Chronique du roi dom Pedro de Fernão Lopes
p. 221-245
Texte intégral
Chapitre 27. Comment le roi dom Pedro de Portugal déclara qu’il avait épousé dona Inès et comment il se comporta dans cette affaire
1Vous avez déjà longuement entendu parler de la mort de dona Inès, de la raison pour laquelle le roi dom Afonso la fit tuer, et de l’incroyable conflit que cela provoqua entre ce dernier et le roi dom Pedro, qui n’était alors qu’infant. Or, ni du vivant de dona Inès, ni une fois morte, jamais le roi dom Pedro ne l’avait désignée sous le nom d’épouse, que ce soit au moment où le roi son père était encore vivant ou après, pendant son propre règne. On dit même que le roi dom Afonso lui fit demander souvent s’il l’avait prise pour épouse et que lui, répondait toujours qu’il ne l’avait pas épousée et qu’elle n’était pas sa femme.
2Au mois de juin de cette année-là, alors que le roi séjournait à Cantanhede et qu’il y avait déjà quatre ans qu’il régnait, il vint à décider de déclarer publiquement dona Inès comme son épouse. Étaient alors présents auprès de lui, son grand chambellan, dom João Afonso, comte de Barcelos, son chancelier Vasco Martins de Sousa, maître Afonso das Leis, ainsi que ses proches João Esteves, Martin Vasques, seigneur de Goes, Gonçalo Mendes de Vasconcellos et son frère João Mendes, Alvaro Pereira, Gonçalo Pereira, Diego Gomes, Vasco Gomes d’Abreu et beaucoup d’autres dont nous n’avons pas retenu le nom. Le roi fit mander un tabellion et, en présence de tous, il jura par les Évangiles, sur lesquels il avait la main posée, que, du vivant de son père, alors qu’il était à Bragance, il pouvait y avoir environ sept ans de cela – il ne se souvenait plus du jour ni du mois – il avait pris pour légitime épouse, en prononçant les paroles que commande la sainte Église, dona Inès de Castro, fille de dom Pedro Fernandes de Castro ; dona Inès l’avait également reçu pour époux, selon le rite de la sainte Église, et après l’avoir ainsi reçue, il l’avait toujours tenue pour son épouse jusqu’au moment de sa mort, se comportant avec elle comme devait le faire un époux.
3Le roi dom Pedro dit alors que ce mariage n’avait été ni annoncé publiquement, ni connu de tous ceux qui appartenaient à son royaume du vivant de son père, parce qu’il craignait ce dernier et avait peur de lui ; il voulait cependant soulager sa conscience et révéler la vérité afin qu’il n’y eût pas de doute pour ceux qui se demandaient si ce mariage avait eu lieu ou non : il se posait ainsi en témoin de bonne foi et digne d’être cru. Tout s’était bien passé comme il l’avait dit et il ordonna au tabellion présent en ces lieux d’en donner acte à quiconque le demanderait. Pendant un certain temps donc plus rien ne se fit.
Chapitre 28. Du témoignage de certains à propos du mariage de dona Inès et des arguments développés à ce sujet par le comte dom João Afonso
4Trois jours après les déclarations du roi arrivèrent à Coimbra dom João Afonso, comte de Barcelos, Vasco Martins de Sousa et maître Afonso das Leis. Ils vinrent au palais où, à cette époque-là, on gardait les écritures, car cette ville était le centre des archives officielles. En présence d’un tabellion, ils firent venir deux témoins : dom Gil, qui était alors évêque de Guarda, et Estévão Lobato, valet du roi, à qui ils demandèrent de confirmer sur les Évangiles ce qu’ils savaient à propos du mariage du roi dom Pedro avec dona Inès. Ils interrogèrent chaque témoin à part et l’évêque dit d’abord que, lorsqu’il était évêque de Guarda, le roi demeurait dans la ville de Bragance et que dona Inès vivait avec lui. Celui-ci l’avait fait alors venir dans sa chambre, où se trouvait également dona Inès, et il lui avait dit vouloir la prendre pour épouse. Sans plus attendre, l’évêque avait pris la main du roi ainsi que celle de dona Inès et il leur avait fait prononcer les vœux matrimoniaux, comme le commande la sainte Église. Il ajouta qu’il les avait vus vivre ensemble jusqu’à la mort de dona Inès, pendant une période d’environ sept ans. Toutefois, il ne se souvenait ni du jour ni du mois précis du mariage. Il ne dit rien de plus sur ce sujet.
5La même chose fut demandée à Estévão Lobato. Celui-ci affirma que le roi, qui était alors infant et demeurait à Bragance, l’avait fait venir dans sa chambre et lui avait dit qu’il l’avait fait venir parce que sa volonté était de prendre pour épouse dona Inès, qui était présente, et qu’il voulait qu’il soit son témoin. Il ajouta que l’évêque de Guarda, qui se trouvait déjà là, sans qu’il y eut personne d’autre, avait pris le roi par une main et elle par l’autre, et qu’il les avait reçus tous les deux dans les liens du mariage en prononçant les paroles qu’on dit lors des épousailles. Il dit aussi qu’il les avait vus vivre ensemble jusqu’à la mort de dona Inès. Cela s’était passé il y avait sept ans, un premier janvier.
6Dès que ces témoignages eurent été reçus et mis par écrit, comme vous l’avez entendu, on réunit aussitôt, car ils étaient déjà prêts, dom Lourenço, évêque de Lisbonne, dom Afonso, évêque de Porto, dom João, évêque de Viseu, dom Afonso, prieur de Santa Cruz de Bragança, et tous les nobles déjà nommés, ainsi que bien d’autres que nous n’avons pas mentionnés, des vicaires, des clercs et de nombreux membres du clergé, régulier aussi bien que séculier, qui s’étaient rassemblés à cette occasion. Après avoir imposé le silence pour être mieux entendu, le comte dom João Afonso s’exprima ainsi :
7« Mes amis, sachez que le roi, notre seigneur, alors qu’il était encore infant et qu’il demeurait à Bragance, du vivant du roi dom Afonso son père, il y a de cela sept ans, a pris pour épouse légitime dona Inès de Castro, fille de dom Pedro Fernandes de Castro, et qu’elle l’a également reçu pour époux ; depuis ce jour, le roi a vécu maritalement avec elle jusqu’au moment de sa mort. Cette union n’a pas été publiée dans le royaume du vivant du roi dom Afonso, à cause de la crainte et de la méfiance que son fils avait à son égard, le mariage ayant eu lieu sans son accord ni son consentement. Le roi, notre seigneur, afin de soulager sa conscience par la manifestation de la vérité et pour dissiper les doutes de ceux qui ignoraient si ce mariage était légitime ou non, a juré sur les saints Évangiles, affirmé et témoigné en vérité, que tout s’est passé ainsi que je vous le dis. Vous le verrez sur l’acte établi par Gonçalo Peres, tabellion, ici présent ; l’évêque de Guarda et Estévão Lobato, également présents, ont assisté au mariage et confirment tout cela par leurs dires. »
8Et il donna lecture, dans sa totalité, du témoignage que tous deux avaient fait.
9« Il est de la volonté de notre seigneur le roi, ajouta-t-il, que cela ne demeure plus secret, car il lui plaît au contraire que cela soit su de tous, de manière à dissiper le doute qu’il y a là-dessus et qu’il ne vienne à reparaître. Il m’a donc demandé de vous notifier tout cela, pour ôter la suspicion de vos cœurs, et il souhaite que tout soit su au grand jour. Objectant à ce que j’ai dit, à tout ce que j’ai lu et déclaré, d’aucuns pourraient dire que cela ne suffit pas, puisque le roi n’avait pas obtenu de dispense pour le lien de parenté qu’il y avait entre eux, dona Inès étant la nièce de notre seigneur le roi, fille de son cousin germain. Pour que ne puisse surgir une telle objection, le roi m’a demandé de vous assurer de tout et de vous montrer la bulle papale qu’il a obtenue lorsqu’il était infant ; dans cette lettre, Sa Sainteté lui a accordé dispense afin d’épouser toute femme qui eût avec lui quelque lien de parenté, ce qui était le cas en particulier de dona Inès vis à vis de lui. »
10Ainsi fut-il présenté à l’assemblée une lettre du pape Jean XXII, qui disait ceci :
11« Moi, évêque Jean, serviteur d’entre les serviteurs de Dieu, à notre bien-aimé dans le Christ, dom Pedro, fils aîné du bien-aimé dans le Christ, notre fils, grand roi du Portugal et d’Algarve, dom Afonso, j’envoie mon salut et donne ma bénédiction apostolique. Si la rigueur des saints canons interdit la consommation du mariage, s’agissant de personnes qu’unissent des liens de parenté, et ce au nom de l’honnêteté publique, il appartient à l’évêque de Rome, dépositaire du pouvoir absolu de Dieu, de tempérer cette rigueur par une grâce spéciale. C’est pourquoi, nous voulons accorder à ta personne une faveur spéciale, pour certaines raisons dont nous attendons qu’elles assurent dorénavant la paix et la concorde dans ces royaumes, répondant ainsi à tes prières et à celles du roi dom Afonso ton père ; ce dernier, dans ses lettres, nous a humblement supplié pour toi afin que tu puisses épouser n’importe quelle femme de noble ascendance, dévouée à la sainte Église de Rome, même si vous êtes parents par ascendance indirecte aussi bien au second qu’au troisième degré, ou encore si vous l’êtes par lignages collatéraux ou alliance jusqu’au quatrième degré. Il n’y a là aucun empêchement à ce que vous vous unissiez dans le mariage ; par notre autorité apostolique et grâce spéciale, nous levons tout obstacle et te dispensons, ainsi que celle avec qui tu te marieras. De par notre pouvoir apostolique, toute progéniture qui viendrait à naître de vous deux sera légitime et ne sera frappée d’aucun empêchement. Qu’aucun homme n’ait l’audace et la présomption de contester cette dispense, sous peine d’encourir l’ire et la fureur de Dieu tout-puissant et des bienheureux apôtres saint Pierre et saint Paul. Fait à Avignon, aux douzièmes calendes de mars de la neuvième année de notre pontificat. »
12Ayant achevé la lecture de cette lettre, le comte déclara alors devant tous que pour mieux assurer la protection des infants dom João, dom Dinis et dona Beatriz, enfants de dom Pedro et dona Inès, et pour préserver leurs droits, il voulait avoir communication de ces pièces et il demanda au tabellion de les lui remettre. Chacun alors rentra chez soi, sans que pour autant ne manquassent bien des raisons de commenter cette histoire.
Chapitre 29. Des raisons invoquées par certains qui furent présents et doutèrent fort de la réalité de ce mariage
13Après avoir entendu, comme vous les avez entendus, ces derniers arguments, énoncés devant des gens lettrés et bien d’autres encore, ceux qui étaient d’esprit simple et sans détour ne réussirent pas à démêler le tissage subtil de toutes ces choses-là. Ils y ajoutèrent foi facilement, considérant comme vrai ce qu’ils avaient entendu là. D’autres, d’entendement plus aigu, rompus aux lettres et fort avisés, qui avaient étudié par le menu toute cette affaire, cherchant à savoir si les arguments qu’ils avaient entendus pouvaient être vrais ou au contraire ne l’étaient pas, n’acceptèrent pas tout cela et il leur sembla que c’était là chose contraire à la raison. En effet, la foi en la chose entendue est affaire de raison et non de volonté, d’où il s’ensuit pour l’homme avisé que ce que sa raison ne comprend pas suscite incontinent l’étonnement et partant, le doute. Parmi les gens qui avaient été là, ils furent assez nombreux ceux que cette histoire ne pouvait satisfaire, parce que tout ce qui leur avait été proposé n’avait aucun fondement de raison. S’il vous plaît de savoir pourquoi il semblait à certains que tout cela sonnait faux, que la clarté de leurs raisons soit la réponse à cette question.
14Les arguments de la partie adverse à ceux qui prétendaient que tout était vrai furent donc les suivants. Les Anciens n’ont jamais admis qu’un homme, doué de raison, jouissant d’une bonne santé et de tout son bon sens, puisse être à ce point saisi par l’oubli qu’il ne se souvienne plus d’un événement notable de sa vie passée ; Aristote explique cela fort clairement dans un bref traité où il expose ce sujet. S’il est vrai que l’on ne peut avoir souvenance des choses présentes ou futures, il n’en est pas de même des choses passées déjà arrivées, dont on conserve nécessairement la mémoire. On dit qu’il y a mémoire dès lors que l’image vue et entendue de quelque chose reste présente dans la fonction mémorative ; et il y a réminiscence lorsqu’une chose accomplie ou entendue est sortie de la fonction mémorative, mais qu’elle y réapparaît par la vision d’une chose semblable. Ainsi, si je me suis marié, si l’on m’a fait une grande faveur, si j’ai été convié à participer à une importante réunion le jour de Pâques, le premier janvier ou tout autre jour remarquable de l’année, il peut m’arriver d’en oublier la date ou de ne pas l’avoir toujours présente à l’esprit ; mais en voyant par la suite une autre noce, en assistant à d’autres choses qui ont lieu un jour semblable, je me souviendrai forcément que je me suis marié un jour de Pâques ou que telle ou telle autre chose m’est survenue, si j’en vois une autre semblable et si l’on me questionne à ce sujet, car je ne peux manquer de me souvenir de la chose, même si j’en ai perdu le compte des jours et des années.
15Les Anciens ajoutaient aussi que l’on peut se souvenir par la manière inverse : si je m’étais marié le jour de Pâques et que, quelques années plus tard, mon épouse venait à mourir ce même jour ou si j’avais éprouvé un grand plaisir le jour de Noël et, ensuite, une grande amertume ce même jour, je devais nécessairement me souvenir de la chose agréable, même si j’avais perdu le décompte des jours, car c’est là une chose qui ne s’efface pas de la mémoire. Par conséquent, le jour remarquable où cette chose m’est arrivée ne peut à ce point disparaître de ma mémoire qu’elle n’y revienne jamais par la suite, car ce jour-là procède de l’essence même du souvenir, ce qui n’est pas le cas de l’écoulement du temps. De plus, il est impossible qu’un homme en bonne santé oublie une chose notable, même s’il en a perdu le décompte des jours, qui est transitoire et n’appartient pas à l’essence de la mémoire. Ainsi, comment l’humaine raison, disaient les incrédules, peut-elle accepter qu’un mariage aussi important que celui-là et que tant de raisons poussaient à conserver en mémoire, ait pu fuir en si peu de temps de la mémoire de celui qui l’avait contracté, comme de celle et de ceux qui y avaient assisté, personne ne se souvenant ni du mois ni du jour. Si l’on cherche vraiment la vérité de la chose, toute raison s’y oppose. Le fait d’épouser dona Inès, le violent conflit qui en résulta avec dom Afonso, tout le temps qu’il avait fallu avant de pouvoir se marier, les longues réflexions que cela avait suscitées et le secret même imposé à ceux qui étaient présents étaient autant de bonnes raisons qu’avait le roi de se souvenir. Le seul fait que le mariage ait eu lieu un premier janvier, qui est le premier jour de l’année, si l’on s’en tient à ce qu’a dit Estévão Lobato, un jour de fête aussi remarquable dans le palais de l’infant, comme dans tout le reste du royaume, cela serait largement suffisant pour que celui-ci n’ait pas oublié le jour où il a épousé dona Inès, même si beaucoup de temps a passé depuis lors.
16Une autre raison fut également alléguée par ceux qui pensaient que tout cela n’était que mensonge. Lorsque le roi disait qu’il n’avait pas osé révéler son mariage par crainte et par peur de son père, qui donc l’avait empêché, après la mort du roi, de le rendre public incontinent dès lors qu’il était libre de le faire et qu’il voulait que cela se sût ? Les gens ajoutaient que cela leur rappelait l’histoire du roi dom Pedro de Castille. Bien que ce dernier eût fait assassiner son épouse, dona Branca, du vivant de dona Maria de Padilha, qui était sa concubine, personne n’avait jamais entendu dire qu’il eût épousé cette dernière. Or, après la mort de celle-ci, il avait déclaré devant tous, lors des cortes qu’il fit tenir à Séville, qu’il avait contracté un mariage avec dona Maria avant que d’épouser dona Branca, désignant à cet effet quatre témoins alors présents, qui déclarèrent sous la foi du serment que ce que disait le roi était exact. Il ordonna dès lors que dona Maria, bien que déjà morte, fût appelée reine, et ses fils, infants. Il demanda aussi à tous de faire allégeance à un fils qu’il avait eu d’elle, qu’on appelait dom Afonso, pour qu’il prît le titre de roi après sa mort.
17Tous ceux donc qui donnaient ces raisons, et d’autres qui en parlaient secrètement entre eux, disaient que la vérité ne niche pas dans les recoins, aussi bien cachée qu’elle fût dans cette affaire. Ainsi, parce que l’entendement est toujours prompt à obéir à la raison, beaucoup de ceux qui entendirent ces arguments cessèrent de croire ce qu’ils croyaient auparavant et se rangèrent à cet avis. Quant à nous, nous ne saurions déterminer ce qu’il en fut vraiment. Nous contentant de rassembler brièvement ce que les Anciens ont laissé par écrit, nous présentons ici une partie de leur raisonnement, à charge pour qui viendrait à le lire de choisir l’opinion de son agrément.
Chapitre 30. Comment les rois du Portugal et de Castille convinrent entre eux de se livrer l’un à l’autre ceux qui avaient cherché refuge dans leurs royaumes respectifs
18Parce que le bien principal de l’âme est la vérité, dans laquelle toutes choses trouvent leur fondement, celle-ci doit être claire et non fictive, principalement chez les rois et les seigneurs, chez qui resplendit davantage toute vertu et se trouve être plus laid encore son contraire. On tient donc communément pour un grand mal l’accord d’échange qui fut conclu cette année-là entre les rois du Portugal et de Castille. Jusqu’à ce que tout cela parût par écrit, nous pensions que le roi du Portugal était, envers tous, le garant de la vérité. Notre intention est de ne plus lui en faire crédit ni louange, puisque c’est lui-même, contre son serment, qui a consenti à si méchante chose.
19Comme nous l’avons dit, le roi dom Afonso fit tuer dona Inès à Coimbra. Dom Afonso était le père du roi dom Pedro de Portugal qui n’était alors qu’infant. Ce dernier accusa pour l’essentiel Diego Lopes Pacheco, Pedro Coelho, Alvaro Gonçalves, son sénéchal, et bien d’autres encore qu’il trouva aussi coupables. Mais c’est principalement contre les trois susnommés que l’infant conserva une profonde rancune. À vrai dire, Alvaro Gonçalves et Pedro Coelho étaient bel et bien coupables en cette affaire, mais non Diego Lopes qui avait fait maintes fois dire à l’infant par l’un de ses proches, Gonçalo Vasques, qu’il prît garde de protéger cette femme de la colère du roi, son père. Or, une fois ces événements passés, le roi se réconcilia avec l’infant, son fils, et celui-ci pardonna à ceux-là et à d’autres qu’il avait soupçonnés. Le roi, quant à lui, se défit du ressentiment qu’il avait contre les partisans de l’infant. On fit à ce sujet maints serments et maintes promesses, comme vous l’avez déjà longuement entendu. Diego Lopes et les autres vécurent en sécurité dans le royaume aussi longtemps que le roi fut vivant.
20Étant tombé malade à Lisbonne du mal qui devait l’emporter, le roi fit appeler Diego Lopes Pacheco et les autres à son chevet ; il leur confia les mauvaises intentions qu’il savait être celles de son fils à leur égard, malgré les serments de pardon qu’il avait faits ainsi qu’eux-mêmes en étaient instruits. Se sentant lui-même plus proche de la mort que de la vie, il leur donnait le conseil de se mettre à l’abri hors du royaume, n’étant plus en mesure de les protéger si d’aventure dom Pedro venait à vouloir leur nuire. Ils quittèrent aussitôt Lisbonne et s’en furent en Castille pendant que l’infant dom Pedro avait pris ses quartiers de chasse sur l’autre rive du Tage, près d’une rivière qu’on appelle la Canha, à huit lieues de Lisbonne. Le roi de Castille les reçut bien, il leur accorda des bienfaits et des faveurs et ils vécurent dans son royaume sans crainte ni menace. Or, lorsque l’infant commença à régner, il fit immédiatement proclamer contre eux une sentence de trahison, alléguant qu’ils avaient fait contre lui et contre son royaume des choses qu’ils n’auraient jamais dû faire. Il donna les biens de Pedro Coelho à Vasco Martins de Sousa, un de ses barons et son grand chancelier, et ceux d’Alvaro Gonçalves et de Diego Lopes à d’autres personnes comme il lui sembla bon de le faire. Il distribua certains de ces biens avec tant de largesse et fit avec d’autres tant de parts, qu’après sa mort, ceux qui les avaient possédés auparavant n’auraient pas pu les récupérer, ni les retirer à ceux à qui ils avaient été donnés.
21De la même manière, s’enfuirent alors de Castille, de peur que le roi ne les fît tuer, dom Pedro Nunez de Guzman, prévôt en terre de Léon, Mem Rodriguez Tenoiro, Fernam Godiel de Tolède, Fernam Sanchez Calderon, qui vivaient au Portugal sous la protection du roi dom Pedro. Ils pensaient qu’il ne leur viendrait aucun mal ni des Portugais ni des Castillans, de par le jugement de droit d’asile qu’on leur avait facilement octroyé en des lieux de sûreté, une protection dont les rois se soucièrent fort peu. En effet, ils vinrent à s’accorder secrètement de la chose suivante : le roi du Portugal livrerait au roi de Castille les hommes qui vivaient dans son royaume et l’autre souverain lui livrerait Diego Lopes Pacheco et les deux autres qui étaient en Castille. Ils ordonnèrent donc que tous fussent arrêtés le même jour pour que l’arrestation des uns n’éveillât pas le soupçon des autres ; ceux qui conduiraient les prisonniers castillans jusqu’à la frontière y recevraient en échange les Portugais que l’on ferait sortir de Castille.
Chapitre 31. Comment Diego Lopes Pacheco échappa à son arrestation et comment les autres furent livrés et aussitôt cruellement exécutés
22Une fois l’accord conclu de cette manière, les hommes dont nous avons parlé furent arrêtés au Portugal. Le jour même où l’ordre d’arrestation du roi de Castille parvint au lieu où vivaient Diego Lopes et ses compagnons, il se trouva que de bon matin ce dernier était parti à la chasse aux perdreaux ; après que furent arrêtés Pedro Coelho et Alvaro Gonçalves, on ne le trouva pas chez lui puisqu’il était parti à la chasse le matin même. On fit alors fermer les portes, pour que personne ne pût le prévenir, et on l’attendit pour le prendre à son retour. Or, un pauvre mendiant qui venait toujours recevoir l’aumône chez Diego Pacheco à l’heure des repas et avec qui il plaisantait parfois, vit ce qui s’était passé et songea donc à le prévenir avant qu’il ne revienne chez lui. Il savait bien à l’évidence vers où Diego Lopes était parti et, lorsqu’il se trouva devant la porte, il demanda aux gardes de le laisser sortir. Ceux-ci, ne se méfiant pas d’un tel homme, lui ouvrirent la porte et le laissèrent aller. Il marcha aussi vite qu’il put jusqu’à l’endroit où il pensait qu’il rencontrerait Diego Lopes. Il le vit bientôt venir, accompagné de ses écuyers, loin de se douter des nouvelles qu’on lui apportait ; lorsque le mendiant demanda à lui parler, Diego Lopes se refusa à l’écouter, en homme qui ne soupçonnait aucunement qu’on lui apportât de telles nouvelles. Comme le mendiant insistait pour qu’on l’entendît, il le laissa alors lui conter discrètement comment les gardes du roi de Castille, venus en grand nombre, s’étaient rendus jusqu’à sa résidence pour l’arrêter, comment ils s’étaient saisis des deux autres et comment ils avaient fait garder les portes pour que personne ne sortît le prévenir. En entendant cela, Diego Lopes comprit fort bien de quoi il s’agissait. Une peur mortelle troubla soudain son esprit envahi par de sombres pensées. Le voyant dans cet état, le mendiant lui dit alors :
23« Croyez mon conseil, car il vous sera utile. Éloignez-vous des vôtres et venez avec moi jusqu’en un vallon qui se trouve près d’ici. Là-bas, je vous dirai comment vous mettre en sécurité. »
24Diego Lopes dit alors à ses hommes de poursuivre la chasse tout près de là, car il voulait aller seul avec le mendiant dans un vallon où, disait-il, il y avait beaucoup de perdreaux. Ainsi firent-ils et bientôt ils arrivèrent là. Le mendiant lui dit que, s’il voulait se sauver, il n’avait qu’à revêtir ses haillons ; ainsi vêtu, il s’en irait à pied jusqu’au chemin qui mène en Aragon. Il n’aurait qu’à se joindre alors aux premiers muletiers qu’il rencontrerait et faire la route de conserve avec eux. De cette manière, ou avec un habit de moine, s’il pouvait en trouver un, il parviendrait sain et sauf en Aragon, sûr qu’il était qu’on n’irait pas le chercher dans cette province.
25Diego Lopes suivit ce conseil et s’en fut ainsi à pied. Le mendiant ne revint pas tout de suite au bourg et les écuyers attendirent longtemps. Voyant que Diego Lopes ne revenait pas, ils décidèrent de partir à sa recherche, où qu’il se trouvât. Au cours de cette recherche, ils rencontrèrent sa monture qui était seule et ils pensèrent qu’il en était tombé ou que la bête avait pris la fuite. Ils cherchèrent alors avec plus de soin encore et cela dura si longtemps qu’il se faisait déjà tard. Puis, voyant qu’ils ne pouvaient le trouver, ils emmenèrent la bête et rentrèrent au bourg sans comprendre ce qui s’était passé. Quand ils y arrivèrent, ils virent de quelle manière on les y attendait. Ils apprirent l’arrestation des deux autres et en furent fort effrayés, comprenant aussitôt que Diego Pacheco s’était enfui. Lorsqu’on leur demanda où était leur maître, ils déclarèrent qu’en chassant seul de son côté, celui-ci les avait perdus de vue et qu’après l’avoir vainement cherché, ils n’avaient trouvé que sa monture. Tout cela avait pris beaucoup de temps et ils ne savaient que penser sinon qu’il devait se trouver mort quelque part. Ceux qui étaient chargés de l’arrêter partirent à sa recherche dans les endroits les plus invraisemblables. De ce qui lui arriva en chemin, comment il passa en Aragon, puis s’en fut en France aux côtés du comte dom Henrique qu’il aida à s’emparer des terres d’Avignon et d’autres territoires, il n’est pas dans nos intentions de vous le dire pour ne pas nous écarter de notre propos.
26Lorsque le roi de Castille apprit que Diego Lopes n’avait pu être arrêté, il fut saisi d’une grande amertume, mais ne put rien y faire. Il envoya Alvaro Gonçalves et Pedro Coelho sous bonne garde et bien enchaînés au roi du Portugal, son oncle, ainsi qu’il avait été convenu entre eux. Lorsque ceux-ci arrivèrent à la frontière, ils y trouvèrent Mem Rodriguez Tenoiro et les autres Castillans que le roi dom Pedro livrait prisonniers. Plus tard, parlant de cette affaire, Diego Lopes raconta qu’on avait échangé des ânes contre des ânes. Les Castillans furent conduits à Séville où se trouvait alors le roi qui les y fit tous tuer.
27On emmena au Portugal Alvaro Gonçalves et Pedro Coelho et ils furent conduits à Santarém où le roi dom Pedro se trouvait. Celui-ci, ravi de leur arrivée, fut très contrarié par l’évasion de Diego Lopes. Il sortit à leur rencontre et les soumit à la question de sa propre main ; il voulait leur faire avouer qu’ils étaient coupables de la mort de dona Inès et leur faire dire ce que tramait son père contre lui pendant le conflit qui les avait opposés à cause de la mort de celle-ci. Aucun des deux, face à de telles questions, ne fit de réponses qui agréèrent au roi. Celui-ci, plein de ressentiment, fouetta au visage Pedro Coelho qui lança alors à l’adresse du roi des paroles méchantes et obscènes, le traitant de traître, de parjure à son serment, de bourreau et d’assassin de l’humanité. Le roi demanda alors qu’on lui apportât des oignons et du vinaigre pour préparer le lapin1 et, furieux contre eux, il les fit mettre à mort. La façon dont il les tua, dite par le menu, serait très étrange et cruelle à raconter, car le roi fit arracher le cœur de Pedro Coelho par la poitrine et celui d’Alvaro Gonçalves par le dos. Les paroles qu’on entendit et l’étrangeté du supplice pour qui était chargé de leur arracher le cœur, peu habitué à ce genre d’office, serait une chose bien pénible à entendre. Après quoi, le roi ordonna qu’on les brûlât. Tout cela eut lieu devant le palais où il séjournait, de telle sorte qu’il put, tout en mangeant, regarder ce qu’il avait ordonné de faire. Le roi perdit beaucoup de son bon renom par cet échange qui fut tenu au Portugal, comme en Castille, pour une fort méchante chose. Tous les hommes de bien qui en entendirent parler dirent que les rois avaient commis une grave erreur en agissant ainsi contre leurs serments, d’autant que ces chevaliers étaient sous leur protection et leur sauvegarde dans leurs royaumes. […]
Chapitre 44. Comment dona Inès fut transférée au monastère d’Alcobaça, et de la mort du roi dom Pedro
28Un amour semblable à celui que le roi dom Pedro eut pour dona Inès se trouve rarement chez quelqu’un. Les Anciens ont dit qu’on n’en trouve aucun d’aussi véritable que celui dont la mort n’efface pas le souvenir, même après de longues années. Quelqu’un pourrait dire que, d’après ce qu’on peut lire, ils furent nombreux ceux qui aimèrent autant ou plus, comme Adrienne, Didon et d’autres que nous ne nommerons pas. Mais nous ne parlons pas d’amours fictives que certains auteurs, doués pour l’éloquence et pour le bien conter, ont arrangé selon leur bon plaisir, prêtant à ces personnes des raisons auxquelles jamais aucune d’elles ne songea. Nous parlons, quant à nous, de ces amours qui se racontent et se lisent dans les histoires, mais qui ont un fondement de vérité.
29Ce véritable amour, le roi dom Pedro l’éprouva pour dona Inès lorsqu’il tomba amoureux d’elle, étant marié et encore infant. Pour qu’elle ne fût jamais absente ni de sa vue ni de ses paroles, alors qu’ils étaient éloignés l’un de l’autre, ce qui est la principale cause pour que l’amour vienne à se perdre, il ne cessait de lui envoyer des messages, comme vous l’avez déjà entendu. Les efforts qu’il déploya ensuite pour la faire sienne, ce qu’il fit pour venger sa mort et quel châtiment il fit subir à ceux qui en étaient coupables, en agissant à l’encontre de son serment, cela témoigne bien de ce que nous disons.
30Il souhaitait honorer sa dépouille puisqu’il ne pouvait plus rien faire d’autre. Il fit construire un monument de pierre blanche, très subtilement travaillé, faisant sculpter sur le dessus du tombeau une statue à son image, avec une couronne sur la tête, comme si elle eût été reine. Puis, il fit placer ce monument dans le monastère d’Alcobaça, non point à l’entrée où reposent les rois, mais dans l’église, à droite, près de la grande nef. Ensuite, il fit transporter son corps du monastère de Santa Clara de Coimbra, où il reposait, le plus honorablement qu’on pût, car elle était portée dans une litière, très bien faite pour ce temps-là, que portaient de grands chevaliers accompagnés de nobles hommes, de maints autres gens, dames, demoiselles et d’un grand nombre de clercs. Sur le parcours se trouvaient de nombreux hommes portant des cierges, disposés de telle manière que son corps fit tout le chemin entre les cierges allumés. Ainsi, le cortège arriva-t-il au monastère, qui était distant de dix-sept lieues, où, après que furent dites de nombreuses messes, dans une grande solennité, le corps de dona Inès fut déposé dans ce monument. Ce fut le plus grandiose transfert mortuaire qu’on eût jamais vu au Portugal.
31Semblablement, le roi fit faire pour lui-même un autre monument aussi bien travaillé, et il le fit placer près de celui de dona Inès afin que, lorsqu’il mourrait, on y déposât son corps. Lorsqu’il était à Estremoz, il tomba malade de son dernier mal : allongé sur son lit de douleur, il se souvint comment, après la mort d’Alvaro Gonçalves et de Pedro Coelho, il avait acquis la certitude que Diego Lopes Pacheco n’était pas coupable de la mort de dona Inès. Il en oublia toute sa rancœur contre lui et fit en sorte qu’on lui rendît ses biens. C’est ce que fit son fils, dom Fernando, qui les lui fit rendre tous et le releva de la sentence que le roi, son père, avait proclamée contre lui, dès lors que le droit le permit. Dom Pedro ordonna dans son testament qu’il y eut chaque année et pour toujours dans le monastère, six chapelains qui chantassent pour lui et qui lui dissent chaque jour une messe, sans omettre d’élever la croix sur son tombeau et de le bénir. Le roi dom Fernando, son fils, afin d’accomplir tout cela au mieux et pour que les messes fussent chantées, fit, par la suite, une donation pérenne au monastère qu’on appelle Paredes, en la terre de Leiria, avec fermes et domaines attenants. Le roi dom Pedro fit aussi dans son testament divers legs : à l’infante dona Beatriz, sa fille légitime, cent mille livres ; à l’infant dom João, son fils, vingt mille livres ; et à l’infant dom Dinis, vingt mille également, la même somme allant aussi à d’autres personnes.
32Le roi mourut un lundi matin, le dix-huit janvier mille quatre cent cinq, à l’âge de quarante-sept ans et neuf mois, après avoir régné pendant dix ans, sept mois et vingt jours. On le fit porter dans ce monastère dont nous avons parlé et inhumer dans son monument qui est proche de celui de dona Inès. Parce que son premier né, l’infant dom Fernando, n’était pas là, le corps du roi fut conservé jusqu’à l’arrivée de l’infant et ne fut pas conduit là aussitôt. Il fut déposé dans son tombeau le jeudi. Les gens disent qu’il n’y eut jamais dix années semblables à celles pendant lesquelles avait régné le roi dom Pedro.
Notes de bas de page
1 Il s’agit ici d’un jeu de mots sur le patronyme Coelho qui signifie « lapin » (voir en franco-provençal, conis, conil, etc.).
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