Chapitre 1
Crise identitaire et culturelle au tournant du xixe siècle, un contexte propice à l’ironie
p. 27-46
Texte intégral
Progrès et décadence de la littérature britannique
1La Grande-Bretagne de la fin du xviiie siècle, et tout au long du xixe siècle, est profondément transformée par la Révolution industrielle. De Quincey ne diabolise pas le Progrès, et sait en apprécier les bienfaits : l’accélération des transports, et donc des communications, renforce l’unité de la Grande-Bretagne et de l’Empire : « the conscious presence of a central intellect, that […] overruled all obstacles into one steady cooperation in a national result »1. Mais il s’inquiète du rythme effréné de ce Progrès, qui menace d’échapper à tout contrôle, et de l’accélération généralisée qui en découle, dont le symbole par excellence est la machine à vapeur, qu’il caricature en ustensile de cuisine : « travel by culinary process […] the pot-wallopings of the boiler2 ». ll exorcise ses craintes d’une mécanisation de l’humain en imaginant une évolution qui mêle le train et la voiture à cheval, la machine et l’animal : « very soon, I am convinced, out of pure, blind sympathy with railway trains, men will begin to trot through the streets; and in the next generation, unconsciously, they will take to cantering3 ».
2Surtout, la vie intellectuelle et spirituelle est perturbée par « l’agitation croissante » et « l’éternelle précipitation » apportée par le Progrès (« gathering agitation […] eternal hurry »). L’ampleur même de la phrase par laquelle De Quincey décrit ce phénomène ressemble à une tentative d’en retarder l’accélération prodigieuse :
Already, in this year 1845, what by the procession through fifty years of mighty revolutions amongst the kingdoms of the earth, what by the continual development of vast physical agencies – steam in all its applications, light getting under harness as a slave for man, powers from heaven descending upon education and accelerations of the press, powers from hell (as it might seem, but these also celestial) coming round upon artillery and the forces of destruction – the eye of the calmest observer is troubled; the brain is haunted as if by some jealousy of ghostly beings moving amongst us ; and it becomes too evident that, unless this colossal pace of advance can be retarded (a thing not to be expected) or, which is happily more probable, can be met by counterforces of corresponding magnitude, forces in the direction of religion or profound philosophy, that shall radiate centrifugally against this storm of life so perilously centripetal towards the vortex of the merely human, left to itself the natural tendency of so chaotic a tumult must be evil; for some minds to lunacy, for others to a reagency of fleshly torpor4.
3Toutes ses phrases ne sont pas aussi longues, mais De Quincey construit la plupart de ses articles par accumulation et amplification du thème ; amplification qui constitue elle-même un thème récurrent, avec la multiplication de termes comme écho, répéter, magnifier, enfler, (faire) revivre, (se) dupliquer, réverbérer, etc.5.
4Au même moment, on observe l’émergence progressive d’une culture et d’un lectorat de masse. Le progrès technique de l’imprimerie, le développement des bibliothèques, de la presse périodique et d’éditions bas de gamme font baisser les coûts d’accès à la lecture, tandis que se développe une classe moyenne qui a les moyens et le temps de se cultiver ; les magazines devenant même accessibles à l’ensemble de la population. Avec cette forte augmentation du nombre de lecteurs, la littérature devient un marché, avec son offre et sa demande. L’art est réduit au statut matériel de commodité, qui se vend et s’achète, et le lecteur devient peu à peu un consommateur6. De Quincey s’inquiète du manque de visibilité des auteurs dans un contexte de production littéraire de masse pour répondre à la demande : « The majority of books are never opened ». Pour ce qui est des magazines, en dehors des plus populaires, le lecteur n’y jette qu’un coup d’œil distrait : « reading is out of the question7 ». Avec l’augmentation exponentielle du nombre de magazines et de critiques, De Quincey entame sa carrière dans un contexte de concurrence inédite : l’ironie et l’humour répondent au besoin pressant de séduire le lecteur. L’humour de « Modern Greece » apparaît ainsi comme une stratégie pour compenser son manque de connaissances et de documentation : craignant de paraître insipide (« dull and poor ») par comparaison aux autres critiques, De Quincey pimente son style pour stimuler l’intérêt du lecteur8.
5Par ailleurs, le lectorat devenant de plus en plus hétérogène, les auteurs ont de plus en plus de mal à savoir à qui ils s’adressent, alors que très peu de temps auparavant, ils pouvaient facilement s’identifier au lecteur : ils avaient la même éducation, donc les mêmes références, et avaient conscience d’appartenir à une même communauté homogène9. De Quincey se méfie du lecteur non instruit, qu’il interpelle familièrement comme cette « canaille de public » (« the modern novelist’s […] canaille of an audience »). Les lecteurs les plus nombreux ne sont plus issus de classes oisives, et leurs attentes infléchissent l’évolution de toute la littérature : « the busier classes are the main reading classes […] becoming effectually the body that will more and more impress upon the moving literature its main impulse and direction10 ». La démocratisation de la lecture favorise le développement d’une littérature populaire, et l’émergence de littérateurs professionnels, qui écrivent pour gagner de l’argent, souvent dans l’urgence et pour un résultat médiocre. S’instaure alors un cercle vicieux, dans lequel la « foule » vulgaire des lecteurs et les auteurs se corrompent mutuellement :
But it is evident that writers and readers must often act and react for reciprocal degradation. A writer of this day, either in France or England, to be very popular, must be a story-teller; which is a function of literature neither very noble in itself, nor, secondly, tending to permanence. […] A mob is a dreadful audience for chafing and irritating the latent vulgarisms of the human heart. Exaggeration and caricature, before such a tribunal, become inevitable, and sometimes almost a duty. […] the unaffected pathos of Goldsmith would by a monster audience have been debauched into theatrical sentimentality11.
Vivre de sa plume est une chose, la vendre en est une autre. Quand De Quincey fait un jeu de mots sur le mot péripatéticien(ne) pour désigner aussi bien une prostituée qu’un adepte de la philosophie d’Aristote (« a peripatetic, or a walker of the streets12 »), on peut se demander si, entre la part d’amusement et la part de provocation, il n’y a pas une réelle assimilation inconsciente de l’auteur à une prostituée. La littérature n’est plus un idéal, ni même une occupation de gentleman, cet aristocrate oisif qui écrit par (bon) goût et par vocation13, c’est un gagne-pain : « Then first it was that — from the noblest of professions, literature became a trade. Literature it was that gave the first wound to literature; the hack scribbler it was that first degraded the lofty literary artist14 ». De Quincey y aura été d’autant plus sensible qu’il a rêvé pendant toute sa jeunesse de devenir un auteur prestigieux, pour finalement publier des articles dans le seul but de gagner sa vie : « money was just then, of necessity, the one sole object to which I looked in the cultivation of literature15 ».
6La démocratisation de l’accès à la culture, et la démocratisation croissante de la vie politique, par le biais de réformes, aboutissent pour un œil critique à la dégénérescence de la vie publique. Les débats parlementaires ont perdu toute dignité : « Parliament, in its general temper and tone of manners, has been in some degree ruffianised16 ». La langue anglaise se dégrade : les seules personnes qui s’expriment encore dans un anglais pur, idiomatique, sont les femmes éduquées, mais qui ne cherchent pas à être publiées : « the idiom of our language, the mother tongue, survives only amongst our women and children; […] amongst well-educated women not professionally given to literature17 ». La dégradation de la langue entrave la pensée : des mots disparaissent ou sont mal employés, ce qui empêche de s’exprimer avec la précision des auteurs du xviie siècle18. Cette dégradation générale est comparée à la décadence de la Rome antique, qu’il a d’ailleurs longuement détaillée dans une série d’articles, « The Cesars » ; elle est présente implicitement dans de nombreux passages où la puissance de Londres est comparée à la grandeur de Rome.
7La prolifération de textes induit enfin l’accélération de la lecture, soit que le lecteur survole le texte, soit qu’il se contente de lire par fragments : « To read therefore habitually, by hurried instalments19 » ; ce qui lui fait perdre la capacité à appréhender une œuvre dans sa totalité, et fausse son jugement. La prolifération de textes annihile donc toute possibilité d’accéder à une vision globale de la culture ou de l’état de la connaissance : on ne peut plus les connaître (ni, par conséquent, en parler) que par fragments. Le lecteur moderne ne peut même plus construire une connaissance exhaustive sur un sujet précis : « a subject which he fancied himself capable of exhausting, he finds to be a labour for centuries: he has no longer the healthy pleasure of feeling himself master of his materials; he is degraded into their slave20 ». Il est à cet égard significatif que ce soit De Quincey qui ressente le besoin d’introduire la distinction entre littérature du savoir et littérature du pouvoir ou de la puissance : les auteurs ne pourront bientôt plus prétendre aux deux, mais devront choisir leur spécialité. C’est également à cette époque que commencent à se dissocier les statuts d’auteur, de journaliste, d’érudit, d’essayiste et de critique.
8De Quincey exprime la nostalgie de la possibilité d’un savoir unifié, universel, et donc une vision du monde plus stable. Il a d’ailleurs été décrit comme « le modèle du polyhistor de la Renaissance, ou l’homme d’information universelle21 ». Lui-même en cite plusieurs exemples, dont Coleridge et William Hamilton. Des portraits brossés par De Quincey se dégage l’impression qu’une telle étude universelle nécessite à la fois un intellect et une santé proprement héroïques, comme il sied à un statut en train de devenir mythique et donc inaccessible. Hamilton est qualifié de « Titan parmi les étudiants » (« this Titan amongst students22 »). Les derniers avatars de l’honnête homme n’en sont déjà plus que des approximations, et réalisent une œuvre difficile à appréhender, par moments nécessairement obscure, mystique ou superficielle ; quand ils ne sont pas dégradés au rang de singes savants (« Indian jugglers », « rope-dancers23 »). Une œuvre trop ambitieuse est donc vouée à la dispersion et à une vision superficielle. De Quincey donne en illustration le romantique allemand Schlegel, mais il aurait pu se prendre lui-même comme exemple. Le rêve d’exhaustivité (ou « la tâche sans fin d’épuisement du réel24 ») entraîne l’hétérogénéité de l’œuvre, qui passe d’un sujet à l’autre, y compris à l’intérieur de chaque article, sans vouloir se fixer sur un domaine plutôt qu’un autre, mais sans jamais pouvoir le traiter complètement. D’un article à l’autre, et à l’intérieur de chacun, d’une digression à une autre, son œuvre aborde une multitude de sujets sans jamais vraiment en approfondir aucun. Dix ans après sa mort, le Révérend W. J. Cory pouvait encore parler de « survoler le sujet à la manière d’un De Quincey25 ».
9De Quincey est également nostalgique d'un temps où être homme de lettres était en soi prestigieux, où il y avait même de la noblesse à simplement lire : « to be a reader, is no longer, as once it was, to be of a meditative turn26 ». En se professionnalisant, le statut d'auteur perd de sa respectabilité. Au moment où De Quincey découvre le monde des lettres, c’est la communauté littéraire tout entière qui est en train de perdre son homogénéité, et de ce fait sa visibilité, son identité et son prestige ; quand il devient auteur lui-même, la transition est déjà presque achevée. Le statut de l’homme de lettres se dégrade rapidement : « a littérateur, simply as such, it is no longer safe to distinguish with favour […] Once he was pretty sure to be a man of some genius, or, at the least, of unusual scholarship27 ». Une vie consacrée à la littérature n’assure plus comme avant l’appartenance à l’élite intellectuelle. L’Art se doit d’exprimer des idéaux qui ont une valeur, mais sûrement pas un prix : « the eternal chase after truth, and power, and beauty28 ». L’auteur devrait être, non rémunéré, mais récompensé pour son mérite par un généreux mécène éclairé : « Sint Maecenates, non deerunt, Flacce, Marones » (Du moment qu’il y a des mécènes, il y aura de grands poètes29). Dans les Confessions, De Quincey raconte avoir reçu de l’argent d’un ami de la famille, de telle manière que le don semble la conséquence naturelle de son mérite (ou plutôt de sa vertu) : « I did not attempt any disguise : I answered his questions ingenuously – […] The next day I received from him a 10l. bank-note30 ». Telle serait la relation entre un mécène et un auteur, qu’il compare à une relation père-fils : « The relation of father and son, as was that of patron and client, were generally, in the practice of life, cherished with religious fidelity31 ». Malheureusement, le système du mécénat n’existe plus. Les auteurs dépendent à présent de contingences matérielles et risquent de voir leur créativité étouffée par les besognes quotidiennes pour faire vivre leur famille : « When a man is entangled and suffocated in business, all relating to [spiritual things in literature] […] shrinks up to a point and really vanishes as a real thing32 ».
10En résumé, l’évolution de la société entraîne pour De Quincey une dévalorisation intrinsèque de ce qu’il est, et ce pour quoi il souhaite être reconnu : un auteur et un érudit. Pour sa part, il se situe entre l’artisan et le gratte-papier : « Doubtless it is no great distinction at present to be an encyclopaedist, which is often another name for book-maker, craftsman, mechanic, journeyman, in his meanest degeneration33 ». Il a beau revendiquer sa supériorité intellectuelle et sa culture classique, il a perdu son statut privilégié de lecteur privilégié, et avec elle, sa place parmi l’élite, et son statut social.
11Ce sentiment d’insécurité identitaire affecte la société dans son ensemble. Comme l’indiquent des publications comme The Spirit of the Age, titre de Hazlitt en 1825, repris par John Stuart Mill en 1831, ou Signs of the Times de Carlyle en 1829, ainsi qu’un engouement pour le récit introspectif34, quand De Quincey commence sa carrière, l’une des grandes questions qui agite ses contemporains est : Qui sommes-nous ? Il n’est donc pas surprenant que sa première publication soit un écrit autobiographique. L’entreprise autobiographique confronte l’auteur à son passé, mais aussi à son présent : comment en suis-je arrivé là ? « Le commencement des écritures du moi correspond toujours à une crise de la personnalité ; l’identité personnelle est mise en question, elle fait question ; le sujet découvre qu’il vivait dans le malentendu35 ». Pour De Quincey, il s’agit de se redéfinir à la fois comme individu et comme auteur. Les deux problématiques se rejoignent, d’autant plus que s’affirmer comme individu, c’est aussi s’affirmer comme auteur : une voix distincte et reconnaissable.
12Cependant, l’impression qui prédomine dans son œuvre est qu’il est trop tard pour devenir un grand auteur. Les moments les plus créatifs de De Quincey, ses rêves, en portent la marque : « the dreadful legend of TOO LATE36 ». L’auteur moderne est dans l’impossibilité absolue de respecter l’exigence wordsworthienne d’une « émotion évoquée dans la tranquillité37 ». Les héritiers des Poètes, ou leurs « successeurs immédiats » (« immediate successors38 »), tels Lamb, Lloyd ou De Quincey, sont réduits à un travail de gratte-papier, et à une vie citadine à proximité des éditeurs qui leur permettent de (sur)vivre de leur travail. Pour faire face à des difficultés financières qui l’ont poursuivi presque toute sa carrière, De Quincey s’est toujours résolu à rejoindre Londres ou Edimbourg afin de faciliter la rédaction et la publication de ses articles. Il est donc voué à rester un auteur de second rang, un amuseur et un pédagogue, abonné à la littérature éphémère des périodiques qui, à ses yeux, est incompatible avec l’art et le génie.
13Il est même trop tard pour devenir un grand critique : celui qui révèle au public quels auteurs deviendront les favoris de la postérité. De Quincey aurait pu mettre en avant Wordsworth, Ricardo, et Kant. Or, quand il entame sa carrière, le premier n’a plus besoin d’un champion pour obtenir la reconnaissance qu’il mérite ; Ricardo est passé de mode après 1830, mais son nom conserve « un prestige résiduel39 » ; et Kant, bien que sa pensée soit peu propice à faire de lui un auteur populaire, est connu du grand public. Pourtant, il prend la pose d’un champion des trois auteurs, et surtout celui qui en a le moins besoin : Wordsworth.
14Il ne se contente pas de donner la poésie de Wordsworth en modèle : il met en avant son propre statut de découvreur et de critique éclairé. Il mentionne fièrement sa compréhension instantanée du génie de Wordsworth, sa parfaite connaissance de l’œuvre du poète, et sa précocité : il n’a que 17 ans. Surtout, il insiste sur le caractère exceptionnel de son jugement : « to me only in all this world », « I alone in all Europe », « in advance of my age by full thirty years40 ». Parallèlement, il exagère jusqu’à la caricature l’obscurité de Wordsworth :
Coleridge and Wordsworth, were the Pariahs of literature in those days [1804-1805]: as much scorned wherever they were known; but escaping that scorn only because they were as little known as Pariahs, and even more obscure.
In short, up to 1820, the name of Wordsworth was trampled under foot41.
15En réalité, en juillet 1802, le succès des Ballades Lyriques avait nécessité une troisième édition. De Quincey repousse sans cesse dans le temps le moment où Wordsworth a obtenu la reconnaissance de ses contemporains. En 1845, il va jusqu’à déclarer que cette reconnaissance est encore à venir car les Ballades Lyriques ne sont toujours pas appréciées à leur juste valeur ; or, à ses yeux, ces poèmes seuls auront l’approbation de la postérité :
Not, therefore, in “The Excursion” must we look for that reversionary influence which awaits Wordsworth with posterity. […] by comparison with the direct philosophic poetry of Wordsworth, those earlier poems which are all short, but generally scintillating with gems of far profounder truth42.
D’après lui, la préférence de ses contemporains pour les poèmes longs ne repose que sur les préjugés des ignorants : « vulgar superstition in behalf of big books and sounding titles43 ». Quoi qu’il en soit, De Quincey semble avoir oublié ce qu’il disait en 1835 : « At this day, it is true, no journal can be taken up which does not habitually speak of Mr Wordsworth as of a great poet if not the great poet of the age44 ». De Quincey crée un oxymore : il est le prophète rétrospectif du Romantisme. Déçu par sa propre carrière, il applaudit le génie de ses contemporains et récupère pour lui-même une reconnaissance par procuration (d’où la porosité de la frontière entre biographie et autobiographie) : « C’est sur leur reconnaissance, plutôt que sur ses propres œuvres […], qu’il a placé ses plus grandes prétentions à la célébrité littéraire45 ».
16De Quincey annonce le Romantisme français : il est né dans un monde trop vieux, épuisé, incapable de se renouveler et qui n’a plus qu’à expirer.
Le dernier Romantique Anglais
17De Quincey devient auteur au moment même où la création est en train de devenir impossible pour les auteurs romantiques, car l’environnement susceptible de nourrir l’imagination et la sensibilité d’un Wordsworth n’est plus accessible, y compris pour Wordsworth lui-même. Le portrait d’un Romantisme à bout de souffle, qui transparaît dès les premiers articles de De Quincey, n’est pas sans refléter une certaine réalité historique, qui a été analysée en détail par la critique, notamment le déclin du pouvoir créatif de Wordsworth après 180746. Le Romantisme anglais s’éteint, dans ses œuvres et plus encore dans sa réflexion critique ; la littérature anglaise connaît « une période de décadence47 ».
18De Quincey fait un lien constant entre anglicité authentique et Romantisme, au point de décrire la forme du visage de Wordsworth comme typiquement, authentiquement anglaise48. Il exprime la nostalgie de l’Angleterre rurale pastorale idyllique incarnée dans les poèmes de Wordsworth : « un paysage naturel d’avant l’industrialisation, et les relations sociales censées exister avant les avancées démocratiques stimulées par les réformes49 ». On peut noter toutefois une différence de taille : tandis que, pour Wordsworth, la disparition d’une société passe par la disparition du colporteur ou du roulier, De Quincey ne mentionne que le paysage : il ne s’attarde à aucun moment sur le sort des pauvres, qu’il se plaît, dans ses Confessions, à imaginer « philosophes », et se préoccupe bien plus du sort de l’aristocratie, menacée par les réformes, et indispensable, selon lui, au bon équilibre de la société anglaise. Dans le processus de dégradation générale, la plus grande menace est la perte d’une certaine sensibilité. Ce qui est en jeu, bien qu’il n’en soit jamais ouvertement question, c’est la mort du Romantisme, ou plus exactement, de la seule sensibilité que De Quincey juge saine et authentique : celle qui a permis la création des Ballades Lyriques et la capacité à les apprécier. De Quincey exploite enfin les deux clichés romantiques de la femme naturelle et fragile50 en les poussant à l’extrême : dans son œuvre, les jeunes femmes sont souvent mourantes ou menacées de mort, et à travers elles, c’est la sensibilité romantique qui est menacée.
19Le paysage le plus symbolique est bien sûr la vallée de Grasmere : le berceau du Romantisme a lui aussi été bouleversé et défiguré par la modernité invasive, avec la construction d’une nouvelle route, une usine, une station thermale, et enfin d’une voie de chemin de fer : « The Grasmere before and after this outrage were two different vales », « a ruin of its former self51 ». Grasmere est inséparable de Wordsworth, et ils déclinent ensemble : « Grasmere did not differ more from the Grasmere of today than Wordsworth from the Wordsworth of 1809-2052 ». De Quincey évoque plus explicitement le vieillissement prématuré du poète, qui semblait un vieillard à trente-cinq ans53 : un tel constat appelle presque automatiquement l’analogie entre stérilité et vieillissement précoce ; d’autant qu’il a affirmé juste avant que, dix ans plus tôt, Wordsworth ressemblait étrangement à Milton. De Quincey a d’ailleurs ressenti le besoin d’adoucir son texte à sa révision en 1854.
20Enfin, De Quincey fut témoin de l’échec relatif du Prélude, dont il entendit parler dès le début de sa relation à Wordsworth (autant dire presque toute sa vie). Il fut d’ailleurs l’un des lecteurs privilégiés du manuscrit original achevé en 1805. Le Prélude était censé n’être que l’introduction à une œuvre majeure (Le Reclus) : l’épuisement créatif de Wordsworth se traduit ainsi par l’abandon du grand poème philosophique, et quarante-quatre années de révision de la préface autobiographique. De plus, De Quincey fut déçu par la version enfin publiée en 1850, à la mort du poète. Appliquant à la lettre de la célèbre formule de Wordsworth lui-même sur le surgissement « spontané » de la création54, il estime que les réécritures successives ont porté atteinte à la pureté du poème original. Il explique qu’un manque d’assurance croissant a convaincu le poète de suivre de mauvais conseils : « tampering with his own text […] most injudiciously indulgent to capricious objectors55 ». Dans ses citations du Prélude, De Quincey ne se réfère à la version publiée en 1850 que pour évoquer des anecdotes biographiques : pour la beauté des vers, il préfère se fier à sa mémoire pour retrouver la version que le poète lui avait donnée à lire quarante-cinq années auparavant. Dans Autobiographic Sketches, la version de 1805 est citée onze fois, alors que la version de 1850 est signalée seulement deux fois, et la deuxième fois parce que De Quincey, qui doute de sa mémoire, ne peut plus se référer au premier manuscrit56.
21De Quincey décrie de même la réécriture des autres poèmes, et affirme constamment sa préférence pour les poèmes du début, les Ballades Lyriques : « those earlier poems which are all short, but generally scintillating with gems of far profounder truth57 ». Dès 1838, De Quincey évoque un projet d’édition des œuvres de Wordsworth, qu’il ne se contenterait pas de rassembler, mais se fait fort de rendre à leur beauté originelle :
This selected edition should […] restore the original text: for […] Mr Wordsworth has half-ruined some dozens of his finest passages by “cobbling” them as it is called; that is, altering them when no longer writing under the free flowing movement of inspiration58.
Le déclin de Wordsworth est précédé par celui de Coleridge, encore bien plus prononcé avec son immense talent gaspillé, d’abord comme poète, puis comme philosophe. Presque tous les poèmes cités par De Quincey ont été écrits avant 1803, et ceux qui reviennent le plus sont, d’abord et de très loin, le tout premier qu’il ait lu, « La complainte du vieux marin » (The Rime of the Ancient Mariner, 1798), et ensuite « Christabel » (qui avait été écrit pour la deuxième édition des Ballades Lyriques, et refusé par Wordsworth ; De Quincey a sans doute eu l’occasion de le lire ou de l’entendre avant sa publication en 1817).
22Les autres auteurs Romantiques n’échappent pas à ce qu’on serait tenté d’appeler une malédiction. Lamb n’était que prosateur quand son père était poète (jugé médiocre, sans doute, mais poète tout de même) ; affligé d’alcoolisme, interné un temps en asile psychiatrique, il a sacrifié son talent pour prendre soin de sa sœur, et s’est trouvé l’auteur ironique de volumes entiers de comptabilité :
Lamb was summoned, it is true, through the larger and more genial section of his life, to the drudgery of a copying clerk […] he became gradually the author of a great “serial” work, in a frightful number of volumes, on as dry a department of literature as the children of the great desert could have suggested. Nobody, he must have felt, was ever likely to study this great work of his, not even Dr Dryasdust. He had written in vain59.
Lloyd sombra dans la folie : De Quincey fait un récit ému de la dernière fois où il le vit, alors que Lloyd venait de s’échapper d’un asile psychiatrique. Même les souffrances de Wilson, qu’on peut supposer par comparaison plus modérées (il acceptait mal, d’après De Quincey, de perdre les capacités physiques de sa jeunesse), sont décrites comme « morbides et pathétiques » (« pathetically morbid 60 »). Seul Southey semble épargné, mais il a perdu toute capacité au bonheur à la mort de son fils.
23La deuxième génération, qui aurait dû assurer le renouveau, meurt en pleine jeunesse avant même la première, et suscite chez De Quincey des sentiments ambigus. Citations et éloges enthousiastes contrastent avec les critiques les plus violentes : « The “Endymion” trespasses so strongly against good sense and just feeling, that, in order to secure its pardon, we need the whole weight of the imperishable “Hyperion”; which, as Mr Gilfillan truly says, “is the greatest of poetical torsos”61 ». Cette œuvre inégale, et son auteur, sont à juste titre oubliés par le public : « Three-and-twenty years have passed since the event, so that a new generation has had time to grow up – not feeling the interest of contemporaries in Shelley, and generally, therefore, unacquainted with the case62 ». Il en est de même des essayistes : « for the present deeper in the world’s oblivion63 ».
24En plus d’avoir échoué sur le plan littéraire, la deuxième génération apparaît décadente et immorale. De Quincey était profondément choqué par l’athéisme de Shelley, qui incarne par excellence la figure de l’ange déchu, et symbolise la décadence de la deuxième génération : « perverted power », « such a lunatic angel, such a ruined man, was Shelley64 ». Keats est, pour sa part, accusé de manier si mal sa langue qu’il est presque coupable de trahison envers son pays : « Hunt and Keats, and some others of the [Cockney] School, are indeed men of considerable cleverness, but as poets, they are worthy of sheer and instant contempt65 ». Enfin, De Quincey accuse Byron d’avoir corrompu sa génération par son antipatriotisme et son cynisme : « Napoleon and Lord Byron have done more mischief to the moral feelings, to the truth of all moral estimates, to the grandeur and magnanimity of man, in this present generation, than all other causes acting together66 ».
25De Quincey lui-même incarne cette décadence : le disciple rejeté par son idole, l’opiomane procrastinateur, qui n’écrit qu’en prose, pour la publication éphémère et alimentaire des magazines, que Coleridge décrit avec mépris comme « misérable magazinière » (« Miserably magazinish67 »). Les Confessions de 1821 semblaient promettre une renaissance en tant qu’auteur, mais la créativité s’y confond avec les cauchemars de l’opium, et avec un retour aux souffrances de l’adolescent, de même que les souffrances adultes coïncident avec la possession de l’ancienne maison de Wordsworth (il succéda au poète comme locataire de Dove Cottage, à Grasmere) : « even in that very northern region it was, even in that very valley, nay, in that very house to which my erroneous wishes pointed, that this second birth of my sufferings began68 ». Le nouveau départ s’avère donc une illusion, les termes choisis d’une « deuxième naissance » des souffrances soulignent l’échec de la renaissance espérée. La seule preuve de vie qui lui reste est la souffrance : « But for misery and suffering, I might, indeed, be said to have existed in a dormant state69 ». Il incarne parfaitement l’épuisement, physique, moral et spirituel du Romantisme.
26De Quincey est nostalgique et se tourne sans cesse vers les promesses du passé : le moment où la découverte de grands auteurs semblait lui ouvrir un avenir radieux. De la même façon, il valorise l’étymologie pour encourager un retour à un anglais originel, à la fois plus authentique et plus représentatif des idées auxquelles il renvoie, et permettant une pensée plus claire. Ses rares incursions dans la fiction se tournent vers le gothique dont il avait été un grand lecteur : « en se raccrochant à ce qui était, historiquement, une forme dépassée, il se raccrochait à son propre passé70 ». Il est à noter que le gothique est moins un anachronisme qu’une valeur sûre : très à la mode en architecture, il reste à la mode pendant toute la période victorienne71, et connaîtra un regain d’intérêt et de créativité à la fin du xixe siècle.
27La plupart des auteurs romantiques et victoriens sont nostalgiques, mais De Quincey semble sans cesse revivre un passé « toujours plus réel à ses yeux que le présent ou le futur72 ». À ses yeux, le présent n’est qu’un écho du passé : « à travers le tube inversé du présent », nous sommes tous des anachronismes, embaumés vivants, « des antiquités et reliques présentes » (« through the inverted tube of the present », « present antiquities and relics73 »).
28Cependant, l’omniprésence du passé chez De Quincey relève aussi d’un choix : affirmer face à la mutabilité de l’histoire, qu’elle soit individuelle ou globale, l’immuabilité de certaines valeurs et la permanence des œuvres qui les expriment ; et ancrer à la fois son identité et sa propre valeur dans un passé définitivement prestigieux. De Quincey est un conservateur et un puriste, et à ses yeux, Wordsworth a atteint la perfection avec les Ballades Lyriques, et Coleridge dans « La complainte du vieux marin ». Il définit la sensibilité de ses deux idoles, et à travers elle la sienne, par rapport à un instant critique fondateur, qui suffirait à les définir pour une vie entière. Si son attitude semble un peu extrême, elle part d’un sentiment finalement très répandu, car la canonisation d’un auteur n’est guère compatible avec sa longévité. Toute forme canonique se pétrifie : « l’originalité de Wordsworth devient l’orthodoxie de John Stuart Mill », et si les poèmes les plus tardifs de Wordsworth nous déplaisent, c’est peut-être parce que nous lui refusons le « droit d’évoluer et de devenir un Victorien, si longtemps qu’il ait pu vivre74 ». La découverte des Ballades Lyriques fut pour De Quincey plus qu’un moment de révélation, une renaissance ; et il donne un statut mythique à cette lecture en suggérant qu’il s’agit d’une expérience intemporelle, qui peut être revécue par n’importe quel esprit resté pur :
As it happened, the simple childlike doctor had more sensibility than herself; for, though he had never in his whole homely life read more of poetry than he had drunk of Tokay or Constantia; in fact, had scarcely heard tell of any poetry but Watt’s Hymns, he seemed petrified: and at last, with a deep sigh, as if recovering from the spasms of a new birth, said – “I never heard anything so beautiful in my whole life”75.
Puisqu’à ses yeux, le changement est synonyme de décadence, s’éloigner de son idéal, c’est déchoir et trahir. De Quincey devient le dernier porteur du flambeau, le dernier fidèle, comme il fut le premier. Il se met en scène comme le dernier romantique, comme l’indique symboliquement le choix du pseudonyme « X. Y. Z. » : il n’existe plus rien après. Lorsqu’il rédige son article sur Shelley, il rappelle qu’il fut le contemporain d’un poète qui est mort depuis 23 ans, et qu’il est à ce titre le survivant d’une époque disparue. De la même manière, dans son autobiographie, il se met en scène comme le survivant d’une succession d’époques, dont ne subsistent que quelques fantômes : les personnes qui ont marqué sa vie ont disparu, ou se survivent à elles-mêmes dans un semblant d’existence. Dès son tout premier écrit, les Confessions de 1821, il a déjà survécu à trois personnes : son maître d’école, Ann, et l’avocat. Dans la deuxième édition, la liste s’allonge. Le cas de la famille « K. » reste particulièrement emblématique de cette posture volontaire de survivant : « Mr and Mrs K–l » sont des amis de sa mère chez qui il a passé quelques semaines pendant sa jeunesse ; quelques années plus tard, toute la famille est morte, à l’exception du mari, qui n’est plus que l’ombre de lui-même et disparaît peu après que De Quincey l’ait revu. Bien qu’il n’ait aucun lien de parenté avec eux, et ne les ait connus que lors d’un bref séjour, il se place au centre de la famille comme seul rescapé d’une parenthèse de bonheur : « I am myself the sole relic from that household sanctuary76 ».
29Cette posture correspond pour partie à une réalité historique. L’œuvre de De Quincey se prolonge bien à l’intérieur de la période victorienne, après la mort non seulement de Wordsworth, mais aussi de quasiment tous les auteurs emblématiques du Romantisme britannique, ainsi que quelques contemporains régulièrement citées par De Quincey, tant en vers (Keats en 1821, Shelley en 1822, Byron en 1824, Blake en 1827, Coleridge et Lamb en 1834, Southey en 1843, Wordsworth en 1850) qu’en prose (William Hazlitt en 1830, Walter Scott en 1832, Lloyd en 1839, John Wilson en 1854, Leigh Hunt en 1859). De Quincey disparaît en décembre 1859 ; il ne reste guère alors que Landor, qui s’éteint à son tour en 1864.
30Même s’il s’intéresse aux événements et polémiques de son époque, il donne souvent l’impression de ne pas lui appartenir. Tant spirituellement qu’historiquement, De Quincey fut bien un survivant, portant les valeurs romantiques à l’intérieur de l’ère victorienne : « un reclus et l’un des derniers fidèles77 » ; il « donne l’impression d’avoir vécu jusqu’à une époque qui n’était pas la sienne, si bien qu’il était presque un anachronisme quand il mourut en 185978 ». De ce point de vue, les Confessions de 1821 deviennent l’œuvre d’un visionnaire, en ce qu’elles mettent en scène une extraordinaire mise en abîme du Romantisme, dont elles réunissent les thèmes et figures majeures, et mettent en miroir le premier et le dernier des romantiques grâce à l’image des tableaux de Piranèse, qui pourrait être pour sa part le tout premier romantique79.
31Ce hasard chronologique ne peut évidemment pas justifier la stratégie des Confessions de 1821. Quand De Quincey se présente comme le dernier romantique, il exprime surtout un choix de rester fidèle à un passé qui ne reviendra pas. Le plus fidèle se doit d’être le dernier, et inversement. C’est la mise en œuvre, dès son premier écrit, d’un engagement passionné, et qu’il faudrait rapprocher de la passion et la conviction qu’il admire chez certains hommes d’église : « preaching […] “as a dying man to dying men”80 ». La mort donne la mesure de l’homme et de ses valeurs. Le résultat peut être décrit comme une posture sincère : de même qu’il est perpétuellement en train de se sevrer de l’opium, il est perpétuellement sur le point de disparaître, et n’en finit pas de survivre, et de se survivre. Autant dire que De Quincey s’embaume lui-même, comme pour figer le temps sur une attitude admirable, en d’autres termes, une attitude digne de l’héritier de Wordsworth.
32Cette posture héroïque n’a rien de confortable : elle est synonyme de culpabilité et de solitude, deux sentiments qui transparaissent dans tous ses écrits autobiographiques et dans ses rêves. La description de la non-vie du maître d’école assimile clairement la survie à une dette : « He still had his dying to do: he was in arrear as to that81 ». La culpabilité de De Quincey correspondant par ailleurs au classique syndrome du survivant, elle atteste de sa sincérité : pourquoi lui ? N’est-il pas lui-même un parfait exemple de décadence ? L’impossibilité matérielle où il se trouve de réaliser son potentiel explique son échec sans l’excuser, comme l’opium paralyse la volonté et la capacité d’agir sans affranchir l’opiomane des conséquences morales de son inaction. Il n’a pas su réaliser son potentiel, et le fait que ce soit devenu impossible n’enlève rien au sentiment d’indignité que De Quincey en éprouve : « the real degradation attaching to the non-development of powers82 ». De Quincey analyse d’ailleurs des sentiments similaires chez Coleridge, d’autant plus douloureux qu’il a connu d’autres temps, où ses facultés pouvaient s’épanouir : « [the torments of] blank mementos of power extinct […] blank annihilation83 ».
33De Quincey paie également sa fidélité au passé d’une grande solitude : « I, woe is me! am the solitary survivor from scenes that now seem to me as fugitive as the flying lights from our lamps as they shot into the forest recesses84 ». La syntaxe de cette phrase mime à la fois cette solitude et la déstructuration du sujet « I » qui se trouve isolé par une virgule, puis une proposition qui le transforme en objet (« me ») et à nouveau un point d’exclamation ; avec une structure symétrique qui intensifie la souffrance du sujet. D’une part, c’est la communauté littéraire dans son ensemble qui se désagrège avec la disparition du modèle de l’honnête homme. D’autre part, De Quincey conteste la notion de Lake School : « Wordsworth and Southey never had one principle in common; their hostility was even flagrant ». Même la parfaite entente entre Wordsworth et Coleridge n’aurait été qu’une illusion entretenue par le flou de leurs positions :
It is remarkable enough, as illustrating the vapoury character of all that philosophy which Coleridge and Wordsworth professed to hold in common, that, after twenty years of close ostensible agreement, it turned out, when accident led them to a printed utterance of their several views, that not one vestige of true and virtual harmony existed to unite them85.
Pour De Quincey, ces auteurs ont été regroupés en fonction de leur seul voisinage géographique. Lui-même qualifié de Lakiste virulent, De Quincey ne pouvait donc se reconnaître dans aucune communauté spécifique, et s’est identifié au cercle intime, familial, de Wordsworth et Coleridge : « not so much literary preferences as something that went deeper than life or household affections86 ». Son sentiment de rejet et de solitude est d’autant plus fort.
34L’ironie est un moyen privilégié de faire face à ce contexte spécifique de fragmentation globale. En bon Anglais, De Quincey réprime ses effusions et rit pour ne pas pleurer :
[…] or even if laughter had been possible, it would have been such laughter as often times is thrown off from the fields of the ocean – laughter that hides, or that seems to evade mustering tumult87.
Notes de bas de page
1 « La présence consciente d’un intellect central, qui […] surmontait tous les obstacles pour les faire collaborer continûment à un résultat national » (XVI EMC 409).
2 « voyager par processus culinaire […] l’ébullition frénétique de la bouilloire » (XVI EMC 417).
3 « Je suis convaincu que très bientôt, par pure sympathie avec les trains, les hommes vont commencer à trotter le long des rues ; et à la prochaine génération, sans en avoir conscience, ils se mettront au petit galop » (XVII « Sir William Hamilton, Bart » 151).
4 « Déjà, en cette année 1845, en raison du cortège pendant cinquante ans de puissantes révolutions parmi les royaumes de la terre, en raison du développement continu d’énormes puissances physiques – la vapeur dans toutes ses applications, la lumière maîtrisée pour servir d’esclave à l’homme, les puissances du Ciel descendant sur l’éducation et les accélérations de la presse, les puissances de l’enfer (à ce qu’il semblerait, sauf qu’elles sont aussi célestes) venant s’abattre sur l’artillerie et les forces de destruction – l’œil de l’observateur le plus calme est troublé ; le cerveau est hanté, comme par la jalousie d’êtres spectraux se mouvant parmi nous ; et il devient trop évident qu’à moins que l’allure prodigieuse de cette marche en avant puisse être retardée (chose à laquelle il ne faut pas s’attendre) ou, ce qui heureusement est plus probable, qu’on puisse lui opposer des forces contraires d’une ampleur équivalente, des forces allant dans la direction de la religion ou de la philosophie profonde, dont le rayonnement centrifuge combattrait cette tempête de vie à l’action dangereusement centripète dirigée vers le vortex de ce qui est simplement humain, livré à lui-même, la tendance naturelle d’un tumulte aussi chaotique doit être néfaste ; conduisant certains esprits à la démence, d’autres réagissant par une torpeur charnelle » (XV SUSP 130).
5 Voir l’analyse de K. Blake : « The Whispering Gallery and Structural Coherence in De Quincey’s Revised Confessions of an Opium-Eater », 632-642.
6 A. Clej, Genealogy of the Modern Self, xiii.
7 « La majorité des livres ne sont jamais ouverts […] il ne saurait être question de lire » (XII « Style » 75-76).
8 XIII « Modern Greece », Introduction, 189.
9 S. Behrendt, « The Romantic Reader », 90-99.
10 « Les classes les plus occupées sont celles qui lisent le plus […] devenant dans les faits le corps de lecteurs qui va de plus en plus imprimer à la littérature en mouvement, son impulsion et sa direction » (XV « The Antigone of Sophocles as Represented on the Edinburgh Stage » 316).
11 « Les écrivains et les lecteurs agiront et réagiront inévitablement dans le sens d’une dégradation mutuelle. Un écrivain d’aujourd’hui, que ce soit en France ou en Angleterre, pour être très populaire, se doit de raconter des histoires ; ce qui est une fonction de la littérature qui n’est pas très noble en soi, et ensuite, ne tend pas non plus vers la permanence […] Une foule est un public terrible pour ce qui est d’attiser et d’irriter la vulgarité latente du cœur humain. L’exagération et la caricature, devant un tel tribunal, deviennent inévitables, et parfois presque un devoir. […] la simplicité pathétique de Goldsmith aurait été débauchée par un public monstrueux au niveau d’un sentimentalisme théâtral » (XVI « Life and Adventures of Oliver Goldsmith » 315-316).
12 « un péripatéticien, ou un arpenteur des rues » (II C1 25 / C2 202).
13 T. W. Heyck, The Transformation of Intellectual Life in Victorian England, 20-21.
14 « Alors pour la première fois – de la plus noble des professions, la littérature devint un métier. Ce fut la littérature qui porta le premier coup à la littérature ; l’écrivaillon qui dégrada le premier le noble artiste littéraire » (XVI « Life and Adventures of Oliver Goldsmith » 326).
15 « L’argent était alors, par nécessité, le seul objet que je recherchais en cultivant la littérature » (XI SLM 262).
16 « Globalement, le ton et les manières du Parlement se sont jusqu’à un certain point encanaillés » (IX « A Tory's Account of Toryism, Whiggism, and Radicalism II » 409).
17 « L’idiome de notre langue, notre langue maternelle, survit seulement parmi les femmes et les enfants […] parmi les femmes bien éduquées qui ne s’adonnent pas à la littérature professionnelle » (XII « Style » 10).
18 XX « Published addenda from the Westmorland Gazette » 147.
19 « Avoir donc l’habitude de lire par épisodes hâtifs » (XVI « Final Memorials of Charles Lamb » 379).
20 « Un sujet qu’il s’imaginait capable d’épuiser, s’avère être un travail de plusieurs siècles : il n’a plus le plaisir sain de se sentir maître de son matériau ; il est dégradé au statut de leur esclave » (III Letters : « On Languages » 65-66).
21 O. Elton, Survey of English Literature, 1780-1880, 313.
22 XVII « Sir William Hamilton, Bart » 149
23 « Jongleurs indiens », « équilibristes » (XVII, ibid., 151).
24 J. H. Miller, The Disappearance of God, 108.
25 Lettre du 4 août 1868. J. Mcdonagh, De Quincey’s Disciplines, 70.
26 « Être lecteur n’implique plus, comme auparavant, un tempérament méditatif » (XVI « Life and Adventures of Oliver Goldsmith »315).
27 « Il n’est plus sûr de distinguer favorablement un littérateur, en tant que tel […] Autrefois il était certainement un homme d’un certain génie, ou, pour le moins, d’une érudition inhabituelle » (XVI « Life and Adventures of Oliver Goldsmith » 326).
28 « L’éternelle course après la vérité, la puissance, la beauté » (XVI « Life and Adventures of Oliver Goldsmith » 326).
29 VI OM 125.
30 « Je ne tentai nulle dissimulation : je répondis à ses questions ingénument […] Le jour suivant je reçus de sa part un billet de banque de 10 livres » (II C1 27 / C2 204)
31 « La relation entre un père et son fils, comme celle entre un mécène et son protégé, était chérie avec une foi religieuse » (II C2 110)
32 « Quand un homme est pris et étranglé par les affaires, toutes choses en relation [à la spiritualité de la littérature] se réduisent à un point et s’évanouissent réellement en tant que réalité » (XX « [Fragments on Christianity] » 443-444).
33 « Sans doute, il n’y a pas grande distinction à présent à être encyclopédiste, ce qui est souvent le deuxième nom du fabriquant de livre, artisan, ouvrier, journalier, dans sa dégénérescence la plus basse » (XIII « Philosophy of Herodotus » 83).
34 K. Rinehart, « The Victorian Approach to Autobiography », 178.
35 G. Gusdorf, Lignes de vie 1. Les écritures du moi, 23.
36 « Cette terrible légende, TROP TARD » (XVI EMC 421).
37 W. Wordsworth, Lyrical Ballads, 886.
38 XI LR « William Wordsworth and Robert Southey » [note] 120.
39 J. McDonagh, De Quincey’s Disciplines, 50.
40 « Moi seul dans le monde entier » (II C2 147) ; « moi seul dans toute l’Europe » (II C2 160 ; voir aussi II C2 [note] 174 et C2 [note] 259) ; « en avance sur mon époque d’une bonne trentaine d’année » (X SLM « Oxford », 145).
41 « Coleridge et Wordsworth étaient les Parias de la littérature à l’époque : aussi méprisés partout où ils étaient connus ; mais échappant à ce mépris seulement parce qu’ils étaient aussi peu connus que des Parias, et encore plus obscurs » (X « Autobiography: Recollections of Charles Lamb » 240) ; « En résumé, jusqu’en 1820, le nom de Wordsworth était piétiné » (X SLM « Oxford », 146).
42 « Ce n’est donc pas dans “L’Excursion” que nous devons chercher cette influence qui renversera la postérité de Wordsworth […] en comparaison à la poésie philosophique directe de Wordsworth, ces premiers poèmes, tous courts, mais généralement scintillants de perles de vérités bien plus profondes » (XV « On Wordsworth’s Poetry » 237).
43 « De vulgaire superstitions en faveur des gros livres et des titres retentissants ».
44 « Aujourd’hui, il est vrai, on ne peut prendre aucun journal qui ne parle pas régulièrement de Mr Wordsworth comme d’un grand poète, si ce n’est le grand poète de l’époque » (X SLM « Oxford » 145).
45 M. Russet, De Quincey’s Romanticism, 1.
46 J. McGann, The Romantic Ideology: A Critical Investigation, 110.
47 R. Wellek, A History of Modern Criticism: 1750-1950, vol. 2, The Romantic Age, 335, 337.
48 XI LR « William Wordsworth » 56-57.
49 J. McDonagh, De Quincey’s Disciplines, 32.
50 M. Jacobus, « The Art of Managing Books », 221 ; S. Gilbert & S. Gubar, The Madwoman in the Attic, 54.
51 « La vallée de Grasmere d’avant et d’après cet outrage étaient deux vallées différentes » (II C2 [note] 237), « une ruine de son être précédent » (XV Gilfillan [note] 293).
52 « Grasmere ne différait pas plus du Grasmere d’aujourd’hui que Wordsworth du Wordsworth de 1808-1820 » (XI SLM 234).
53 « premature old age, and a premature expression of old age » (XI SLM 60 ; XIX AS 364-365).
54 XI [cancelled passage from “William Wordsworth”] 580.
55 « Altérant son propre texte […] indulgent envers des critiques capricieux fort mal à propos » (XIII « Pagan Oracles » [variante] 421).
56 XIX AS 330 ; XIX AS 378.
57 « Ces premiers poèmes, tous courts, mais généralement scintillants de perles de vérités bien plus profondes » (XV « On Wordsworth’s Poetry » 237).
58 « Cette édition de textes choisis […] restaurerait le texte original : car […] Mr Wordsworth a à moitié gâté des dizaines de ses meilleurs passages en les “bricolant” comme on dit ; c’est-à-dire, en les modifiant alors qu’il n’était plus entraîné par la libre fluidité de l’inspiration » (XI « Letter To Mr Tait Concerning the Poetry of Wordsworth » 588, 16 mai 1838, manuscrit non publié).
59 « Il est vrai, Lamb fut assigné, pendant la plus longue et la plus agréable partie de sa vie, à la corvée de préposé à la copie […] il devint graduellement l’auteur d’une grande “série”, en un nombre de volumes effrayant, dans un domaine de la littérature aussi aride que les enfants du grand désert auraient pu le suggérer. Personne, il a dû le sentir, ne serait jamais susceptible d’étudier cette grande œuvre, la sienne, pas même Dr Aride. Il avait écrit en vain » (XVI « Final Memorials of Charles Lamb » 374).
60 XIII « Pagan Oracles » [variante] 419.
61 « “Endymion” est un tel affront au bon sens et aux justes sentiments, que, pour lui assurer le pardon, nous avons besoin de tout le poids de l’impérissable “Hyperion” ; qui, comme le dit avec justesse Mr Gilfillan, “est le plus grand des torsos poétiques” » (XV Gilfillan [variante] 754).
62 « Vingt-trois ans ont passé depuis cet événement, si bien qu’une nouvelle génération a eu le temps de grandir – sans ressentir l’intérêt de contemporains envers Shelley, et généralement, ainsi, sans être familiarisée avec ce cas » (XV Gilfillan 295).
63 « À présent plus profondément oublié du monde » (XV Gilfillan 272).
64 « puissance pervertie », « cet ange dément, cet homme détruit, voilà ce qu'était Shelley » (XX « Observations on The Revolt of Islam [1819] » 198, XV Gilfillan 284).
65 « Hunt et Keats, et quelques autres de l’école [Cockney], sont vraiment des hommes d’une intelligence considérable, mais en tant que poètes, ils sont dignes d’un mépris pur et instantané » (XX « Observations on The Revolt of Islam » 197).
66 « Napoléon et Lord Byron ont fait plus de mal aux sentiments de la morale, à la vérité de toutes les estimations morales, à la grandeur et à la magnanimité de l’homme, dans la génération présente, que toutes les autres causes conjuguées » (XX « [Lord Byron] » 401).
67 Lettre à Southey du 17 décembre 1794. Collected Letters of Samuel Taylor Coleridge, vol. 1 (1785-1800), 141.
68 « Ce fut dans cette même région du nord, dans cette même vallée, et jusque dans cette même maison que désignaient à tort mes désirs, que commença cette deuxième naissance de mes souffrances » (II C1 40 / C2 215).
69 « Sans ma détresse et ma souffrance, on pourrait dire, de fait, que j’existais dans un état léthargique » (II C1 65 / C2 255).
70 P. Bridgwater, De Quincey’s Gothic masquerade, 73.
71 D. Punter évoque une « manie gothique ». The Literature of Terror, vol. 1, The Gothic Tradition, 7, 187-200.
72 G. Lindop, The Opium-Eater: A Life of Thomas De Quincey, 130.
73 XVII « Sir William Hamilton, with a Glance at his Logical Reforms, I » 158.
74 J. Pipkin (éd.). English and German Romanticism: Cross-Currents and Controversies, 411.
75 « L’innocent docteur avait plus sensibilité qu’elle ; car, bien qu’il n’ait jamais, de toute sa simple vie, lu plus de poésie qu’il n’avait bu de Tokay ou de vin de Constance ; en fait, n’avait guère entendu lire d’autre poésie que les Hymnes de Watt, il sembla pétrifié : et enfin, avec un profond soupir, comme s’il se remettait des spasmes d’une renaissance, il dit : “je n’ai jamais rien entendu de si beau de toute ma vie” » (XIX AS « The Priory » 266).
76 « Je suis moi-même le seul vestige de ce sanctuaire familial » (II C2 120).
77 D. Masson, De Quincey, 103.
78 H. A. Eaton, Thomas De Quincey : a Biography, 513.
79 Cf. K. Clark, The Romantic Rebellion: Romantic versus Classic Art.
80 « Je prêchais […] “comme un mourant à des mourants” » (II C2 116).
81 « Il lui restait à mourir : il était en retard de paiement pour cela » (II C2 122).
82 « La dégradation réelle qui s’attache au non-développement des capacités » (XV SUSP 177).
83 « [les tourments de] souvenirs vides de facultés éteintes […] une annihilation absolue » (X « Samuel Taylor Coleridge » 332).
84 « Moi, infortuné ! je suis le survivant solitaire de scènes qui me semblent maintenant aussi fugitives que les reflets rapides de nos lampes tandis qu’elles pénétraient les recoins de la forêt » (XI SLM 174).
85 « Il est une illustration tout à fait remarquable du caractère vaporeux de toute cette philosophie que Coleridge et Wordsworth professaient avoir en commun, dans le fait que, après vingt ans de parfaite et ostensible entente, il s’avéra, quand ils furent amenés par accident à une déclaration écrite de leurs diverses vues, que pas un vestige d’harmonie véritable et virtuelle n’existait pour les unir » ; « Wordsworth et Southey n’eurent jamais le moindre principe en commun » (X « Samuel Taylor Coleridge » 311) ; XX « Preface to Sketches, Critical and Biographic » 75-76.
86 « Non pas tant des préférences littéraires, que quelque chose de plus profond que la vie ou les affections du foyer » (X « Autobiography: Recollections of Charles Lamb » 240).
87 « Ou même s’il avait été possible de rire, ç’aurait été le même rire que celui qui, souvent, surgit des champs de l’océan – un rire qui dissimule, ou qui semble fuir un tumulte croissant » (XV SUSP 174-175).
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