La légende de sainte Iria
p. 23-31
Texte intégral
1CCXLIIa [...] sous la terre, qui était plus propre, bien qu’on ait pu la prendre plus facilement en la rivière. Autour de ladite tombe se trouvaient les demeures des nonnes en un couvent saintement ordonné.
2La vierge sainte Iria allait chaque année avec les autres nonnes, le jour de la Saint-Pierre, écouter avec dévotion les offices divins en sa maison, laquelle était près des palais dudit Castinaldo, où il y avait maintes reliques de saints. Il venait là beaucoup de monde, dont le noble seigneur Castinaldo avec sa femme et d’autres nobles de sa maison. Le seigneur Castinaldo avait un fils unique, jeune homme de bonnes mœurs, plein de noblesse, vaillant et fort courtois en tous ses actes. Ayant entendu parler de la beauté d’Iria et de son comportement exemplaire, il désira la voir. Mais le diable alluma en son cœur un amour pour elle : dès qu’il la vit, il l’aima et la désira charnellement. Mais, retenu par la crainte de Dieu, par le respect des nobles prêtres, de la vierge et du révérend abbé son oncle, il n’osa montrer son amour. Comme cela arrive aux amants, il tomba gravement malade au point de s’aliter, sur quoi ses parents, pleins de douleur, firent tout pour rétablir sa santé, faisant chercher des médecins de toutes parts. Or, ne connaissant pas ce mal, les médecins ne savaient pas quel remède efficace lui ordonner. Cependant, la bienheureuse vierge, par révélation divine, connut la cause de la maladie de ce jeune homme. Mue par la pitié pour ses parents et encore plus pour le danger qu’il courait, ainsi que pour celui de sa conscience, elle demanda qu’on l’autorisât à aller lui rendre visite avec quelques autres sœurs. Par respect pour Dieu et au nom de la vertu de la charité, elle souhaitait guérir sa passion et elle voulut parler seule avec lui. Elle lui dit très humblement :
3« Frère, cette maladie n’est pas mortelle mais, par la vertu de Dieu, tu recouvreras la santé si, pour Dieu, tu refuses à ton cœur ce que tes yeux lui ont vainement présenté. Ne cède pas à une tentation malicieuse, mets un frein à toi-même par crainte et par amour de Dieu. Ne fais pas en sorte qu’en ta chair, ton âme soit gravement tourmentée, car le péché est très vite commis, alors que sa punition, elle, est éternelle. Une brève délectation apporte un tourment sans fin ni mesure. Rappelle-toi donc, frère, que toute chair n’est que foin et que toute // gloire du monde est comme la fleur périssable. »
4En entendant ces paroles, le jeune homme dit :
5« Je sais que tu connais la cause de ma maladie, mais sache que si je meurs par amour pour toi et si tu donnes à autrui ce que tu me refuses, je te tuerai ou un autre, pour moi, te tuera. »
6Ce à quoi la vierge sainte repartit : « Loin de moi, frère, l’idée qu’en ma personne ne s’accomplisse ton méchant dessein, le tien ou celui de quelque autre, mais je prie mon Seigneur Jésus-Christ qu’il te raffermisse en vertu et en bien et te donne dorénavant la santé. »
7En disant cela, elle posa ses mains sur lui, puis elle retourna dans son couvent. Le jeune homme se sentit soulagé, se leva du lit et fut entièrement guéri par les prières de la vierge Iria. En voyant cela, les parents du jeune homme rendirent maintes louanges à Dieu, remercièrent vivement sa servante Iria et firent des dons très généreux à son monastère.
8Mais le diable, notre ennemi, ne pouvant supporter autant de vertu, voulut tenter la vierge sainte. Deux ans après, il mit dans le cœur du moine Remigio, qui était son maître, le désir de l’aimer d’un amour corrompu et immonde, si enflammé qu’il lui fit perdre les sens. Méprisant toute honte, il osa s’adresser à la vierge consacrée à Dieu et qu’il avait lui-même très bien instruite, lui demandant son amour par des paroles obscènes. Tantôt par des caresses, tantôt par des menaces, lui montrant une extrême rigueur, il ne cessait de combattre le cœur de la vierge. Mais elle, appuyée sur la pierre très ferme et solide de l’amour de Dieu, se tut d’abord et pria le Seigneur pour sa virginité et pour l’égarement de son maître. Elle était stupéfaite d’une telle malice de la part du diable, comme de l’impudeur de la faiblesse humaine. Alors qu’elle était sous la contrainte de son maître, par lui maintes fois attaquée et mise à l’épreuve, armée de la crainte de Dieu et éclairée de la sagesse divine, elle lui dit avec un grand accablement et pleine de répugnance pour sa malice :
9« Oh ! mon bon maître, jusqu’à présent tu m’as appris le chemin de la vérité et maintenant tu veux m’entraîner sur le chemin de la mort. Jusqu’à présent, tu m’as incitée à préserver la pureté de mon âme et à sauvegarder ma virginité et maintenant tu me pousses à agir de façon infâme et abjecte en me donnant des conseils diaboliques. Mais sache donc, maître, que, par la vertu de Dieu, j’ai déjà tant de raison, Dieu m’a donné tant d’entendement et // tu m’as si bien instruite et conseillée que je sais ce que je dois choisir : j’adopte le bien et je fuis le mal et pour rien au monde tu ne pourras me soumettre à tes maudits conseils. Mais toi, mon bon maître, reviens à toi, rentre en toi-même, prends maintenant pour toi ces bons conseils que tu m’as toujours donnés et suis-les, pour que ton âme ne se perde pas et ne soit pas éternellement prise dans les liens de Satan. Ne permets pas maintenant que toute ton œuvre, entreprise depuis si longtemps, soit anéantie en un seul moment par une vile jouissance et que ce comportement voue ton âme aux peines éternelles. Vois donc, maître, comme l’enseignement des vertus est une bonne chose, c’est le chemin de la vie, mieux vaut encore poursuivre dans cette voie. »
10Le moine Remigio, voyant que la vierge sainte faisait preuve d’une vertu très ferme et que ni l’art des mots ni quelque autre raison ne l’atteignaient, brûlant en lui-même et rempli de mal et de cruauté, instruit qu’il était par l’esprit malin, décida par vengeance de la diffamer. Pour cela, il prépara très artificieusement un extrait d’herbes qu’il mélangea à sa boisson. À cause de cela, la vierge sainte commença à enfler peu à peu, exactement comme si elle était enceinte et qu’elle présentât tous les signes de la grossesse, alors qu’elle n’était corrompue ni dans son âme ni dans son corps. L’auteur de pareille méchanceté, croissant en sa malice, commença lui-même, secrètement d’abord, publiquement ensuite, à diffamer Iria, l’épouse du Christ. Comme il la méprisait lui-même, il la faisait mépriser par tous ceux qui la connaissaient, il moquait sa religiosité et tout le monde en vint à parler d’elle. De même, certains de ses parents, comme l’abbé son oncle et ses tantes, et toutes les autres personnes qui l’aimaient auparavant et écoutaient ses paroles, la méprisaient maintenant. Les gens la réprouvaient, ils l’avaient prise en haine et, la fuyant, ne disaient que du mal d’elle. La vierge sainte était très étonnée de voir son ventre grossir, elle se sentait embarrassée ; la conscience claire et l’âme pure, elle niait le fait à ceux qui la questionnaient, leur disant ainsi la vérité. Mais elle n’était pas crue, tous ajoutant plus de foi à ce qu’ils voyaient qu’à ce qu’ils entendaient. En entendant cela, Britaldo, le fils de Castinaldo, commença à brûler de désir pour la vierge et, pour cette raison, follement jaloux, il dit dans une grande colère :
11« Elle m’a méprisé, // moi qui ne manque pas de noblesse, en faisant ce qu’elle voulait avec quelque vilain comme une méchante femme, ce qui sera la cause de sa mort. Et, parce que mon cœur s’enflamme à nouveau d’amour pour elle, j’irai lui demander son amour, si elle se refuse, je la ferai tuer pour ne pas tomber malade à cause d’elle. »
12Il lui fit transmettre alors une proposition, lui promettant la richesse si elle consentait à ses désirs et la menaçant fortement si elle s’y refusait. Mais la vierge sainte, trouvant soutien dans le Seigneur, méprisa ses menaces, raison pour laquelle Britaldo, se voyant méprisé, parla à un écuyer de son père, homme de grande audace et sans scrupules, appelé Banam, et il lui demanda de la tuer en secret et de la jeter dans le fleuve pour mieux cacher son méfait. Banam se disposa à accomplir cela en choisissant le lieu et le moment. S’étant mis à l’affût, après matines, à l’aube, il vit la vierge sainte sortir du cloître. Elle se dirigeait vers la rive du fleuve, priant et louant Dieu, se recommandant à lui très dévotement, très étonnée d’être soumise à de telles épreuves et à de telles tentations, demandant très humblement grâce à Dieu. Banam arriva discrètement par un autre côté et, tel le loup sur sa proie, il se jeta sur la vierge du Seigneur. Il lui mit un tissu sur la bouche pour l’empêcher de crier, lui retira promptement son voile et, la laissant en jupe, il lui plongea un couteau dans la gorge. Et ainsi, l’épouse du Christ rendit-elle l’âme entre les mains des anges et s’en alla-t-elle vers le royaume éternel. Dès qu’elle fut morte, l’autre jeta son corps dans la rivière de Nabam, qui l’emporta jusqu’au Zézere, et le Zézere jusqu’au Tage. Son corps alla jusqu’au mont et lieudit de Cabilicrasto, qu’on appelle aujourd’hui Santarém, ce nom étant composé à partir de sainte Iria.
13Mais l’assassin de la vierge sainte raconta tout au moine Remigio. Sachant tous les deux au moins en partie la vérité, ils eurent de grands remords. Pour cette raison, ils furent poussés à faire pénitence et prirent aussitôt le chemin de Rome où, ayant confessé leur péché, ils bénéficièrent d’être sauvés par leur repentir. Il faut croire qu’ils méritaient de recevoir un tel bienfait par l’intercession et les prières de la vierge sainte Iria, l’épouse du Christ.
14Le lendemain matin, ne trouvant pas la vierge, tous en pensèrent du mal, disant que, poussée par la honte qu’elle ressentait, elle était partie avec un de ses amis qui l’avait engrossée et que jamais elle ne reviendrait. Ses parents et ses amis // étaient fort tristes à cause de tant de mal et d’infamie, et plus que tous encore, l’abbé son oncle. Comme c’était un homme discret et sage, il ne s’aventurait pas à juger et demandait au Seigneur, dans ses prières, de lui montrer ce que sa nièce était devenue. Refusant, par pitié, que l’honneur de son épouse fût maltraité et que ceux qui priaient fussent accablés de mauvais jugements et de suspicion, le Seigneur voulut tout révéler à l’abbé qui apprit donc tout ce qui était arrivé.
15Ce dernier, rassuré par tout cela, en ressentit une grande joie ; il lui fut dit aussi d’aller là où était le saint corps. Aussitôt, il fit chercher tous les nobles religieux et les envoya là-bas. Il faut encore présumer qu’en cette compagnie, se trouvait aussi Britaldo en grande contrition. Ainsi sont-ils tous allés au pied du mont Cabilicrasto au bord du Tage, là où se trouve maintenant une chapelle, au-dessus du gouffre de Sainte-Iria. Aussitôt, par la vertu du Seigneur, les eaux du Tage se retirèrent de ce gouffre et découvrirent un passage à pied sec jusqu’au lieu où gisait le saint corps, très dévotement disposé, là même sans doute où il fut placé par les mains des saints anges. Tous comprirent que c’était la volonté de Dieu que le corps de la sainte reposât à cet endroit, ils en eurent la certitude. C’est pourquoi ils firent là leurs offices dévots et les vigiles, ils prirent comme reliques des cheveux de sa tête et des vêtements qu’elle avait portés, la couvrant avec d’autres tuniques très belles. Et les eaux ressortirent alors, car pendant tout ce temps elles avaient été congelées ; elles se répandirent et couvrirent le lieu. Alors l’abbé s’en retourna, ainsi que toute cette dévote compagnie en proie à des larmes de compassion, mêlées de tristesse et de joie, chacun regrettant beaucoup la vierge du Seigneur. Puis les gémissements de tous redoublèrent, les gens pleuraient et regrettaient sa piété. L’abbé revint dans son monastère et les saintes reliques firent beaucoup de miracles ; beaucoup d’aveugles, de lépreux, de boiteux et de gens atteints de bien d’autres maladies furent guéris, pour le plus grand profit de leurs âmes et pour l’amendement de leurs vies et de leurs mœurs, dès lors enclines et portées au service de Dieu tout puissant. Honneur et gloire à Dieu pour toujours !
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