Introduction
p. 9-21
Texte intégral
1Que ce soit grâce au célèbre dessin animé de Walt Disney ou à d’autres films à la qualité plus ou moins discutable, il faut reconnaître que tout le monde de nos jours connaît Robin des Bois. Pourtant, en dépit de la notoriété du personnage, les textes originaux ayant immortalisé la naissance d’une des plus célèbres légendes anglaises, puis ayant chroniqué son évolution à travers les âges, sont longtemps restés inaccessibles au grand public et ignorés des chercheurs. Ce n’est qu’au cours des dernières décennies qu’une poignée de lettrés a ainsi tenté d’étudier et de remettre au goût du jour des textes qui n’avaient longtemps été connus que de quelques enthousiastes et des spécialistes de la ballade. Il est alors assez remarquable que peu d’éditions de références dignes de ce nom aient existé, outre le volume édité par Joseph Ritson en 1795, l’anthologie de James Francis Child à la fin du xixe siècle (rééditée en 1965 par Cooper Square Publishers), et l’excellent Rymes of Robyn Hood de Richard Barrie Dobson et John Taylor en 1976. Il faut, autrement dit, établir une bien pauvre moyenne d’un ou deux volumes de référence par siècle. Et si nos voisins d’outre-Manche ne pouvaient que difficilement avoir accès aux textes mettant en scène le célèbre hors-la-loi anglais, que dire du lecteur français ? Hélas, à moins de compter sur des traductions ponctuelles de quelques vers parues dans des revues spécialisées, les seuls ouvrages à notre disposition restaient des réécritures telles que les éditions françaises du Ivanhoé (1819) de sir Walter Scott et, bien sûr, les deux romans d’Alexandre Dumas père, Le Prince des voleurs et Robin Hood le proscrit, parus respectivement en 1872 et 1873. Cependant, bien que ces romans aient contribué à l’évolution de la légende, ils nous éloignaient grandement des textes originaux. Ceux-ci restaient alors cruellement absents dans l’Hexagone, et c’est une injustice que le présent ouvrage tente humblement de corriger, au moins en partie.
2Conçu aussi bien pour les spécialistes que pour le grand public, ce livre propose au lecteur de retracer les pas de Robin des Bois et de suivre l’évolution de ses aventures, depuis leur accession à l’écrit durant le Moyen Âge jusqu’à leur publication de masse durant les xviie et xviiie siècles, en passant par leur revigoration sous l’ère Tudor. Trente-huit textes « traditionnels » ont ainsi survécu, mais proposer une édition intégrale des aventures de Robin des Bois était ici impossible : offrir au lecteur une édition bilingue de qualité aurait impliqué de produire un livre d’une longueur excessive ; qui plus est, certains textes demeurent très répétitifs, rejouant encore et toujours les mêmes thèmes et topiques. Il a par conséquent été nécessaire d’opérer une sélection de récits représentatifs de l’état de la légende au cours des différentes époques qu’elle a traversées et mettant en scène les personnages et les événements que le grand public connaît et est en droit d’attendre. Même si un personnage tel que Marianne n’est pas au cœur de la légende originelle, il aurait été, par exemple, inconcevable de ne pas inclure dans cette sélection la ballade Robin des Bois et Belle Marianne.
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3Cet ouvrage se divise donc en trois parties distinctes : dans un premier temps, les poèmes médiévaux, puis un intermède scénique proposant trois pièces et saynètes sur Robin des Bois, enfin, une section reprenant quelques ballades post-médiévales. Dans la mesure où ces textes proviennent majoritairement de sources différentes, il revenait à l’éditeur de choisir dans quel ordre les publier. Les premiers poèmes et les saynètes sont ainsi classés chronologiquement. Les textes de la troisième partie datent, quant à eux, plus ou moins tous du xviie siècle, et il aurait alors été parfaitement possible de regrouper certains d’entre eux en fonction de leur origine manuscrite (la collection d’Anthony Wood, le Folio de Thomas Percy, etc.) ou des thèmes abordés. Il a été choisi, au contraire, d’organiser ces textes en récit afin que le lecteur puisse profiter au mieux de ceux-ci : la troisième partie s’ouvre ainsi sur la rencontre entre un jeune Robin des Bois et Petit Jean, suit la romance entre Robin et Marianne, l’intégration de frère Tuck au sein des joyeux compagnons, puis nous mène, d’aventures en aventures, vers la dernière flèche jamais tirée par Robin avant sa mort.
4Bien entendu, chaque texte du présent volume est présenté et annoté afin d’en faciliter la lecture. Chacun dispose de sa propre introduction, permettant au lecteur de mieux comprendre sa datation, ses sources (également détaillées de manière à indiquer clairement les origines des manuscrits et leurs emplacements), ses différentes rééditions et son histoire. De même, les textes anglais présentés ici n’ont aucune visée philologique et n’entendent pas questionner la retranscription des copistes et des éditeurs des siècles précédents – cette tâche revient aux futurs étudiants de la légende de Robin des Bois. Les poèmes et pièces reproduits ici sont toutefois des versions aussi fidèles que possible de celles présentes sur les manuscrits et impressions, tout en tâchant de les rendre accessibles au lecteur moderne. Tout comme l’édition de Dobson et Taylor, cet ouvrage suit donc les conventions suivantes :
- expansion d’une partie des abréviations utilisées par les copistes ;
- remplacement des lettres héritées de l’alphabet germanique, telles que þ, ȝ, ƿ, par leur équivalent moderne (th, w, y, i, gh…) ;
- conversion des chiffres romains et arabes ainsi que des symboles monétaires en mots ;
- remplacement de l’esperluette ( &) par and ;
- utilisation des lettres u, v, i et j, conformément avec leur emploi moderne ;
- restauration de lettres et de mots perdus ou effacés entre crochets ;
- utilisation d’une ponctuation et capitalisation moderne ;
- division des poèmes en strophes lorsque ce n’était pas le cas.
I – Robin des Bois au Moyen Âge
5Nous devons la toute première référence écrite à l’existence de rimes de Robin des Bois à William Langland, qui fait dire à l’un de ses personnages, dans Piers Plowman :
“If I sholde deye bi this day,” quod he, “me list nought to loke.
I kan noght parfitly my Paternoster as the preest it syngeth,
But I kan rymes of Robyn Hood and Randolf Erl of Chestre,
[…].1
6Nous sommes alors en 1377, soit près d’un siècle avant les premiers poèmes nous étant parvenus, et Robin des Bois semble déjà ancré dans le patrimoine culturel anglais. Plus important encore, il semble surtout associé au peuple et se distancie des institutions ecclésiastiques. La remarque du personnage de Langland n’est pas anecdotique. Quelques années plus tard, entre 1405 et 1410, un frère franciscain blâma également, dans Dives and Pauper (1493), ceux préférant entendre « a tale or a song of Robyn Hode or of sum rubaudry than to heryn messe or matynes2 ».
7Pourtant, bien qu’associé à la plèbe, il ne semble pas y avoir eu de censure venue du clergé et visant à protéger le peuple des méfaits de Robin. Au contraire, la popularité du personnage n’a cessé de grandir, si bien qu’il a de plus en plus été cité dans des œuvres littéraires et est même entré dans le langage commun. La plus célèbre expression liée à Robin des Bois a, par exemple, été utilisée au début du xve siècle par un moine bénédictin du nom de Hugh Legat, prêchant à l’abbaye de Saint Albans, et qui a noté que « mani, manime seith, spekith of Robyn Hood that schotte never in his bowe3 ». Cette expression était alors fort courante et a été utilisée aussi bien par Geoffrey Chaucer dans The Book of Troilus and Criseyde que par l’auteur de Robin des Bois et le potier, qui va jusqu’à la mettre en scène lors d’un concours de tir à l’arc (voir, à ce sujet, la note 3 dans Robin des Bois et le potier). De même, Robin étant avant tout un redoutable hors-la-loi, son nom a commencé à être de plus en plus cité dans le domaine juridique. Un procès tenu en 1429 fait, par exemple, référence à « Robin Hode en Barnesdale stode4 », tandis que dix ans plus tard, une pétition présentée au Parlement fait état des méfaits d’un certain Piers Venables du Derbyshire, un criminel s’étant entouré d’un groupe de compagnons qui, une fois leur forfait accompli, « wente into the wodes in that Contre, like as it hadde be Robyn hode and his meyne5 ».
8La popularité de Robin des Bois a continué de s’étendre et a même fini par dépasser les frontières anglaises. Au cours du xve siècle, plusieurs chroniqueurs écossais se sont en effet emparés du personnage et ont tenté de définir avec plus de précision ses origines historiques. Walter Bower a ainsi écrit dans les années 1440 :
[In 1266] arose the most famous murderer, Robert Hood, as well as Little John together with their accomplices from among the dispossessed and the banished, whom the foolish people are so inordinately fond of celebrating in tragedy and comedy […].6
9C’est là une première indication intéressante associant les méfaits de Robin des Bois au xiiie siècle, et donc au règne de Henri III. Moins d’un siècle plus tard, John Major mentionne également pour la première fois la noblesse de ce prince des voleurs qui œuvrait, selon lui, à la fin du xiie siècle et qui s’était fait une spécialité de voler aux riches pour donner aux pauvres :
He would allow no woman to suffer injustice, nor would he spoil the poor, but rather enriched them from the plunder taken from abbots. The robberies of this man I condemn, but of all robbers he was the most humane and the chief.7
10Cette référence de Major à la noblesse de Robin des Bois permet de voir que l’aspect héroïque du hors-la-loi était d’ores et déjà implanté dans l’imaginaire collectif et chanté, de l’Angleterre à l’Écosse, durant l’âge d’or de la transmission orale des aventures de Robin des Bois.
II – Robin des Bois : personnage historique ou de fiction ?
11Robin des Bois fait partie de cette classe de personnages, avec notamment Sherlock Holmes, qui a toujours mené le grand public à confondre fiction et réalité. Mais contrairement au détective de sir Arthur Conan Doyle, le hors-la-loi a une origine bien plus complexe ayant tendance à troubler la frontière entre réalité et imaginaire.
12Robin des Bois est entré assez tôt dans le jargon juridique : un hors-la-loi de sa renommée ne pouvait en effet qu’inspirer les brigands en tous genres à suivre son exemple ou à invoquer son aura en empruntant son nom et celui de ses compagnons. Guy Fawkes et ses complices, qui ont tenté de faire exploser le Parlement en 1605, ont par exemple été qualifiés par sir Robert Cecil de « Robin Hoods », tandis que d’autres criminels ont, quant à eux, volontairement emprunté des pseudonymes tirés de la légende, comme cela a été le cas de Robert Stafford, alias frère Tuck, en 1417, ou bien encore Robert Marchall, en 1497, qui a, en ce qui le concerne, ouvertement pris le nom de Robin des Bois.
13Tout ceci nous pousse inévitablement à questionner les origines mêmes de Robin des Bois. S’agit-il d’un personnage historique, d’un véritable hors-la-loi ayant œuvré au Moyen Âge dans le nord de l’Angleterre ? Ou bien d’un authentique personnage de fiction ? Les premiers textes ne donnent aucune véritable indication quant à l’historicité de Robin. Dobson et Taylor remarquent toutefois dans leur ouvrage que les hors-la-loi des sociétés préindustrielles ne sont que dans de très rares cas purement fictionnels, et reposent en principe sur un personnage historique : les récits médiévaux de ce genre avaient alors pour fonction de perpétuer la mémoire d’un personnage au sein d’une histoire populaire, facilement transmissible. Peu d’hommes et de femmes du peuple avaient en effet la capacité de lire l’anglais, et encore moins le latin dans lequel les clercs rédigeaient les chroniques historiques, et ils avaient, de fait, recours à la transmission orale de récits, poèmes et chansons comme autant de fenêtres ouvertes sur le passé, mais également comme sources de divertissement (Dobson et Taylor, 1976, p. 11).
14Il est, en d’autres termes, probable qu’un véritable Robin des Bois ait existé. Mais quand ? Et qu’a-t-il accompli ? Un rapide coup d’œil aux archives médiévales anglaises n’apporte, hélas, aucune réponse définitive puisque de nombreux hommes y apparaissent sous le nom de Robin Hood. Robert était alors un nom très courant, et son diminutif, Robin, l’était encore plus au xiiie siècle (Withycombe, 1950, p. 243). Le patronyme « Hood/Hude », signifiant « capuche », est, en ce qui le concerne, tout aussi commun dans les archives et fait bel et bien référence à un couvre-chef. Il est alors facile d’imaginer que ce mot ait pu devenir un nom de famille par métonymie (en référence à une activité professionnelle8) ou bien comme surnom. Mais quelle que soit l’origine du nom, il semblait propice à la formation de composés tels que « Greenwood » (vert bois), et l’on retrouve de fait plusieurs occurrences de Robin Wood, ou Whood, dans des textes des xvie et xviie siècles (Dobson et Taylor, 1976, p. 12). Cette petite variation explique d’ailleurs pourquoi Robin se nomme « des Bois » en français, là où il reste connu ailleurs comme Robin Hood, « Robin la Capuche ». La confusion entre Whood, Wood et Hood a été reprise lors des premières apparitions de Robin en France, et le personnage demeure désormais trop associé à ce sobriquet pour que le traducteur moderne puisse décemment s’en écarter.
15Les exploits d’un authentique hors-la-loi originaire de Barnesdale est donc sans doute à l’origine de la légende. Les faits et gestes de cet homme se sont, petit à petit, mêlés au folklore local, transformant un simple brigand en un héros populaire doué de qualités et de capacités hors du commun. Robin reste pour autant un homme, et son nom n’a alors aucun lien avec des noms de divinités nordiques telles que Woden ou Hodr, comme cela a pu l’être suggéré par le passé. Néanmoins, il reste possible d’apercevoir dans certaines de ses aventures les traces d’un fond mythologique celtique ayant pu influencer l’évolution de Robin des Bois durant l’âge d’or de la transmission orale. L’affrontement de Robin des Bois et Guy de Gisborne est à ce titre révélateur. Robin veut faire face au chevalier, au risque de dissoudre sa propre compagnie en offensant Petit Jean, et le duel entre ce véritable forestier et l’imposteur qu’est Guy de Gisborne, associé au fait que cette rencontre soit la conséquence d’un rêve, renforce considérablement l’ancrage mythique de Robin, devenant ici un « homme des bois ». C’est un être protéen, passé maître dans l’art de la métamorphose (il s’empare et revêt le costume en cuir de cheval, autrement dire la « peau » de son ennemi, afin de devenir Guy de Gisborne), et il possède même des capacités divinatoires puisqu’il rêve de cette rencontre et perçoit par la suite que Petit Jean est en danger.
16Identifier avec précision l’origine historique de Robin est, en d’autres termes, impossible. Il reste néanmoins fortement ancré dans le nord de l’Angleterre, ce qui en fait un héros local, associé à une zone géographique précise, et qui le rend difficilement transférable dans une autre région (son expérience maritime dans Le Noble Pêcheur en est le meilleur exemple). Si le lecteur moderne associe surtout Robin des Bois avec la forêt de Sherwood, dans le Nottinghamshire, les textes médiévaux le situent en revanche à Barnesdale, au nord de Doncaster, dans le Yorkshire. Bien que les deux lieux ne soient séparés que d’une soixantaine de kilomètres, il semble peu probable que cette double localisation géographique ait été causée par une confusion. La Geste de Robin des Bois indique précisément que Robin et ses joyeux compagnons ont leur camp dans la forêt de Barnesdale mais qu’ils sont capables de mener des expéditions dans toute la région, comme le prouve notamment la présence de Robin à Nottingham. Dobson et Taylor suggèrent que cette coexistence de deux lieux distincts provienne de deux cycles narratifs différents : celui du shérif de Nottingham, luttant contre des hors-la-loi dans Sherwood, et celui basé sur Robin à Barnesdale. La position centrale du shérif rend cette hypothèse séduisante, d’autant plus que la Geste nous donne le sentiment que c’est la présence du shérif à Nottingham qui attire Robin dans la région. Il se pourrait alors que deux cycles d’histoires différents aient fini par s’attirer l’un l’autre et fusionner, sans doute à cause de cette proximité géographique et de ce thème central aux deux légendes qu’est la lutte d’un groupe de hors-la-loi contre les autorités.
III – Ballade ou poème ?
17Le personnage de Robin des Bois a grandement évolué en fonction des époques et s’est adapté sans mal aux goûts et aux attentes du public. Il en a, sans surprise, été de même du médium ayant servi à populariser ses aventures.
18Avant que la légende de Robin des Bois n’accède à l’écrit, ses récits, poèmes et chansons ont été transmis oralement pendant au moins un siècle. De fait, l’idée d’associer une forme poétique particulière à ces histoires n’était pas vraiment de mise. Ce n’est qu’à partir du xvie siècle que les textes rassemblés ici commencèrent à être définis comme des ballades, à savoir des poèmes chantés à forme fixe qui, comme leur nom l’indique, sont associés à la danse (le terme « ballade » provient en effet du latin ballare, signifiant « danser »). La ballade est dite à forme fixe dans la mesure où elle est traditionnellement constituée de trois strophes, suivant une même versification, et pouvant se terminer sur un refrain et un envoi. Néanmoins, cette structure a évolué avec le temps et a été adaptée par les compositeurs avec plus ou moins de souplesse, rendant ainsi parfois difficile de séparer avec précision la ballade du virelai (plus centré sur le chant) ou du rondeau (associé à la danse). La ballade a alors véritablement acquis sa forme durant le xive siècle, notamment par l’intermédiaire d’artistes tels que Guillaume de Machaut et Jean Froissart. La ballade était alors chantée, mais elle a progressivement perdu sa nature musicale au profit d’un approfondissement rhétorique. Voilà pourquoi il est nécessaire de rappeler ici que les textes médiévaux de notre première partie ne sont pas vraiment des ballades. Dobson et Taylor (1976) expliquent à ce sujet,
Although the practice of describing the earliest surviving Robin Hood stories as ballads is now too firmly established to be eradicated, readers of this selection of texts would do best to forget it altogether. The common belief that the early Robin Hood narratives form a distinctive category within the literary genre of “traditional English ballads” has done more than almost anything else to becloud rather than clarify the important issues.9
19L’anthologie de James Francis Child, intitulée English and Scottish Popular Ballads (1882-1898), a grandement contribué à cette définition systématique des poèmes médiévaux de Robin des Bois comme des ballades. Mais il semble à présent douteux que ces premiers textes aient été des récits chantés, comme le pensait Child. Il est beaucoup plus probable qu’ils aient appartenu à une tradition poétique essentiellement « yeoman10 », et qu’ils aient été, dès lors, composés par des artistes et ménestrels itinérants. Nous ne savons que peu de choses sur les pratiques médiévales de ces ménestrels, mais les textes de la première partie du présent ouvrage indiquent qu’ils faisaient appel à la générosité des yeomen auxquels ils s’adressaient, plutôt qu’à la noblesse. Ils ne tournaient pas pour autant le dos aux valeurs de la cour, et il est donc difficile de parfaitement dissocier les éléments populaires et aristocratiques de cette tradition poétique : bien que le Robin des Bois des origines ne soit pas encore Robert de Locksley, comte de Huntington, mais bien un yeoman, il possède malgré tout des qualités chevaleresques : il est courtois, noble, et semble être un digne représentant des conventions de la romance médiévale anglaise.
20Une geste de Robin des Bois ne peut donc pas vraiment être considérée comme une ballade. Sa longueur, l’ambition de son auteur et sa complexité narrative évoquent presque une épopée dans sa manière de lier différents récits au sein d’une aventure unique, se terminant sur la chute tragique du héros. Il en va de même pour les autres textes médiévaux qui, même s’ils portent les marques de techniques de composition qui seront par la suite reprises dans la ballade, n’étaient vraisemblablement pas chantés mais récités en musique (Chambers, 1945, p. 148).
IV – Robin des Bois et les fêtes populaires
21Vers la fin du xve siècle, les récits associés à Robin des Bois avaient déjà cessé d’être transmis uniquement à l’oral. Or l’une des grandes forces de la légende a justement été sa capacité à s’adapter non seulement à différents médiums, mais aussi aux goûts et aux attentes de chaque nouvelle génération. C’est ce qui explique notamment sa longévité.
22L’une des premières grandes transformations de la légende a donc été l’adaptation théâtrale des aventures de Robin des Bois, ce qui fait l’objet de la deuxième partie de ce livre. Que ce soit grâce à de simples saynètes ou des œuvres plus raffinées, comme celles d’Anthony Munday ou de Ben Jonson, cette arrivée de Robin sur les planches s’est faite principalement par le biais d’adaptations des récits et textes médiévaux. Il est difficile de dater avec précision à quelle période Robin des Bois monta sur scène, et il serait même imprudent de proposer une date quelconque : s’il est possible d’identifier les origines des textes traduits ici, il est en revanche presque certain que la légende a été adaptée tout au long du Moyen Âge, sans pour autant qu’une trace écrite en atteste. Un héros si populaire ne pouvait après tout qu’être repris, joué et incarné lors de fêtes folkloriques. Robin est ainsi très vite devenu une des figures de proue de cette tradition festive non écrite, et notamment des pièces de Mummers. Cette coutume hivernale consistait en saynètes jouées par des jeunes gens masqués et mimant (mummer signifie aujourd’hui « mime » mais nous vient de l’ancien français momer, « se masquer ») : les différentes histoires mises en scène impliquaient toujours un combat entre deux forces opposées et liaient la vie et la mort dans un cycle continu symbolisant la fin de l’hiver et le retour du printemps. Ce théâtre rural était donc fondamentalement lié au folklore local, et c’est alors la popularité de Robin des Bois dans la campagne anglaise qui lui a permis de rejoindre saint George et d’autres personnages légendaires anglais dans ces pièces de Mummers.
23Les saynètes traduites dans notre deuxième partie représentent une autre phase de l’évolution de Robin des Bois. Cet intervalle scénique fait véritablement office de transition entre les récits purement médiévaux et les ballades des xvie et xviie siècles, marquées par l’atmosphère des fêtes de mai, très en vogue durant la période élisabéthaine et jacobine. Les fêtes de mai étaient très importantes au Moyen Âge et prenaient place dans un contexte calendaire précis : les rites floraux, et la formation de couples qui leur étaient associées, permettaient de représenter l’éveil du printemps par le biais d’activités en tous genres (pièces de théâtre, concours, danses, etc.). C’est cette même image que l’on retrouve d’ailleurs dans La Belle au bois dormant où le baiser du prince permet à la nouvelle année de reprendre son cours. Cette atmosphère de fête allait ainsi de paire avec la littérature médiévale : que ce soit le Conte du Graal, le Roman de Renart ou le Roman de la Rose, tous célèbrent par instant une atmosphère de fête permettant de révéler tout le sens de coutumes et de rites populaires, tels que la jonchée de mai ou la réalisation de chapeau de feuilles et de fleurs (Walter, 1989, p. 262-274).
24Après avoir été adopté par les Mummers, il était donc logique de voir Robin intégrer l’univers des fêtes de mai. La formation de couples, élément central de ces festivités, a alors vu Robin remplacer ou s’associer aux figures plus traditionnelles telles que le lord of Misrule ou l’abbé de Bonaccord (pour l’Écosse) et devenir véritablement le roi de la fête, en compagnie de sa compagne, Marianne, et de leur suivants, frère Tuck, Petit Jean et les joyeux compagnons. Il a d’ailleurs été officiellement annoncé à Aberdeen, en Écosse, le 17 novembre 1508, que la procession serait désormais menée par « Robert huyd and litile Iohn » en remplacement de « Abbot and priour of Bonacord11 ». Henry Machyn décrit de même une procession ayant eu lieu à Londres le 14 juin 1559, dans laquelle saint George et le dragon ont ouvert la marche à des danses Morris12 et à Robin des Bois, Petit Jean, frère Tuck et Marianne (Machyn, 1848, p. 201). Dans la ville de Wells, en Angleterre, en mai 1607, le Seigneur de Mai mena également une procession d’une dizaine de groupes de personnages, incluant notamment Robin et ses hommes (Lancashire, 1984, p. 280). La troupe des joyeux compagnons renforçait alors grandement la dimension théâtrale de ces festivités, et les communautés n’hésitaient pas à faire chaque année de nouvelles dépenses pour améliorer ou entretenir les costumes de Robin et sa bande (Mills, 1983, p. 135).
25C’est alors probablement à cette période que frère Tuck et Marianne ont pris la place qui est désormais la leur aux côtés de Robin. L’origine de Tuck est d’une certaine façon similaire à celle du shérif de Nottingham. Il existe, en effet, depuis le Moyen Âge, un religieux membre des joyeux compagnons, mais il n’était pas forcément désigné clairement sous le nom de frère Tuck. Le frère Tuck que nous connaissons désormais est le résultat de la fusion de deux personnages populaires : un antagoniste du nom de Tuck et le frère jovial des danses Morris durant les fêtes de mai. Il en a sans doute été de même pour Marianne qui remplaça progressivement, au cours du xiv siècle, le personnage de la Reine de Mai durant les festivités de la saison. Or, il a été suggéré que cette apparition de Robin et Marianne dans les jeux de mai se soit faite par l’intermédiaire des pastourelles françaises (voir, à ce sujet, Chambers, 1903, vol. I, p. 160-181). Il existe en effet un écho du couple Robin et Marianne dans Le Jeu de Robin et Marion, composé par Adam de la Halle vers 1280, qui expliquerait le rôle de plus en plus important joué par Marianne dans les ballades post-médiévales. Le nom même de Marianne renforce l’appartenance de ce personnage à la tradition de la pastourelle : le personnage féminin du Jeu de la feuillée d’Adam de la Halle se prénomme ainsi Maroie, nom qui devient même par instants Marien (Dufournet, 2008, p. 449). Ernest Langlois nous signale d’ailleurs d’autres variantes utilisées comme diminutifs et synonymes, à savoir Marion, Marot et Marote – autant de noms dérivés de Marie (Langlois, 1923, p. 59). Il n’est donc pas surprenant de retrouver une référence à Belle Marianne sous un autre nom dans une ballade entrée au Registre des Libraires13 par Francis Grove le 2 juin 1656, Robin Hood’s Golden Prize. La première strophe de la ballade liste les compagnons de Robin et mentionne alors la présence d’une certaine « Maid Marion » (voir Child, 1882-1898, vol. III, p. 209). À la fin du xvie siècle, Marianne devient progressivement un personnage central dans la légende de Robin des Bois de par sa fonction sexuelle. La jeune femme présentée en offrande par Robin à frère Tuck dans la pièce de 1560, bien qu’elle ne soit pas nommée, était alors sans doute Marianne, tandis qu’elle apparaît régulièrement sous l’apparence d’un travesti, notamment dans une pièce de la Controverse de Marprelate, à la fin des années 1580, dans laquelle Martin Marprelate est représenté sur scène comme un homme habillé en Marianne (Chambers, 1923, vol. IV, p. 231).
26La participation de Robin des Bois dans les jeux associés à cette période a par conséquent pris différentes formes et a véritablement connu ses heures de gloire au cours du xvie siècle. Malgré tout, Robin a progressivement cessé de régner sur les fêtes de mai à la fin de l’ère Tudor. Il est néanmoins resté très populaire dans les danses et pièces de villages, comme le prouve le sermon prononcé le 12 avril 1549 par l’évêque Hugh Latimer, qui se plaint en présence d’Édouard VI de ne pas pouvoir prêcher dans certains villages où on lui affirme : « Syr thys is a busye daye wyth us, we can not heare you, it is Robyn hoodes day14. »
V – La légende à la sortie du Moyen Âge
27Les récits associés à Robin des Bois ont grandement évolué entre le Moyen Âge et les xviie et xviiie siècles. De leur accession à l’écrit, en passant par les différentes adaptations et revigorations durant les fêtes de mai, la légende a graduellement pris une tournure plus folklorique. Et cette évolution continua avec les premières publications de masse de ballades (éditées individuellement), appelées broadsides, durant les xviie et xviiie siècles, mais dont l’âge d’or se situe plus précisément entre la Restauration anglaise de 1660 et la Glorieuse Révolution de 1688. Le Robin de ces récits était en effet bien différent de celui du Moyen Âge, comme le prouve la sélection de textes rassemblés dans la troisième partie de cet ouvrage. Si l’on écarte l’épisode de la mort de Robin des Bois, ses aventures sont effectivement biens moins tragiques et diluent grandement la composante mythologique perceptible dans les textes médiévaux. Elles ont pourtant été très populaires, et il ne fait nul doute que la qualité de nombre de ces broadsides vient justement du fait qu’elles aient été composées dans le but d’être commercialisées. C’est toutefois cette diffusion de masse qui a permis à de nombreux textes de nous parvenir : entre les xviie et xixe siècles, des anthologies (appelées garlands) rassemblant ces broadsides ont alors commencé à voir le jour. Ces petits livrets, assez proches de nos livres de poche, n’ajoutaient rien de nouveau à la légende, mais ont cependant été d’une importance capitale dans la transmission des aventures de Robin des Bois.
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28Suite à la publication de ces anthologies, il a ensuite fallu attendre l’édition de Joseph Ritson pour faire entrer Robin dans une nouvelle ère et pour le libérer du poids de ces éditions et publications bon marché. Ritson propose une édition de référence qui, contrairement à Child un siècle plus tard, n’a pas seulement servi à une élite intellectuelle, mais a offert au public et aux romanciers des siècles suivants la matière nécessaire à la compréhension de l’histoire et de la légende de Robin des Bois. Sir Walter Scott ou Alexandre Dumas père n’auraient sans conteste jamais écrit leurs si célèbres romans sans l’œuvre de Ritson. Ce dernier a cru en Robin et lui a offert une légitimité nouvelle.
Notes de bas de page
1 Langland, 1978, V, v. 394-396. « Même si je devais mourir aujourd’hui, dit-il, je ne pourrais ouvrir les yeux. / Je ne connais pas correctement mon Paternoster, tel que le psalmodie le prêtre, / Mais je connais les rimes de Robin des Bois et de Randolph, comte de Chester / […]. »
2 Chap. li (« un conte ou un chant de Robin des Bois ou de quelques paillardises plutôt que d’écouter la messe ou les matines »).
3 Grisdale, 1939, p. 8 (« nombreux sont ceux parlant de Robin des Bois et n’ayant jamais bandé son arc »).
4 Bolland, 1925, p. 107 (« Robin des Bois était à Barnesdale »).
5 Rotuli Parliamentorum, 1783, vol. V, p. 16 (« allèrent dans les bois de ce comté, comme s’ils avaient été Robin des Bois et ses hommes »).
6 Hearn, 1722, vol. III, p. 774. « [En 1266] s’éleva le plus célèbre meurtrier, Robert Hood, ainsi que Petit Jean et tous leurs complices dépossédés et bannis, que le peuple stupide aime démesurément célébrer dans des tragédies et des comédies […]. »
7 Constable, 1892, p. 156-157. « Il ne permettait à aucune femme de souffrir d’injustice et ne spoliait pas les pauvres mais, au contraire, il les enrichissait grâce au butin pris aux abbés. Je condamne les vols commis par cet homme, mais de tous les voleurs, il était le plus humain et le meilleur. »
8 Ce processus était alors courant. Le nom de famille « Chaucer » dérive, par exemple, de l’activité de chausseur, à savoir un fabricant de chaussures.
9 P. 6. « Bien que la pratique de décrire les plus anciennes histoires de Robin des Bois comme des ballades soit désormais trop fermement établie pour être éradiquée, les lecteurs de cette sélection de textes feraient bien de l’oublier complètement. La croyance populaire que les premiers récits de Robin des Bois forment une catégorie distincte dans le genre littéraire de la “ballade traditionnelle anglaise” a contribué plus que toute autre chose à l’obscurcissement, plutôt qu’à l’éclaircissement, de ces importantes questions. »
10 Le terme « yeoman » désignait en Angleterre médiévale une classe sociale inférieure à celle des chevaliers et écuyers, et pouvant désigner aussi bien un paysan propriétaire de ses propres terres qu’un serviteur/intendant œuvrant à la cour ou bien chez un noble. Robin des Bois était à ses origines l’un des grands représentants et défenseurs de cette classe.
11 Mills, 1983, p. 135 (« Robin des Bois et Petit Jean » remplacent « l’Abbé et le Prieur de Bonaccord »).
12 Les danses Morris sont des danses traditionnelles anglaises accompagnant les processions des festivités de mai.
13 Le Registre des Libraires enregistre à partir de la deuxième moitié du xvie siècle les titres et descriptifs des textes devant être imprimés.
14 Latimer et Arber, 1869, p. 173-174. « Messire, nous sommes très occupés aujourd’hui et nous ne pouvons vous écouter, c’est le jour de Robin des Bois. »
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Arthur, Gauvain et Mériadoc
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2006
Histoire d'Arthur et de Merlin
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2013
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Le devin maudit
Merlin, Lailoken, Suibhne — Textes et études
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1999
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2009
Wigalois, le chevalier à la roue
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Wirnt de Grafenberg Claude Lecouteux et Véronique Lévy (trad.)
2001