auto-persécuté par sa mémoire et son imagination dans ses cauchemars, et condamné à une solitude absolue. Il est « l’Autre » du Romantisme, dont il dit « la précarité, l’abîme et le manque68 », et dévoilant au grand jour une influence que Wordsworth avait cru pouvoir effacer de son œuvre au profit du sublime, tout comme il inscrit au cœur des Confessions la nostalgie et les doutes qui sous-tendent Le Prélude.
29C’est finalement par son style que, tous domaines confondus, De Quincey revendique enfin sa qualité d’auteur original : en créant un style « passionné » alliant prose et poésie, il est l’un des inventeurs du « lyrisme moderne69 ». Sa prose poétique s’inscrit naturellement dans le programme de la Préface des Ballades Lyriques selon laquelle il n’y a pas de différence essentielle entre le langage de la prose et celui de la poésie : « Il n’y a, ni ne peut y avoir, la moindre différence essentielle entre le langage de la prose et la composition en vers70 ». De Quincey s’affirme ainsi en « digne successeur de Wordsworth » et renouvelle non seulement la prose, mais le discours biographique : « d’un point de vue formel, les Literary Reminiscences (Réminiscences Littéraires) illustrent le dialogue entre la poésie romantique et la prose, et l’introduction de principes du haut romantisme dans l’écriture biographique71 ».
30Ce style dont il était justement fier a été admiré unanimement par l’ensemble de ses contemporains (y compris Wordsworth et Coleridge), et par tous ses critiques ; Coleridge exprima notamment son admiration pour le style de Klosterheim. Cela n’a pourtant apporté à De Quincey qu’une reconnaissance en demi-teinte, pour un succès mineur, presque par défaut : « Le véritable attrait d’un essai par De Quincey reposait sur son style […] C’était son seul talent monnayable72 ». Ce renouveau stylistique n’en constitue pas moins une réussite qu’il convient donc de réévaluer à sa juste valeur. Une longue tradition critique affirme que c’est d’abord le style qui fait l’auteur ; selon l’expression célèbre de Buffon, « le style est l’homme même ». Son style suffit à définir De Quincey en tant qu’auteur original, même si (ou précisément à cause de cela) il demeure aussi indéfinissable que l’ironie et le Romantisme :
Il serait difficile, voire impossible, et certainement superflu, de définir précisément le style particulier de De Quincey. La chimie des critiques n’a pas encore réussi à dissocier les éléments constitutifs d’un tel produit ; et si elle le pouvait, nous n’en serions pas plus avancés dans la compréhension de ses effets combinés73.
L’œuvre y trouve sa rédemption et son achèvement : son style donne à De Quincey une voix inimitable, qui l’élève du rang de disciple à celui de pair de Wordsworth : « Être ainsi c’est s’avérer original, de la même façon que Wordsworth s’avère original : en ayant un champ et une voix distinctifs74 ».
Notes de bas de page
1 « Sans fin je fouillais l’abîme de quelque pensée vagabonde qui m’était inintelligible » (SUSP XV 168).
2 « Avec une liasse de maudits papiers juridiques en guise d’oreiller », II C1 22 / C2 199. Dans l’édition de 1856 l’adjectif « cursed » disparait.
3 II C2 326-327.
4 « Il se fraya un chemin, déchirant chaque page jusqu’au cœur du volume avec son couteau qui déposait ses hommages graisseux derrière lui sur chaque page ; et n’y sont-ils pas encore aujourd’hui ? » (XI LR 117-118).
5 LR XI 118.
6 « […] il avait dûment inscrit mon nom dans les pages blanches de chaque volume ; un fait qui parvint à ma connaissance assez douloureusement ; car, comme il avait choisi de m’adouber Esquire, plusieurs années plus tard, cela nous coûta, à moi-même et une amie, plusieurs semaines de labeur pour débusquer ces innombrables souvenirs, et effacer cet ajout héraldique ; qui sans cela donnerait à un étranger l’impression de m’avoir été conféré par moi-même » (XIX AS 338).
7 « Les dents d’un crocodile ne se fêleraient-elles pas sous ce mot ? Il nous semble que les vers de Mr Bowyer devraient être bouillis avant de pouvoir être lus » (XV « Coleridge and Opium-Eating » 116).
8 XV SUSP 153.
9 « Mais, en 1821, quand je partis à Londres pour la raison avouée d’exercer ma plume, comme étant la seule ressource qui m’était alors ouverte pour me sortir d’un embarras particulier, (faute de ce cas de nécessité désespérée, je crois que je n’aurais jamais écrit une seule ligne pour la presse) […] l’argent était alors, par nécessité, le seul objet que je recherchais en cultivant la littérature » (XI SLM 261-262).
10 X AS 264-265.
11 X AS 277-286.
12 « Ceci gisait à présent bloqué, comme gelé […] ; et, au lieu de me survivre comme un monument à mes souhaits au moins, à mes aspirations, à une vie de labeur dédié à l’exaltation de la nature humaine […] ce serait plus probablement un monument laissé à mes enfants pour commémorer des espoirs déçus, des efforts réduits à néant, des matériaux accumulés en vain, de fondations jetées pour ne jamais soutenir aucune édifice, – en mémoire de l’échec douloureux et la ruine de l’architecte » (II C1 63 / C2 253). « Je me trouvai bien incapable d’accomplir tout cela. Les arrangements furent annulés : le typographe renvoyé : et mon “Prolégomène” demeura paisiblement aux côtés de son digne frère aîné » (II C1 65 / C2 254).
13 Antonin Artaud, Œuvres complètes, vol. 12, 230-231.
14 « […] un monument laissé à mes enfants commémorant des espoirs déçus, des efforts réduits à néant, des matériaux accumulés en vain, de fondations jetées pour ne jamais soutenir aucune édifice, – la peine et la ruine de l’architecte » (II C1 63 / C2 253).
15 « […] le tout atteindrait presque sept mille pages. Et pourtant, malgré cela, pas une seule des œuvres du Dr Parr qui existe encore, ne peut, sans rire, prétendre à ce nom important. La préface à Bellenden est, après tout, de loin la composition la plus importante et la plus régulière, et la plus éloignée d’un tract fugitif » (VIII « Dr Parr and his Contemporaries II » 37).
16 « De Quincey fut agréablement surpris : le fait qu’il était à présent un auteur éminent avec une réputation mondiale semble n’avoir jamais complètement pénétré sa conscience ». G. Lindop, The Opium-Eater: A Life of Thomas De Quincey, 372.
17 « Une lointaine postérité en 1851 » (XVII SFC 141) ; « Car sûrement pour un ‘article’ composé en 1821, un lecteur corpulent de 1858 constitue la postérité dans un sens des plus substantiels » (XX « Supplementary Note on the Essenes » 88).
18 G. Lindop, The Opium-Eater: A Life of Thomas De Quincey, 376.
19 M. La Cassagnère, « Autobiographie et écriture dans les Confessions de De Quincey ». Confessions (colloque CERAN), n. pag.
20 « Je lisais Kant de nouveau ; et de nouveau je le comprenais, ou j’imaginais que je le comprenais » (II C1 56 / C2 233).
21 « Au prix d’une certaine disproportion » (II C2 132).
22 « Des livres […] laissés ouverts négligemment sans but ni conscience, par lesquels quelque passant insouciant, lorsqu’il jetait le plus négligent des regards sur la page, a été interpelé par un mot solitaire qui se tenait, pour ainsi dire, en embuscade, tapi et l’attendant, et l’a regardé fixement comme un œil scrutant les endroits hantés de sa conscience » (XVII SFC 126).
23 Richard Woodhouse, cité dans H.A. Eaton, Thomas De Quincey: A Biography, 280-281.
24 A. Goldman, The Mine and the Mint, 10.
25 Ibid.
26 « La conférence sur Williams et le meurtre » VI OM 113.
27 « Je ne me permettrai pas d’en parler incidemment. Rien de moins qu’une conférence entière, voire une série entière de conférences, ne suffirait à exposer leurs mérites » (VI OM 129-130).
28 P. Lejeune, Signes de vie, 178.
29 G. Stones, « The traditional view of parody as parasitic », Parodies of the Romantic Age, vols. i, xv, xvii. Citation de Coleridge issue de Omniana (105:119).
30 D. D. Devlin, De Quincey, Wordsworth and the Art of Prose, 48.
31 G. Stones, « The traditional view of parody as parasitic », Parodies of the Romantic Age, vol. 1, xv-xix. Citation de Coleridge issue de Omniana (105:119).
32 Ibid., xix.
33 Ibid., xviii.
34 V.A. De Luca, « Satanic Fall and Hebraic Exodus: An Interpretation of De Quincey’s Revolt of the Tartars’ », 95.
35 « un homme remarquable, aux grands yeux gris » (XIV « Ceylon » 163) ; « Stanzas Written in My Pocket Book Copy of Thompson’s “Castle of Indolence” » 8 ; 42-43.
36 « Nous déclarons que ceci est une coïncidence » 164 ; « un meurtre des plus pittoresques » 165.
37 « Tout le monde a lu tant de choses à son sujet, et si peu de gens l’ont jamais vu, que la croyance s’était ancrée qu’il était une idée abstraite » (VI OM 131).
38 XVI « Sortilege on Behalf of the Glasgow Athenaeum » 291-306.
39 J. Camlot, Style and the Nineteenth-Century British Critic: Sincere Mannerisms, 75.
40 « Ni l’un ni l’autre ne sommes convenablement informés des circonstances de cette affaire ; je n’en suis, par un parti pris naturel, pas totalement informé : et le lecteur (s’il le permet) pas du tout » (XV SUSP 131-132).
41 « La maison de cet homme était décrite brièvement, et, avec plus de détails, j’aurais dressé un portrait intéressant de l’économie de ce foyer » (XV SUSP 196).
42 « Je m’en sors par une sorte de harangue improvisée, insuffisante pour créer un équilibre en termes de proportions, mais suffisante pour indiquer la qualité de l’équilibre que j’avais envisagé » (XV SUSP 169).
43 XV SUSP 199.
44 « Et alors quoi ? un homme a le droit de ne jamais rien finir ; et en vertu de la Grande Charte » (XV « Coleridge and Opium-Eating » 123).
45 E. Behler, « Techniques of Irony in the Light of Romantic Theory », 12.
46 « Un degré d’infériorité vis-à-vis de lui est une distinction plus enviable que tous les degrés de supériorité sur les autres » (III « Jean Paul Frederick Richter » 22).
47 « […] souffre aussi que j’anticipe que, à la publication de certaines parties de Suspiria dont l’échéance n’a pas encore été réglée, tu puisses toi-même m’écrire une lettre, protestant que ta désapprobation est exactement la même, mais que néanmoins tu es disposé à me serrer la main – en guise de preuve que tu m’apprécies davantage que je ne le mérite » (XX Preface from Selections Grave and Gay 16).
48 « […] en dépit de son génie incommensurable, Wordsworth n’a pas, même à ce jour, après une longue expérience, acquis le moindre talent populaire que ce soit pour écrire pour la presse actuelle » (XI LR « Wordsworth » 98) ; « […] leurs rêveries aveugles et hâtives en matière d’économie politique » (XI LR 139).
49 I « Diary » 38.
50 « Il n’était pas certain que cette réputation ne puisse pas tenir lieu de célébrité indépendante, et m’élever à une certaine distinction littéraire » (XVI « Notes on Walter Savage Landor I » 8).
51 « Est-ce que je prétends connaître Kant mieux qu’il ne se connait lui-même ? Pour certaines choses, peut-être bien » (VII « Kant in His Miscellaneous Essays » 51).
52 « Une totale incompréhension de ce qu’il voulait lui-même dire » (XX « Preface to Sketches, Critical and Biographic » 76).
53 « Qui est Levana ? Lecteur, toi qui ne prétends pas avoir le loisir de beaucoup t’instruire, tu ne m’en voudras pas de te le dire » (XV SUSP 177).
54 XI LR « Southey, Wordsworth and Coleridge » 135.
55 « Nous “le tenons avec notre œil scintillant” » (VI « Gillies’s German Stories » 4) ; « The Rime of the Ancient Mariner » Part 1 :13.
56 « Cela conduit un homme à écrire de façon précipitée, et peut-être à dire la chose qui n’est pas » (XX « Preface to Selections Grave and Gay » 10).
57 « Dans cet état de faiblesse mentale, je m’étais, pour me distraire, intéressé à l’économie politique » (II C1 63 / C2 253) ; « généralement la lie de l’intellect humain » (II C1 64) ; « Ricardo avait déduit, a priori, de l’intellect lui-même, des lois […] une science aux proportions régulières, et reposant pour la première fois sur des bases éternelles » (II C1 64 / C2 254).
58 D’après « the inevitable ear » dans « When to the attractions of the busy world » (v. 82).
59 J. Whale, XIV introduction 187.
60 « Non pas que je dirais, même de l’Économie Politique, pour reprendre les mots communément appliqués à de tels sujets, que “Ornari res ipsa negat, contenta doceri:” [Le sujet lui-même refuse d’être orné, satisfait d’être seulement pensé] : car toute chose a sa beauté particulière et ses sources d’ornement – déterminés par leurs fins ultimes, et par le procédé mis en œuvre par l’esprit pour les poursuivre » (IV « Dialogues of Three Templars on Political Economy » 69). Traduction anglaise de l’éditeur.
61 « Cet article est le meilleur que j’aie jamais écrit » ; « j’ai l’intention qu’il établisse un grand domaine en économie Politique […] il est clair qu’il doit le faire : celui-là, qui expose la corruption de tous les autres systèmes, doit se laisser lui-même debout sur leurs ruines » (ibid., 244, 251).
62 « De Quincey and his Publishers », B. Symonds, 232.
63 A. Clej, Genealogy of the Modern Self, x.
64 M. Levy, 442.
65 M. Gamer, Romanticism and the Gothic, 41-42.
66 Punter, 54.
67 M. Gamer, Romanticism and the Gothic, 7, 16.
68 M. Levy, xxv.
69 E. Dayre, Une histoire dissemblable, 336.
70 W. Wordsworth, Lyrical Ballads, 875.
71 A.W. Cafarelli, « De Quincey and Wordsworthian narrative », 121, 137.
72 G. Lindop, The Opium-Eater: A Life of Thomas De Quincey, 297.
73 L. Stephen, « De Quincey », 315.
74 J. Pipkin, 410.
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