Bourde première 201
p. 209-213
Texte intégral
1Une chanson naît chaque fois que vient au jour quelque coutume nouvelle, et si viennent à apparaître monstres ou animaux nouveaux, pareillement on en fait une poésie. Quand ces Papillons (ainsi que je l’ai dit dans les Balivernes) arrivèrent dans nos contrées, tout le monde fut ébahi, de même que nous nous étonnâmes en voyant les Sauterelles qui, il y a de cela quelques années, traversèrent l’Italie 202. Les bergers qui se trouvaient dans les champs, en voyant ces beaux Parpaillons voleter tantôt sur une fleur, tantôt sur une autre, commencèrent à lancer leur bonnet dans les airs et à en attraper un, deux, trois, sept, autant qu’il en volait. Même les enfants (ces papillons étant jaunes, blancs, rouges, bigarrés, petits, grands, moyens) se mirent à leur donner la chasse. Aussi les habitants de la ville, désireux d’en posséder, allèrent-t-ils en demander aux pastoureaux, et ce fut là l’origine de cette ritournelle que l’on n’arrêtait pas de fredonner dans toutes les rues, et de jour et de nuit :
« Berger qui dans ces vallons
Fais la chasse aux papillons
Et blancs et jaunes qu’ils sont »,
2et ainsi de suite.
3La conclusion fut qu’on envoya chercher des papillons à foison, parce que tout le monde désirait en avoir. Les bergers en attrapaient de pleins sacs et les envoyaient à leurs maîtres. Certains d’entre eux les attachaient avec un fil pour les donner à leurs rejetons, les autres leur rognaient les ailes et les laissaient voltiger à fleur de terre. Parfois l’un de ces papillons s’échappait et, si on le voyait s’élever dans les airs, on lançait aussitôt les bonnets et on le rattrapait, par crainte de perdre un si joli passe-temps. À la fin, se voyant ainsi maltraités, ces papillons commencèrent à se cacher, et comme ils ne trouvaient pas d’endroit où se mettre à l’abri, fâchés, ils se logèrent dans le crâne de ceux qui les persécutaient. Il y avait des gens qui n’allaient pas à la chasse aux papillons, mais qui, apprenant la chose, voulurent en avoir eux aussi, et n’en trouvant pas, allaient en demander à tous ceux qu’ils rencontraient, leur disant : « Donne-moi, je t’en prie, deux papillons. » Et l’autre de répondre : « Frère, je n’en ai pas. – Laisse-moi voir sous ton bonnet, disait le premier. » L’autre retirait son bonnet et, voyant que dessous il n’y avait pas le moindre papillon, le demandeur se calmait. Ce fut là l’origine de cet usage d’ôter son bonnet à tour de rôle comme pour dire : « Frère, tu peux voir (celui qui fut le premier à l’ôter) que je n’ai pas le moindre petit papillon. – Ni moi non plus, répondait aussitôt l’autre qui, à son tour, retirait son bonnet. Mais à la longue, ils remarquèrent que les papillons leur étaient entrés dans le crâne et y avaient fait leur nid. Ils s’en aperçurent en bavardant, et que ce soit vrai on le voit bien aujourd’hui où l’on a coutume de dire, quand quelqu’un laisse échapper une grosse balourdise ou quelque extravagante historiette : « Oh, la grosse bêtise qu’il vient de lâcher » comme pour laisser entendre qu’un papillon s’est échappé de sa tête.
4Vous voyez la disgrâce qui est la nôtre, nous qui avons ces papillons dans la tête et qui ne les sentons pas, tant ils sont légers, tandis que les autres hommes ne les voient pas (car ils sont invisibles comme le son, l’harmonie ou la voix) mais chacun de nous les entend, et si ce n’était que ces papillons pour leur salut finissent par sortir, malheur à nous : ils se multiplieraient au point que nous aurions tous la tête comme une coucourde.
5Notre coloquinte en effet est un palais admirable, un ample logis capable de recevoir toute sorte d’animaux. Quand elle est pleine de vin, elle fume et alors les papillons s’échappent. Ceux qui ne portent pas de bonnet sur la tête, ou ne peuvent le garder, n’appartiennent pas à la catégorie de ceux qui chassaient les papillons. Il pourrait se faire qu’à leur insu l’un d’entre eux y ait pénétré. Mais, toute plaisanterie mise à part, on reconnaît ces Papillons de la manière suivante :
Texte
6Il y avait dans une ville de ce monde un grand satrape qui vivait avec majesté, réputation et autorité. Il ne cessait de flatter les personnes de haut rang, gens de lettres et de qualité. Sa Seigneurie avait un neveu, ou un fils, comme on voudra, lequel partageait toujours sa table, ouverte à tous les gens de mérite. Après le festin, le dîner ou le repas, tantôt pour se divertir, tantôt sérieusement, on causait toujours de quelque sujet approprié, docte, plaisant ou joyeux.
7Ce parent était un balourd à l’esprit grossier qui n’avait ni lettres ni créance. En entendant les conversations des doctes, il lui parut trop honteux de rester toujours coi, aussi à plusieurs reprises se joignit-il à la compagnie, se lâchant complètement, et commença-t-il à pérorer lui aussi avec force sentences, bons mots et proverbes de son cru, tout à fait à la hauteur de sa cervelle. Le maître, qui était savant en livres, perdait patience chaque fois que ce gros papillon voltigeait ainsi lourdement. L’ayant pris un jour à part, il le gourmanda, lui disant : « Mon fils, prends garde à ce que tu dis parmi les personnes lettrées ; tu ne fais que débiter d’horribles sottises. – Je ne m’en suis pas aperçu, répondit l’ignorant, mais dois-je toujours rester coi comme un âne ? Il faut quand même bien que je parle. – Au moins, dit le seigneur, regarde-moi chaque fois que tu dégoiseras car, dès que tu diras quelque niaiserie, je te ferai un signe, et toi, avec habileté, tu chercheras à te rattraper. » Et tel fut le pacte conclu entre eux.
8Un jour, on causait des salles de grande dimension, et chacun y allait de la sienne. L’un disait en avoir vu de soixante brasses de long à Paris et de trente de large à Padoue, à Rome et en d’autres endroits, avec des largeurs variables. En entendant de si grandes choses, l’ignorant voulut y aller de son histoire et ne pas paraître inférieur aux autres. Aussi ouvrit-il la bouche pour laisser échapper cette bourde : « Moi, j’en ai vu une dans les Abruzzes de trois cents brasses de long. » Le seigneur lui fit aussitôt un signe. L’autre se rendit compte qu’il avait dit une grosse bêtise et il chercha à la corriger. À cet instant, les aimables invités étaient sur le point d’éclater de rire, quand l’un d’eux demanda : « Quelle largeur avait-elle ? » L’ignare, qui avait aperçu le signe, et avait dit une chose énorme, crut qu’avec une petite il arrangerait le tout, et répondit : « Elle avait trois brasses de largeur. » Aussitôt s’éleva une tempête de rires telle qu’on n’en vit jamais la pareille, qu’une salle pût avoir trois brasses de large et trois cents de long. Lui, emporté par la colère, dit : « Gentilshommes, si mon oncle ne m’avait pas fait signe, je l’aurais faite aussi large que longue. – Allons, dit le seigneur, tu as toujours été un sot, et tu pourras débiter désormais toutes les inepties et toutes les sornettes que tu voudras, je ne te dirai plus rien. »
Glose
9Combien y a-t-il au monde de lourdauds de cet acabit ? Combien de riches ont de pareils rejetons aussi ahuris ? Et les parents qui ont des lettres et dont les enfants sont des veaux, et tous les maîtres qui s’échinent pour être honorés par de tels individus. Mais enfin, il n’est pas de remède, et il faut bien que chaque âge, chaque vice, chaque vertu, chaque homme suive le parcours qui est le sien.
Notes de bas de page
201 La Zucca, p. 112 et 113. Tout le texte est construit sur la polysémie du mot italien farfalla : papillon ; mais aussi farfallino : jeune garçon volage ; farfallone : bourde, bévue, fantaisie. Les Balivernes citées au début sont les Passerotti, le livre second de la Zucca.
202 Allusion à la présence des armées étrangères en Italie. En effet, de 1494 à 1559, avec les invasions de Charles VIII, puis de Louis XII et de François I, commença pour l’Italie une longue période de troubles au cours de laquelle ce pays devint un des champs clos de la lutte entre l’Espagne, la France et l’Autriche.
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