De quelle façon et de qui descendent les rois du Portugal. [deuxième chronique]
p. 51-75
Texte intégral
1L’histoire raconte à cet endroit comment naquit la lignée des rois du Portugal.
2Le roi dom Afonso prit Tolède aux Maures et maria une de ses filles, du nom de Tarija, avec un comte qui s’appelait dom Henrique. Ce mariage, le roi le fit pour deux raisons. La première, parce que ce comte était très noble, de haut lignage, cousin germain du comte Raymond de Toulouse et que ses gens vinrent avec lui de son pays pour l’honorer lors de son mariage, en faisant un pèlerinage à Saint-Jacques. L’autre raison était que, par sa prestance, il était le meilleur homme d’armes qu’on pût connaître. À ce comte, le roi donna, en même temps que sa fille, une partie de la Galice, ce qu’il avait conquis du Portugal, ainsi qu’une terre à conquérir, sous certaines conditions, comme l’histoire nous l’a déjà conté. Le comte livra de nombreuses batailles contre les Maures et les Léonais, les vainquit toujours et leur prit beaucoup de terres. Il eut un fils de dame Tarija, qui s’appela Afonso Henriques, et une fille, Tarija Henriques. Comme il se trouvait à Astorga, qui était sienne, un mal le prit et bientôt il mourut. En ce temps-là, il avait des vues sur la ville de León, car si dans un délai de quatre mois l’empereur ne venait pas la secourir, elle était sienne de droit. Avant de mourir, il appela son fils Afonso Henriques et lui dit :
3« Mon fils, prends courage dans mon cœur et, de toute la terre que je te laisse depuis Astorga jusqu’à León et Coimbra, n’en perds pas un seul morceau, car j’ai eu grand-peine à m’en emparer. Prends courage, mon fils, dans mon cœur et sois semblable à moi, fidèle envers tes chevaliers. Respecte tous leurs droits aux Conseils, honore-les, fais en sorte qu’aucun ne soit lésé dans ses droits, aussi bien en ce qui concerne les grands seigneurs que les petits, et ne manque jamais de faire justice, cédant soit à la prière soit à la convoitise. Mon fils, chéris toujours la justice en ton cœur, car le jour où tu cesseras de la rendre d’un empan, sitôt, le lendemain, elle s’éloignera de toi d’une brasse. Aime la justice, mon fils, et tu auras la bénédiction de Dieu ainsi que la faveur et l’amour des gens. N’accepte pas que tes hommes soient orgueilleux ou trop prompts à faire le mal, et n’emploie la force contre personne, car tu y perdras ton prestige, si tu ne punis pas ce genre de comportement. Envoie sur l’heure chercher les gens d’Astorga et je leur ferai prêter allégeance. Dès que je serai mort, sors avec moi de la ville et reviens-y aussitôt, car ainsi tu ne la perdras pas et tu pourras d’ici conquérir tout le reste du pays. Fais-moi enterrer à Braga, ville que j’ai peuplée. »
4Après qu’il eut chargé son fils de ces choses et de bien d’autres qu’ici nous ne dirons pas, il mourut. Sitôt qu’il fut mort, son fils fit en sorte qu’on allât l’enterrer à Braga ; dès que tout fut prêt, dom Afonso Henriques demanda aux siens s’il devait accompagner son père ou non et ils répondirent qu’il le pouvait, car pour ce qui est de ses possessions, il n’avait rien à craindre. Pendant qu’il était là-bas, il perdit toutes les terres du Léon que le comte tenait pour siennes, mais on ne put lui prendre la Galice. Ce que voyant, il lança un défi à l’empereur. Ensuite, il s’en fut au Portugal, car sa mère devait s’y marier avec dom Vermuni Peres Trava, mais c’est le comte dom Fernando, son frère, qui la fit sienne et l’épousa. Dom Vermuni Peres épousa alors une fille qu’elle avait du comte dom Henrique et qui s’appelait Tarija Henriques. C’est à cause de ce péché que fut bâti plus tard un monastère qu’on appelle Sobrado. Le comte Fernando était en ce temps-là le meilleur homme d’Espagne, hormis le roi, et, pour cette raison, tout le pays se souleva en faveur de sa mère contre dom Afonso Henriques. Quand ce dernier vit cela, il prit de force deux châteaux, l’un à Nenha et l’autre à Feira. Depuis ces deux châteaux, il fit une guerre mortelle à son parâtre, jusqu’à ce qu’ils convinssent d’une trêve pour pouvoir parlementer. En ce temps-là, dom Afonso avait déjà le titre de prince et quand ils se rencontrèrent, le comte lui dit :
5« Prince, brisons là et décidons d’un seul jour de bataille, de sorte que soit vous, soit nous quittions le Portugal. »
6Le prince lui répondit :
7« Certes, comte, il appartiendra à Dieu de décider la chose, car vous voulez me chasser de la terre que mon père a conquise aux Maures. »
8Sa mère lui dit :
9« La terre est à moi, car mon père, le roi dom Afonso, me l’a laissée. »
10Le comte dit à Tarija :
11« Trêve de paroles, car soit nous laissons la terre à votre fils, s’il est le plus fort, et nous irons en Galice, soit nous resterons pour de bon au Portugal. »
12Aussitôt ils décidèrent que la bataille se livrerait à Guimarães, au lieu dit São Redanhas. Au jour convenu, ils se rejoignirent pour la bataille. Au moment de la commencer, la reine dit :
13« Comte, je veux être à vos côtés, et vous devez accepter par amour pour moi. »
14La bataille fut livrée. Le prince fut bouté hors du champ de bataille et, alors qu’il était en fuite, à une lieue de Guimarães, il rencontra dom Egas Moniz qui venait à son aide. Quand ce dernier le vit venir, il lui dit :
15« Seigneur, qu’est-ce qui vous a mis dans cet état ? »
16Le prince dom Afonso lui répondit :
17« Je suis fort mal en point car mon parâtre m’a bouté hors du champ de bataille, et ce, aidé par ma mère qui était à ses côtés. »
18Dom Egas Moniz lui dit alors :
19« Rassemblez tous ceux qui fuient, retournons à la bataille et nous capturerons votre beau-père et votre mère. »
20Ainsi retournèrent-ils au combat. Ils furent vainqueurs et firent prisonniers le comte et la mère de dom Afonso. Le comte pensa d’abord être tué et il fit la promesse et le serment au prince de ne plus jamais entrer au Portugal. Celui-ci le libéra et l’autre s’en fut dans ses terres et n’entra jamais plus au Portugal. Le prince se saisit de sa mère et la mit aux fers. Quand elle se vit prisonnière, elle lui dit ceci :
21« Dom Afonso, tu m’as mise aux fers, tu m’as privée de la terre que mon père m’a laissée et tu m’as séparée de mon mari : je prie Dieu que tu sois un jour prisonnier comme je le suis, et, puisque tu m’as mis des fers aux jambes, que d’autres fers brisent les tiennes. »
22Et cela advint ensuite, comme l’histoire vous le racontera le moment venu. Entre-temps, elle fit parvenir une requête à l’empereur son neveu pour le prier de venir la délivrer et de s’emparer de tout le Portugal.
23Les Portugais se rallièrent tous au prince et quand ils surent que l’empereur se préparait à venir au Portugal, ils se rendirent tous, très bien armés, en un lieu qu’on appelle Valdevez et là, ils attendirent. L’empereur venait avec une grande armée d’Aragon, de Castille, de Léon et de Galice. Quand il arriva, le prince lui livra bataille, l’empereur fut vaincu et s’enfuit du champ de bataille sur un cheval blanc, après avoir reçu deux coups de lance à la jambe droite. Le prince tua un grand nombre de ses gens et captura sept de ses comtes et maints chevaliers. Après avoir gagné cette bataille, il conquit toutes les forteresses du Portugal, comme si elles avaient été en possession des Maures, et il emmena avec lui sa mère prisonnière.
24Peu de temps après, l’empereur, qui était à Tolède à se lamenter du malheur et du déshonneur qu’il avait subis à cause du prince et pensant que toute l’Espagne devait reconnaître sa suzeraineté, confia en grand secret à tous ses seigneurs qu’il voulait marcher contre le prince.
25Il rassembla de nombreuses troupes et s’en fut en Galice sans donner à entendre ce qu’il voulait faire, puis il entra au Portugal si soudainement qu’il assiégea le prince dans Guimarães. La ville n’était pas défendue en conséquence, de sorte que l’empereur l’aurait prise en peu de temps, s’il avait marché sus. Mais un des compagnons du prince, qui avait nom Egas Moniz, mesurant le péril, eut très peur de s’y voir emprisonné. Un jour que l’empereur faisait le tour de la ville à la recherche de l’endroit le plus faible par où il pourrait la prendre, dom Egas Moniz monta à cheval et franchit la porte de la ville sans que personne ne connaisse ses desseins. Il alla voir l’empereur. Celui-ci, le voyant venir, alla à sa rencontre. Dom Egas Moniz lui baisa la main et l’empereur lui demanda dans quel but il était venu. Dom Egas Moniz, qui était beau parleur et grand connaisseur des choses de la guerre, lui dit qu’il voulait lui parler de ses intérêts. Après qu’ils se furent mis à l’écart pour parler, Dom Egas Moniz lui dit :
26« Sire, qu’êtes-vous venu faire ici ? »
27L’empereur lui répondit qu’il était là pour capturer son neveu, car celui-ci ne reconnaissait pas sa vassalité. Dom Egas Moniz lui dit alors :
28« Sire, vous n’avez pas fait preuve de sagesse en venant ici, parce que si on vous a dit que vous pouviez prendre la ville aisément, on ne vous a pas dit la vérité. Soyez certain qu’elle est pourvue de ce dont elle a besoin pour dix ans, et vous savez bien qu’il y a ici le prince, votre cousin, qui est un homme de grande valeur et qui est accompagné de très nombreuses troupes, très bien armées pour la guerre. C’est pour cette raison que vous ne pourrez pas faire ce que vous entendez et, pendant que vous êtes ici, vous risquez de subir de grands dommages causés par les Maures sur vos propres terres. Pour ce qui est de la façon dont le prince traite la reine, sa mère, vous ne devez pas l’en blâmer, car il a fait ce qu’il devait faire. Elle a voulu le tuer et le dépouiller de la terre que son père a prise aux Maures et que le roi Afonso, votre grand-père et le sien, lui a laissée. Cependant, quant à ce que vous dites qu’il doit reconnaître votre suzeraineté et se rendre à l’assemblée de vos états, je pense que vous devez encore bien moins le blâmer. En effet, ses occupations ont été si nombreuses qu’il n’a pas pu agir autrement. Mais si vous voulez lui accorder votre protection, vous en aller d’ici et rentrer dans vos terres, moi, je ferai en sorte que, le jour qui vous plaira, il aille en vos états, comme vous l’avez dit, et je vous en fais serment. »
29Dom Egas Moniz lui dit ces paroles et bien d’autres pour lui faire lever le siège de la ville. L’empereur lui dit :
30« Dom Egas, je veux suivre votre conseil, mais à cette condition, que vous me fassiez le serment de faire venir le prince aux cortes que je tiendrai à Tolède et qu’il y reconnaisse mon autorité. »
31Alors dom Egas Moniz prêta serment, ainsi que l’empereur l’avait demandé, et celui-ci accorda sa protection au prince et à toutes ses terres, il promit que dès le lendemain il lèverait le siège de la ville. Aussitôt après qu’il eut parlementé et donné sa parole, dom Egas Moniz retourna à la ville et l’empereur à ses tentes. De ce qu’ils s’étaient dit là, personne ne sut rien, si ce n’est fort peu de gens.
Comment l’empereur leva le siège de Guimarães
32Le lendemain, de grand matin, l’empereur leva le camp avec toute son armée et se mit en route. Ils marchèrent si longtemps qu’ils arrivèrent en Castille. Quand le prince dom Afonso Henriques vit ainsi partir l’empereur sans en savoir la raison, il fut fort étonné et demanda à dom Egas Moniz s’il savait ce qui se passait. Celui-ci lui dit en toute vérité comment la chose s’était faite. Lorsque le prince l’entendit, il en eut une si grande peine qu’il parut vouloir en mourir :
33« Certes, j’aimerais mieux être mort à cette heure de la male mort. »
34Dom Egas Moniz lui dit alors :
35« Seigneur, ne vous plaignez pas, je pense vous avoir rendu un grand service, car vous n’aviez ici que peu de provisions et lorsqu’elles auraient été épuisées, on vous aurait pris la ville par la force, vous auriez été tué ou fait prisonnier et la seigneurie du Portugal aurait été donnée à un autre. Or donc, seigneur, vous ne devez pas vous plaindre, car je crois que je vous ai évité d’être tué et déshérité. Quant à mon serment, je l’ai prêté sans ordre de vous ni de quiconque, je m’en acquitterai donc, s’il plaît à Dieu, comme vous pourrez le voir, sans attendre de conseil de vous ni d’aucun autre. En fait, même si vous vouliez aller à ses cortes, je n’y consentirai pas, parce que je ne vois là aucun avantage pour vous. »
Comment dom Egas Moniz alla aux états de l’empereur à Tolède
36Quand fut venu le temps où le prince devait se rendre aux cortes de Tolède, selon le serment que dom Egas Moniz avait fait, celui-ci prépara tout ce dont il avait besoin. Mais dom Egas Moniz ne voulut y consentir d’aucune manière, il préféra emmener ses enfants et sa femme avec toutes les choses qu’il leur fallait et il s’en fut à Tolède. Il y arriva le jour qui avait été décidé et, avant d’atteindre le palais où était l’empereur, tous descendirent de leurs montures et se dévêtirent de tous leurs habits, sauf ceux de lin. Ils quittèrent aussi leurs chausses, sauf la dame qui portait une robe très fine. Ils se passèrent de grosses cordes autour du cou et ainsi ils entrèrent dans le palais de Galiena où était l’empereur avec beaucoup d’hommes nobles. Quand ils arrivèrent devant lui, ils se mirent tous à genoux. Alors dom Egas Moniz dit :
37« Seigneur, quand vous étiez à Guimarães en train d’assiéger le prince Afonso votre cousin, je vous ai fait allégeance, comme vous le savez. Je l’ai fait parce que le prince se trouvait dans une situation très périlleuse à ce moment-là, puisqu’il n’avait de provisions que pour quelques jours, de telle sorte que vous l’eussiez fait prisonnier très facilement. Et moi, parce que je l’ai élevé depuis sa naissance, quand je l’ai vu dans ce mauvais pas, j’ai cru bon de venir vous voir sans qu’il n’en sût rien. »
38Il raconta alors devant tous comment cela s’était passé et il dit :
39« Seigneur, ces mains avec lesquelles j’ai prêté serment devant vous, les voici, et la langue qui a servi à prononcer cet engagement. De plus, je vous amène ma femme et mes enfants, vous pouvez les prendre en compensation selon votre bon plaisir. »
40Quand l’empereur vit cela, il fut très mécontent et voulut le tuer, lui disant qu’il l’avait trompé. Mais les nobles barons qui étaient là dirent à l’empereur de ne lui faire aucun mal. Il n’y avait en effet aucune raison pour cela, puisqu’il n’avait fait que son devoir, comme un noble et loyal chevalier qu’il était, et que si l’empereur avait été trompé, il ne l’avait été que par lui-même. L’empereur était même plutôt tenu de lui faire maintes faveurs. L’empereur comprit qu’ils disaient vrai et rentra sa colère contre dom Egas Moniz. Il lui fit grâce de son serment et lui fit maintes faveurs. Ainsi le renvoya-t-il dans ses terres. Mais à présent nous allons cesser de parler de tout cela, nous allons revenir au prince dom Afonso et à ce qu’il fit après le départ de dom Egas Moniz pour Tolède.
Comment le prince dom Afonso fut fait roi et gagna la bataille d’Ourique
41L’histoire raconte qu’après le départ de dom Egas Moniz pour Tolède, le prince quitta Guimarães et parcourut toutes ses terres. Il visita toutes ses forteresses et les renforça de manière qu’il ne leur survînt aucune mauvaise surprise. Après avoir fait tout cela, il rassembla tous ses gens et marcha contre les Maures qu’il chassa de tout le territoire depuis Coimbra jusqu’à Santarém. Ensuite, il passa le Tage et conquit toute la terre jusqu’au Campo d’Ourique. C’est là qu’il trouva le roi Ismar, encore roi à cette époque, qui avait requis l’aide de cinq autres rois, au nom des dommages que le prince faisait subir à leurs domaines. Il leur livra bataille en un lieu nommé Castro Verde et il les vainquit. Il tua et fit prisonniers la plupart de leurs gens. Mais avant d’entrer dans la bataille, l’histoire raconte que les siens le proclamèrent roi et que, depuis ce moment-là, il fut appelé roi du Portugal. Quand tous ces rois eurent été vaincus, comme nous l’avons dit, le roi dom Afonso du Portugal, en reconnaissance de cette heureuse issue que Dieu lui avait réservée, fit mettre sur son étendard les cinq écus de ces cinq rois ; il les fit placer en croix, en souvenir de la croix de notre Seigneur Jésus-Christ. Il fit mettre aussi dans chaque écu trente deniers, en souvenir des trente deniers pour lesquels Judas vendit Jésus-Christ. Il revint ensuite dans ses terres, très honoré et en grand triomphe.
Comment l’évêque de Coimbra fut envoyé pour dire au roi dom Afonso de libérer sa mère
42On rapporta au pape que le roi Afonso du Portugal retenait sa mère prisonnière et qu’il ne voulait pas la libérer. Sa Sainteté lui fit donc dire par l’évêque de Coimbra de libérer sa mère et s’il ne voulait pas le faire, il l’excommunierait. Le roi répondit qu’il ne la libérerait sur l’injonction de personne et encore moins du pape. L’évêque excommunia donc tout son domaine et s’enfuit nuitamment. Tôt le lendemain matin, on dit au roi comment l’évêque avait excommunié ses terres et s’était enfui. Le roi s’en fut aussitôt à la cathédrale et réunit tous les chanoines dans le cloître, les sommant de nommer parmi eux un évêque. Ceux-ci lui dirent qu’ils ne le feraient pas, car ils avaient déjà un évêque. Le roi leur dit que celui dont ils parlaient ne serait plus jamais évêque, même un seul jour de sa vie. Mais voyant qu’ils ne voulaient pas faire ce qu’il leur commandait, il les fit tous bannir de ses terres. Comme le roi sortait du cloître, il vit venir un clerc noir de peau et il lui demanda son nom. Le clerc lui répondit qu’il s’appelait Martin. Le roi, voyant la couleur de sa peau, lui demanda le nom de son père et l’autre lui répondit qu’il s’appelait Soliman. Sur ce, le roi lui demanda s’il était un bon clerc et s’il connaissait bien l’office de l’Église. Celui-ci lui dit :
43« Sire, il n’y en a pas deux en Espagne qui le sachent mieux que moi. »
44Le roi lui répondit :
45« Tu seras l’évêque dom Soliman. Prépare-toi sur l’heure à me dire une messe. »
46Le clerc lui répondit :
47« Je ne suis pas encore ordonné pour pouvoir vous la dire en tant qu’évêque. »
48Le roi lui dit alors :
49« Je t’ordonne de me dire la messe, sinon je te trancherai le cou avec cette épée. »
50Le clerc, pris de peur, revêtit les parements et célébra l’office. Cette histoire se sut à Rome où l’on pensa que le roi était hérétique. Le pape lui envoya donc un cardinal pour lui montrer le chemin de la foi.
Comment le cardinal arriva à Coimbra et excommunia le roi dom Afonso, ainsi que tout son royaume
51Le cardinal partit de Rome pour se rendre en Espagne et les rois chez qui il passait l’honorèrent beaucoup. On dit alors au roi dom Afonso :
52« Sire, voici un cardinal qui vient vous voir de Rome, parce que vous êtes en mauvais termes avec le pape, à cause de cet évêque que vous avez nommé. »
53Le roi dit :
54« Je ne m’en suis pas encore repenti. »
55On lui dit encore :
56« Sachez, Sire, que tous les rois chez qui il passe lui prouvent leur respect en lui baisant la main. »
57Le roi répondit :
58« Il est sûr qu’il n’y a pas à Rome de cardinal si honorable qui vienne à Coimbra et me tende la main pour que je la lui baise, sans que je la lui coupe, chose dont il ne saurait toutefois mourir. »
59Quand le cardinal arriva à Coimbra, il sut ce que le roi avait dit et il en conçut une très grande peur. Le roi ne voulut pas aller au-devant de lui. Et lui, sitôt qu’il arriva en ville, se rendit au palais où était le roi ; ce dernier le reçut fort bien et lui dit :
60« Cardinal, pourquoi vous êtes-vous déplacé de Rome jusqu’ici, quand de Rome il ne m’est jamais rien venu d’autre que du mal ? Et quels soutiens m’apportez-vous de Rome pour ces campagnes que je mène souvent contre les Maures ? Monsieur le cardinal, si vous m’apportez quelque chose, donnez-le-moi, sinon passez votre chemin. »
61Le cardinal lui dit :
62« Sire, je suis venu ici pour vous apprendre la foi de Jésus-Christ. »
63Le roi répondit ;
64« Il est sûr, cardinal, que nous avons ici d’aussi bons livres que vous en avez à Rome. Nous savons, nous aussi, que le fils de Dieu est descendu du ciel et s’est incarné en la Vierge, sainte Marie, par l’œuvre du Saint-Esprit, qu’il a été engendré par elle sans péché, qu’il est mort sur la sainte et vraie croix pour racheter les pécheurs et qu’il est ressuscité et monté au ciel pour s’asseoir à la droite du père, d’où il viendra juger les vivants et les morts. Tout cela nous le croyons, comme vous les Romains. Nous croyons aussi que la Sainte-Trinité est le père, le fils et le Saint-Esprit, trois personnes en une seule essence divine. Et nous ne voulons rien d’autre de Rome. »
65Après lui avoir dit toutes ces choses, le roi ordonna qu’on le logeât et qu’on lui donnât tout ce dont il avait besoin. Dès qu’il fut dans son logement, le cardinal fit donner de l’orge à ses bêtes et appeler tous les clercs de la ville. Au chant du coq, il excommunia toute la ville et s’en fut, de telle sorte que, lorsque le jour pointa, il avait déjà parcouru deux lieues. Le roi, s’étant levé, dit alors à ses chevaliers :
66« Allons voir le cardinal. »
67Ceux-ci lui dirent :
68« Sire, il est parti et il vous a excommunié, ainsi que tout votre royaume. »
69Quand le roi entendit cela, il demanda qu’on lui donnât son cheval et se mit en selle, suivi par tous les nobles et maints chevaliers. Mais comme le roi était un homme très brave et de grand courage, il ne voulut attendre personne et rejoignit le cardinal en un lieu qu’on appelle Vimeira. S’étant approché de lui, il le prit par le collet, sortit son épée et voulut lui couper la tête, mais quatre chevaliers, arrivés avec lui, lui dirent :
70« Sire, par Dieu et au nom de la miséricorde, ne tuez pas le cardinal, car on dira à Rome que vous êtes hérétique. »
71Le roi répondit :
72« Pour sûr, vous sauvez là sa tête. »
73Le cardinal, quand il se vit en si grand danger, dit au roi :
74« Sire, ne me tuez pas, car je consentirai à tout arrangement qui vous conviendra. »
75Le roi lui dit :
76« Alors je veux que, durant toute ma vie, le Portugal ne soit plus jamais excommunié et que vous n’emportiez d’ici ni or, ni argent, ni plus de trois bêtes, et cela, je l’exige de vous pour service rendu. Ensuite, je veux que vous m’envoyiez de Rome une lettre disant que ni moi ni le Portugal ne serons excommuniés de tous les jours de ma vie, car je l’ai gagné avec mon épée. Et pour ce faire, je veux que vous laissiez ici en gage votre neveu que voici, jusqu’à ce que vous m’ayez envoyé cette lettre. Et si dans quatre mois vous ne me l’avez pas envoyée, je trancherai la tête de votre neveu. »
77Le cardinal accéda à tout ce que le roi voulait et reprit son chemin. Avant que les quatre mois ne fussent écoulés, la lettre arriva. Depuis ce temps-là, le roi a fait en ses terres archevêques, évêques et prébendiers qui bon lui a semblé. Dès lors que le roi et le cardinal se furent mis d’accord sur tout, au moment où il lui avait dit qu’il devait lui envoyer la lettre, comme vous l’avez déjà entendu, le roi s’était défait de tous ses vêtements et avait dit :
78« Je veux vous montrer, monsieur le cardinal, comme je suis hérétique. »
79Alors il lui avait montré toutes les blessures qu’il avait sur le corps, lui disant et signalant leur nombre, dans quelles batailles il les avait reçues, dans quels combats, en s’emparant de quelles villes qu’il avait prises aux Maures.
80Puis le roi avait dit :
81« Pour ce faire, je vous prends ces richesses, parce que je suis très pauvre et que j’en ai besoin pour moi et les hommes nobles qui m’entourent. »
Comment le roi Afonso prit Leiria, Torres Novas et Santarém
82L’histoire raconte que, lorsque le roi dom Afonso eut vingt-quatre ans, il prit Leiria aux Maures et Torres Novas au roi Ismar, qui était roi d’Estremadura. On avait alors passé l’an mil. Dès qu’il eut pris ces villes, il revint à Coimbra et, alors qu’il s’y trouvait, il songea à s’emparer de Santarém. Il se mit donc en selle avec tous ses chevaliers et s’en fut jusqu’au sablon. Là, il prit à part dom Lourenço Vegas, dom Gonçalo de Sousa, le porte-enseigne dom Pedro Paes et deux autres chevaliers, dont l’histoire ne dit pas le nom, et il leur dit son projet de prendre Santarém, s’il pouvait le faire. Ceux-ci donnèrent leurs différents avis, mais à la fin ils s’accordèrent tous avec le roi pour dire qu’ils pourraient prendre la ville, s’ils mettaient leur bravoure sous bonne discipline. Après qu’ils eurent donné leur accord, le roi retourna dans son palais. Comme il passait à Figueira Velha, une vieille femme dit à ses compagnes :
83« Imaginez-vous ce que le roi vient à présent de décider avec ses proches : d’aller prendre Santarém. »
84Quand le roi entendit ce que cette femme avait dit, il fut stupéfait et, quand tous furent au palais, il appela ceux avec qui il avait parlé en secret et leur dit :
85« Avez-vous entendu ce qu’a dit cette femme ? Soyez certains que si l’un de vous se séparait de moi, je penserais que c’est lui qui m’a trahi et ainsi s’exposerait-il sans mérite à ma colère. »
Comment le roi prit Santarém
86Quelques jours après cet accord, le roi dom Afonso partit de Coimbra en direction de Santarém, le plus discrètement qu’il put et par les endroits les plus déserts qu’il connût. Il y arriva le huitième jour de mai de l’an mil de notre ère. On plaça de nuit les échelles contre le mur d’enceinte de façon à capturer le guetteur. Et le premier qui entra grâce à l’échelle fut un chevalier qui s’appelait Mem Moniz et qui était le frère aîné de dom Egas Moniz, déjà mort à cette date, puisqu’il mourut sur le chemin de la bataille d’Ourique. Mem Moniz était un ardent chevalier et il parlait très bien l’arabe ; on l’appelait Candarei. Le second à le suivre était dom Pedro Afonso, fils du roi de Gansa ; le troisième, dom Pedro Paes, le porte-enseigne. Après que tous trois furent arrivés au sommet du mur, ils placèrent d’un côté Mem Moniz. Le guetteur qui était au-dessus de la tonnelle, sentant la présence de Mem Moniz qui s’éloignait sur le mur pour faire place à ceux qui arrivaient, lui dit alors : « Manahu. » L’autre lui répondit en arabe, le fit descendre et dès qu’il fut en bas, il lui coupa la tête et la jeta à ceux qui étaient au-dehors. Ceux-ci posèrent alors une autre échelle et ils montèrent par les deux échelles ainsi posées le plus vite qu’ils purent. Ils étaient si nombreux qu’ils s’emparèrent du mur et brisèrent les portes par lesquelles entrèrent le roi et tous ceux qui étaient venus avec lui. C’est de cette manière que Santarém fut prise aux Maures.
87Le gouverneur de la place s’appelait Selim et, quand il vit les chrétiens arriver si soudainement sur lui, il s’enfuit à Séville. Lorsqu’il parvint non loin du fleuve de Séville, le roi de Séville, qui était en haut de la tour de l’Or, le reconnut dès qu’il le vit et dit à ceux qui étaient avec lui :
88« Voyez-vous celui qui arrive en grande hâte ? C’est le gouverneur Selim de Santarém. S’il fait boire son cheval dans ce fleuve, soyez certains que la ville a été prise, et s’il ne le fait pas, c’est qu’elle est assiégée et qu’il vient nous demander du secours. »
89Dès qu’il arriva au fleuve, le gouverneur y fit boire son cheval. Le roi dit alors : « Santarém est prise. »
Comment le roi dom Afonso fortifia Santarém et prit Lisbonne
90Après s’être emparé de Santarém, le roi dom Afonso fit réparer toutes les fortifications de la ville et la fortifia du mieux qu’il put. Dès qu’il eut appris que c’était fait, il s’en retourna à Coimbra avec tous les honneurs. Une fois là, il se prépara au combat, rassembla son armée le plus secrètement qu’il put et marcha sur Lisbonne où il arriva au mois d’octobre de l’an mil de notre ère. Les Maures sortirent au-devant de lui, lui livrèrent bataille et furent vaincus. Dom Afonso prit la ville de Lisbonne par la force des armes et, pour cette conquête, vinrent en renfort maintes troupes d’Allemands, de Flamands et de gens d’autres nations, qui étaient arrivés par la mer. Parmi ces troupes, il y avait quatre capitaines qui s’appelaient dom Guilhem de Licorne, dom Roin, dom Juzberlez et dom Ligel. Ces quatre capitaines demandèrent une partie de la ville au roi dom Afonso pour avoir participé à sa prise. Il leur dit qu’il n’en ferait rien, mais qu’il leur donnerait d’autres lieux pour qu’ils les peuplent et qu’ils les conservent pour toujours en les transmettant à leurs héritiers. Il leur en reconnaîtrait la suzeraineté. À l’un d’eux, il donna Azambuja, à l’autre, Vila Verde, au troisième, Lourinhã. Ceux-ci, dit-on, étaient de Flandres, et ils amenèrent toute leur famille et leurs biens, et ils peuplèrent ces lieux.
91En cette même année, le roi dom Afonso prit Alenquer, Sintra, Almada et Palmela. C’était en l’an mil de notre ère. Il prit aussi Alcácer et Beja en cet an mil, ainsi que Évora, Elvas, Moura et Serpa.
92Le roi dom Afonso fit bâtir le monastère d’Alcobaça et le château qui le jouxte. Il en commença les travaux en l’an mil de notre ère et il l’offrit à saint Bernard qui était abbé de Clairvaux. Le roi dom Afonso avait déjà fait bâtir auparavant le monastère de Santa Cruz à Coimbra, en l’honneur de la mort et de la passion que notre Seigneur Jésus-Christ souffrit sur la croix. Après avoir pris Lisbonne aux Maures, il y fit édifier un très noble monastère en l’honneur de saint Vincent, martyr, auquel il donna le nom de São Vicente de Lora. Il avait plu à Dieu que, dans sa vie, saint Vincent soit venu en la ville de Lisbonne. Le jour où Lisbonne fut prise était le jour de Saint-Crispin, le huitième jour de novembre de l’an mil de notre ère.
93Dom Afonso, premier roi du Portugal, se maria avec dame Mafalda Manrique, fille du comte dom Manrique de Lara, seigneur de Molina, et de dame Ermesenda, fille d’Almeric, premier seigneur de Narbonne, celle-ci ne trouvant pas à épouser en Espagne un roi qui ne fût son parent. Le roi eut d’elle un fils qui s’appelait dom Sancho et qui fut roi après la mort de son père, et une fille qui avait pour nom dame Urraca et qui épousa le comte de Flandres.
94Le roi dom Afonso fonda l’ordre de Saint-Jacques. Il fit don à l’hôpital de Jérusalem de quatre-vingt mille maravédis en or pour l’achat de terres d’un revenu équivalent, afin que chaque malade reçût, à l’infirmerie, du pain chaud et un verre de vin, et qu’on se souvînt ainsi chaque jour de prier pour lui.
95En sa jeunesse, dom Afonso était fier et très brave, mais ensuite il devint plus calme et mesuré, bon chrétien et fort soucieux du service de Dieu. C’était le chevalier le plus vaillant par les armes et par la force qu’il y eût en Espagne, et celui dont les Maures avaient la plus grande crainte.
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