L’Histoire d’Amaro
p. 185-215
Texte intégral
1On raconte qu’en une certaine province vivait un homme bon, qui s’appelait Amaro, et on dit qu’il désirait ardemment voir le paradis terrestre et que son seul bonheur était qu’on lui en parlât. Dans son cœur, il priait toujours Dieu de lui montrer ce lieu avant qu’il ne quittât ce monde. Une nuit, alors qu’il dormait, une voix lui parla et lui dit :
2« Amaro, Dieu a entendu ta prière, il veut accomplir ton vœu et accéder à ta demande. Va jusqu’au bord de la mer et ne dis rien à personne de ce que tu penses faire, ni où tu comptes aller. Puis monte dans un bateau et va là où Dieu voudra bien te conduire. »
3Fort de cet espoir, il fit tout ce qu’il fallait pour le réaliser : le lendemain, il vendit certaines choses et se défit de tout ce qu’il possédait, il donna une grande partie de ses biens aux pauvres et en conserva une partie pour ses dépenses, puis il emmena avec lui seize jeunes hommes forts et courageux. Il alla avec eux jusqu’à un port et y acheta un navire où il s’embarqua en leur compagnie. Il hissa la voile et prit la mer, ayant Dieu pour seul guide. Au bout de onze semaines, les voyageurs arrivèrent dans une petite île qui n’avait d’autre construction qu’un ermitage. Dès qu’ils eurent jeté l’ancre, Amaro leur dit de rester là à l’attendre pendant qu’il irait voir comment était cette terre. Il alla donc sur l’île et y rencontra un ermite qui, lorsqu’il le vit, lui demanda qui il était. Amaro répondit qu’il y avait longtemps qu’il naviguait en mer dans la tempête et que, sortis de ce péril, lui et ses compagnons n’avaient plus rien à manger. L’ermite lui dit de le suivre, il lui donnerait du pain et de l’eau douce pour lui et pour ses compagnons. Alors qu’ils se dirigeaient vers l’ermitage, ils virent, couchés près du monastère, beaucoup de lions et d’autres méchantes bêtes, si bien que cela semblait étrange. Amaro demanda à l’ermite ce que c’était que tout cela. Celui-ci lui répondit qu’il y avait huit jours que ces animaux gisaient là, morts, et que leur nombre était tel dans cette île qu’on ne pouvait rien faire de bon à cause d’eux. Tous les ans, pour la Saint-Jean, ces bêtes se rassemblaient et faisaient un tournoi au cours duquel un grand nombre d’entre elles périssaient. Après lui avoir donné ce qu’il avait promis, l’ermite dit à Amaro de s’en aller et de ne plus jamais revenir sur l’île. Sur ce, à minuit, Amaro hissa les voiles et s’en fut.
4Les voyageurs abordèrent dans une grande île où avaient été construits cinq châteaux. Les hommes de cet endroit étaient très grands, minces, luxurieux et de mauvaises mœurs. Amaro et ses compagnons restèrent là au moins sept semaines, jusqu’à ce qu’une nuit, une voix leur parlât. Elle dit à Amaro :
5« Va-t-en de cette terre maudite que Dieu a maudite à cause des nombreux et ignobles péchés qui y ont été commis. Reprends la mer dans la direction où Dieu voudra bien te guider. »
6Alors, Amaro partit avec ses compagnons et ils reprirent très courageusement leur voyage. Ils traversèrent la mer Rouge, par où Dieu avait fait passer les fils d’Israël quand Pharaon et son peuple se lancèrent à leur poursuite et qu’ils périrent dans les flots. Les fils d’Israël furent sauvés, Dieu les guida et leur ouvrit la mer. C’est pour cela qu’a été conçu le chant de la sainte Église Chantons à la gloire de Dieu, cantique qu’on chante quand on bénit les fontaines, aux vêpres de Pâques.
7Une fois franchie la mer Rouge, Amaro et ses compagnons virent apparaître une île très grande et luxuriante qui offrait en abondance tout ce que Dieu a voulu donner au monde. Elle s’appelait Claire Fontaine et ils y abordèrent. Les gens de l’île comptaient parmi les plus belles créatures qu’on ait jamais vues au monde, les plus vives d’esprit et les plus courtoises, et sachant démêler le bien du mal. Ils firent à Amaro les plus grands honneurs et lui donnèrent tout ce dont il avait besoin. Cette terre était si agréable et si saine que jamais personne n’y mourait d’aucune maladie, mais seulement de vieillesse. Un homme y vivait communément trois cents ans. Au bout de sept semaines, une dame vint voir Amaro et lui dit :
8« Mon ami, je te conseille de quitter cette terre, car je sais fort bien que tu es au service de Dieu. Une fois que tes compagnons auront pris goût à cette île, à ses charmes et à ses délices, ils ne voudront plus en partir et ainsi ils t’abandonneront. Je te conseille de partir cette nuit même. »
9Amaro fit ce que lui conseillait cette dame et il quitta l’île avec les siens le soir même. Ils firent voile longtemps, de telle sorte qu’ils ne savaient où ils se trouvaient. Un matin, ils aperçurent sur la mer sept navires très grands et sans voiles. Amaro, fort satisfait, dit à ses compagnons :
10« Mes amis, réjouissez-vous, soyez heureux car, à ce que je vois, ces navires sont à l’ancre et je crois que nous sommes proches d’une terre. »
11Dès qu’ils furent arrivés à une distance des sept navires qui pouvait être celle d’une lice que parcourt un cheval, ils se trouvèrent pris dans une mer solidifiée. Ils y restèrent immobilisés sans trop savoir que faire, incapables de sortir de là, sauf par un miracle de Dieu. Immobilisés qu’ils étaient en cet endroit, ils virent des bêtes marines puissantes et sauvages, plus grosses que des chevaux, qui entraient dans les sept navires, en retiraient des hommes morts qui s’y trouvaient et, affamées, elles les dévoraient. Ces bêtes étaient si nombreuses que personne ne pouvait les compter. Elles se disputaient la chair de tous ces hommes morts.
12En voyant cela, Amaro et les siens furent pris d’une telle peur qu’elle en est indicible. Ils se mirent à pleurer à chaudes larmes et à s’en remettre à la glorieuse Vierge Marie :
13« Mère de Jésus-Christ, couronnée au plus haut des cieux, toi qu’on appelle l’étoile de la mer, remède des pécheurs, forteresse et bastion de tout bien, avocate des malheureux fils d’Ève, la maudite, havre de salut, remède de ceux qui sont en danger, noble couronne des vierges, précieuse fleur au fin parfum, espérance des malheureux, toi qui es noble et belle, toi qui es mère et épouse du roi des anges, toi qui es source de bonté, feu qui réchauffe les malheureux errant dans les ténèbres, toi qui es la précieuse récompense de ceux qui te servent, par ta sainte vertu, aide-nous à sortir d’un si grand péril ! »
14Ainsi perdus dans la nuit, criant et implorant la Vierge Marie, ils finirent par s’endormir. Puis, une demoiselle vint à eux, si charmante et si noblement vêtue qu’il n’en était pas d’autre aussi belle au monde. Elle était suivie d’une grande compagnie de très belles demoiselles, richement habillées et portant des couronnes de fleurs. Elles chantaient, d’une voix haute et douce, un chant qu’on chante à l’église de Dieu, O gloriosa Domina excelsa supra sidera, ce qui veut dire « Ô glorieuse Notre-Dame élevée plus haut que les étoiles ». Parmi ces demoiselles, venait une grande procession de jeunes hommes, tous du même âge, les plus belles créatures qui fussent. Ils étaient tous vêtus comme des anges et tout ce cortège servait la demoiselle. Il sembla alors à Amaro que toutes les lumières du monde se trouvaient là réunies et que cela illuminait la planète entière. Il faut savoir en effet que cette demoiselle était la mère du roi des cieux. Pendant que toute la compagnie d’Amaro dormait, cette belle jeune fille le rassura et lui mit la main sur le visage, lui disant en riant fort joliment :
15« Mon ami, ne crains rien, car aujourd’hui même je te délivrerai de ce péril qui te menace et je te donnerai la faculté de trouver le moyen d’en sortir. »
16Alors la demoiselle alla jusqu’à ses compagnons et monta sur une échelle très haute. Amaro entendit une voix très douce qui lui disait :
17« Viens et emmène-moi. »
18Amaro réveilla ses compagnons et se mit à rire pour les rassurer, leur racontant la vision qu’il venait d’avoir. Alors qu’il était couché, Amaro réfléchit au moyen de se sortir de là ; puis il demanda qu’on lui apportât des outres de vin, d’eau et de vinaigre que le navire transportait, comme il est de coutume chez les gens qui vont en mer. Il ordonna qu’on les remplît de vent, qu’on les attachât avec de fortes amarres et qu’on les lançât à la mer. Les bêtes marines arrivèrent alors et celles-ci se battirent férocement entre elles. Par ce moyen, ils sortirent le navire de la mer solidifiée.
19Quand ils se virent dégagés de la mer solidifiée, Amaro et ses compagnons rompirent les amarres. Ne prenez point cela pour du merveilleux ou pour une plaisanterie, mais sachez que tout cela arriva vraiment, et sur l’ordre de Dieu qui voulut les garder sains et saufs. Ensuite, une fois loin de ces périls, ils commencèrent à rendre grâce à Dieu et à sa sainte mère Marie pour le bienfait qu’elle leur avait accordé. Et il semble bien que ce monde va et tourne ainsi : dès que le malheureux homme naît, il n’échappe à aucune épreuve, qu’il soit riche ou pauvre, qu’il s’élève ou s’abaisse, qu’il soit brillant ou sans éclat, qu’il soit heureux ou triste. C’est ainsi que l’homme misérable mènera sa vie en ce monde, et principalement celui que Dieu aime et qui le sert, car il endure plus que les autres encore tourments et tribulations.
20Quand il furent sortis de ce péril, Amaro et ses compagnons abordèrent au bout de trois jours et de trois nuits dans une terre qui était au milieu de la mer. Ils virent là une grande abbaye où vivaient de nombreux ermites. Cette terre s’appelait l’île Déserte, car elle avait été dépeuplée par de nombreuses et redoutables bêtes qui dévoraient les gens. L’abbaye était entourée d’un mur très haut par crainte des bêtes. Amaro voulut alors accoster cette terre pour faire provision d’eau et de nourriture, et il rencontra un ermite qui lui dit :
21« Ami, que cherches-tu sur cette terre où jamais personne ne vient, tant elle est horrible ?
22-Mon ami, je vais vous le dire, lui répondit Amaro. Voilà longtemps que nous voguons avec de grandes difficultés sur ces mers et nous voudrions venir sur cette terre pour prendre de l’eau et des vivres.
23-Mon ami, dit alors l’ermite, sur cette terre, il n’y a d’autre lieu habité que cette abbaye que tu vois, à cause des lions, serpents et autres mauvaises bêtes, et principalement à cause de l’odeur que tu ne pourrais pas supporter. Il y a eu entre elles, le jour de la Saint-Jean, une grande bataille et nombre d’entre elles sont mortes. Chaque année, elles se livrent bataille ce même jour. Suis mon conseil, reprends la mer cette nuit même. »
24Amaro fit ce qu’on lui conseillait. L’ermite lui apporta du pain, des fruits et de l’eau douce, et il lui dit :
25« Mon ami, recommande-toi à Dieu, rejoins tes compagnons et va-t-en ce soir du côté où le soleil se lève. Demain, tu te retrouveras sur une terre très belle et très agréable. Là tu trouveras tout ce dont tu auras besoin. »
26L’ermite s’en retourna à son abbaye et Amaro passa la nuit en ces lieux. Or, alors qu’il était couché, pendant son premier sommeil, il entendit les cris effroyables des bêtes et il ne put plus dormir.
27Ensuite, il leva l’ancre, hissa les voiles et tous prirent la mer au moment où naissait la première lueur du soleil. Ils virent alors près d’eux une terre si charmante et si luxuriante qu’elle n’a pas sa pareille au monde. Ils y abordèrent et virent un monastère au pied d’une montagne. C’était le monastère des frères blancs, hommes de bonne vie, et ce monastère s’appelait Val des Fleurs. Il y coulait de grandes rivières, maintes sources jaillissaient de la montagne et il y avait de nombreux jardins, prairies et vergers. Amaro dit alors à ses compagnons de l’attendre, car il irait seul voir comment était cette terre. Quand ils eurent jeté l’ancre, il sauta du navire et alla jusqu’au monastère. Mais avant d’y arriver, il rencontra en chemin un moine de ce couvent, un vieillard à la tête chenue, qui avait vécu de très nombreuses années. Celui-ci était assis sous un grand arbre, très haut. Le moine s’appelait Léomites, car les lions et les autres bêtes venaient à sa rencontre pour qu’il les bénît, et ils lui baisaient les mains et les pieds très humblement. Une fois bénis, ils repartaient vers les monts, toujours aussi humblement. Ce moine était originaire de Babylone la Déserte. Quand il aperçut Amaro, il se leva tout de suite, alla l’embrasser, le couvrir de baisers et il lui dit :
28« Amaro, mon frère, mon ami, humble serviteur du Seigneur tout puissant au plus haut des cieux, sois ici le bienvenu ! Je remercie le Seigneur de m’avoir fait la grâce de me montrer aujourd’hui la chose au monde que je désirais le plus voir. Sache, mon ami, que ta venue m’a été révélée par l’ange de Dieu, et ne me dis rien de ce que tu cherches et de ta vie, car je sais tous les tourments par lesquels tu es passé. Je te dirai comment tu dois faire et de quelle façon t’y prendre pour obtenir ce que tu désires. »
29Tous deux commencèrent à verser des larmes de bonheur. Amaro, au nom de Dieu, demanda à Léomites qu’il le bénît. Le moine lui dit alors :
30« Seigneur, c’est toi plutôt qui doit me bénir, car tu en es plus digne que moi. »
31Sur ce point il y eut un grand débat entre eux et ils finirent par se bénir mutuellement. C’est d’abord le moine qui bénit Amaro, par révérence pour son ordre. Alors qu’ils étaient sous cet arbre, voici qu’arrivèrent cinq lions de très grande taille, marchant la tête basse. Quand il les vit, Amaro fut pris d’une grande frayeur, mais le moine lui dit :
32« Mon ami, ne crains rien, car ils ne te feront aucun mal. »
33Les lions approchèrent, baisèrent les pieds et les mains d’Amaro, et se mirent ensuite à gémir. Le moine lui dit :
34« Sais-tu pourquoi ils gémissent ? C’est parce qu’ils veulent ta bénédiction. »
35Amaro leva la main et les bénit. Et soudain les lions furent heureux parce que, outre Amaro, le très saint homme les avait bénis. Puis il s’en furent vers les bois. Ensuite, le saint homme fit remettre beaucoup de pain, de poissons et de fruits aux compagnons d’Amaro, qui étaient restés dans le navire. Les deux hommes, quant à eux, mangèrent chacun dans une cellule. Amaro resta quarante jours dans ce monastère. Il y fit pénitence et y reçut la communion. Il n’avait d’autre plaisir que celui de parler des œuvres et du service de Dieu avec son ami Léomites. Quand les quarante jours furent passés, le moine lui dit :
36« Mon ami, il est temps de rejoindre tes compagnons et de partir avec eux en naviguant le long des côtes. Tu trouveras un port où il n’y a que quatre maisons. Tu y trouveras aussi tout ce dont tu as besoin pour toi et tes compagnons. Tu resteras là un mois et de là, tu partiras seul par une grande vallée. Dans cette vallée, tu suivras la rive d’un grand fleuve, tout droit, aussi longtemps que tu le pourras et là, tu trouveras ce que tu veux et désires. »
37Le moine accompagna Amaro jusqu’à l’arbre où ils étaient quand les lions étaient apparus, tous deux s’embrassèrent et s’étreignirent fortement versant bien des larmes. Léomites dit alors :
38« Mon seigneur et mon ami Amaro, déjà m’envahit la tristesse de vous laisser. Embrassez-moi une fois encore, car jamais plus je ne vous verrai en ce monde, mais dans l’autre, au paradis, si Dieu le veut. »
39Amaro partit rejoindre ses compagnons et ils naviguèrent bientôt, comme le leur avait dit le moine Léomites. Ce moine resta seul sous son arbre, il se mit à pleurer et à pousser des cris de douleur, en disant :
40« Malheur à moi qui suis dans cette tristesse sans les conseils de mon ami, le seigneur Amaro ! Ah ! mon ami, dans quels jours amers et dans quelle tristesse tu me laisses ! Tout ce qui pour moi était doux et joyeux m’est devenu peine et douleur. Ah ! Seigneur glorieux et créateur de toutes choses, pourquoi m’as-tu fait goûter un si grand plaisir pour aussitôt me le ravir ! Toi, Seigneur miséricordieux, aie pitié de moi, et que cette vieille barbe blanche puisse t’attendrir ! Emmène-moi hors de ce monde mesquin, qui n’est qu’un fleuve d’amertume et un lac de ténèbres, une vallée de larmes, source de pleurs et triste trésor de lamentations. Viens-moi en aide, Seigneur glorieux si plein de vertu et d’humilité, apaise en moi cette douleur et ce regret que tu y as mis en me privant de mon ami et du réconfort qu’il m’avait donné. »
41Il s’endormit alors dans une grande tristesse et une profonde affliction. Une fois réveillé, il se mit à crier, à pleurer, à se donner des coups de poing et à se frapper au visage, arrachant sa vieille barbe blanche. Il se cognait la tête par terre et faisait d’autres gestes qui manifestaient une douleur à son comble, au point que les mots lui manquaient pour exprimer son affliction tant celle-ci était grande :
42« Oh ! misérable que je suis ! Maudit soit le jour qui m’a vu naître ! Ah ! mon seigneur Amaro, pourquoi m’as tu abandonné ? Ah ! terre, ma mère, que ne t’ouvres-tu pour m’engloutir, car je ne saurais plus vivre en ce monde ! »
43Après ces plaintes, Léomites resta comme mort. À ce moment-là, une dame arriva, elle s’appelait Bralides. C’était une dame de grande chasteté, amie de Dieu et servante de la sainte Vierge Marie. Il y avait quarante-deux ans qu’elle errait dans les déserts pour y accomplir une pénitence hors du commun. Cette dame avait eu maintes fois, dans ces déserts, de grandes visions. Elle ne se nourrissait que d’herbes, de la rosée des fleurs et des choses qui poussent dans les montagnes. Sachez aussi que Dieu montra à cette dame le paradis terrestre et il lui donna, cueillis en ce paradis, des rameaux aux feuilles toujours vertes et belles. Certains de ces rameaux venaient d’un arbre du paradis qu’on appelle l’arbre de la consolation, d’autres venaient d’un arbre qu’on appelle des douces amours. Cette dame salua Léomites, le serviteur de Dieu, et lui dit :
44« Puisses-tu trouver santé et salut par le Seigneur qui seul peut te sauver. »
45Il se mit à pleurer, les deux genoux à terre, et il dit :
46« Ah ! bonne dame, que Dieu t’accorde le salut, et béni soit le Seigneur qui t’a conduite jusqu’ici ! »
47Léomites lui demanda qui elle était et elle lui dit :
48« Je suis une femme à qui Dieu a fait et continue à faire le plus grand des bienfaits, mais je ne suis pas digne de le servir. Je m’appelle Bralides, ajouta-t-elle, et je suis native du mont Sinaï. »
49Dès que Léomites eut entendu le nom de la dame, il poussa de grands cris et dit :
50« Oh ! femme de grand bien et de grande sainteté, apporte-moi le réconfort, à moi qui suis dans une grande peine ! Oh ! femme, que soit remercié celui qui m’a fait et qu’on lui rende grâce, puisque aujourd’hui je te vois avant que je ne quitte ce monde ! Tant de fois j’ai désiré te voir et jamais encore, jusqu’à présent, cela n’était arrivé.
51-Frère et ami, répondit Bralides, prends ce rameau qui vient d’un arbre du paradis qu’on appelle l’arbre de la consolation et garde-le toujours avec toi. »
52Alors, il prit le rameau et il fut immédiatement réconforté, au point que son tourment et sa peine se transformèrent en joie. Bralides s’en fut alors et, en partant, elle chantait ce qu’on chante communément à l’église, Vado a Deum qui me misit, ce qui veut dire « Je vais vers le Seigneur qui m’a envoyée ». Se sentant réconforté, Léomites regagna le monastère et, peu de temps après, il rendit son âme à Dieu. En son nom, de nombreux miracles s’accomplirent.
53Après être resté un mois dans le port, comme convenu, Amaro, les larmes aux yeux, dit à ses compagnons :
54« Ah ! mes amis et braves compagnons, je vous recommande à Dieu et à sa glorieuse mère sainte Marie, et je vous demande de me pardonner si je vous ai failli en quoi que ce soit ! »
55Ils répondirent tous d’une seule voix :
56« Noble seigneur, de bon gré et de tout cœur nous te pardonnons, car tu ne nous as fait aucun mal, au contraire, tu nous as apporté le plus grand bien. »
57Le port, où ils se trouvaient, était habité par les gens les plus aimables qui ne manquaient pas d’eau douce et avaient beaucoup de bons fruits, le climat était sain et tempéré, toutefois cet endroit était peu peuplé. Amaro dit alors :
58« Mes amis, bénissez-moi et embrassez-moi, car vous ne me verrez plus en ce monde. »
59Il pleurait tellement que son visage était noyé de larmes. Il dit à ses compagnons :
60« Ne pleurez pas, mes amis, car bientôt vous aurez de mes nouvelles. »
61Ils lui baisèrent les mains et lui, il leur donna sa bénédiction. Amaro partit, pleurant toujours et n’emportant avec lui que quatre pains.
62Ce jour-là, il alla dormir chez deux ermites qui menaient une très sainte vie dans la vallée dont lui avait parlé Léomites, le vieux moine. Ces ermites le reçurent très bien, lui donnèrent une excellente nourriture et lui firent grand honneur. Ils le conduisirent jusqu’à un verger et lui lavèrent les pieds, mais lui, au bout d’un court moment, commença à pleurer douloureusement et il dit :
63« Ah ! comme grand est le malheur où je me trouve aujourd’hui, tant mes compagnons et amis me manquent, eux qui m’avaient pour seigneur ! Ah ! quelle tristesse et quelle solitude, ah, quel désir que le mien de les revoir ! Mais toi, Seigneur Dieu, mon Père, qui a créé le ciel et la terre, et qui a fait descendre ton Esprit sur les apôtres, toi, tu peux leur enlever les regrets qu’ils ont de moi.
64-Quelle peine si grande est la vôtre, lui dirent les ermites, pourquoi donc pleurez-vous ?
65-Mes amis, je regrette mes compagnons dont je me suis séparé aujourd’hui même. »
66Alors, ils le réconfortèrent et lui racontèrent maintes histoires à propos de Dieu et des saints, ils lui parlèrent aussi d’une dame qui vivait dans les montagnes et à qui Dieu avait fait de grandes révélations, lui montrant le paradis terrestre. Amaro leur dit :
67« Mes amis, mes seigneurs, quel est le nom de cette dame ? »
68Ils lui répondirent qu’elle s’appelait Bralides et qu’ils en avaient déjà entendu parler. Alors Amaro leur dit :
69« Au nom de Dieu, je vous prie, mes seigneurs, de me dire si vous savez où se trouve le paradis terrestre. »
70L’un des ermites, le plus âgé, lui dit :
71« Le paradis dont tu parles se trouve bien sur terre, mais personne ne sait où, sauf Bralides, et il ne se dévoile qu’aux très saints hommes. »
72Amaro passa la nuit en ce lieu. Dès que le jour commença à poindre, il pénétra dans une grande vallée où il y avait un très noble monastère construit au pied d’une montagne très haute. C’était un monastère de femmes et il était entouré d’un mur très haut. Les dames qui se trouvaient là étaient de très haut lignage, descendant d’empereurs, de rois, d’infants et de comtes de grande noblesse. Ces dames menaient là une sainte vie et elles avaient des appartements où elles recevaient les gens de bien, lorsqu’il en venait. Dans ce monastère se trouvaient enterrés dix empereurs, treize rois, maints princes et comtes, archevêques et évêques, de grands chevaliers, des jeunes filles et des dames de très sainte vie. Ce monastère s’appelait Fleur des Dames ; avant l’arrivée d’Amaro, Bralides y vint, car elle trouvait bon de s’y rendre trois fois par an, à Noël, à Pâques et pour les fêtes de l’Esprit saint, afin de s’y confesser et de recevoir la communion.
73Lors de l’arrivée de celle-ci, toutes les dames sortirent pour l’accueillir, lui firent beaucoup d’honneurs et reçurent d’elle un grand réconfort, car elle leur donnait de bons conseils pour l’âme et le corps. Ces dames voulurent lui baiser les mains et les pieds, mais Bralides leur dit :
74« Au nom de Dieu, mes amies, n’en faites rien. Mais je veux vous dire ce que fut ma vie. Aujourd’hui même, vous aurez un hôte de marque, un homme de très sainte vie. Non seulement vous lui baiserez les mains et les pieds, mais vous baiserez aussi la terre qu’il a foulée. Cet hôte a pour nom Amaro. Je ne l’ai jamais vu, cependant sa vie m’a été montrée de longue date. Vous devez fort bien le recevoir et avec beaucoup de déférence. »
75Et Bralides ajouta à leur intention :
76« Venez donc, car voici qu’il arrive. »
77Les dames s’en vinrent toutes et se dirigèrent jusqu’à une fontaine où se trouvaient dix-sept moulins et quatre hêtres très gros et très grands. Là, elles attendirent et, par la vallée, elles virent arriver Amaro, très fatigué. Les dames se levèrent et accoururent à sa rencontre, commençant à pleurer à chaudes larmes. Elles lui baisaient les pieds et les mains, et baisaient aussi la terre qu’il foulait. Puis, elles le conduisirent jusqu’au monastère. Bralides dit alors :
78« Seigneur, bénissez ces dames qui sont les servantes de Dieu. »
79Et lui, il les bénit, après quoi elles le conduisirent jusqu’à une chambre. Deux moines furent alors dépêchés pour le servir et pourvoir à tous ses besoins. Quant à lui, il se levait avant que le premier coq ne chantât et il restait en prière jusqu’au lever du jour, sans se rendormir. Les moines qui le servaient lui préparaient un bon lit, mais Amaro, une fois le feu éteint, abandonnait ce bon lit, se couchait par terre et y restait étendu. Quand venait l’aube, il allait avec les moines jusqu’à l’église pour y entendre la messe, et, après la messe, toutes les dames venaient et lui baisaient les mains et les pieds. Bralides était avec elles et lui demandait s’il avait besoin de quelque chose. Elle le réconfortait autant qu’il lui était possible.
80« Seigneur, mon ami, dit un jour Bralides, voici une de mes nièces, fille de mon frère, je voudrais qu’elle entre dans cet ordre pour servir Dieu, c’est mon désir. Je te prie donc de la préparer et d’accepter que tes saintes mains elles-mêmes lui donnent l’habit. »
81Cela plut beaucoup à Amaro. Il la prépara, lui fit prendre l’habit et la bénit. Cette jeune fille devint une très sainte femme. Elle s’appelait Brigida.
82Pendant les seize jours qu’Amaro resta dans ce couvent, il pria Bralides de le conduire vers ce qui était son plus vif désir. Elle lui dit alors que, le lendemain, à l’heure de prime, elle partirait avec lui, elle lui montrerait comment faire et une fois qu’elle aurait réconforté ses compagnons qui étaient dans l’affliction, elle leur dirait aussi ce qu’ils devaient faire. Dès qu’elle vit la lumière du jour, Bralides vint trouver les autres femmes et leur dit :
83« Mes amies, notre bon seigneur Amaro, qui est notre réconfort et notre bon conseil, veut reprendre son chemin. Allons le trouver et demandons-lui sa bénédiction, car nous ne le reverrons plus. »
84Elles se mirent à pleurer et se frappèrent le visage, en disant :
85« Ah ! misérables que nous sommes, ce bon seigneur, notre réconfort, nous laisse aujourd’hui et nous ne le reverrons plus, puisqu’il nous abandonne !
86-Ah ! mes amies, leur dit Bralides, ne pleurez pas devant lui, car il est déjà très peiné et regrette de vous quitter. »
87Alors elles allèrent le trouver et lui, il leur dit :
88« Mes chères sœurs et amies, recommandez-moi à Dieu et priez pour qu’il me conduise sur le chemin qui mène à lui. »
89Les femmes lui baisèrent les mains et les pieds, pleurant de tout leur cœur, car elles ne pouvaient s’empêcher de pleurer. Amaro leva la main et les bénit. À ce moment-là, Bralides le prit par la main et lui dit :
90« Seigneur, je vous prie de bénir votre petite Brigida qui a reçu l’habit de vos saintes mains. »
91Il la bénit et toutes les dames s’en furent dans leurs appartements. Bralides lui dit alors :
92« J’irai avec toi un bout de chemin et je reviendrai sans tarder. »
93Ils allèrent vers une haute montagne et elle l’accompagna jusqu’à un très grand fleuve qui descendait de cette montagne et venait du paradis terrestre. Il charriait maints fruits et maintes fleurs. Bralides lui dit alors :
94« Amaro, mon bon ami, mon réconfort, bénissez-moi, puis suivez la rive du fleuve toujours tout droit et, aujourd’hui même, vous verrez ce que vous désirez tant voir. »
95Elle lui donna alors un très bel habit, blanc comme neige, et lui dit :
96« Mon ami, tu mettras cet habit qui est celui de ma nièce ; elle est comme ta fille et, bien que jeune, te domine spirituellement. Souviens-toi d’elle, seigneur, et prie Dieu pour elle afin qu’il en fasse sa servante. Fais-lui parvenir ton vêtement pour qu’elle se souvienne de toi. »
97Amaro se vêtit de l’habit en pleurant et en bénissant Bralides. Et ainsi s’en fut-il le long de la rive du fleuve. Bralides s’en retourna au monastère, donna l’habit qui venait d’Amaro à sa nièce Brigida, puis elle prit congé des dames et s’en alla jusqu’au port où se trouvaient les compagnons d’Amaro. Ils avaient déjà mis le navire à sec et la dame les trouva tous en larmes, gémissant, les vêtements en pièces, faisant pitié à voir. Leur voix en était devenue rauque à force de pleurs et de gémissements pour la perte du seigneur Amaro. Dame Bralides les salua et leur dit :
98« Mes amis, que le Seigneur qui vous a faits vous accorde paix et santé.
99-Puissiez-vous vous-même, madame, répondirent-ils, jouir de la paix et de la santé, ce dont nous ne pouvons bénéficier, car nous avons perdu notre ami et seigneur Amaro, qui nous a arrachés à nos terres et abandonnés en des terres étrangères comme des orphelins, sans père, ni mère, ni conseils.
100-Mes amis, leur dit alors Bralides, il vous plaira sans doute de savoir tout le bonheur et l’honneur qui sont les siens. Il m’envoie vous saluer et vous dire que vous devez partager le navire et tout ce qui s’y trouve entre vous et vous installer sur cette terre. »
101Ils suivirent ces ordres et il s’éleva là une très riche cité. Bralides retourna dans les montagnes pour y servir Dieu, ainsi qu’elle en avait l’habitude.
102Quand il fut arrivé au milieu de la montagne, Amaro découvrit le plus grand, le plus haut, le plus beau château qu’il y eût au monde. Ce château se trouvait dans une grande plaine au-dessus des montagnes, et il était si grand qu’il fallait, pour en faire le tour, parcourir cinq lieues. Tout le château et les tours étaient en marbre et en pierres précieuses, les unes blanches, les autres vertes, d’autres rouges, d’autres noires. Il y avait cinq tours si hautes qu’on ne pouvait s’en faire une idée. De chacune de ces tours sortait une rivière qui allait vers la mer, sans se mêler aux autres. Avant d’arriver à ce château, Amaro trouva une tente faite de pierres de cristal, couverte de beaucoup de belles pierres, elle était si grande qu’elle pouvait contenir quinze mille chevaux et elle était si haute qu’une flèche ne pouvait atteindre son sommet. Cette tente n’avait pas d’étais pour la soutenir, car elle était voûtée ; son sol était pavé de beaucoup de pierres précieuses. À l’intérieur, il y avait quatre fontaines très belles, en métal ouvragé, et l’eau en sortait par des bouches de lion. Dans cette tente, Amaro éprouva une grande joie et un vif plaisir, et il y oublia toute sa peine et toute sa douleur, s’y sentant tout à son aise. De là, il se dirigea vers la porte du château ; devant la porte, il se trouva sous un porche surmonté d’une très haute voûte. Arrivé à la porte, il voulut entrer, mais le portier l’en empêcha. Ce dernier lui dit :
103« Mon ami tu n’entreras pas ici, car il n’est pas encore temps pour toi de le faire.
104-Je t’en prie, lui répondit Amaro, dis-moi, au nom de Dieu, quel est ce château si somptueux et si beau, car j’ai parcouru de nombreuses terres et j’ai vu maints nobles châteaux, mais je n’en ai jamais vu d’aussi beau ni d’aussi noble que celui-ci. J’en suis émerveillé et me demande qui en est le maître et qui a fait construire une chose si belle et si noble. »
105Le portier comprit qu’il s’agissait d’un homme de sainte vie à qui Dieu avait voulu montrer ce lieu et il lui dit :
106« Sache, mon ami, qu’ici se trouve le paradis terrestre où Dieu fit et créa Adam. »
107Quand Amaro entendit dire que c’était là le paradis terrestre, il leva les bras au ciel et commença à pleurer. Puis il dit :
108« Mon Père spirituel qui es aux cieux, reçois de moi grâces et louanges pour avoir fait qu’en ce jour d’aujourd’hui je voie ce que j’ai désiré le plus au monde. Jamais plus je ne connaîtrai la peine ni la douleur, maître que je suis du plus grand bien que Dieu ait jamais fait. »
109Amaro demanda au portier de le laisser entrer. Celui-ci lui dit : « Mon ami, n’insiste pas, car ton heure n’est pas encore venue, mais je ferai pour toi une chose qui est de t’ouvrir la porte pour que tu voies le bien et le bonheur qui règnent à l’intérieur. »
110En disant cela, le portier ouvrit les portes, qui pouvaient être aussi grandes qu’une lice que parcourt un cheval. Puis le portier lui montra d’abord le fruit qu’Adam avait mangé et beaucoup d’autres choses encore. Amaro vit à l’intérieur tant de plaisirs, de douceurs et de beautés que personne au monde ne pourrait les conter. Il y avait en ce lieu tous les arbres du monde, ils étaient tous très grands et tous couverts de feuilles et de fruits, les prairies étaient vertes et pleines de fleurs, et elles embaumaient tant que personne au monde ne saurait les décrire. Il y avait aussi de petites fontaines fort noblement faites, et là il ne faisait jamais nuit, ni froid, ni chaud, jamais il ne pleuvait et le temps était toujours doux. Amaro vit de nombreuses tentes de précieuses draperies vertes et rouges, et de maintes autres couleurs. Les champs étaient couverts de fleurs, de pommes, d’oranges et de toutes les sortes de fruits du monde. Les oiseaux chantaient si délicieusement que même s’il n’y avait eu aucun autre bonheur, leurs chants mélodieux auraient été une jouissance. Amaro vit ensuite un groupe de jeunes hommes si nombreux qu’on n’aurait pu les compter. Ils portaient des habits de draperies rouges, blanches et vertes, et ils étaient tous du même âge. Sur la tête, ils portaient des couronnes de fleurs. D’autres venaient alors et jouaient de la guitare, de la viole et d’autres instruments, tous venaient en ces prairies pour s’y réjouir. Ils chantaient un chant que l’on entend habituellement en la sainte église, Decendo in osso meo, ce qui veut dire « Je descends en mon corps », et qui est à la gloire de la Sainte Vierge, mère de Jésus-Christ. Une grande compagnie de jeunes filles les suivait, vêtues de vêtements rouges et blancs, la tête couverte de voiles aussi blancs que neige, toutes portaient des couronnes de fleurs et tenaient des rameaux couverts de fruits. Il y avait là aussi une dame de grande allure et pleine de charme, elle était parmi les plus belles créatures qui fussent au monde. Toutes les autres la servaient et lui rendaient hommage comme il convient à une grande dame.
111Tous les gens du lieu se divertissaient et se réjouissaient dans ces vergers en compagnie de la noble dame et chantaient un chant qu’on entend en la sainte église, Quam pulchra es quam carissima, ce qui signifie « Comme tu es belle toi qui est l’amie et la bien aimée de Dieu ». En allant jusqu’aux tentes qui étaient dressées en permanence, les jeunes filles versaient de l’eau sur les mains de la dame, puis chacune lui présentait une serviette pour qu’elle s’essuyât. Pendant qu’elles étaient avec leur dame, de beaux oiseaux avec des plumes d’ange venaient se poser là et chantaient d’un chant si doux que personne n’en avait entendu de semblable. Amaro vit tout cela sans en perdre la moindre miette et il dit au portier :
112« Mon ami, laisse-moi donc entrer. »
113L’autre lui répondit que c’était impossible et qu’il ne fallait pas qu’il s’entêtât, car son temps n’était pas venu d’entrer :
114« Tu as assez vu et entendu tout le bien qui se trouve à l’intérieur. Je sais bien que tu n’es venu ici que par la volonté du Saint-Esprit, car tu n’as ni mangé, ni bu, ni changé de vêtements, puisqu’ils sont toujours aussi beaux, et tu n’as pas non plus vieilli depuis que tu es là.
115-Mais aujourd’hui même, lui dit Amaro, j’ai mangé et j’ai bu à l’heure de tierce, avant d’arriver ici.
116-Mon ami, crois-moi, lui dit le portier, aujourd’hui même sont passés deux cent soixante-sept ans, tout ce temps, tu l’as passé à cette porte et tu ne t’en es pas éloigné. Mais, mon ami, va maintenant, car il est temps. Crois bien que tu n’entreras pas dans le paradis terrestre, mais bientôt, tu iras au paradis des anges qui est au ciel et qui est meilleur que celui-ci. Mais si tu veux des fruits ou autre chose de ce paradis, je te les donnerai.
117-Donne-moi, mon ami, un peu de cette terre. »
118Et le portier lui tendit une écuelle de terre.
119Amaro s’en revint vers le port où il avait laissé ses compagnons et y découvrit une grande ville que ceux-ci avaient peuplée. Il trouva cependant les gens très différents et ceux-ci, le voyant perdu, lui demandèrent :
120« Ami, que veux-tu et d’où viens-tu ?
121-Mes amis, répondit Amaro, je suis parti de ce lieu il y a à peine vingt-cinq jours et j’y ai laissé mes compagnons qui m’accompagnaient pendant mon voyage. Et maintenant je vois ici tout changé, car il n’y avait là que quatre maisons et je suis émerveillé de tout ce que je vois. »
122À ce moment-là, un prêtre, qui était un homme de très sainte vie, d’un grand entendement et aussi d’un grand âge, comprit qu’Amaro était un homme de sainte vie et qu’il était allé jusqu’à la porte du paradis terrestre. Il lui demanda quel était son nom, celui-ci lui répondit :
123« Mon ami, je m’appelle Amaro. »
124Dès qu’il lui eut dit son nom, le prêtre se jeta à ses pieds et les lui baisa. Il fit venir alors tout le monde et dit :
125« Mes amis, voici Amaro, notre seigneur, qui jadis a peuplé cette ville avec ses compagnons. Il est parti d’ici et s’en est allé jusqu’à la porte du paradis terrestre et ses compagnons ont peuplé cette ville, c’est d’eux que nous sommes tous issus. »
126Tous vinrent voir et confirmer cette grande vérité qui correspondait en tout point à ce qu’avait dit le portier qui était à la porte du paradis terrestre.
127« Mes amis, voici notre seigneur ! »
128Tous alors lui rendirent de grands honneurs et lui donnèrent tout ce dont il avait besoin. Deux mois passèrent et Amaro fit venir tout le monde. Dès qu’ils furent tous là, il leur dit :
129« Mes amis, je veux m’en aller par ces vallées et là je m’établirai en quelque lieu. Je vous demande votre aide.
130-Nous vous donnerons tout ce dont vous aurez besoin, lui répondirent-ils. »
131Il s’en fut en un lieu où il y avait trois vallées par lesquelles coulaient trois fleuves. Ceux-ci se rejoignaient dans une grande plaine, en une des plus belles terres qu’il pût y avoir au monde. Celle-ci était très proche du monastère qu’il aimait beaucoup et où il était resté avec Bralides et sa nièce Brigida qui étaient enterrées là. Amaro dit alors à ceux qui l’accompagnaient :
132« Mes amis, c’est ici que je veux m’établir. Aidez-moi à le faire. »
133Il commença alors à jeter sur le sol la terre qu’il avait ramenée du paradis terrestre ; elle embaumait tellement et sentait si bon que jamais personne n’avait senti pareille chose au monde. Alors, ses compagnons construisirent là les plus nobles maisons, plantèrent force vignes et vergers, firent maints jardins, et les arbres y poussaient plus vite en un an qu’ils ne le faisaient en cinq en d’autres lieux. Quand les gens surent combien cette terre était bonne, ils vinrent s’y établir et en peu de jours s’éleva là une grande et riche ville. Amaro en était le seigneur et cette ville s’appelait Tréville, car elle était entourée des eaux qui venaient des trois vallées.
134Quand la ville fut peuplée, Amaro sentit venir la douleur de la mort et il fit appeler un saint homme qui était prêtre dans le monastère de Fleur des Dames. Il se confessa et il prit dans sa main la communion du corps de Dieu. Ensuite, il remit la seigneurie de la ville à ce prêtre. Il demanda aussi qu’on l’enterrât dans ce monastère à côté de Brigida et de Bralides, sa tante, qui furent des femmes de sainte vie. C’est alors que son âme sortit de sa chair et qu’elle s’en alla vers le paradis des anges, au plus haut des cieux.
135Les gens de Tréville et ceux de cette autre ville que ses compagnons avaient peuplée s’en furent tous à l’enterrement d’Amaro, lui rendirent de grands honneurs et lui firent un très beau tombeau. Après sa mort, Dieu réalisa de grands miracles par l’intermédiaire d’Amaro et ainsi, celui-ci finit par accomplir ce qu’il désirait, par la grâce et la force qu’il prit en Dieu.
136Deo gracias.
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