Sage seul 192
p. 197-198
Texte intégral
1Les princes devraient être les premiers à s’adonner à la sagesse, car un seigneur sans doctrine est, par exemple, comme une embarcation sans rame ou un faucon sans plumes aux ailes. N’étant moi-même pas sage puisque je ne suis pas un livre, je pourrais bien être un de ces seigneurs sans lettres. Mais comment pourrai-je juger par moi-même si je suis sage ou non ? Fort avisés furent les Grecs qui firent ce récit selon lequel la Sapience apparut un jour dans les airs, portant toute la sagesse enfermée dans un anneau que tout un chacun voulait posséder. Elle, qui désirait donner cet anneau à plusieurs personnes, le plaça parmi des milliers d’anneaux qu’elle dispersa dans le monde, disant que celui de la sagesse était parmi eux, et que quiconque le trouverait serait le plus heureux des mortels. Tout le monde courut se charger les doigts d’anneaux, et chaque docteur en porte un au doigt pour bien montrer que lui aussi a ramassé l’anneau et qu’au besoin ce pourrait bien être le bon, mais à coup sûr entre tant de milliers il n’est qu’un seul individu qui soit sage et qui seul possède le vrai anneau ; peut-être est-ce celui que je porte au doigt. Si c’était le cas, je serais le seul à être sage, et je pourrais dire :
« O vous qui avez l’intellect sain,
« Admirez la doctrine qui se cache
« Sous le voile de ces vers mystérieux. » 193
2Et puis il y a encore une chose qui me gêne, c’est qu’on dit que cette sagesse ne se peut acquérir sans une grande étude, ni sans une grande fatigue. Moi qui étudie bien peu et endure moins encore la peine qu’il y a à apprendre, pensez quel espoir je puis nourrir.
Notes de bas de page
192 Mondi…, p. 326 et 327. On peut dire que, toute sa vie, Doni fut hanté par le thème de la folie, à la fois motif littéraire et mode de réflexion sur l’existence. Deux textes particulièrement éclairent sa pensée sur ce sujet : une courte nouvelle dans laquelle on voit les Sages obligés d’entrer au nombre des Fous, et finir par se comporter comme eux, car rien n’est plus contagieux que la folie. C’est ensuite l’apologue des anneaux qui rappelle l’historiette des trois anneaux, très connue au Moyen Âge, et qui inspira une nouvelle à Boccace (Décaméron, 1re journée, 3e nouvelle). Chez Doni, la Sagesse apparaît aux hommes pour leur donner son anneau mais, pour satisfaire tout le monde, elle se voit dans la nécessité de répandre sur terre des milliers de faux anneaux, de sorte qu’il nous est impossible de savoir si nous sommes des Sages authentiques ou non.
193 Citation de Dante, Enfer, IX, 61 à 63.
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