Chapitre 5
Les vertus créatives de la parodie, ou la naissance d’un auteur
p. 141-167
Texte intégral
1Pour De Quincey, s’affirmer comme l’héritier de Wordsworth tient de l’antinomie. Le génie se crée lui-même, ne doit rien à personne et reste inimitable, comme il le dit de Jean-Paul Richter : « He is no man’s representative but his own; nor do I think he will ever have a successor1 ». L’ironie et la parodie, comme le pastiche, sont inévitablement secondaires au sens où elles interviennent sur quelque chose qui leur préexiste, et dont elles dépendent. Néanmoins, l’ironie permet de reprendre la parole d’autrui, tout en la mettant à distance et en introduisant une lecture personnelle différente, donc nouvelle ; ou détourne le texte pour lui donner un sens nouveau. L’ironie peut donc constituer un commentaire créatif : une bonne façon de se démarquer de prédécesseurs intimidants pour trouver sa propre voie/voix. Une fonction de la parodie est aussi de renouveler ce qui est en train de se figer, de se mécaniser : c’est une façon légère d’exprimer le constat du déclin du romantisme et d’y apporter un début de solution.
Premiers pas : l’ironie du Journal intime
2L’ironie comme origine du processus créatif est naturellement présente dans l’écriture du Journal intime de son adolescence (« Diary »), dont De Quincey se sert pour faire ses premières armes : il se regarde écrire et teste ses compétences littéraires. Le Journal contient trois2 passages ironiques originaux (et quelques citations de bons mots), qui seront tous repris dans l’œuvre, dont ils constituent les premiers germes, ou une sorte de brouillon.
3Le premier passage commence par quelques vers composés par De Quincey :
– At noon Senacherib look’d at the sun;
And his hour was come, he knew:
For the angel of Fate had de fixed the hour;
And the face of a spirit of Ocean blue
Looked through the hawthorn bow’r.
“Now God thee bless” to Senacherib said
The hostess woman who liv’d at that house;
But the man of that house
Was tilling the ground
– Senacherib now looked at the sun; and immediately, going down stairs… and taking leave of his hostess, he set off on the road to Caernarvon3.
De Quincey commence un poème tragique sur un roi Assyrien de l’Ancien Testament, et à la fin de la deuxième strophe abandonne les vers pour recommencer en prose, reprenant le premier vers, mais remplaçant le dialogue et la réflexion sentimentale par l’action immédiate : le départ. L’effet est renforcé par la brièveté du tout, artificiellement peut-être car De Quincey semble s’être (avoir été ?) interrompu. Quoi qu’il en soit, la prose interrompt la poésie ; le récit autobiographique, romancé et allusif (il est vrai qu’il écrit pour lui-même), fait alors irruption dans l’épopée biblique : De Quincey, fâché avec la propriétaire de son hôtel, part au hasard sur les routes du Pays de Galles. C’est la seule référence du Journal à la fugue qui occupe une place si importante dans les Confessions. Ce passage préfigure l’écriture des Confessions : il témoigne de son érudition, de l’abandon de la poésie pour la prose, du surgissement de l’autobiographie, et de la nécessité d’user de stratégies indirectes pour exprimer des souvenirs pénibles. Le ton décontracté des dernières lignes contraste avec les précédentes allusions grandioses au Destin, et le « je » fier et souffrant de la tragédie devient un personnage en prose et prosaïque, c’est-à-dire comique. C’est aussi la preuve d’un regard critique : en faisant avorter le poème dans l’autodérision, De Quincey se moque de la grandiloquence de ses vers.
4Dans le deuxième passage ironique, De Quincey parodie deux vers célèbres du poète Shenstone :
She bid me so sweetly adieu,
That I thought that she bade me return. [Shenstone]
Parody.
He kicked me downstairs with such a sweet grace,
That I thought he was handing me up4.
La parodie est rapportée sans autre commentaire ; on peut supposer qu’il s’agit d’un exercice de virtuosité. De Quincey décortique les vers et expose une mécanique de construction. Il met ainsi en œuvre une forme d’égalité avec l’auteur parodié : si sa parodie est efficace, cela veut dire qu’il maîtrise le style du poète, et qu’il est capable de le reproduire. Il est à l’évidence fier de sa trouvaille, qu’il reprend dans trois autres textes bien postérieurs et assez éloignés les uns des autres ; dans un quatrième texte, il l’adapte également à un contexte militaire : « we handed them politely out of the country almost without an effort5 ».
5La troisième parodie du Journal commente un cliché littéraire. De Quincey ironise sur un effet facile, employé par les mauvais écrivains incapables de faire une description (ils ne sont d’ailleurs pas dignes du nom d’écrivain, et ravalés au rang de « fabricant de livres ») :
Supposing, Mr Book-maker, you should happen to be rather noble […] and should be unwilling to take the trouble of describing anything, even though it should as easily admit of description as a four-legged stool, be sure to make this novel and original observation – “The thing may be more easily conceived than described;” or, “I leave the reader to conceive,” &c.6
De Quincey reprend cette plaisanterie dans un passage humoristique des Confessions, au moment de décrire son cottage : « But here, to save myself the trouble of too much verbal description, I will introduce a painter; and give him directions for the rest of the picture7 ». L’adresse au peintre illustre exemplairement le fonctionnement de l’ironie : De Quincey feint de s’épargner une description qu’il fait réellement. Par le biais de ses instructions à un peintre imaginaire, il démontre magistralement sa capacité à faire d’un passage descriptif un véritable tableau, et même deux tableaux successifs (la description du cottage, puis de l’entrée et ses occupants). Ce moment fait partie de « Introduction To The Pains of Opium », et s’inscrit dans une démonstration éclatante de la virtuosité et la maîtrise du récit que permet un mélange d’ironie et d’humour.
6Le Journal de De Quincey annonce donc ses futurs écrits : les citations et remarques sur la littérature annoncent les articles critiques, tandis que les parodies nous renvoient à une écriture plus créative. Le Journal sert également de pierre de touche à la vocation d’écrivain : c’est le premier moment où De Quincey se confronte aux autres auteurs. On y trouve aussi, à travers le résumé d’un poème de Schiller, le scénario de deux fictions gothiques, Klosterheim, or the Masque et « The Avenger8 ».
Les Confessions comme réécriture du Prélude
7Il n’est donc pas surprenant que sa première publication, les Confessions of an English Opium-Eater, celle où De Quincey doit faire la preuve de ses compétences littéraires, compte plus de remarques ironiques que n’importe quel autre article. Les passages ironiques et humoristiques des Confessions introduisent également une tonalité très différente des écrits précédents comme éditorialiste et éditeur, une stratégie d’écriture ludique qui laisse à penser que la légèreté est indissociable du processus créatif. Il n’est pas non plus surprenant de trouver dans ce texte fondateur des parodies de Wordsworth.
It was a Sunday afternoon, wet and cheerless: and a duller spectacle this earth of ours has not to show than a rainy Sunday in London. […] near the “stately Pantheon” (as Mr Wordsworth has obligingly called it) I saw a druggist’s shop. The druggist (unconscious minister of celestial pleasure!) as if in sympathy with the rainy Sunday, looked dull and stupid, just as any mortal druggist might be expected to look on a rainy London Sunday9.
Le spectacle du dimanche pluvieux nous renvoie au début de « Composed Upon Westminster Bridge » : « Earth has not anything to show more fair. / Dull would he be of soul who could pass by / A sight so touching in its majesty10 ». Wordsworth décrit dans ces vers la majesté et la sérénité du spectacle de Londres ; De Quincey en fait un commentaire prosaïque sur la pluie. Il récupère le sentiment mystique de communion, mais inverse la portée du vers, en utilisant un registre beaucoup plus plat, et passe de la simplicité à la grandiloquence. De plus, l’humeur de l’apothicaire (ennui et stupidité) reflète les variations météorologiques : De Quincey parodie ici l’usage abondant que fait Wordsworth du concept d’illusion pathétique (pathetic fallacy), en l’inversant et en l’appliquant à un registre trivial. Juste avant les Confessions, De Quincey avait projeté un guide parodique de la région des lacs, où on trouve une parodie similaire, beaucoup plus critique envers le poète :
In reality our country [of Westmorland] is the very reverse of those which our great friend at Rydal Mount speaks of – where
– “Earth with all her pleasant fruits and flowers
Fades and participates in man’s decline.”
Here on the contrary man is but an appendage to the scenery; the door-keeper to echoes, or the porter at the waterfalls; and he naturally flourishes or decays as they do11.
L’apothicaire, quant à lui, reprend le vieil homme de « Resolution and Independence » : « Like one whom I had met in a dream/ Or like a Man from some far region sent,/ To give me human strength, and strong admonishment ». Tous deux sont assimilés à des êtres providentiels, mais De Quincey fait de l’apothicaire, littéralement, un être surnaturel, et non simplement un homme inspiré ou placé là par la Providence : « the druggist, unconscious minister of celestial pleasures […] the beatific vision of an immortal druggist, sent down to earth on a special mission to myself12 ». À noter que cela se passe au vingt-et-unième jour de ses souffrances, un chiffre que la numérologie associe à la protection divine et la réussite. Les deux personnages soulagent le mal du narrateur, avec toujours la même inversion de registre : le narrateur de Wordsworth guérit de sa mélancolie grâce à une communion privilégiée avec la nature, par l’intermédiaire du vieillard ; De Quincey guérit de son mal aux dents grâce à l’opium, c’est-à-dire à la fois une drogue et une commodité bon marché. De plus De Quincey se moque de l’apothicaire, alors que Wordsworth ennoblit un être modeste.
8L’apothicaire rappelle également le musicien aveugle de « The Power of Music ». Ils sont situés au même endroit : dans Oxford Street, près du « Panthéon13 ». Comme l’opium, la musique de l’aveugle détourne les passants de leur vie quotidienne et de leurs obligations, notamment professionnelles, et crée un état de rêve qui donne accès à un autre monde, ainsi que l’annonce le premier vers : « un Orphée ! un Orphée ! ». L'apothicaire est lui aussi aveugle, au sens où il ne paraît pas avoir conscience du pouvoir de ses drogues, et l’opium reprend le pouvoir fascinant de la musique. Par ailleurs, quelques pages plus loin, De Quincey critique indirectement le poème en affirmant ne pas se souvenir de la moindre remarque pertinente sur l’effet de la musique dans toute la littérature, à l’exception de La Nuit des rois de Shakespeare et Religio Medici de Thomas Browne.
9La parodie constitue ici une véritable déclaration d’indépendance. On retrouve le renversement d’autorité typique de l’ironie : De Quincey n’a plus besoin des conseils du maître, comme le suggère par l’absurde l’idée de service rendu en nommant le « Panthéon » (« obligingly »). Il affirme même une certaine supériorité sur le poète, dont les éléments cités deviennent un peu ridicules. Il adoptera la même stratégie pour se défendre d’une possible accusation de plagiat (donc d’une position de dépendance vis-à-vis du poète) dans « Suspiria De Profundis » :
As I have never allowed myself to covet any man’s ox nor his ass, nor any thing that is his, still less would it become a philosopher to covet other people’s images, or metaphors. Here, therefore, I restore to Mr. Wordsworth this fine image of the revolving wheel, and the glimmering spokes, as applied by him to the flying successions of day and night. I borrowed it for one moment in order to point my own sentence; which being done, the reader is witness that I now pay it back instantly by a note made for that sole purpose. On the same principle I often borrow their seals from young ladies – when closing my letters. Because there is sure to be some tender sentiment upon them about “memory”, or “hope,” or “roses,” or “reunion”: and my correspondent must be a sad brute who is not touched by the eloquence of the seal, even if his taste is so bad that he remains deaf to mine14.
De Quincey esquive le remboursement de sa dette en lui substituant l’humour. S’il « rend » son expression au maître avec les intérêts de l’hommage, c’est un hommage ambigu. Wordsworth avait créé une image de ce qui dépasse l’homme, exprimant ainsi le sentiment du sublime lié à la transcendance. De Quincey instrumentalise cette image et la rabaisse à un niveau ordinaire, en insistant sur la matérialité de la citation : il la réduit à une commodité qui s’achète, puis à une forme de ponctuation et à un cachet de cire, c’est-à-dire des objets avec une utilité pratique. La comparaison avec le cachet de cire des jeunes filles suggère que les poèmes de Wordsworth sont excessivement sentimentaux et bucoliques, et rabaisse le poète à l’image sentimentale, un peu mièvre, que s’en fait le lecteur peu averti : « foolish people supposed him a mere honeyed sentimentalist, speaking only of zephyrs and bucolics15 ». Enfin, De Quincey prend sa revanche sur l’épisode de sa collaboration à la publication d’un pamphlet de Wordsworth, la Convention de Cintra, qui lui avait attiré davantage de mécontentement que de gratitude de la part du poète. À l’époque, De Quincey avait été chargé de la supervision de la publication, et plus particulièrement de la correction de la ponctuation du pamphlet ; ici c’est Wordsworth qui est mis au service de la ponctuation du texte de De Quincey.
10La parodie n’implique pas pour autant un rejet du poète : De Quincey prend du recul sur une œuvre qu’il admire, et la met au service d’une réécriture, c’est-à-dire un processus créatif. L’ironie met l’imitation au service d’une œuvre originale, en une démonstration de créativité et d’indépendance. Dans le cas des Confessions, l’ironie a doublement valeur de provocation, car elle s’attaque au grand poète de la nature, hostile à tout usage des drogues et de l’alcool, dans un passage qui fait l’éloge de l’opium. Comme il s’agit d’un moment clé des Confessions, et mis en avant comme tel (la découverte de l’opium), il projette un écho parodique sur le reste de l’œuvre. Les références parodiques à Wordsworth sont d’autant plus significatives que les Confessions peuvent être mises en parallèle avec son poème autobiographique, Le Prélude. De Quincey fit partie des privilégiés qui eurent accès au manuscrit (dans la première version, 1795-1814). De nombreuses années après, il était encore capable d’en citer d’assez longs passages de mémoire, avec une exactitude surprenante. Le poème a profondément influencé les Confessions ; moins par le biais de citations (elles n’en contiennent que deux), que dans sa structure :
Tous deux suivent les grandes lignes du mythe de la régénération ; Wordsworth échappe au bourbier rationaliste et De Quincey est censé échapper à l’emprise de l’opium. […] Tous deux sont des autobiographies sélectives, mettant l’accent sur l’enfance, retraçant seulement les événements qui semblent significatifs à leur auteur dans le développement de leur esprit […] Tout comme Wordsworth entreprit le Prélude en partie pour examiner son bagage en tant que poète, De Quincey essayait en partie d’expliquer son évolution en tant que rêveur. […] Il n’est pas impossible que De Quincey ait eu en tête quelque chose comme un Prélude en prose quand il a écrit les Confessions16.
Les deux œuvres mettent en avant quelques moments particulièrement significatifs, des « îlots de temps » (« spots of time ») selon la célèbre formule de Wordsworth, et accordent à l’enfance une importance sans précédent. Ces moments s’avèrent déterminants dans la formation de leur esprit et le développement de leur imagination, et les deux œuvres retracent ainsi comment on devient auteur : un aboutissement intellectuel et spirituel concrétisant la « régénération » de Wordsworth, et la « renaissance » de De Quincey. La rêverie de la baie de Liverpool s’inspire directement de la vision du Snowdon17. Enfin, De Quincey aurait pu citer Le Prélude pour illustrer ses vagabondages au Pays de Galles : « Well-pleased to pitch a vagrant tent among / The unfenced regions of societies » ; ses Confessions revendiquent son appartenance à la communauté tout en revendiquant l’expérience d’une certaine marginalité, comme l’avait fait Wordsworth : « in part a Fellow citizen, in part / An outlaw, and a borderer of his age18 ».
11Les divergences entre les deux œuvres n’en sont que plus flagrantes et suggèrent de lire les Confessions comme « un hommage et une réponse » au Prélude, une « parodie éloquente » subversive : le récit du développement de l’esprit d’un poète, mais où ce sont les menaces à ce développement qui l’emportent et sont célébrées ; où les souffrances du corps rendent le protagoniste insensible aux vertus régénératrices de la mémoire ; un récit qui privilégie le décor artificiel de la ville et le paradis artificiel de l’opium, subvertissant la hiérarchie de Wordsworth entre l’artificiel et le naturel19.
12De Quincey n’a pas tort de remettre en question l’autorité du poète pour qualifier la ville. Quand Wordsworth idéalise Londres dans des poèmes comme « Composed Upon Westminster Bridge » ou « The Power of Music », il en efface le caractère spécifique, c’est-à-dire urbain : « vidée de […] sa population et de son incessante animation », réinvestie par les éléments naturels (le fleuve, la neige), la capitale est « naturalisée, à tel point que c’est finalement la nature qui se trouve une nouvelle fois célébrée dans ces poèmes consacrés à des expériences urbaines20 ». La réconciliation entre le poète de la nature et la mégalopole est éphémère, presque accidentelle, et cette vision nocturne tient du rêve éveillé. Elle témoigne aussi de l’incompréhension du poète, qui compare la ville à « un texte urbain illisible21 ». Sa vision de la ville reste assez superficielle : « un enfer urbain dont le kaléidoscope d’images séduisantes ne l’affectera finalement pas en profondeur22 ».
13A contrario, chez De Quincey, rien de superficiel, ni d’artificiel, dans son corps-à-corps avec la mégalopole londonienne, qui le laisse affamé, épuisé et médusé. Cette ville, qu’il compare à Babylone et la Rome antique, exerce sur lui une fascination qu’on ne retrouve pas dans ses évocations de Dublin, Manchester, Edimbourg ou Birmingham. « La puissante vision de Londres » (mighty vision) suscite des sentiments passionnés qu’on ne peut rapporter qu’au sublime : absorbé par la pensée de Londres et son rayonnement, à la fois terrifié et subjugué23, De Quincey exprime une fascination qui reprend clairement le sublime de Burke : « la puissance du sublime […] anticipe sur nos raisonnements, et nous pousse en avant avec une force irrésistible24 ». Cette même force le pousse vers Londres comme malgré lui : « horror recoiling from that unfathomed abyss in London into which I was now so wilfully precipitating myself25 ». De Quincey met donc véritablement en scène « l’alternative authentique d’un paysage urbain26 » comme source du sublime.
14Ainsi déchiffre-t-il dans le paysage urbain les signes des activités humaines, comme Wordsworth déchiffre les signes de la Nature. Même en pleine campagne, ce sont les habitations et les activités des hommes qui retiennent son attention, et il privilégie les promenades nocturnes qui transforment les fenêtres en tableaux : « what I liked in this solitary rambling was, to trace the course of the evening through its household hieroglyphics, from the windows which I passed or saw27 ».
15L’opium devient, lui aussi, une alternative pour accéder au sublime. De Quincey déclare être pris dans les « chaînes » de l’addiction comme Wordsworth se dit enchaîné par le spectacle de la nature28. Quand Wordsworth s’efforce de devenir le « prophète » de la Nature29, De Quincey devient le prophète de l’opium : « This is the doctrine of the true church on the subject of opium: of which church I acknowledge myself the only member », « of which church I acknowledge myself to be the Pope (consequently infallible)30 ».
16Wordsworth trouve son inspiration dans la nature : « In Nature’s presence stood, as I stand now, / A sensitive, and a creative soul31 ». En revanche, l’opium est la Muse de De Quincey : il lui a fourni le sujet de ses Confessions, les rêves qui en constituent le meilleur passage, et son identité comme auteur. Ses tendances digressives, qui lui permettent de repousser sans cesse le récit des douleurs, combinées à une fin abrupte, mettent l’accent sur les plaisirs, donc sur une célébration plutôt qu’une dénonciation de l’opium ; y compris dans le récit des cauchemars, lyrique et magnifique, point culminant de l’art du Mangeur d’opium. Ce faisant il semble célébrer le pouvoir même qui l’empêche, entre autres, de réaliser ses ambitions d’auteur. Si les Confessions racontent la naissance d’un philosophe, l’opium est plutôt destructeur, et le récit célèbre ce qui l’empêche de faire une grande œuvre philosophique (le Prolégomènes inachevé) ; en revanche, si à l’instar du Prélude elles racontent la naissance d’un auteur (un poète en prose), l’opium est bien un vecteur de créativité : la publication des Confessions en atteste.
17De Quincey affirme aussi que l’opium le met en contact avec le point de vue divin et lui permet de déchiffrer par intuition le sens de la vie, et surtout de ses propres souffrances, soit en combinaison avec la perception du beau (en particulier la musique), soit par le biais des rêves, qui permettent une expérience similaire à celle de la mort imminente :
elaborate harmony, displayed before me, as in a piece of arras work, the whole of my past life.
[…] and being on the very verge of death […], she saw in a moment her whole life, in its minutest incidents, arrayed before her simultaneously as in a mirror; and she had a faculty developed as suddenly for comprehending the whole and every part. This, from some opium experiences of mine, I can believe32.
Si De Quincey peut faire l’expérience de la transcendance par un moyen artificiel, les hallucinations dues à la drogue, il efface la dualité entre l’imagination fantaisiste, fancy, et l’imagination comme capacité supérieure donnant accès à une compréhension intuitive du divin, et témoignant de notre nature divine et de l’immortalité de l’esprit. À cette dualité entre nature et artifice s’en ajoute une autre, entre matérialité et spiritualité : une commodité qui s’achète et se vend donne accès à l’intuition du divin.
18L’opium offre également une alternative aux « îlots de temps ». Combiné à la musique, il crée un moment de grâce qui invoque, transfigure et sublime les souvenirs :
a chorus, &c. of elaborate harmony, displayed before me, as in a piece of arras work, the whole of my past life – not, as if recalled by an act of memory, but as if present and incarnated in the music: no longer painful to dwell upon: but the detail of its incidents removed, or blended in some hazy abstraction; and its passions exalted, spiritualized, and sublimed33.
Malheureusement cette paix est fugace. Notre mémoire devient vite un juge accusateur figurant le Jugement Dernier : « the dread book of accounts, which the Scriptures speak of, is, in fact, the mind itself of each individual34 ». De Quincey reprend ici Coleridge dans Biographia Literaria : « And this is perchance the Dread Book of Judgment, in whose mysterious hieroglyphics every idle word is recorded35! ». Le passé ressurgit toujours pour hanter De Quincey :
[…] that mighty phantom, born amidst the gathering mists of remorse, which strides after me in pursuit from forgotten days – towering for ever into proportions more and more colossal, overhanging and overshadowing my head as if close behind, yet dating its nativity from hours that are fled by more than half-a-century36?
Les souffrances contaminent les moments de bonheur, et le passé, même agréable, même amusant, finit toujours par ressurgir sous la forme de terrifiants cauchemars :
But alike the gayest and the most terrific of my experiences rose again after years of slumber, armed with preternatural powers to shake my dreaming sensibilities; sometimes […] through some casual or capricious association with images originally gay, yet opening at some stage of evolution into sudden capacities of horror37.
En définitive, le passé échappe à tout contrôle, et le souvenir devient source d’aliénation. Ainsi, les « îlots de temps » prennent la forme de traumatismes indépassables et toujours renouvelés. La mémoire ne peut avoir aucune vertu réparatrice chez De Quincey : quand il déclare solennellement qu’il n’oubliera jamais Elizabeth, cela signifie qu’il ne pourra jamais se remettre de cette perte. Se souvenir est une torture, que le souvenir soit bon ou mauvais :
Would that I could as easily say, let it perish to my own remembrances: that any future hours of tranquillity may not be disturbed by too vivid an ideal of possible human misery38!
Contrairement à ce qu’espère Le Prélude, l’esprit n’est jamais « le maître » ni les sens « obéissants »39. Au contraire, les épreuves passées laissent des traces indélébiles à l’intérieur du corps, que l’esprit est impuissant à guérir, et qui finissent par l’affecter à son tour.
Martyrdom it is, and no less, to revivify by efforts of your own, or to see revivified, in defiance of your own fierce resistance, the gorgeous spectacles of your visionary morning life, or of your too rapturous noontide, relieved upon a background of funeral darkness40.
D’égal à égal
19Juste après les Confessions, en 1821, De Quincey profite de sa notoriété récente pour faire preuve de condescendance à l’égard de Coleridge, et pousse l’inversion d’autorité encore plus loin :
Interpenetration: – this word is from the mint of Mr Coleridge: and, as it seems to me a very “laudable” word (as surgeons say of pus) I mean to patronize it; and beg to recommend it to my friends and the public in general41.
En 1822, il provoque Coleridge en duel verbal et lui suggère qu’il devrait lui laisser la place en tant que philosophe :
I conceive that two transcendentalists […] can hardly ever before have stripped in any ring. But, by the way, I wish he would leave transcendentalism to me and other young men; for, to say the truth, it does not prosper in his hands. […] he will thus be more at leisure to give us another Ancient Mariner42.
Ce qui commence comme un jeu, pour mettre en avant autant le génie de Coleridge que l’habileté de son jeune adversaire, s’achève sur une critique franche : il ferait mieux de revenir à la poésie, et De Quincey se fait fort d’incarner le renouveau philosophique. C’est aussi une provocation insolente à l’égard d’un auteur établi, une façon de réclamer son attention, voire sa reconnaissance, et d’engager un dialogue sur un pied d’égalité : « tempt Mr Coleridge to sally out of his hiding-place in a philosophic passion, and to attack me with the same freedom43 ».
20On est loin du portrait traditionnellement dressé d’un homme prostré sous les effets de l’opium et devant le génie de ses grands contemporains. Derrière l’humilité affichée de ses autres textes, on peut déceler la même ambition sous-jacente qui place De Quincey dans une relation d’émulation plutôt que de dépendance. De Quincey déclare d’ailleurs dès les Confessions qu’il possède les capacités visionnaires qui font les grands poètes et les grands philosophes : « an inner eye and power of intuition for the vision and the mysteries of our human nature […] which […] our English poets have possessed in the highest degree44 ». Article après article, il démontre qu’il est meilleur critique, meilleur pédagogue, meilleur linguiste, meilleur économiste.
21Dans ses écrits biographiques, De Quincey reprend généralement des critères pertinents pour lui-même, faisant de l’Autre son alter ego : une tendance naturelle de tout biographe, qui tend chez De Quincey vers « une stratégie narrative consciente45 ». En ce qui concerne Coleridge, il est évident que De Quincey pourrait s’appliquer à lui-même la caricature du « Philosophe Transcendantal », drogué et peu fiable, et ses biographes n’ont pas manqué de relever tous les défauts communs. Mais surtout, De Quincey appelle Coleridge son « frère » littéraire : « He was, in a literary sense, [my] brother46 ». Il se revendique son égal, notamment comme lecteur de la philosophie allemande : « having read for thirty years in the same track as Coleridge, – that track in which few of any age will ever follow us, such as German metaphysicians, Latin schoolmen, thaumaturgic Platonists, religious Mystics47 ». Il a donc les mêmes références, mais aussi la même sensibilité que le poète ; il déclare même avoir aidé Coleridge à trouver les citations les plus adaptées pour illustrer ses propos à l’occasion de conférences :
The passages he read, moreover, in illustrating his doctrines, were generally unhappily chosen, because chosen at hap-hazard, from the difficulty of finding, at a moment’s summons, those passages which he had in his eye. Nor do I remember any that produced much effect, except two or three, which I myself put ready marked into his hands48.
De la même façon, De Quincey dépeint Wordsworth comme « une version radicale et plus prospère de lui-même49 ». Il insiste en effet sur la façon dont Wordsworth semble avoir été miraculeusement placé à l’abri du besoin :
Wordsworth’s inevitable prosperity – and the sort of lien that he had upon the incomes of other men who happened to stand in his way50.
[…] a most remarkable (almost providential) arrangement of circumstances, all tending to one result – that of insulating from worldly cares, and carrying onward from childhood to the grave, in a state of serene happiness, one who was unfitted for daily toil, and, at all events, who could not, under such demands upon his time and anxieties, have prosecuted those genial labours in which all mankind have an interest51.
he has never had the finer edge of his sensibilities dulled by the sad anxieties, the degrading fears, the miserable dependencies of debt; […] at all times he has been blessed with leisure, the very amplest that ever man enjoyed, for intellectual pursuits the most delightful […] – the leisure, the ease, the solitude, the society, the domestic peace, the local scenery – Paradise for his eye […] Paradise for his heart52.
Il est facile, dans ces conditions, de recommander aux autres de faire preuve de « résolution » et « d’indépendance ». Le portrait idyllique que dresse De Quincey contraste fortement avec son propre endettement chronique, ses faillites successives, et ses plaintes récurrentes d’être pressé par les conditions de publication, c’est-à-dire le poids du « labeur quotidien » auquel il n’est pas plus adapté que Wordsworth, et auquel il n’a, lui, pas pu échapper. Dans le même texte, il souligne que la nécessité est une entrave à la créativité et n’inspire qu’une écriture mercenaire médiocre : « insipid [songs] […] seem to have been written under the inspiration of a bank-note53 ». L’échec ou la réussite de Wordsworth et De Quincey sont donc largement le fruit du hasard, et non de leurs mérites respectifs.
22De fait, De Quincey met en avant chez Wordsworth des qualités qu’il met lui-même en pratique dans sa prose : la capacité à faire des rapprochements inattendus (« which suddenly unveils a connexion between objects always before regarded as irrelate and independent »), le choix d’une approche indirecte du sujet (« [Wordsworth] does not willingly deal with a passion in its direct aspect, or presenting an unmodified contour, but in forms more complex and oblique, and when passing under the shadow of some secondary passion »), ou encore le mélange des tons suivant le « principe d’antagonisme » (« law of antagonism ») : « This influx of the joyous into the sad, and of the sad into the joyous – this reciprocal entanglement of darkness in light, and of light in darkness54 ». Wordsworth créait en marchant, De Quincey pense de même : « I have always found it easier to think over a matter of perplexity whilst walking in wide open spaces under the broad eye of the natural heavens55 ». En fin de compte, De Quincey affirme que sa propre subjectivité est si proche de celle de Wordsworth, que parfois il ne distingue plus l’œuvre citée de ses souvenirs et donc de son propre discours, comme il ressort de cette note dans « Suspiria De Profundis », où sa lecture de Wordsworth est indissociablement mêlée au reste de son vécu :
In this place I derive my feeling partly from a lovely sketch of the appearance, in verse, by Mr Wordsworth; partly from my own experience of the case; and not having the poems here, I know not how to proportion my acknowledgements56.
Les critiques n’ont pas manqué de remarquer la fréquence et la fluidité des citations dans tous ses articles : « Il utilise Wordsworth dans ses citations presque comme Bunyan utilise la Bible, parce que la poésie de Wordsworth est devenue pour lui une part vitale de son expérience spirituelle et intellectuelle57 ». Les deux auteurs ont une sensibilité et des pensées communes, qui impliquent, plutôt qu’une « influence » de l’un sur l’autre, « des préoccupations partagées58 ». Wordsworth aurait d’ailleurs été influencé par De Quincey dans sa réécriture du Prélude : le passage du Mont Snowdon porte des traces de sa lecture de la description de la rêverie de la baie de Liverpool59. Par ailleurs, en retranscrivant le rêve du Bédouin, De Quincey fait une erreur que Wordsworth (coïncidence ?) intègre à la version finale : « il crut que le rêveur était Wordsworth […] il effectua, en un sens, la modification que Wordsworth allait faire quelques semaines plus tard60.
23Ces portraits des poètes comme alter ego ou double de De Quincey nous invitent enfin à une lecture psychanalytique. Selon Freud, la figure du double est le réceptacle des contenus psychiques non assumés ou reconnus par le moi, mais aussi « l’inquiétant [unheimlich] avant-coureur de la mort61 ». De fait, De Quincey exprime son sentiment qu’avoir un double serait une atteinte à sa propre identité, et la figure du double mène logiquement à un fantasme de meurtre, qui est également un fantasme de suicide dans la mesure où De Quincey tuerait sa propre image :
Any of us would be jealous of his own duplicate; and, if I had a doppelganger who went about impersonating me, copying me, and pirating me, philosopher as I am, I might […] be so far carried away by jealousy as to attempt the crime of murder upon his carcass; and no great matter as regards HIM. But it would be sad for me to find myself hanged; and for what, I beseech you? For murdering a sham, that was either nobody at all, or oneself repeated once too often62.
De plus, le double est condamné à revivre l’histoire de son prédécesseur, emprisonné peut-être dans la répétition d’un passé immémorial : « I had been contemplated in types a thousand years before on the banks of the Tigris. It was horror and grief that prompted the thought63 ». Le meurtre peut être également une tentative de rupture de ce schéma.
24Le meurtre symbolique de Coleridge apparaît deux fois. Dans « On Murder, Considered as one of the Fine Arts », De Quincey décrète que seuls les grands philosophes méritent qu’on tente de les assassiner, et le « Postscript » le désigne comme un nouveau Socrate ; bien qu’il soit « trop gras pour être activement vertueux » (« too fat to be a person of active virtue64 »), ce qui diminue l’intérêt mélodramatique. La deuxième occurrence tient plus de la suggestion. Dans « Coleridge and Opium-Eating », De Quincey fait la critique d’une biographie de Coleridge par Gillman. Les premières lignes proposent la devinette suivante, jouant sur une réponse proverbiale :
What is the deadest of things dead? It is, says the world, ever forward and rash – “a door-nail!” But the world is wrong. There is a thing deader than a door-nail, viz., Gillman’s Coleridge, vol. I. Dead, more dead, most dead, is Gillman’s Coleridge, vol. I65.
La formule est ambiguë : le « Coleridge de Gillman » peut aussi bien référer à la biographie qu’à la personne. En tant que critique et biographe de Coleridge, Gillman devient lui aussi une figure du double, et victime au même titre, car il est lui-même mort peu après la parution de sa biographie. De Quincey avait d’ailleurs le même contentieux avec les deux auteurs, qui l’avaient déclaré responsable de sa dépendance à l’opium. La répétition de « dead », avec son jeu sur la gradation, introduit le ton et la sonorité insouciants d’une comptine pour enfants ; ce qu’accentue encore la variante d’une réédition ultérieure : « dead, deader, deadest ». La plaisanterie n’est pas du meilleur goût, car De Quincey semble se réjouir de la mort de ses deux concurrents ; tout en se déresponsabilisant par le ton enfantin.
25Wordsworth n’est pas seulement un alter ego : il est aussi une figure du père que, selon Freud, De Quincey se doit de tuer symboliquement pour prendre sa place et se construire. Ce meurtre symbolique de Wordsworth apparaît tardivement dans l’œuvre, et en toute discrétion. Dans « Postscript to Murder, Considered as One of the Fine Arts », un homme assassiné vacille « comme une vache sur la glace » (« like a cow on the ice ») ; or, De Quincey reprend cette comparaison incongrue pour se moquer des talents de patineur de Wordsworth, qui est donc assimilé à la victime d’un meurtre : « the poet of the “Excursion” sprawled upon the ice like a cow dancing a cotillon66 ». Dorothy Wordsworth décrit pourtant son frère comme « un patineur de première classe67 ». Le ton des deux passages allie humour et férocité.
Rareté de la parodie : entre réticence et nostalgie
26Comme il sied à un alter ego à la sensibilité similaire, les Confessions reprennent largement le discours wordsworthien. Comme le poète au début du Prélude, De Quincey décrit Londres comme une prison, et se réjouit solennellement de s’en être évadé :
Stony-hearted step-mother! thou that listenest to the sighs of orphans, and drinkest the tears of children, at length I was dismissed from thee: the time was come at last that I no more should pace in anguish thy never-ending terraces; no more should dream, and wake in captivity to the pangs of hunger68.
Londres est représentée comme une puissance formidable et terrifiante, qui s’étend de façon anarchique et labyrinthique. Par la suite De Quincey dira y être en « exil69 ». Ce paysage urbain angoissant est présenté comme le faire-valoir du paysage rural désiré et inaccessible. Au moment des faits, c’est aussi la résidence de Wordsworth ; au moment de l’écriture, c’est devenu la résidence où De Quincey a installé sa propre famille :
[…] my consolation was (if such it could be thought) to gaze from Oxford-Street up every avenue in succession which pierces through the heart of Marylebone to the fields and the woods; […] and if I had the wings of a dove, that way I would fly for comfort70.
Même quand il flâne avec bonheur sur les marchés londoniens, De Quincey est une figure typiquement wordsworthienne : il observe les ouvriers, discute avec eux, comme le narrateur des poèmes va à la rencontre des petites gens71. Sans oublier que « dans l’histoire de la littérature anglaise, Wordsworth apparaît comme l’un des premiers marcheurs en ville72 ».
27Pour ce qui est de l’opium, De Quincey n’a jamais revendiqué la création d’un Paradis artificiel (bien que ses Confessions aient influencé Baudelaire). Il affirme au contraire que l’opium est un produit naturel, qui restaure en chacun l’équilibre primitif de la nature humaine :
[…] a healthy restoration to that state which the mind would naturally recover upon the removal of any deep-seated irritation of pain that had disturbed and quarreled with the impulses of a heart originally just and good73.
28Ce sont uniquement les excès d’opium qui ont des effets nocifs, c’est-à-dire contre nature (« to counteract [nature’s] purposes74 »). De Quincey s’est toujours efforcé de légitimer ses visions opiacées en limitant le rôle de la drogue : l’opium amplifierait simplement les tendances naturelles d’un esprit philosophe et créatif, et d’un intellect exceptionnellement développé : « it demonstrates my dreaming tendencies to have been constitutional, and not dependent upon laudanum75 ».
29L’opium est d’ailleurs compatible avec le sublime wordsworthien : « le sublime ne manquera jamais, là où le sens de la multitude innombrable se perd, ou alterne avec, celui d’intense unité », affirme Wordsworth dans son guide de voyage, Guide Through the Lakes. Or, l'opium a le pouvoir d’harmoniser une scène comme le fait l’imagination dans L’Excursion : « a substance glorious as her own, / Yea, with her own incorporated76 ». C’est encore plus vrai quand, chez De Quincey, les deux pouvoirs se conjuguent, par « le pouvoir des rêves », pour « réconcilier et harmoniser » les extrêmes, comme l’Orient et l’Occident : « which yet the power of dreams had reconciled into harmony with each other77 ». Enfin, le rêve de Kubla Khan de Coleridge semblait prouver que le Romantisme était soluble dans l’opium (en l’occurrence, le laudanum).
30À travers la reprise parodique des thèmes wordsworthiens, De Quincey se moque de lui-même et met à distance des sentiments ambivalents ou douloureux. Plutôt qu’une remise en cause de Wordsworth, la référence au poème dans son portrait de l’apothicaire permet de trouver un sens à son propre parcours chaotique : comme Wordsworth, il a appris passivement la leçon du moment, mais à la différence du poète, il a reçu une drogue en guise de remède naturel ; et c’est parce qu’il est un citadin (c’est-à-dire un wordsworthien contrarié) qu’il a eu recours à l’opium (comme Coleridge) et qu’il s’est trouvé malgré lui privé de « résolution » et d’« indépendance ».
31La parodie contient une part d’imitation, et il est sans doute plus naturel d’imiter ce qu’on aime, mais aussi, comme De Quincey l’affirme justement dans un texte sur Wordsworth, de s’en moquer : « it is among the impulses of love, in extremity, to clothe itself in the language of disparagement – why, is yet to be explained78 ». Dans les Confessions, il se permet de se moquer de ce qu’il cite alors même qu’il admire sincèrement ces vers. Sa pratique semble contredire une lettre à Wordsworth où il déclare se refuser à lire une parodie de « Peter Bell », malgré sa curiosité :
I have studiously avoided reading any attempts at a ludicrous parody of real poetry whenever I have met with them – and especially of your poems. […] But for this miscreant who, having himself felt their beauty, would belie his own convictions and with unparalleled depravity seek to mislead the tastes of a numerous class of his fellow-creatures […] in such wanton wickedness, there seems to me the malignant temper of an evil spirit. […] I feel much curiosity to see this man’s work; but the same fear, which has always hitherto made me turn away from burlesque imitations of what I love, operates with tenfold force on this occasion79.
Il est possible que De Quincey ait voulu ménager les sentiments du poète, qui avait été particulièrement touché par ce qu’il voyait comme une alliance contre nature entre admiration et moquerie. Quoi qu’il en soit, ses réticences expliquent la rareté de la parodie dans son œuvre, en même temps qu’elles redoublent la valeur provocatrice de ses parodies de Wordsworth. Il est à noter que dans un passage humoristique, De Quincey se permet de traiter d’imbéciles Wordsworth et Coleridge… bien après leur mort : « Whereas, in fact, gentlemen blockheads, [the Revolution] has succeeded80 ».
32En dehors des Confessions, je n’ai trouvé que deux parodies de Wordsworth. Dans une publication anonyme, « Anatomy of Drunkenness », De Quincey illustre ses propos par une citation de plusieurs vers de Don Juan de Byron, ce qui est en soi surprenant, car il le critique durement, et lui reproche notamment son attitude irrévérencieuse vis-à-vis de Wordsworth : « Until Lord Byron had begun to pilfer from Wordsworth and to abuse him, allusions to Wordsworth were not frequent in conversation81 ». Juste avant cette citation, se trouve une parodie de Wordsworth dans « Resolution and Independence », qui est justement le poème que De Quincey parodie quand il décrit l’apothicaire :
We drunkards, over night, go on in gladness,
But after comes despondency and madness.
We Poets in our youth begin in gladness;
But thereof comes in the end despondency and madness82.
Combien de lecteurs, leurrés par l’ambiguïté de la présentation, ont attribué la parodie à Byron ? De Quincey en est pourtant l’auteur, et sous le double couvert de l’anonymat et de la citation, se permet de faire lui-même ce qu’il a reproché au Lord ; qui est aussi un alter ego diabolique, car il contribue à faire connaître le poète.
33Le deuxième exemple peut sembler plus surprenant encore. De Quincey mélange deux parodies dans une anecdote humoristique à propos de Händel :
[…] people that ran together in harness apparently as the final cause of a standing order in all inns of “coffee for two.” Such at least I have heard as a plausible key for the solution of many sentimental friendships, where the hero, Hercules suppose and Philoctetes, like the cygnet on still St Mary’s lake floats double, man and shadow! The covert insinuation was derived from a story (true enough but perhaps too notorious) of Handel, who being a Polyphemus as to enormity of appetite, used (as the best means of securing the rare luxury of a commensurate meal) to order a dinner for seven: over “We are seven!” – “oh master, we are seven,” he would say pathetically to the waiter. And then, when at last the hour arrived, he rang furiously for the dinner to be served: upon which the waiter would timidly suggest that perhaps his honour might choose to wait for the six commensales, who had not yet arrived. “De who, de what?” would Handel exclaim. “The company, Sir,” was the waiter’s reply. “De gombany!” ejaculated H. “I am de gombany83!”
De Quincey adapte d’abord deux vers de « Yarrow Unvisited » : « The swan on still St. Mary's Lake / Float double, swan and shadow! ». Le poème traite de l’opposition entre idéalisme et réalité. La référence parodique se prête donc assez bien à l’anecdote, dans lequel les sentiments servent d’alibi aux appétits du corps. L’idéal, représenté par l’épopée (Hercule et Philoctète), est un faux-semblant recouvrant un comportement matérialiste opportuniste. De Quincey souligne ainsi que le narrateur du poème refuse de se confronter à la réalité :
We have a vision of our own;
Ah! why should we undo it?
The treasured dreams of times long past,
We’ll keep them84.
Il est cependant difficile d’ignorer la réalité quand elle prend une forme aussi bruyante et insistante que ce Händel : ce qui constitue un thème humoristique récurrent chez De Quincey. Il fait ici un portrait caricatural. Händel n’est plus un individu, mais le type même de personnage que De Quincey aime ridiculiser : une figure d’autorité spirituelle ou artistique, écrasant un personnage secondaire à son service, vulgaire, manipulateur, plein de mauvaise foi, et préoccupé uniquement de ses propres besoins, toujours bassement matériels.
34La deuxième référence : « “O Master! we are seven” », paraît totalement incongrue dans cette scène de farce. Elle est bien sûr issue de « We are seven », qui est peut-être le poème de Wordsworth que De Quincey a le plus mentionné dans son œuvre. Publié parmi les Ballades Lyriques qu’il a toujours encensées, c’est un poème qui l’a profondément ému, et dont il reprend un vers pour raconter la perte, dans sa petite enfance, de deux sœurs, Jane et Elizabeth : « The first who died was Jane » fait écho à « the first that died was little Jane85 ». La réutilisation parodique de ce poème entre tous pouvait donc sembler très improbable. Le passage cité est d’ailleurs doublement à la marge dans l’œuvre : il constitue une digression dans un article sur la littérature française, qui est resté à l’état de manuscrit.
35Le contraste entre les deux personnages suffit à créer un effet comique, indépendamment de l’anecdote : d’un côté la beauté, la discrétion et la foi simple de la petite fille, dont la vue réjouit le narrateur, de l’autre la vulgarité d’un étranger, bruyant, de mauvaise foi, et qui cherche à apitoyer pour pouvoir manger plus. L’adverbe « pathetically » introduit un pathos caricatural et ridicule, le bathos. Les deux personnages ont pourtant deux points communs, leur obstination, et une vitalité exceptionnelle, ainsi que De Quincey le déclare à la fin des Confessions de 1856 : « Life in its torrent fullness […] affirmed itself86 ». Le poème fournit l’idéal en fonction duquel juger de la réalité : d’un côté, la fillette enseigne au narrateur son intuition de l’immortalité de l’âme ; de l’autre, Händel incarne le ridicule des aspirations charnelles. On pourrait se demander dans quelle mesure la collision entre ces textes projette une ombre involontaire sur le poème, la fillette refusant la réalité de la mort de ses frères et sœurs. La réponse est peut-être que la présence de sa famille est pour elle aussi tangible et réelle que l’appétit de Händel.
36Enfin, De Quincey se moque de la grandiloquence et la passivité du narrateur de « The Ruined Cottage » :
And perhaps, on the same principle, it might be allowable to ask of the philosophic wanderer; who washes the case of Margaret with so many coats of metaphysical varnish, but ends with finding all unavailing; “Pray, amongst your other experiments, did you ever try the effect of a guinea?” Supposing this, however, to be a remedy beyond his fortitude, at the least he might have offered a little rational advice, which costs no more than civility87.
La discrétion des parodies en dehors des Confessions suggère à la fois une critique persistante et un sentiment de malaise vis-à-vis de l’idéal Wordsworthien. Wordsworth est perçu par ses contemporains, puis par les Victoriens, comme le poète de l’immédiateté et de la spontanéité, « comme si la Nature parlait directement à travers sa poésie88 ». Par la poésie, il souhaite transmettre à ses lecteurs cette capacité à établir une relation directe, sans intermédiaire, à la nature et à l’art. C’est cette relation directe, dont le point culminant est l’expérience du sublime, qui est mise à mal dès les Confessions.
37De Quincey est un Romantique ironique parce qu’il est un Romantique tragique. L’ironie qui sous-tend les Confessions comme « parodie éloquente » du Prélude exprime moins le déplacement vers un idéal de substitution, qu’un mal-être inexprimable devant l’inaccessibilité de l’idéal Romantique. L’ironie rhétorique et l’humour signalent une dissonance plus diffuse, un écho discret qui résonne dans toute l’œuvre : l’ironie tragique dont De Quincey est victime. Ses multiples tensions et contradictions projettent sur le modèle wordsworthien une ombre inavouable et subversive :
Le résultat est une version gothique du moi romantique, une imitation déformée qui n’est jamais complètement parodique parce que De Quincey l’incarne et la met en œuvre comme une réalité substantielle, tout en trahissant sa nature déviée de simulacre89.
Notes de bas de page
1 « Il ne représente personne d’autre que lui-même ; et je ne pense pas non plus qu’il aura jamais de successeur » (III « Jean Paul Frederick Richter » 20).
2 B. Symonds, co-éditeur de l’édition Lindop, suggère la possibilité d’une quatrième parodie, sur l’étymologie : « Doubtless Alphana comes from equus, but one must acknowledge that, in coming from thence, it is damnably changed by the road » (I « Diary » 20). Il s’avère qu’il s’agit d’une citation d’un épigramme satirique français du xviie siècle, par Jean de Cailly : « Alphana vient d’Equus sans doute ;/ Mais il faut avouer aussi/ Qu’en venant de là jusqu’ici,/ Il a bien changé sur la route ». [Source : l’Abbé Duchein, Seine-Port, Melun : Legrand, 1927, 24.]
3 « – À midi Sennachérib regarda le soleil ; / Et son heure était venue, il le savait : / Car l’ange du Destin avait fixé l’heure ; / Et le visage d’un esprit de l’Océan bleu / Regarda à travers la charmille d’aubépine. / “Que Dieu te bénisse” dit à Sennachérib / L’hôtesse la femme qui vivait dans cette maison / Mais l’homme de cette maison/ Labourait la terre / – À présent Sennachérib regarda le soleil ; et immédiatement, descendant les marches… et prenant congé de son hôtesse, il prit la route de Carnarvon » (I « Diary » 16)
4 « Elle me fit ses adieux si doucement, / Que je crus qu’elle me disait de revenir. / Parodie. Il me fit descendre à coup de pieds au derrière si gracieusement, / Que je crus qu’il me portait à bout de bras » (I « Diary » 18).
5 X SLM 317, XIII « Canton Expedition and Convention » 78, XIX AS « Samuel Taylor Coleridge » 333 ; « Nous les portâmes poliment hors du pays presque sans effort » (IX « Mrs Hannah More » 341).
6 « En supposant, Mr le Faiseur de livres, qu’il se trouve que vous soyez assez noble […] et soyez peu désireux de prendre la peine de décrire quoi que ce soit, quand bien même ce serait aussi facile à décrire qu’un tabouret à quatre pieds, n’oubliez pas de faire cette observation originale et innovante – “La chose est plus facile à concevoir qu’à décrire” ; ou, “Je laisse le lecteur imaginer”, &c. » (I « Diary » 28).
7 « Mais ici, pour m’épargner la peine de trop de description verbale, je vais introduire un peintre ; et lui donner des instructions pour le reste du tableau » (II C1 60 / C2 238).
8 I « Diary » 22.
9 « C’était un dimanche après-midi, humide et maussade ; et cette terre où nous sommes n’a pas de spectacle plus terne à offrir qu’un dimanche pluvieux à Londres. […] près du “majestueux Panthéon”, ainsi que Mr Wordsworth l’a obligeamment appelé, je vis la boutique d’un apothicaire. L’Apothicaire […], comme en accord avec le dimanche pluvieux [variante C2 : « à Londres »], avait l’air morne et stupide, comme on l’attendrait de n’importe quel apothicaire mortel par un dimanche londonien pluvieux » (II C1 42 / C2 217-218).
10 « La terre n’a rien à montrer de plus beau. / Bien terne l’âme qui passerait à côté / D’une vue si touchante par sa majesté » (« Composed Upon Westminster Bridge » 1-3).
11 « En réalité notre région [du Westmorland] est l’exact opposé de celles dont parle notre grand ami à Rydal Mount – où “la Terre avec tous ses agréables fruits et fleurs/ Fane et participe au déclin de l’homme”. Ici au contraire l’homme n’est qu’un appendice du paysage ; le portier celui des échos, ou le concierge des cascades ; et naturellement il fleurit et décline avec eux » (« De Quincey and his Publishers », B. Symonds, 43). Les vers cités sont tirés de “There is a bondage worse” (Wordsworth).
12 « Comme quelqu’un que j’aurais rencontré dans un rêve/ Ou comme un Homme envoyé de quelque région lointaine, / Pour me donner de la force et force réprimandes » (« Resolution and Independance » strophe XVI) ; « L’apothicaire – agent inconscient de plaisir céleste ! […] la vision béate d’un apothicaire immortel, envoyé sur terre avec une mission spéciale à mon égard » (II C1 42 / C2 218).
13 « Near the stately Pantheon you'll meet with the same / In the street that from Oxford hath borrowed its name » (The Power of Music, vers 3-4) ; « My road homewards lay through Oxford Street, and near “the stately Pantheon”… » (II C1 42 / C2 218).
14 « De même que je ne me suis jamais permis de convoiter le bœuf ou l’âne d’aucun homme, ni quoi que ce soit qui lui appartienne, il conviendrait encore moins à un philosophe de convoiter les images des autres gens, ou leurs métaphores. Ici, donc, je restitue à Mr Wordsworth sa belle image de la roue en train de tourner, et des rayons scintillants, telle qu’il l’a appliquée à la succession rapide des jours et des nuits. Je l’ai empruntée pour un instant afin de ponctuer ma propre phrase ; et ceci étant fait, le lecteur m’est témoin que je la rembourse immédiatement avec une note conçue dans ce seul but. Sur le même principe j’emprunte souvent leurs cachets à de jeunes dames – pour cacheter mes lettres. Parce qu’on peut être sûr d’y trouver quelque tendre sentiment à propos du “souvenir”, ou de “l’espoir” ou des “roses” ou des “retrouvailles” ; et mon correspondant doit être une misérable brute s’il n’est pas touché par l’éloquence du cachet, même si son goût est si mauvais qu’il reste insensible à la mienne » (XV SUSP [note] 178).
15 « Les gens stupides supposaient qu’il n’était qu’un sentimentaliste mielleux, parlant seulement de zéphyrs et de scènes bucoliques » (XI SLM 176).
16 J. E. Jordan, De Quincey to Wordsworth, 360-362.
17 Cf. V.A. De Luca, « “The Type of a Mighty Mind”: Mutual Influence in Wordsworth and De Quincey». Texas Studies in Literature and Language 13.2 (summer 1971): 239-247.
18 « Heureux de planter une tente vagabonde parmi/ Les régions libres de toute clôture de la société » (The Prelude, 1805 : VII, 56-57) ; « pour partie semblable aux autres citoyens, pour partie/ Un hors-la-loi, aux frontières de son époque » (The Recluse, Prospectus, 69-70)
19 J. North, « Leeches and Opium: De Quincey replies to “Resolution and Independence” in Confessions of an English Opium-Eater », 572-573.
20 F. Gaillet de Chezelles, Wordsworth et la Marche, 123.
21 M. Jacobus, « “That great stage where Senators perform”: Macbeth and the politics of Romantic Theatre », 371.
22 F. Gaillet de Chezelles, Wordsworth et la Marche, 106.
23 Voyez la description de sa nuit à l’auberge à la veille de son arrivée à Londres (II C2 192-193).
24 E. Burke, A Philosophical Enquiry into our ideas of the Beautiful and the sublime, Part II section I, 53.
25 « Un sentiment d’horreur et de rejet devant cet insondable abîme de Londres dans lequel j’étais à présent en train de me précipiter avec tellement d’entêtement » (II C2 193).
26 Ibid., 573.
27 « Ce que j’aimais dans ces errances solitaires était de retracer le déroulement de la soirée à travers ses hiéroglyphes domestiques, depuis les fenêtres devant lesquelles je passais ou que je voyais » (XIX AS « William Wordsworth and Robert Southey » 412).
28 II C1 10 ; The Prelude III 169.
29 The Prelude XIV 444.
30 « Voici la doctrine de la véritable église au sujet de l’opium ; église dont je me reconnais comme le seul membre » (II C1 45) ; « dont je reconnais être le Pape (par conséquence infaillible) » (II C2 220).
31 « En présence de la Nature [je] me tenais, comme je me tiens maintenant, / Un être sensible, une âme créative » (The Prelude XII, 206-207).
32 « […] se trouvant à deux doigts de la mort […] elle vit en un instant toute sa vie, dans ses plus petits détails, déployés devant elle simultanément comme dans un miroir ; et il lui vint tout aussi soudainement la faculté de comprendre le tout et chaque partie. À cela, grâce à certaines de mes expériences avec l’opium, je crois aisément » (II C1 67 / C2 256-257).
33 « L’harmonie complexe d’un chœur, etc., déployait devant moi, comme sur un bout de tapisserie, l’ensemble de ma vie passée – non pas, comme rappelée par un acte de mémoire, mais comme présente et incarnée dans la musique : non plus douloureuse à me remémorer, mais ses menus incidents effacés, ou confondus dans la brume d’une abstraction ; et ses passions exaltées, spiritualisées, et sublimées » (II C1 48 / C2 225).
34 « Le redoutable livre de comptes, dont parlent les Ecritures, est, en fait, l’esprit même de chaque individu » (II C1 67 / C2 257).
35 « Et voilà peut-être le Redoutable Livre du Jugement Dernier, dans les mystérieux hiéroglyphes duquel le moindre bavardage est enregistré ! » (I 114).
36 « […] ce puissant spectre, né d’entre les brumes du remords en train de se former, qui me poursuit à grands pas depuis des jours oubliés – me dominant à jamais dans des proportions toujours plus colossales, qui me surplombe et projette son ombre sur ma tête comme s’il était juste derrière moi, et pourtant dont la naissance remonte à des heures envolées depuis plus d’un demi-siècle ? » (II C2 109).
37 « Mais de la même façon les plus gaies et les plus terrifiantes de mes expériences remontèrent après des années de sommeil, armées de pouvoirs surnaturels d’ébranler mes rêves ; quelquefois […] par le biais d’une association fortuite ou capricieuse avec des images à l’origine gaies, mais développant à un stage de leur évolution des soudaines aptitudes pour l’horreur » (XVI EMC 416).
38 « Si seulement je pouvais dire aussi facilement, que périssent mes propres souvenirs ; que toute heure de tranquillité future ne puisse être perturbée par un idéal trop vivace de la misère humaine possible » II C1 « Appendix » 85.
39 The Prelude XII 220-223.
40 « C’est un martyre, pas moins, que de raviver par ses propres efforts, ou de voir ravivé, en dépit de votre propre résistance acharnée, les spectacles splendides du matin visionnaire de votre vie, ou des trop grandes euphories du midi, adoucies par un arrière-plan d’obscurité funéraire » (XVII « Sir William Hamilton, Bart » 146).
41 « Interpénétration : – ce mot est de l’invention de Mr Coleridge : et, comme il me semble être un mot très “louable” (comme le disent les chirurgiens de pus) j’ai l’intention de le parrainer ; et souhaite le recommander à mes amis et au public en général » (III « Jean-Paul Frederick Richter » [note] 22).
42 « Je ne conçois pas que deux transcendantalistes […] aient jamais pu s’affronter dans quelque ring que ce soit. J’aimerais qu’il nous laisse le transcendantalisme, à moi et d’autres jeunes gens ; car, à dire vrai, il ne prospère pas entre ses mains. […] il sera ainsi plus à loisir de nous donner un autre Vieux Marin » (III « Letters to a Young Man Whose Education Has been Neglected: Literature and Authorship » 49).
43 « Tenter Mr Coleridge de sortir de sa cachette dans une passion philosophique, et de m’attaquer avec la même liberté » (III « Letters to a Young Man Whose Education Has been Neglected : Literature and Authorship » 49).
44 « Un œil intérieur et cette intuition puissante pour la vision et les mystères de notre nature humaine, que […] nos poètes anglais ont possédé au plus haut point » II C1 13.
45 A. W. Cafarelli, « De Quincey and Wordsworthian Narrative », 128.
46 « Il était, dans un sens littéraire, [mon] frère » (XV « Coleridge and Opium-Eating » 105).
47 « Ayant lu pendant trente ans dans la même voie que Coleridge – cette voie où peu nous suivront jamais, de quelque âge que ce soit, tels que des métaphysiciens allemands, des professeurs de latin, des platoniciens thaumaturgiques, des mystiques religieux » (X « Samuel Taylor Coleridge » 293).
48 « Les passages qu’il lisait, de plus, pour illustrer ses doctrines, étaient généralement mal choisis, parce que choisis au hasard, à cause de la difficulté à trouver en un instant les passages qu’il avait en vue. Je ne me souviens pas non plus d’aucun qui ait fait beaucoup d’effet, à part deux ou trois que je lui mis en main moi-même, déjà annotés » (X Autobiography : « STC II » 321 / repris XIX AS 337).
49 C. Winberg, « Imagining Wordsworth: De Quincey and the Art of Biography », 17.
50 « L’inévitable prospérité de Wordsworth – et le genre de lien qu’il avait avec les revenus de ceux qui se trouvaient sur son chemin » (XI LR « Wordsworth III » 102).
51 « […] un enchaînement remarquable (presque providentiel) de circonstances, allant toutes vers le même résultat – celui d’isoler des soucis matériels, et de porter de l’enfance jusqu’à la tombe, dans un état de bonheur serein, un homme qui n’était pas apte au labeur quotidien, et, dans tous les cas, n’aurait pas pu, ainsi pressé par le temps et l’angoisse, poursuivre ces aimables travaux qui intéressent toute l’humanité » (XIX AS « William Wordsworth » 367).
52 « La finesse de sa sensibilité n’a jamais été émoussée par les tristes angoisses, les peurs dégradantes, les misérables dépendances des dettes ; […] à tout moment il fut béni par le plus ample loisir, pour les travaux intellectuels les plus délicieux […] – loisir, aisance, solitude, compagnie, paix du ménage, paysage local – un Paradis pour ses yeux […] un Paradis pour son cœur » (XIX AS « William Wordsworth » 394).
53 « Les chants insipides […] semblent avoir été écrit sous l’inspiration d’un billet de banque » (XV « On Wordsworth’s Poetry » 230).
54 « Qui dévoile soudainement une connexion entre des objets jusque-là considérés comme sans liens et indépendants » (XV « On Wordsworth’s Poetry » 238). « [Wordsworth] n’aborde pas volontiers une passion dans son aspect direct, ou sans présenter un contour modifié, mais dans des formes plus complexes et obliques, et dans l’ombre de quelque passion secondaire » (XV, ibid., 228). II C1 72 / C2 263. « Cet afflux du joyeux dans le triste, et du triste dans le joyeux ; cet enchevêtrement réciproque d’obscurité dans la lumière, et de lumière dans l’obscurité » (XV « On Wordsworth’s Poetry » 230)
55 « J’ai toujours trouvé plus facile de réfléchir à un sujet complexe en marchant dans de vastes espaces dégagés sous le regard naturel des cieux » (II C2 161-162).
56 « À cet endroit je tire mes impressions en partie d’une charmante esquisse de cette scène, en vers, par Mr Wordsworth ; en partie de ma propre expérience de la chose ; et n’ayant pas les poèmes ici, je ne sais pas comment répartir mes remerciements » (XV SUSP [note] 162).
57 H. Darbishire (éd.), De Quincey’s Literary Criticism, 18.
58 J. Beer, « De Quincey and the Dark Sublime », 175.
59 V.A. De Luca, « “The Type of a Mighty Mind” », 239-240.
60 A. Regier, « The Doubling Force of Citation: De Quincey's Wordsworthian Archive », 161. Voir aussi Jane W. Smyser « Wordsworth’s Dream of Poetry and Science », 269-275.
61 S. Freud, « L’inquiétante étrangeté » [1919]. L’inquiétante étrangeté, 237.
62 « N’importe lequel d’entre nous serait jaloux de son propre duplicata ; et, si j’avais un doppelganger qui allait et venait en se faisant passer pour moi, en m’imitant et me piratant, tout philosophe que je sois, je pourrais […] être emporté par la jalousie au point de tenter le crime du meurtre sur sa carcasse ; et peu importe en ce qui le concerne, LUI. Mais pour moi il serait triste de me trouver pendu ; et pour quoi, je vous prie ? Pour avoir assassiné un imposteur, qui était soit personne, soit moi-même répété une fois de trop » (XVI « Milton versus Southey and Landor » 52).
63 « J’avais été un objet de contemplation en caractères écrits un millier d’années plus tôt sur les rives du Tigre. Ce furent l’horreur et le chagrin qui m’inspiraient cette pensée » (XV SUSP 168).
64 VI OM 114.
65 XV « Coleridge and Opium-Eating » 104.
66 « Le poète de L’excursion s’affalait sur la glace comme un vache en train de danser un cotillon » (XIX AS « Samuel Taylor Coleridge » 324)
67 Cité par F. Gaillet de Chezelles dans Wordsworth et la Marche, 146.
68 « Marâtre au cœur de pierre, toi qui écoutes les soupirs des orphelins, et bois les larmes de enfants, je fus finalement congédié loin de toi : enfin le temps était venu où je n’arpenterais plus avec angoisse tes rues interminables ; ne rêverais plus, ni ne m’éveillerais, captif des affres de la faim » (II C1 39 / C2 214).
69 X « Autobiography: Recollections of Charles Lamb » 262.
70 « […] ma consolation (si on peut l’appeler ainsi) était de contempler depuis Oxford Street, l’une après l’autre, chaque avenue qui transperce le cœur de Marylebone et rejoint les champs et les bois ; […] et si j’avais les ailes d’une colombe, c’est par là que je m’envolerais pour trouver du réconfort » (II C1 40 / C2 214).
71 D. S. Roberts, « The Janus-Face of Romantic Modernity : Thomas De Quincey’s Metropolitan Imagination », 302.
72 F. Gaillet de Chezelles, Wordsworth et la Marche, 93.
73 « […] une saine restauration de cet état que l’esprit recouvrerait naturellement avec la disparition de toute douleur profondément irritante qui aurait dérangé et contrarié les élans d’un cœur primitivement juste et bon » (II C1 45 / C2 220).
74 « L’opium est capable […] de contrecarrer les projets de la nature » II C1 « Appendix » 84.
75 « Cela prouve que mes tendances à la rêverie étaient d’origine constitutionnelle, et ne dépendaient pas du laudanum » (XV SUSP 743 textual note 137.28 ; répété dans XIX AS 6).
76 Prose Works of William Wordsworth, II, 222. « Une substance glorieuse comme la sienne, / Oui, incorporée à la sienne » L’Excursion Livre IV 1068-1069.
77 II C1 73 / C2 263.
78 « Parmi les élans de l’amour extrême, il est celui de revêtir l’habit du dénigrement – reste à expliquer pourquoi » (XI LR 76).
79 « J’ai soigneusement évité de lire toute tentative de parodier et rendre ridicule de la poésie authentique chaque fois que j’en ai trouvé – et particulièrement de vos poèmes. […] Mais en ce qui concerne ce mécréant qui, ayant lui-même ressenti leur beauté, ferait mentir ses propres convictions et avec une dépravation sans précédent chercherait à fourvoyer le goût d’un grand nombre de ses semblables […] avec une telle méchanceté gratuite, j’y vois le tempérament malveillant d’un mauvais esprit […] Je ressens une grande curiosité à l’idée de voir le travail de cet homme ; mais la même peur, qui m’a jusque-là toujours fait me détourner des imitations burlesques de ce que j’aime, agit à cette occasion avec une force décuplée » (lettre à Wordsworth du 31 mai 1803). Jordan, De Quincey to Wordsworth, [note] 39-40.
80 « Alors qu’en fait, messieurs les imbéciles, [la Révolution] a été un succès » (XV « On Wordsworth’s Poetry » 751 : note 235.30. Variante introduite à l’occasion de Selections Grave and Gay en 1853).
81 « Jusqu’à ce que Byron se mît à piller Wordsworth et à l’insulter, les allusions à Wordsworth n’étaient pas fréquentes dans les conversations » (X SLM « Oxford » 146-147).
82 « Nous autres ivrognes, toute la nuit, continuons dans la joie, / Mais ensuite viennent le désespoir et la folie » (V « Anatomy of Drunkenness » 285). « Nous autres poètes dans notre jeunesse commençons dans la joie ; Mais de là viennent à la fin le désespoir et la folie » (« Resolution and Independence » 148-149).
83 « […] des gens qui allaient partout ensemble apparemment dans le but final de commander systématiquement dans toutes les auberges du “café pour deux”. C’est du moins ce que j’ai entendu pour fournir une explication plausible à bien des amitiés sentimentales, où le héros, mettons Hercules et Philoctetes, comme le cygne sur le lac immobile de St Mary, flotte doublement, l’homme et son ombre ! Cette insinuation secrète venait d’une histoire (certes vraie mais peut-être trop connue) de Handel, qui étant un Polyphème pour l’énormité de son appétit, avait l’habitude (comme meilleur moyen de s’assurer le luxe rare d’un repas proportionnel) de commander un dîner pour sept “Nous sommes sept !” – “oh, monsieur, nous sommes sept,” répétait-il au serveur d’un ton pathétique. Et puis, quand enfin l’heure arrivait, il sonnait furieusement pour que le dîner soit servi : sur ce le serveur suggérait timidement que peut-être sa seigneurie choisirait d’attendre les six commensales, qui n’étaient pas encore arrivés. « Qui, quoi ? » s’exclamait Handel. “La compagnie, Monsieur” était la réponse du serveur. “La gombagnie !” s’écriait H. “ c’est moi, la gombagnie !” » (XVII « Notes on French Drama. Unpublished » 269).
84 « Nous avons une vision bien à nous ; /Ah ! Pourquoi devrions-nous la gâter ? / Les rêves chéris de temps passés depuis longtemps, / Nous les garderons » (51-54).
85 « La première à mourir fut Jane » (XV SUSP 137) ; « la première qui mourut fut la petite Jane » (« We are Seven » 49).
86 « La vie dans la plénitude de ses torrents […] s’affirmait » (II « Barbara Lewthwaite » 275).
87 « Et peut-être, sur le même principe, est-il permis de demander au vagabond philosophe ; qui recouvre le cas de Margaret d’un si grand nombre de couches de vernis métaphysique, et finit par trouver que tout est vain ; “Dites, parmi vos autres expériences, avez-vous testé l’effet d’une guinée ?” Si l’on suppose, cependant, que c’était un remède au-delà de ses forces, à tout le moins il aurait pu offrir quelques conseils rationnels, ce qui ne coûte qu’un peu de civilité » (XV, « On Wordsworth’s Poetry » 231).
88 J. H. Miller, The Disappearance of God, 220-221.
89 A. Clej, Genealogy of the Modern Self, 255.
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