À Messire Alessandro da Carpi
p. 213-217
Texte intégral
1Ne pourriez-vous me faire une faveur insigne, comme par exemple de demeurer tout un mois en ma compagnie à Florence ? J’apprends que vous êtes avec votre seigneur à Ferrare, et moi je me trouve avec mon valet à Bologne, et espère être de retour dans quatre ou cinq jours. Je vous en prie, venez, si Dieu vous a en sa sainte garde, et pour une fois faites-moi cette grâce. « J’ai un palais à la disposition de Votre Seigneurie », dit Franchino alors à Ferrare 204. Et moi, je vous offre une maison qui vaut sans doute trois palais, en sorte que, mon cher messire Alessandro, venez à Florence, et faites-moi confiance. Vous pourriez peut-être me dire : « Quelle demeure est-ce là ? une demeure digne de ma condition, ou destinée à de pauvres gens ? » Je vais vous en tracer une esquisse, afin que vous puissiez accepter mon invitation en toute sérénité. Ce qu’il faut dire d’abord, c’est qu’elle est de belle apparence, qu’il n’en est point de pareille dans ce quartier, et qu’on peut être certain que, quels que soient les gens ou les visiteurs qui pourront s’y rendre, il n’y a pas de risque qu’ils la volent : un simple petit coup d’œil qu’ils y jettent, et les voilà rassasiés. En conséquence, jamais vous ne serez objet de jalousie. De plus, vous ne pourrez habiter là sans entendre trois sortes de musique par jour. Tout d’abord, avant le jour, passe une cantilène des Seigneurs de la Charrette qui vous font une harmonie tout à fait retentissante. Dès le lever du soleil, le Commandeur du Mont Asinien 205 ne vous laisse pas pâtir d’une disette d’accords, même s’il est vrai qu’avec des chants aussi divers, on entende quelquefois un unisson qui outrepasse les règles de la composition. La troisième enfin, vous l’avez d’une façon continue, comme l’air, et de jour et de nuit : ce sont les sires de la vidange qui, sans cesse, extraient des trésors qu’ils vont déposer avec bonheur juste en face de la maison. Cette troisième musique est plus raffinée, car elle offre matière aussi bien à l’odorat qu’à la vue.
2Sa largeur est de dix brasses, ou huit, si je ne m’abuse (elle est belle en tout cas), et sa longueur de seize. Elle est haute de plus de neuf brasses et demie, sans compter le pigeonnier. Et dans ce vaste espace, on en a, entre les fenêtres et les portes, quarante-six, et un égout, ce qui fait quarante-sept, avec en plus un œil-de-bœuf dans l’entresol. Vous pourrez tenir salon partout, chambre en tout lieu, cuisine où cela vous chante. J’ai le sentiment (soit à cause de l’amour que je lui porte ou pour tout autre raison) que Noé y a laissé une foule d’animaux en débarquant, et qu’ils s’y sont multipliés : mouches gentilles et de toute espèce, puces de meunier, pédicules 206 de charbonnier (pour parler le vieux jargon de Janus), moustiques de boulanger, taons de boucher, punaises de prisonniers, tarentules et bêtes à trois pinces, araignées, mille-pattes, blattes, cafards et perce-oreilles, au point que vous avez continuellement, nuit et jour, des moyens nouveaux de prendre du plaisir et d’en donner à autrui. Et puis pendant l’été vous pouvez faire l’amour avec la sphère du soleil qui vous suit jusque dans votre lit, tandis qu’en hiver une subtile tramontane tiendra propre toute votre personne. Les cheminées sont dignes de représenter les armes des Pucci 207, et donnent leur couleur à toute la maison, ce qui est une joie pour les yeux, et dont on peut jouir en tout temps. Les maîtres menuisiers firent preuve de beaucoup de discernement en faisant portes et fenêtres, car elles sont aussi utiles lors même que les fenêtres sont closes. Toutes les chambres sont sous le toit, afin que l’agrément que l’on a à entendre tomber la pluie vous fasse dormir avec davantage de douceur. Si vous aimez cela, vous pourrez installer un vivier, dans la pièce que vous désirerez, car l’eau qui coule en abondance sera toute à votre service. Cette maison n’a qu’un seul défaut, auquel on peut remédier facilement, c’est que la voûte du milieu désire parler et qu’elle a ouvert la bouche afin de bien détacher les mots, c’est-à-dire : « Je m’apprête à faire dégringoler cette maison d’un seul coup » ; mais à l’aide d’une babiole, autrement dit avec quelque peu d’argent, on peut remettre tout en place, des fondations au faîte. Le puits vous fournit à manger et à boire, ce que ne font pas les autres sources, et de toutes parts l’on sent des commodités que l’on ne peut négliger. Je m’apprêtais à terminer ma description, et voilà que j’oubliais le meilleur et l’essentiel. Le jardin abonde en fruits, de ceux que ses créateurs rapportèrent de Gomorrhe 208, de belle apparence et aussi bien, en tout semblables à eux. Vous pourrez aller quelquefois à la chasse aux escargots et aux grenouilles, agrément à nul autre pareil. Vous y serez bien et à l’aise, détendu et reposé, car nul ne viendra vous déranger. Deux grosses cloches, au-dessus de vous, vous rendront hommage, à portée de main, jour et nuit, et continuellement vous aurez ainsi la tête remplie de leur musique. Bref, pour finir, je vous réitère mon invitation, et vous prie de ne pas me refuser une telle faveur. Saluez de ma part Ferrino da Scandiano 209, qui vous est aussi cher qu’il est plein de vertu, et ne manquez pas de me faire voir ses beaux dialogues d’amour que vous m’avez promis.
3De Bologne, 14 avril 1547
Notes de bas de page
203 La Zucca, p. 158 à 160. D’après Giuseppe Petraglione (Anton Francesco Doni, Lettere scelte, Livourne, R. Giusti, 1902, p. 74 et 75), Alessandro da Carpi aurait été un familier de Silvia Somma, comtesse de Bagno.
204 D’après Giuseppe Petraglione (op. cit., p. 75), il y a là une allusion à l’ouvrage Le Frappe del Franchino (Les Babioles de Franchino). Franchino aurait invité à Ferrare le légat du pape, en prétendant y posséder un palais.
205 Il s’agit ici des charretiers et des âniers. Les trois sortes de musique sont donc celle des charretiers, celle des ânes et enfin les chansons des éboueurs.
206 Pédicule (latin, pediculus : pou) latinisme dans l’esprit du « vieux jargon de Janus ».
207 Les armoiries de la famille des Pucci étaient une tête de maure, noire par conséquent, sur champ blanc. Il s’agit d’un exemple devenu proverbial, puisque, pour indiquer un travail inutile, on disait : « laver les armes des Pucci », comme en France : « laver un corbeau pour le blanchir ».
208 Avec ces fruits rapportés de Gomorrhe, une des deux cités maudites de la Bible, il y a sans doute une allusion à la sodomie.
209 D’après Giuseppe Petraglione (op. cit., p. 79), il s’agirait de l’humaniste Tito Giovanni de Scandiano.
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Humeurs et paradoxes
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