Chapitre quatrième. Du traité plurisubjectif vers le récit unisubjectif
p. 125-145
Texte intégral
1Ne pouvant pas nous livrer, par la force des choses, à une analyse en profondeur sur le corpus hispanique des estats du monde, nous avons décidé de nous intéresser, dans la suite de notre travail, aux seules revues d’états ayant un caractère fictionnel et narratif, et seulement de façon tangentielle au domaine proliférant des textes doctrinaux, au demeurant assez monotones du point de vue formel. A l’intérieur de ce corpus, il nous a semblé opportun de procéder à une nouvelle restriction, en privilégiant une sous-famille de textes qui nous semble la plus intéressante en termes de complexité narrative, en l’occurrence les revues d’états à structure « unisubjective », dans la terminologie de Jean Batany, celles où un seul et même personnage fait l’expérience de plusieurs conditions sociales.
2En termes d’axiologie, ces récits unisubjectifs tendent à privilégier une problématique individuelle du bonheur plutôt qu’une éthique du devoir collectif, selon une évolution qui serait à rattacher, sur le plan des idées, au passage entre l’épistémè réaliste (réalité des universaux et par voie de conséquence du type social) vers l’épistémè nominaliste (consistance ontologique de l’individu et, partant, caractère conventionnel du type). Les choses, on s’en doute, sont bien plus complexes et nuancées dans les faits, surtout parce que le récit unisubjectif, au point de vue de la genèse des formes, semble être l’héritier de la legenda hagiographique, alors même que le saint offre, à un degré éminent, le modèle même d’un personnage qui se situe, non pas dans la perspective d’un bonheur immanent, mais sur le plan du devoir-être et du type exemplaire.
3Du point de vue de l’histoire littéraire, il n’est pas indifférent de savoir que ces revues unisubjectives ont pu être considérées comme une matrice du roman picaresque et, par voie de conséquence, comme un maillon important dans la préhistoire du roman moderne.1 En outre, il est évident que l’itinéraire d’un individu, traversant plusieurs strates sociales, nous offre, du point de vue idéologique, un terrain plus riche que le schème « plurisubjectif », celui par exemple de la Novela moral de Gradan, où un personnage témoin, assez terne et peu engagé dans l’action, nous sert de fil conducteur pour découvrir les contours d’un paysage social. Le jeune héros effectue un périple où il prend connaissance de diverses formes d’injustice ayant cours au sein des états de la société, avant de choisir la vie contemplative du moine.2 Du point de vue de l’intertextualité, nous trouvons, entre le Gradan et le Lazarillo, une même structure d’enfilage entre les divers récits, reposant à la fois sur l’existence d’un personnage commun aux diverses séquences et sur la motivation du voyage, mais à cette différence près, et elle est de taille, que Gracian n’est pas un personnage-narrateur. En dépit de ces similitudes avec le picaresque, ce roman lulliste penche plus nettement, comme l’on pouvait s’y attendre, du côté didactico-moral : tout d’abord, la chronique sociale s’y échelonne selon un ordre assez rigoureusement descendant, ce qui ne va pas sans contredire le caractère aléatoire propre à la route ; ensuite, le jeune Gracian se présente à nous, selon la formule de Viktor Chklovski, comme un « fil gris », le personnage à rôle neutre par excellence, celui qui, en vertu du découplage entre l’agent et l’action, subit les péripéties narratives sans en être très visiblement affecté ou métamorphosé.3
4En réalité, la distinction entre les deux structures - plurisubjective et unisubjective - n’est pas toujours très aisée à établir. Aussi devrons-nous consacrer une transition à étudier les formes mixtes ou hybrides des estats du monde, dont les trois modalités les plus répandues nous semblent être la roue de la fortune, l’itinéraire social par le simulacre soit du songe soit de la magie et, enfin, le choix de vie par l’adolescent.
La roue de la fortune
5Une telle imperfection dans le caractère unisubjectif, nous pouvons la relever, tout d’abord, dans un imaginaire social très répandu au Moyen Age, celui de la roue de la fortune, énonçant la fragilité des situations humaines, et dont l’origine remonte jusqu’aux temps de l’Antiquité tardive.4 Il se trouve, en effet, que la roue de la fortune ne se laisse pas réduire à un simple support au service d’un discours de morale individuelle appelant à l’égalité d’âme devant les aléas du sort (de casibusfortunæ).5 Dans certaines de ses variantes, la roue peut se présenter aussi comme un outil, aussi fruste soit-il, d’analyse sociale, permettant d’énoncer une loi de circulation, ascension et déchéance, qui fait passer les individus ou les lignées de la pourpre au fumier. Tel est le constat désabusé d’Alfonso Perez de Vivero, vicomte d’Altamira, dont on sent bien qu’il ne parvient pas à accepter une telle dureté du sort pour les classes dont il est lui-même issu :
Des hommes à la naissance royale
j’ai vu mourir en pauvres serfs,
et de pauvres misérables
qui ont grimpé en peu de temps.
Sénèque soutient cette loi
(que je ne loue pas pour autant)
qu’il n’est pas de sang d ‘ esclave
qui n’ait pas été royal,
ni sang de roi qui ne devienne d’esclave.6
6Comme l’on pouvait s’y attendre, il est surtout reproché à la Fortune la perte douloureuse de son rang, tout en passant sous silence ce qui en est le corollaire logique, l’accession de nouveaux groupes au prestige et au pouvoir.7 Le marquis de Santillana, en revanche, reconnaît le caractère bienfaisant de cette circulation sociale, mais en mettant ce discours sur les lèvres de Fortune, laquelle est amenée à se justifier contre les blâmes de ceux qui ont eu à se plaindre des renversements du sort. Il ne sied pas, rétorque-t-elle, que les puissants restent à tout jamais puissants, car ce serait commettre une injustice à l’égard des pauvres, tout misérable ayant droit au moins à l’espoir d’une vie meilleure.8
7Alors que l’on connaît assez bien les différentes positions théologiques en présence, durant la grande querelle sur la Fortune du XVe siècle castillan, une étude resterait à faire sur ses implications sociales, où les nuances parmi les auteurs sont à première vue loin d’être négligeables.9 Ainsi de Jorge Manrique qui, tout en déplorant le pouvoir capricieux de Fortune, n’en attribue pas moins la déchéance des lignées à une perte de la valeur personnelle, por poco valer.10 Parmi les tenants de cette liberté et du « pélagianisme » social, outre Gutierre Diez de Games11, il faudrait mentionner Pedro de Cartagena qui loue l’effort volontariste d’ascension sociale (« se tenir en éveil pour grimper »), tout en conseillant l’art et la manière de faire toute chose en son temps, tantôt pour monter (medrar) tantôt pour préserver ses acquis.12
8Même s’il ne se réfère pas explicitement à l’image de la roue, Gonzalo de Berceo nous offre, dans le miracle du « bourgeois de Constantinople », une pièce permettant de postuler qu’il existe une filiation possible entre ce paradigme social, la variabilité du statut social, et l’invention du récit unisubjectif.13 Un membre du patriciat urbain, y lit-on, mène une vie de prodigalité afin de monter dans l’échelle du prestige social (§ 627-629), notation où il est permis d’entrevoir un désir d’assimilation à l’aristocratie, encore que cette classe ne soit pas explicitement mentionnée dans le texte. Ruiné par son train de vie, il doit se résigner à vivre en-dessous de son rang, en embrassant la vie du marchand itinérant (§ 661-662). S’étant enrichi, « achetant et revendant, d’après la règle des marchands » (§ 683b), il peut rembourser son prêt à un juif et retrouver aussi sa place dans les rangs du patriciat urbain.
9Cela dit, le caractère unisubjectif n’est pas toujours, et tant s’en faut, de rigueur pour la roue de la fortune, en ce sens qu’il arrive plus souvent, par exemple chez Raymond Lulle (c. 1232-post 1315)14, mais aussi chez Gutierre Diez de Games (1 379-145 3)15 et Alfonso de Palencia (1423-1491)16, que la montée et la chute dans la roue sociale ne concernent pas tant des individus isolés qu’une suite de générations familiales, choix d’écriture qui se trouve en accord avec la durée qu’exige l’accession au prestige social, ou sa perte, dans une société d’ordres.
10Il nous est arrivé, personnellement, d’exagérer un peu le caractère « progressiste » de ce paradigme, en opposant de façon un peu tranchée le système statique et clos des sphères célestes à la roue dynamique de la fortune.17 Après une lecture plus attentive, il nous apparaît maintenant qu’une telle appréciation n’en doit pas moins être tempérée par le fait que ces textes, pour la plupart, n’assujettissent pas la noblesse à la dure loi de renouvellement des classes dirigeantes. Ainsi du Poema de mio Cid où la fluidité sociale permet au simple fantassin de devenir cavalier, mais ce dernier ne pourra franchir, lui, la barrière qui le sépare de la noblesse de sang (infanzon).18 Tout se passe donc comme si la roue de la fortune, héritage de l’Antiquité tardive, offrait une image sociale relativement étrangère à l’univers mental de la féodalité, en ce sens qu’elle tend à s’appliquer surtout à des groupes sociaux se situant aux franges de l’aristocratie. Ce n’est sans doute pas un hasard si Raymond Lulle y loge surtout les laboureurs, les artisans, les marchands et les patriciens, un univers caractérisé par des hiérarchies provisoires et fuyantes qui découlent d’une « glorieuse incertitude », non pas des armes mais des affaires :
Fiuz, presque touz les homes qui sont es mestiers d’amont diz desirrent estre en estat de borgois, et voudroient que lor enfanz fussent borgois. Et saches qu’il n’est office tant perilleux come estat de borgoisie, ne qui tant petit dure.
Borgois vient des mestiers d’amont diz ; quar premierement aura esté son lignage en aucun mestier, et aura gagnié tant que ses oirs seront borgois. Et quant seron en borgoisie, adonc comencera a decliner son lignage. Et ses tu porquoy ? Parce que borgois despent et riens ne gaaigne, [et a] enfan[z] [et] sont touz oiseus et veult chascun des enfanz estre borgois, ne la richece ne puet souf [fire] a touz. Filz, tout ausi come roe qui se me[u]t et torne tout environ, se tornent et muevent les homes qui sont es mestiers d’amont diz. Con ceuls qui sont plus hauz offices et greignors honors desirrent monter chascun jor tant qu’ils soient au souverain chief de la roe, de laquele sont les borgois. Et quar la roe convient torner ce qui est desus desouz et ce desouz deus, afforce convient que office de borgois chee de haut au bas.19
11Gutierre Diez de Games, il est vrai, n’hésite pas à appliquer cette loi de renouvellement à la noblesse, mais, à y bien lire, il s’agit en l’occurrence d’une simple dynamique interne de brassage entre magnates et simples milites, et nullement d’une navette entre l’univers de l’aristocratie et celui des roturiers :
Ayez toujours présent à l’esprit, mon fils, que vous êtes issu d’un haut lignage, mais la roue du monde — celle qui jamais ne s’arrête ni ne laisse les choses demeurer en leur bon état - a fait déchoir votre noble lignage : elle a abaissé les puissants ; ceux qui étaient d’un haut rang, les voilà déchus et pauvres. Aussi, faudra-t-il bien vous efforcer pour retrouver cet état passé et même pour surclasser en rang et en noblesse vos ancêtres : rien d’étonnant, en effet, à ce qu’un homme soit l’égal de son père en maintenant le rang hérité, puisqu’il a trouvé les choses toutes faites ; celui-là est digne de louange : qui, s’élevant sur un rang plus haut, dépasse ceux dont il est issu.20
12Il semblerait que la circulation « inter-classes », quand elle apparaît dans les textes, soit surtout liée à des stratégies matrimoniales hypergamiques, encore que l’on puisse produire d’autres pièces, surtout nobiliaires, qui préconisent une alliance hypogamique, avec la satire du mari sans cesse humilié par une épouse issue d’un plus haut rang que le sien.21 Le rêve d’un beau mariage n’en demeure pas moins le cas le plus fréquent, comme nous le montre le roman Blaquerna de Raymond Lulle, où le bourgeois Evast épouse Aloma, une jeune fille de la noblesse.22 Dans ses premiers textes, Raymond Lulle est d’ailleurs revenu, à plusieurs reprises, sur ce rôle que joue le mariage dans la mobilité sociale. L’artisan, lit-on dans le libre de contemplació, souhaite marier sa progéniture à celle d’un commerçant, le commerçant à celle d’un bourgeois, le bourgeois à celle d’un comte, etc.23 Au demeurant, il devait y être d’autant plus sensible que — membre d’une famille bourgeoise —, son père avait épousé une fille de la noblesse barcelonaise, Isabel d’Erill.
13Sur un mode plus original et plus vivant, la même idée se retrouve dans le Libro de Buen Amor ; sous la forme de vœux, ou plutôt de boniments, que le mendiant aveugle adresse pour attirer les largesses des passants :
Vos filles aimées
voyez-les bien mariées
avec maris chevaliers ou d’honnêtes tributaires,
ou de courtois marchands
ou de riches bourgeois.24
14Si Raymond Lulle et Juan Ruiz nous renvoient une image plus ouverte du social, il ne faudrait pas pour autant nous empresser de l’attribuer à leur vision du monde ou bien au fait qu’ils reflètent fidèlement une pratique sociale du temps, le mariage comme seule passerelle permettant de franchir le cloisonnement entre les ordres. Sans doute, les genres littéraires y jouent-ils aussi un rôle non négligeable, en l’occurrence la chanson d’aveugles et le roman para-hagiographique, des formes moins sur-déterminées par l’idéologie que le traité politique d’Alfonso de Palencia ou la chronique nobiliaire de Gutierre Diez de Games.
Les paradis artificiels : la magie et le rêve
15La prégnance sur les esprits de cet imaginaire social, la roue de la fortune, se déploie en d’autres motifs afférents, à l’œuvre dans les revues d’états. Si nous analysons, en effet, le profil des ambitieux qui aspirent de façon irrésistible à la promotion sociale, nous pouvons y repérer le plus souvent une séquence initiale de crise rapportant une situation de « dérogeance », sentiment autrement plus douloureux, plus dynamisant aussi pour le récit, que la simple insatisfaction devant son estat naturel. Si Théophile, vertueux vicaire général du diocèse, refuse humblement l’épiscopat pour demeurer dans son degré ecclésiastique, sa vertu ne souffrira pas pour autant de se voir déclassé par le nouvel évêque : dépité par la nomination d’un nouveau vicaire, il ira jusqu’à vendre son âme au diable qui, en échange, lui fait recouvrer sa situation.25 C’est donc le sentiment intolérable de la déchéance sociale, bien plus que la pure ambition, qui va pousser les hauts personnages médiévaux à ne pas s’encombrer de scrupules à l’heure de se procurer les voies et les moyens pouvant les rétablir dans leur rang, en l’occurrence le reniement du Christ et le pacte diabolique. Si le bourgeois de Constantinople — toujours dans les Milagros de Nuestra Señora — avait su, lui, résister à l’expédient de la magie noire et s’enrichir de nouveau par le seul travail, sans doute convient-il d’en saluer la vertu exemplaire ainsi que l’aptitude au négoce, tout en rappelant que la prompte restitution du prestige constitue une exigence et une tentation, ô combien plus pressantes, pour l’aristocrate ou le dignitaire ecclésiastique. Il ne faudrait pas se laisser prendre au piège du discours du de contemptu mundi, au point d’en arriver à oublier que, dans l’univers médiéval, l’être intime de l’homme se mesure à l’aune de la riqueza, à la fois prestige, richesses et autorité.
16Parmi d’autres textes parallèles reliant cette situation de déchéance inaugurale à un rétablissement dans l’échelle sociale obtenu au prix d’un pacte diabolique, nous nous limiterons à citer le commencement de l’apologue « de ce qui advint à un homme qui était devenu le vassal du diable » dans El Conde Lucanor :
Seigneur comte — dit Patronio —, un homme, qui avait été très riche, tomba dans une si grande pauvreté qu’il n’avait plus même de quoi se nourrir. Or, comme il n’est pas de plus grand malheur au monde que de se retrouver dans le besoin alors que l’on a connu l’opulence, cet homme, qui avait été très riche, avait sombré, lui, dans une détresse si extrême qu’il en éprouvait une très vive souffrance. Un jour, ü errait seul sur une montagne, accablé et en proie à l’angoisse, et, tout à ces sombres pensées, il y fit la rencontre du diable.26
17C’est que, de toute évidence, la mobilité sociale ne relève pas du cours normal des choses dans la réalité historique du Moyen Age, mais peut-être moins encore au sein d’un discours qui s’attache volontiers à en conjurer les effets jugés dissolvants sur l’ordre de la société. Aussi, les récits de l’ascension tendent-ils à réclamer une écriture de l’invraisemblable, tantôt le rêve mensonger tantôt les procédés obscurs de la magie. Dans une fable, située en tête de recueil, le Libro de los gatos nous offre une parfaite illustration pour ce que nous serions tenté d’appeler une diabolisation de la mobilité, en vertu de la liaison très étroite tissée entre l’ascension sociale du parvenu et le recours à des sortilèges diaboliques (falssedades., fecbizos, traydones, artes mallas) :
La tortue, qui se tenait dans l’eau profonde, demanda à l’aigle de l’emmener vers les hauteurs, car elle souhaitait contempler les champs et les montagnes. L’aigle, accédant à sa demande, la fit monter très haut : « Vois-tu maintenant, dit-elle, ce que tu avais tant envie de contempler, les montagnes et les vallées ? » : « Tout cela me plaît bien, mais je voudrais plutôt être dans mon trou». Et l’aigle de répondre : « Eh bien, tu as déjà pu voir ce que tu convoitais ». La laissant alors tomber à terre, la tortue en fut toute brisée. Par la tortue, s’entend de certains hommes qui sont des pauvres misérables en ce monde ou, encore, de ceux qui, tout en possédant le nécessaire, n’en sont pas satisfaits. Ils désirent monter vers les hauteurs et s’envoler dans les airs. Ils prient donc le diable de les faire monter à tout prix ; par toutes sortes de moyens, justes ou injustes, comme le mensonge, les sortilèges, les trahisons, ou d’autres arts condamnables, le diable les aide parfois à grimper et ils montent, en effet, très haut. [...] Mais ensuite ils retombent en enfer où ils sont tout brisés, s’ils ne se sont pas repentis avant la mort : ayant grimpé sur une échelle de péchés, ils se retrouvent, bien à contrecœur, dans un lieu déplorable.27
18A contrario, l'un des signes les plus éclatants de la vertu et de la sainteté consistera précisément à faire preuve de patience devant la perte de son rang, voire même à suivre la voie d’une déchéance volontaire, selon une modalité narrative proliférante qui, à partir des légendiers hagiographiques, s’est répandue dans le roman. S’agissant d’un reflet inversé pour les récits d’ascension diabolique, qu’il nous soit permis de dire ici quelques mots au sujet de ce corpus du renoncement, où nous pouvons dégager, de façon sommaire, une double filiation : la première conduit du Barlaam et Josaphat, une vie de Boudha christianisée, vers le Blaquerna lullien ou le récit-cadre du Libro de los estados de Don Juan Manuel28 ; la seconde, partant de la Vie de saint Placidas/Eustache, se prolonge dans le Caballero Zifar ainsi que dans le cycle chevaleresque de Guillaume d’Angleterre.29 D’un point de vue narratif, il est important de relever que le sujet du renoncement aboutit à de longs récits, riches en péripéties, ayant le format du roman ou de la nouvelle, tandis que le sujet de l’ascension diabolique tend à se mouler dans la forme brève du conte (miraculum ou exemplum, dans les catégories médiévales), ce qui doit se rapporter, nous semble-t-il, aux contraintes régissant le récit surnaturel ou magique. Parvenus à ce point, il semble difficile de ne pas s’interroger, enfin, sur la curieuse prédisposition qu’ont les chevaliers, dans les romans médiévaux, à finir leurs jours en tant qu’ermites de la forêt, plutôt que moines dans un couvent. Parmi les raisons de ce choix récurrent, nous serions tenté d'évoquer, entre autres, l'attachement aux codes aristocratiques, ce qui se traduirait, au sein même de la conversion religieuse, par l’extrême réticence à accepter le principe d’une soumission à autrui, situation que l’on continue à percevoir de façon déshonorante.30
19En revenant sur Le Miracle de Théophile, l’ancêtre médiéval du Faust, nous y retrouvons une modalité de récit psychologiquement plus complexe, en ce sens que la voie de renoncement est choisie pour être aussitôt regrettée. C’est que, dans cet univers hagiographique, la vertu ne doit pas se prouver par un seul acte initial, aussi généreux soit-il, mais par une longue patience au sein des adversités. En proposant ce faisceau de remarques, nous ne croyons pas avoir cédé, plus qu’il ne fallait, au plaisir de la flânerie digressive, notre intention étant de souligner la connivence profonde qui unit ces deux modalités de récit. Non seulement, la renonciation à son rang nous apparaît comme le reflet inversé de l’ascension diabolique, mais les deux thèmes peuvent se croiser encore dans le même récit, ce dont Le Miracle de Théophile nous offre un échantillon très remarquable avec son refus initial de la promotion épiscopale qui tourne à une descente aux enfers, sous la forme du pacte diabolique.
20Si les textes sont nombreux qui relient le pacte diabolique à la réussite sociale, tous ne se déploient pas, et tant s’en faut, jusqu’à prendre la forme polyptique d’une revue d’états, où l’ambitieux gravirait successivement - mais de façon fulgurante - plusieurs degrés de l’échelle sociale. Le plus souvent, ces récits de l’ascension ne comportent, en effet, qu’une seule séquence (par exemple, le valet devenu par enchantement roi de France chez Francesc Eiximenis), ce qui les écarte de notre domaine de recherches.31 En revanche, on peut trouver bel et bien une pluralité de séquences sociales dans Le Doyen de Compostelle, le très célèbre exemplum de Don Juan Manuel. Comme nous consacrerons plus loin une assez longue étude à ce conte en tous points remarquable, nous nous bornerons à donner ici quelques indications d’ordre assez général sur le thème du pacte diabolique et/ou magique.
21Une première question se pose à nous : faut-il relier au modèle unisubjectif ces récits d’une ascension qui se fait par la grâce, si l’on ose dire, d’un sortilège magique ? Autrement dit, le personnage endosse-t-il réellement (dans la réalité narrative du texte) plusieurs situations sociales ? Aucun doute n’est permis pour une sous-famille de textes, à la structure assez simple, où le pacte diabolique modifie sans conteste le statut social des personnages ainsi que la trame des événements, ce qui est le cas, entre autres, pour deux miracles mariais, Le Miracle de Théophile de Berceo et la Cantiga 281 du roi Alphonse le Sage.32 La question est autrement plus complexe quand l’auteur superpose deux ordres de la réalité, la causalité ordinaire et la causalité magique, comme dans l’exemplum de Don Juan Manuel, Le Doyen de Compostelle. Le personnage a cru vivre réellement, grâce au nécromancien Don Julien, une ascension sociale qui ne relève pas tout à fait du pur songe et, pas même peut-être, de l’illusion deceptive ; autrement dit, l’ascension et la déchéances sociales, quoique magiques, y sont narrativement réelles, au lieu de reposer sur une illusion mentale. Aussi, le dénouement, le retour sur terre de l’ambitieux, ne doit-il pas être ramené à un simple réveil ou à une « dés-illusion », mais bien à une restitution sur un autre plan de la causalité. Réalité ou illusion ? La question est bien difficile à trancher, puisqu’il faudrait se prononcer sur rien de moins que sur le statut du fantastique médiéval, question épineuse s’il en est.33 Si le protagoniste est dupe d’une sorte de suggestion commandée par le magicien, il faudrait en conclure qu’il n’a pas vécu réellement les situations décrites ; il s’agirait donc d’une projection purement mentale dans les états sociaux endossés. En épousant de plus près les conceptions médiévales, il semble, cependant, qu’il convient d’accorder à cette mise en scène « magique » un statut ontologique qui serait celui de l’existence virtuelle ou du simulacre, ni vérité ni mensonge, à mi-chemin de la réalité plénière et du phantasme illusoire.
22Le recours à la magie, comme moyen d’ascension sociale, nous permet d’enchaîner avec d’autres formes imparfaitement unisubjectives, c’est-à-dire des structures narratives où le personnage n’assume pas effectivement les différents états sociaux, et où il se limite à les envisager mentalement. Tel est le cas pour le thème du songe, ce que nous serions tenté d’appeler l’évasion sociale par le rêve. Libéré du principe de réalité, un dormeur se voit accomplir un parcours fulgurant de promotion, dont l’élan euphorique est brisé par un réveil brutal qui rappelle le songeur à la loi d’airain de son état social. Puisé à des sources bibliques (Psaumes LXII, 20 et Job XX, 5-8), ce thème du songe — que le réveil vient dissiper douloureusement — connaîtra une longue fortune, dont Julio Rodriguez-Puertolas a suivi la trace chez Francesc Eiximenis, frère Iñigo de Mendoza et Juan de Padilla.34 Pour être plus précis dans le suivi de cette filiation, il nous semble que l’on ne saurait faire l’économie d’un précédent majeur, les Moralia in Job, où saint Grégoire le Grand amplifie ce thème biblique, en nous brossant le dur réveil du pauvre qui s’était rêvé en potentat.35 Il est vrai que, dans cet ouvrage, la situation sociale assumée relève encore du paradis artificiel (visio nocturna, phantasmata, imago), bien que la minceur ontologique en soit raffermie par un arrière-plan religieux jouant sur le renversement entre la réalité et les apparences : ce songe trompeur désigne tout de même l’existence terrestre de l’homme, que le discours ascétique s’applique à dévaloriser en y voyant l’effet d’une pure illusion que la mort viendra dissiper. Dans le sillage de Grégoire le Grand, ce thème biblique du rico entre sueños sera repris, bien entendu, par le chancelier Ayala qui a donné plusieurs versions castillanes des Moralia in Job.36
23Cela dit, l’évasion sociale par le rêve se réduit le plus souvent, chez les auteurs que nous venons de citer, à un simple énoncé didactique, ne donnant pas lieu à un parcours relativement long, c’est-à-dire à une véritable revue des états qui serait balisée par une série de situations sociales successives. A notre connaissance, Pero Gonçales de Uceda est bien le seul à déployer, et avec quel brio, les virtualités narratives de ce thème, sur un ton au demeurant plus enjoué qu’ascétique, ce qui vaut d’être mentionné. Dans son poème « Amigo Johan Sanches... », cet Andalou lulliste pose à un autre lettré une question sur le mystère du rêve, en racontant un songe où il se voit évoluer sans entraves dans toutes les régions du monde et au sein des plus divers estats, maître à Bologne, marchand dans les Flandres, pape à Rome, comte en France, etc.37 Le recours à l’énergie du rêve est ici une solution fort originale permettant de contourner ce qu’il y a d’invraisemblable dans un changement socio-spatial si rapide et, pour tout dire, expéditif.
Un choix pour la vie
24En termes de postérité romanesque, le module le plus fécond nous semble être celui qui retrace une situation de choix de vie, au moyen d’une confrontation entre un éventail de situations possibles et un seul adolescent qui doit se déterminer pour son avenir professionnel ou personnel. De même que pour le songe ou pour l’illusion magique, le parcours des états de vie se donne ici à l’état virtuel, puisque ces situations ne sont pas tour à tour assumées mais tout simplement envisagées.
25Parmi les maillons de cette tradition, nous avons pu repérer, non sans un certain étonnement, un ars amandi néo-ovidien, le Fasset, qui est tout ensemble un manuel de civilité, d’initiation amoureuse et d’éducation, comprenant une partie consacrée à l’orientation des adolescents.38 On pourrait encore verser dans ce dossier des textes médicaux de vulgarisation, les regimina sanitatis, dont certains s’intéressent aussi à l’avenir de l’adolescent, en proposant une sorte de « guide d’orientation professionnelle » avant la lettre, où l’on passe en revue une galerie de métiers ou états de vie en fonction des aptitudes intellectuelles et physiques du sujet :
Quand l’enfant arrivera à l’âge de douze ans — conseille le médecin Bernard de Gordon —, il devra alors choisir la voie qu’il préfère ou celle pour laquelle il a plus de capacités, compte tenu de ses dispositions particulières. Il penchera alors soit vers le métier des armes, soit vers les arts mécaniques, soit vers la philosophie.39
26Au risque d’exploiter plus que de raison quelques pièces de notre corpus, il nous semble difficile de ne pas faire référence de nouveau à Raymond Lulle qui inclut, dans sa Doctrina pueril, des pages pour guider l’avenir socio-professionnel de son propre fils (chap. 73-82), pas très loin d’un passage (chap. 91) qui est un véritable regimen sanitatis pour nourrissons. L’extrême originalité de son propos tient au fait qu’il serait enclin à conseiller à son fils un itinéraire de déclassement plutôt que de promotion. Il est préférable pour un fils de « bourgeois », écrit-il, de retrouver le statut de travailleur manuel - c’est ainsi que l’on concevait alors le négoce plutôt que de lorgner vers l’aristocratie. Pour justifier une telle option, Lulle met en avant des raisons multiples et imbriquées : l’on y trouve par exemple l’impératif religieux d’humilité et de lutte contre la vanité du rang social, mais aussi des raisons médicales puisque le peuple est censé jouir d’une meilleure santé que les grands40, ou encore des critères de stratégie sociale, la grande hantise d’un Lulle, qui ne manque pas de lucidité, étant la déchéance qui guette un patriciat urbain pris en tenaille, vers le haut par une noblesse, assurée dans ses privilèges et dans ses rentes, et vers le bas par le dynamisme des marchands dont ces bourgeois sont issus.41 Si, par un trait d’islamophilie, Lulle rattache son éloge du travail à un mimétisme des mœurs musulmanes, il convient de rappeler que l’éducation aux métiers manuels, y compris pour les enfants des puissants, n’était pas pour autant un élément tout à fait exogène, du moins sur le plan théorique, à la païdéia ayant cours dans la chrétienté médiévale, telle qu’elle est attestée, entre autres, dans la version castillane du très célèbre Disticha Catonis (I, 28)42 et dans le Libro de los exemplospor ABC43 Quant au rang social à envisager pour ses enfants, une semblable prudence est de mise, et peut-être de façon encore plus accentuée en domaine catalan, et nous pensons, outre le cas de Raymond Lulle, à Lo Somni de Bernat Metge et au recueil gnomique Conseil parlant en persona de un pare a son fil.44
27En matière de choix de vie, la littérature castillane nous offre deux textes vraiment majeurs, le Libro de los estados de Don Juan Manuel et le très célèbre Speculum humanas vitce, rédigé par Mgr de Palencia, Rodrigue de Arevalo. Ayant déjà mis très largement à contribution le premier45, nous allons faire porter ici notre analyse sur le second, d’autant plus que sa large réception permet de postuler qu’il existait une harmonie certaine entre son contenu et les valeurs ayant cours dans l’Europe préhumaniste.46 Dans son prologue autobiographique, Rodrigue dit avoir été tiraillé entre, d’un côté sa mère qui désirait pour lui l’état ecclésiastique et, de l’autre, sa parenté et ses amis qui lui conseillaient des études de droit afin d’accéder plus tard, à l’instar de son père, à une honorable charge dans le pouvoir municipal. Cette perspective du choix à faire par le jeune homme oriente la matière entière de l’ouvrage : pour chaque « débouché », il est donné une double présentation mettant face à face ses agréments et sa pénibilité (celle-ci étant accentuée pour les états laïques) ; l’on y compare aussi les différents états entre eux, surtout à l’intérieur de l’ordre ecclésiastique (vie contemplative vs vie active ; clergé séculier vs clergé régulier ; érémitisme vs vie cénobitique, etc.).47 En mettant en balance les avantages et les inconvénients de chaque état48, Sanchez de Arevalo retrouvait en fait les précédents antiques des états du monde, quand Horace épinglait, sur un ton certes plus jovial, l’éternelle insatisfaction de l’homme, qui envisage avec jalousie les avantages des autres situations sans prendre en considération leurs inévitables désagréments.49 Quelle que soit la distance qui sépare ces deux univers culturels50, nous n’y retrouvons pas moins le même schéma narratif, consistant en une projection purement mentale du sujet vers un éventail de rôles sociaux.
28A ce point de notre démonstration, il convient de rappeler, sur les brisées de Jean Batany, l’étroite liaison qui existe — en réalité un isomorphisme - entre la structure narrative du « choix de vie » et une axiologie du bonheur individuel : quel état doisy-je embrasser pour assurer l’épanouissement de mon existence ? Sur ce point, il semble difficile de faire l’économie d’une approche diachronique, ne fût-ce que pour pouvoir rendre compte d’une conclusion majeure dans les travaux de Jean Batany. En effet, ce dernier a proposé de distinguer trois âges spirituels successifs dans les états du monde, le principe recteur de cette formation discursive ayant évolué dans le sens suivant : le salut chrétien (XIIe siècle), le devoir social (XIIIe siècle) et le bonheur (XIVe-XVe siècle), bref une évolution mentale et littéraire qu’il définit comme un « gauchissement hédoniste d’une problématique morale ».51 Au point de vue axiologique, on s’interrogera moins désormais sur les vertus et les vices de chaque estat qu’on ne s’inquiétera des heurs et malheurs dont il est assorti.
29Afin d’illustrer son hypothèse de départ, Jean Batany utilise entre autres la figure du laboureur, dont la supériorité fut d’abord établie dans la perspective du salut religieux (qu’il mérite plus que nul autre en raison de la pénibilité de son existence), et plus tard, dans la perspective d’une accession au bonheur, qui est envisagée désormais, surtout dans les fabliaux, non plus à partir « du haut » religieux mais « du bas » corporel avec une coloration scatologique et sexuelle.52 L’homme du peuple, en effet, est censé pouvoir assouvir son instinct naturel de façon immédiate, ce que les clercs et les chevaliers s’interdisent de faire, tenus qu’ils sont par les codes de la culture et de la civilité. Sur ce dernier point, une remarque comparatiste, rien moins qu’originale, semble s’imposer, à savoir l’extrême minceur d’un corpus de textes pouvant s’apparenter au fabliau au sein d’une littérature castillane, ou du moins de ce qui en reste, qui se caractérise par un prurit moralisateur et didactique, laissant peu de place à cette veine hédoniste.53 A cet égard, il convient de mentionner le Dialogo de vita beata, où Juan de Lucena, quand il s’agit d’aborder la question de l’hédonisme vulgaire, le fait sur le mode rhétorique de la réticence. L’un des personnages du dialogue, le poète Juan de Mena, préfère taire son plaidoyer sur le bonheur des bergers et des laboureurs, de crainte de se voir accusé d’épicurisme, c’est-à-dire de matérialisme.54 Signalons, en revanche, que le fabliau, surtout dans la veine de satire anticléricale, est bel et bien attesté dans la Catalogne citadine et marchande.55 Dans ce même registre, celui de la jalousie des grands à l’égard du bonheur « populaire », le cas le plus controversé est celui d’Alphonse X, dans la chanson « Non me posso pagar tanto... » où, lassé par les guerres, il dit aspirer au simple bonheur du négociant en farine et en huile.56
30L’application de ce modèle, fort séduisant et sans doute très opératoire, ne se heurte pas moins à des obstacles considérables, par exemple l’adscription un peu acrobatique des danses de la mort à une problématique du bonheur plutôt qu’à celle du salut.57 Aussi préférons-nous suivre cet auteur quand il rattache, de façon synchronique, ces trois foyers axiologiques à une diversité de genres : le salut dans les ouvrages religieux ; le devoir et la norme dans les traités didactico-politiques passant en revue la société à partir du sommet de l’autorité ; le bonheur dans les textes narratifs où le héros envisage la société d’en bas, sous l’angle de son projet personnel d’épanouissement.
31La liaison entre choix de vie et problématique du bonheur donne lieu, à l’orée des temps modernes, à un corpus assez considérable, où il faudrait faire une place, certes, à Sanchez de Arevalo, mais aussi à Juan de Lucena, à Gomez Garcia58, voire même, en faisant une entorse à notre chronologie, à frère Antonio de Guevara.59 Cet engouement pour le module du « choix de vie », faudrait-il aller jusqu’à le relier à l’essor d’un humanisme qui entend assumer, sans les subir, les voies et les moyens de sa destinée ? Tout se passe comme si les clercs s’identifiaient de plus en plus à Cicéron, quand il se pose, dans son De officiis, le problème suivant : faut-il délibérer par soi-même sur le sens qu’il convient de donner à sa vie, comme le fit Hercule jadis, ou bien se limiter, comme c’est devenu l’usage, à suivre sans réflexion le modèle des parents et de la société ?60
32Si les contemporains ont surtout apprécié le Speculum humanaæ vitæ d’Arevalo, sans doute à cause de ses aspects traditionnels, avec le recul du temps c’est le Libro de vita beata de Juan de Lucena qui nous semble le plus représentatif des valeurs humanistes, y compris par sa source, le Dialogus de felicitate vitæ de Bartolomeo Fazio.61 L’ouvrage de Lucena se présente comme un dialogue qui met en scène quatre lettrés, à savoir l’auteur lui-même, et trois personnages décédés à la date de rédaction, l’évêque de Burgos Alfonso de Cartagena (1384-1456), ainsi que les poètes Juan de Mena (1411-1456) et le marquis de Santillana (1398-1458). Disons au passage que le dramatis persona inclut très certainement deux conversos (Cartagena et Lucena), peut-être trois (Mena), et que le marquis de Santillana appartenait à la lignée des Mendoza qui maintenait des liens assez étroits, y compris matrimoniaux, avec les néo-chrétiens.62
33Du fait qu’ils impliquent des personnages plutôt âgés, les débats sur le choix de vie prendront ici une forme rétrospective, ce qui nous éloigne de la vision prospective, celle de Raymond Lulle, Don Juan Manuel, Sanchez de Arevalo, qui empruntaient le regard d’un adolescent aux prises avec la question cruciale de son orientation professionnelle. A titre de corollaire, les personnages échangeront des arguments puisés au fonds d’une riche expérience vitale, par où ce texte « cicéronien » se démarque du didactisme a priori souvent de rigueur dans les traités médiévaux.63 Il s’ensuit, sinon un relativisme moral, du moins une pluralité de perspectives, ce qui tranche avec l’approche unilatérale et dirigiste du Speculum humance vitæ qui entend étayer avant tout la précellence des états ecclésiastiques. Juan de Lucena sait manier aussi l’ironie de façon assez habile, en particulier quand il utilise à contre-emploi les personnages historiques, ce qui donne lieu à des saillies et des réparties dans les échanges. En effet, ce sera au lettré Juan de Mena de défendre le bonheur dans les états de la vie active (les riches, les princes, les conseillers, les chevaliers, les bergers et les laboureurs), tandis qu’il échoit au marquis de Santillana, un guerrier, d’entonner la louange des états de la vie contemplative, à la fois des letrados (avocats, corregidores, ambassadeurs, chanceliers, etc.) et des clercs (prêtres, évêques, pape, religieux). Ce double parcours de la société tourne souvent à la satire des mœurs, visant surtout la curie romaine, selon une constante qui est plus canonique dans la formation discursive des états de la société.64 Pour mieux rendre compte de la structure, il convient de mentionner, enfin, une troisième partie, relevant davantage des états de vie, et qui renferme un débat portant sur les joies et les épreuves guettant l’homme dans le mariage ou dans le célibat.65
34Si l’ordre descendant, didactique, prédomine dans les états de la vie active (première partie), le thème du choix de vie va commander un ordre inverse, nettement ascensionnel et pour ainsi dire « curriculaire », pour les états de la vie contemplative (deuxième partie), selon le plan qui est esquissé par le marquis de Santillana dans son éloge à l’adresse des lettrés et des clercs, en la personne de Juan de Mena :
Je ne saurais exprimer toute la suavité et la douceur du savoir ; tu le connais mieux que je ne saurais le dire : combien il est profitable, je puis le voir en toi, si je te vois bien. Les uns avocats, corrégidors, ambassadeurs, chanceliers, secrétaires ou membres du conseil royal ; les autres aumôniers de la cour, doyens, évêques, archevêques, cardinaux et même pape.66
35A la différence des textes médiévaux, comme le Libro de los estados, la mimésis dans les dialogues ne se réduit pas ici à un discours-cadre ou porteur, englobant un discours porté qui prendrait, lui, la forme d’un traité doctrinal, conçu à partir d’une perspective unitaire voire monolithique. Juan de Lucena, par le truchement de ses personnages, parvient à établir une pluralité de regards sur la question du bonheur. L’on y va jusqu’à prendre en considération la thèse matérialiste — l’épicurisme —, qui, même rejetée d’un commun accord dans le non-dit, agit bel et bien, en sous-œuvre, comme l’un des enjeux du dialogue.67 Juan de Mena et le marquis de Santillana défendent, quant à eux, une conception de la félicité qui, pour être spiritualiste, n’en est pas moins en un certain sens « immanente », puisque, à leurs yeux, le bonheur est possible sur terre sous la forme de la renommée ou du savoir. Cela dit, les discours sur le bonheur vont s’annuler mutuellement, la béatitude des lettres niant le bonheur des armes et vice versa, sans compter que les autres personnages se plaisent à mettre le doigt sur les inconvénients et la pénibilité de ces états afin de nuancer le plaidoyer auquel se livrent leurs avocats. Alfonso de Cartagena, qui endosse le rôle de maître dans ce dialogue, va défendre alors une conception « transcendante » de la béatitude qu’il renvoie à l’au-delà, dans la droite ligne des dialogues augustiniens, relayé en cela par Juan de Lucena qui se met en scène lui-même comme arbitre du débat. Pour réfuter la possibilité d’un bonheur « immanent », l’évêque de Burgos veut pour preuve les dangers auxquels sont soumis tous les états, mais aussi le désir insatiable de variabilité, un thème horaden, par où le marchand veut devenir militaire à l’heure de la tempête, et ce dernier marchand quand il doit affronter les flèches de l’ennemi :
... aucun mortel n’est content de son sort : le chevalier cerné de pointes jalouse le marchand, et le marchand, au milieu des brumes de la mer, se veut chevalier. Si les vents du sud enflent les voiles, voilà qu’il voudrait se trouver devant les bombardes qui accouchent des flammes.68
36En déclinant le thème du « choix de vie », Juan de Lucena fait preuve d’une grande nouveauté, pas tant pour les pièces de sa construction - très semblables à celles de Rodrigue Sanchez de Arevalo - que pour le sens même de sa tentative. Il s’écarte d’emblée du traité didactique, en maintenant sans faillir le statut fictionnel du texte, une très heureuse mimesis dialogale, ce qui se traduit par deux corollaires situant pleinement ce dialogue dans l’âge humaniste : tout d’abord, une pluralité de perspectives sur le bonheur (subordonnées toutefois à la thèse augustinienne dominante) ; ensuite, un passage du discours a priori de l’autorité à un échange fondé sur l’expérience vitale, d’où peut-être la substitution au jeune adolescent médiéval de personnages ayant atteint une splendide maturité qu’elle soit spirituelle (Cartagena), intellectuelle (Mena) ou politico-littéraire (Santillana). Pour ce qui est des rémanences médiévales, nous relèverons aussi la difficulté à concevoir, ou du moins à exprimer, la perspective matérialiste sur le plan du « sérieux » philosophique. Comme dans un fabliau, l’épicurisme se rattache ici à un hédonisme vulgaire, celui du paysan — honni ou secrètement jalousé - qui, n’étant pas retenu par le frein des codes sociaux, peut céder de façon immédiate à l’appel des instincts.69 Cela dit, les éléments humanistes y sont aussi très présents, puisque ce bonheur paysan et pastoral va être nimbé, en d’autres lieux de l’œuvre, de tout le prestige mythique attaché à l’âge d’or des origines.70
37Malgré le caractère didactique ou médical dominant dans le corpus étudié, l’exploration in mente de son avenir professionnel n’est pas sans renfermer un réel potentiel en termes de narrativité, en particulier par son croisement avec un topique de l’Antiquité : Quod vita : sectabor iter ? Que faire de sa vie ?71 Pour obtenir un récit unisubjectif à partir de cette situation de choix et de vacance, il suffit de procéder à un croisement entre un module synchronique, l’éventail des états, et un module diachronique, les âges successifs de la vie, en faisant assumer successivement par le personnage une série de situations sociales. Ces virtualités narratives, renfermées dans le « choix du métier », seront déployées dans un texte vraiment majeur, le roman Blaquerna (1283) de Raymond Lulle, peut-être la revue des états la plus savante et la plus complexe de toute la littérature médiévale.72 Dans un premier cas de figure, celui de sa Doctrina pueril, l’adolescent destinataire devait envisager mentalement un éventail de situations sociales, sans toutefois y être confronté réellement73, selon un schéma qui ne relève pas encore du narratif puisque la simultanéité de la pensée prédomine ici sur la succession existentielle. Dans un deuxième cas de figure, celui du Blaquerna, l’adolescent s’essaye successivement à ces divers états, limités en l’occurrence à la seule sphère ecclésiastique, et ce selon un parcours biographique d’ascension qui tranche avec l’ordre descendant de rigueur dans la plupart des textes didactiques. Par rapport à la Doctrina puerilla principale innovation du Blaquerna consiste donc à aborder le « choix du métier », non plus selon un schème didactique, mais sur le mode narratif d’une fiction romanesque.
38Dans la littérature médio-latine, il convient de mentionner aussi la très célèbre histoire dite de l’Écolier inconstant, faussement attribuée à Boèce, et qui nous décrit le parcours chaotique d’un écolier qui, n’arrivant pas à se fixer de façon durable dans une science, un métier ou un état de vie, opte pour l’heureux état d’asinitas.74 Parmi les ingrédients de l’histoire, dont on connaît mainte version en langue romane, il faut mentionner la présence d’un tout jeune héros (un anti-héros, d’ailleurs, sur le plan militaire), d’un état initial de vacance, d’une problématique du bonheur individuel qui l’emporte sur le devoir social ou le salut religieux, et d’une aspiration à la réussite mais qui se traduit davantage par un parcours erratique que par une ascension linéaire dans le cursus honorum. Dès lors, serait-il excessif de voir dans ce canevas du choix du métier, retranscrit sous une forme unisubjective, les prémices et les promesses d’un itinéraire picaresque ?
39Mais en proposant d’ores et déjà cet exemple d’un parcours erratique et contradictoire, nous sommes peut-être en train de brûler les étapes de notre démonstration, car avant la nouvelle du gueux il y eut probablement l’histoire édifiante du saint, et l’âge du héros avant l’âge du ruffian.
Notes de bas de page
1 Serverat, 1991, p. 407-408, 444-445 ; avec une analyse sur le différend en la matière entre B. Hauréau et M. Menéndez Pelayo.
2 Novela moral de Gracián, 1980-1986. Du point de vue de l’hypotextualité, l’auteur s’est inspiré de Raymond Lulle, mais davantage du Félix plurisubjectif — ou encore du Libre d’intenció, un traité doctrinal - que du Blaquerna unisubjectif.
3 V. Chklovski, dans Todorov, 1965, p. 193-194. Encore qu’il ne s’agisse pas d’un personnage-narrateur, on pourrait appliquer à Gracian ce qu’on y lit au sujet de Gil Blas : « Gil Blas n’est pas un homme, c’est le fil qui relie les épisodes du roman et ce fil est gris » (ibid., p. 190).
4 Pour son origine dans l’Antiquité tardive, voir Boèce, De consolatione philosophiæ, livre 2, prosa 2, PL 63, col. 664-666.
5 Pour ce thème, celui des pièges que la fortune tend à chaque état de la société, les textes inauguraux dépendent très étroitement de Boccace (De casibus virorum illustrium, livre 3), traduit par : Alfonso Martinez de Τoledo, Arçipreste de Talavera, Media Parte, [1951], p. 204-207 (débats entre la Fortune et la Pauvreté) ; Pero Lopez de Ayala, Caida de principes, IVa, chap. 6, p. 1495 (traduction fragmentaire de Boccace).
6 Alonso Perez de Vivero, « Yo el muy triste sentimiento... », § 3, dans Canc. FD, II, n° 1189, p. 7 5 8-a. La même idée se retouve chez : Bernat Metge, Libre de Fortuna e Prudencia, v. 420-433, 1950, p. 75 ; Juan de Lucena, Libro de vida beata, Ia, 1950, p. 126 ; Alvar Gomez de Ciudad Real, Satiras morales, VI, 1587, f. 150V.
7 Lope de Stuñiga, « Pues nuestra desaventura... », § 3, dans Canc, general, I, 1958-1959, f. 49v.
8 « Ca d’otra manera los unos serían/monarcas del mundo e grandes señores,/e otros languiendo, de fambre morrían/e sin esperança las gentes menores » : marquis de Santillana, Comedieta de Ponza, § 112, 1991, II, p. 96 ; voir aussi § 1 et 109-114, ibid., p. 5 5 et 95-97.
9 Pour un croisement entre les revues d’états et la méditation sur la fot tune, on peut produire, en outre, les textes suivants : Martin de Cordoba, Compendio de la Fortuna, livre 2, chap. 3, 1964, p. 38-40 et suiv. ; le poème anonyme « O fortuna revoltosa... » appelé aussi [Dezir de la Fortuna], où prédomine la satire du clergé : Aubrun, 1951, n° 201, p. 196-200 ; Gonzalo Martinez de Medina, « Tu que te vees en alta columna... », Decir... sobre la justicia, v. 65-95, Canc, de Baena, n° 339 et 340, dans Canc. FD, III, p. 233-236. Dans un registre antiquisant, le marquis de Santillana souligne aussi l’emprise de la Fortune sur toutes les hautes dignités de la société romaine : Dialogo de Bias contra Fortuna, v. 321-336, 1991, n° 98, II, p. 176-177.
10 Jorge Manrique, Coplas... a la muerte de... su padre, § 8-10, dans Canc. FD, II, n° 462, p. 229-b.
11 Gutierre Diez de Games, Victorial, chap. 19, p. 64.
12 Cartagena, « Si el navigante mirasse... », § 15, dans Canc. general, I, 1958-1959, f. 83v.
13 Berceo, Milagros de Nuestra Señora, n° 23, § 625-702, 1971, p. 186-195.
14 Raymond Lulle, Doctrina pueril, chap. 79, 1972, p. 186-188.
15 Gutierre Diez de Games, Victorial, chap. 19, p. 64.
16 L’on peut trouver, dans son Tratado de la perfecion del triunfo militar ; un énoncé assez franc pour l’ascension et la dégénérescence des familles aristocratiques : le laboureur, qui provient d’une famille patricienne déclassée, prédit le même sort au chevalier (Exercicio) s’il persiste dans son oisiveté : Alfonso de Palencia, 1959, chap. 1, p. 351. Cette capacité à percevoir la mobilité sociale serait peut-être à rattacher de la sympathie dont Fauteur fait preuve à Fégard des nouveaux groupes sociaux : les bourgeois et les marchands de Barcelone (chap. 3-4), les artistes et les intellectuels d’Italie (chap. 13-18). Rappelons à cet égard que le chroniqueur d’Henri IV fut un humaniste du cercle de Bessarion ainsi que le protégé de l’évêque converso de Burgos, Alfonso de Cartagena (1384-1456).
17 Pour les différentes versions lulliennes de cet imaginaire social, la roue de la fortune, voir : Serverat, 1994b, p. 539-540, avec des conclusions qui sont un peu corrigées dans : Serverat, 1991, p. 276-277.
18 Poema de mio Cid, v. 1212, 1991, p. 181.
19 Raymond Lulle, Doctrina pueril, chap. 79, 1972, p. 187-188 ; trad. Doctrine d’enfant, 1969, p. 170-171.
20 Gutierre Diez de Games, Victorial, chap. 19, p. 64.
21 Débat entre Lluís de Requesens, défenseur des amours populaires, et Joan Berenguer de Masdovelles qui préconise l’amour de la femme noble : « Dones d’un senyor, dues son, he bondant... », Cançoner dels Masdovelles, 1938, [n° 141], p. 193-196. Pour le chevalier qui veut devenir berger afin d’épouser une pastourelle : Cobles del cavalier i la pastora, Aguiló, 1873-1900, s. p. (cela dit, nous ne pouvons en garantir, par manque de renseignements, la datation médiévale).
22 Raymond Lulle, Libre d’Evast e d’Aloma e de Blanquerna, livre 1, chap. 1, 1957a, p. 21.
23 « Tot dia veem, Sènyer, que l’home qui és de vil loc, per ergull que ha se vol acostar de parentesc ab home de mellor linatge e de mellor mester qu ell no és, car lo maestral voira dar son fill o sa filia al mercader, e. l mercader al burgès, e. l burgès al comte, e. l comte al rei, e així ergull de grau en grau vol pujar l’honrament dels hòmens part lo terme on no deuen ésser honrats » : Raymond Lulle, chap. 87, § 14, 1960, p. 284-a. En ce qui concerne ce caractère inter-générations, ainsi que les rôles des stratégies matrimoniales, dans l’ascension sociale, on peut encore produire un autre exemple, Le Vilain asnier, qui est tiré du domaine français : p. 267 n. 4, 269 n. 21. Quant au blâme du mimétisme de l’aristocratie par le peuple, voir p. 240 n. 17ci-dessus.
24 Juan Ruiz, § 1724, 1995, p. 350.
25 Berceo, Milagros de Nuestra Señora, 1971, n° 25 (24), p. 211-232. Pour d’autres versions de ce miracle, voir : Alphonse X, Cantigas de Nuestra Señora, n° 3, 1959-1972,1, p. 9 ; Sancho IV, Castigos e documentos, chap. 82, 1952, p. 215-b ; Especulo de los legos, n° 361, 1951, p. 264 ; Clemente Sanchez Vercial, Libro de los exemplos por ABC, n° 261 (192), 1961, p. 201-202 : voir Marsan, 1974, p. 280-285.
26 . Juan Manuel, 1969, XLV, p. 223. On peut lire une situation analogue de pacte entre un noble déchu et le diable dans les Cantigas de santa Maria ; sauvé par la Vierge, qu’il n’a pas reniée, le chevalier devient ermite, en renonçant pour cela à un prestige social qu’il avait usurpé par la magie plutôt qu’obtenu par ses mérites : Alphonse X, n° 281, 1959-1972, III, p. 75-77.
27 Libro de los gatos, 1984, n° 1, p. 55-56. Il est permis de voir, dans le caractère liminaire de cette fable, un indice pour l’intention idéologique du Libro de los gatos, dont on sait qu’il tend à adapter à la société civile le dessein plus ecclésiastique de sa source, les Fabulæ d’Odon de Chériton, où ce récit n’occupe que la cinquième place. Pour un texte parallèle, voir : « Enxemplo del ave que quebranta huesos », ibid., n° 5, p. 60-61.
28 El Libro de la vida de Barlaamy del rey Josapha de India, 1893, p. 331-402 ; voir aussi Badia, 1990, p. 127-154. En accord avec ses valeurs séculières, Don Juan Manuel gomme le refus d’assumer son rang. Pour le renoncement d’un prince à son rang, il existe aussi une filière islamique, l’histoire d’Ibrahim : Abubéquer de Tortosa, Lámpara de los principes, 1930, I, p. 29-32. Un relevé du corpus se trouve dans : Marsan, 1974, p. 359-365.
29 Pour les récits du renoncement, voir p. 150-152.
30 Pour la figure du vieux chevalier-ermite, voir : Alphonse X, Cantigas de santa Maria, 1959-1972, n° 95, I, p. 272-274 ; n° 281, III, p. 75-77 ; Raymond Lulle, Libre de l’Orde de cavalleria, 1988, p. 161-165 ; Don Juan Manuel, Libro del cauallero et del escudero, 1982, I, p. 35-116 ; voir aussi Köhler, 1974, p. 157 ; Pastor Cuevas, 1993, IV, p. 35-40. Pour l’insertion, très fréquente, de l’ermite dans les revues d’état, voir aussi p. 150-151 et 189-190.
31 Dans son exemplum « Del jove generos e del jovenastre », il est question d’un jeune seigneur qui veut mettre à l’épreuve la gratitude et la loyauté de son valet, en faisant de lui par enchantement le roi de France : Eiximenis, Lo Crestià (livre 3, chap, iii), 1983, p. 122-123. Le texte marial dit Miracle de Théophile nous offre un autre exemple, réduit à une seule séquence, de l’intervention diabolique dans le processus d’ascension ou de restitution sociale : Berceo, Milagros de Nuestra Señora, 1971, n° 25 (24), p. 211-232. De même, pour les récits du pacte entre le diable et le voleur : Juan Ruiz, Libro de Buen Amor, § 1454-1484, 1967, p. 545-553 ; Juan Manuel, El Conde Lucanor, 1969, XLV, p. 222-227.
32 Berceo, 1971, n° 25 (24), p. 211-232 ; Alphonse X, Cantigas, n° 281, 1959-1972, III, p. 75-77 ; voir aussi pour le pacte entre le diable et le voleur : Juan Ruiz, Libro de Buen Amor, § 1454-1484, 1967, p. 545-553 ; Juan Manuel, El Conde Lucanor, 1969, XLV, p. 222-227.
33 Faut-il rattacher ces apologues au genre fantastique, du fait que le lecteur implicite peut hésiter entre le temps merveilleux et le temps réel ? La question qui se pose ici est celle de l’universalité dans le temps des trois catégories de merveilleux, d’étrange et de fantastique, dans la terminologie qui fut proposée par Todorov. Or P. Zumthor récuse que ces trois catégories soient pertinentes dans la littérature médiévale. Il en veut pour preuve que le merveilleux chrétien, par exemple, y relève de notre norme du vraisemblable, reposant sur une continuité prévisible entre la cause et l’effet. Pour ce qui est du fantastique, il serait rendu impossible par le fait que la conscience médiévale ignore l’abolition totale du lien entre la cause et l’effet, au bénéfice de la seule discontinuité. Dès lors, ces récits correspondraient plutôt à l’ordre du magique, c’est-à-dire une situation qui « comporte une idée complexe et sans doute confuse de la causalité, car le pouvoir s’y associe à un savoir et à un art ; tout effet engendré par l’application des connaissances “scientifiques” se range dans cette catégorie, ainsi les enchantements pratiqués par Merlin » : Zumthor, 1972, p. 138-139.
34 Francesc Eiximenis, Libre de les dones, chap. 245, 1981, II, p. 360 ; Iñigo de Mendoza, Coplas de vita Cristi, § 308, 1968, p. 106 ; Juan de Padilla, Retablo de la vida de Cristo, 1505, IV, 2, f. N5V. Voir Rodríguez-Puértolas, 1972, p. 28.
35 Grégoire le Grand, Moralia in Job, livre XV, chap. 4, PL 75, col. 2085.
36 Pero López de Ayala, Las Flores de las Morales de Job, 1963, livre XV, glose à Job XX, v. 5-8.
37 S’agissant d’un amateur de Lulle, une réminiscence du Blaquerna unisubjectif n’est pas à écarter, en particulier dans les vers 35-40 : « & luego de cabo sobre al me fundo / en ser hermitaño, santo muy honesto ; / en estas comedias muere el Padre Santo/e mi fama santa alla suena tanto / que los cardenales me cubren el manto / e me crian papa con alegre gesto » : Pero Gonçales de Uceda, Canc. de Baena, n° 342, dans Canc. BD, III, p. 238.
38 Fasset (adaptation catalane du second Facetus), 1898, v. 190-268, p. 202.
39 « De regimine puerorum », dans son De conservatione vita humanæ : Bernard Gordon, 1570, p. 29 ; les pages qui suivent donnent des conseils assez pittoresques pour la préparation à chacune de ces filières, ibid, p. 29-41. Il existe une édition incunable castillane, sous le titre : Tratado de los niños con el regimiento de las amas (1495). Pour ce genre médical et ses traces dans l’œuvre ; de Raymond Lulle, voir : Serverat, 1991, p. 429-431. Dans le domaine castillan, on peut trouver aussi un régime de santé à l’adresse des enfants et des adolescents dans : Don Juan Manuel, Libro de los estados, livre 1, chap. 67, 1968, p. 105-108 ; Libio enjenido, 1981, chap. 3, p. 156-158 (référence à un opuscule perdu de l’auteur portant sur cette matière) ; Alphonse X, Partidas, IIa, tit. VII, 1972, II, p. 43-54 ; Juan de Castrojeriz, Glosa castellana..., livre 2, IIa, chap. 11-16, 1947, II, p. 171-196. Sur le choix du métier en fonction des aptitudes, voir également : Rodrigue Sanchez de Arevalo, De arte, disciplina et modo alendi et erudiendi filios..., chap. 9, 1930, p. 214-216 ; Antonio de Guevara, Menosprecio de corte y alabanza de aldea, chap. 2, 1969, p. 65-66.
40 La même idée se retrouve dans : Juan de Lucena, Libro de vida beata. Ia, 1950, p. 131-132.
41 Raymond Lulle, Doctrina pueril, 1972, chap. 76-82 (surtout chap. 79), p. 174-194. Pour l’arrière-plan de cette attitude lullienne, voir : Serverat, 1991, p. 426-431 ; 1994b, p. 245-246.
42 « Si tu ouieres hijos y no cuieres riqueza, / muestrales algún saber de arte o de sotileza / con que se puedan escusar en la cuyta y la pobreza / porque non sean pobres ni se den a ninguna uileza » : Dionysius Cato, Castigos y ejemplos de Caton, 1962, p. 200 (texte médiéval, conservé grâce à une édition de colportage de 1543).
43 Ce recueil d’exempla préconise les métiers manuels pour les enfants des princes, en prenant comme modèle l’éducation donnée par l’empereur Octavien à sa progéniture : Clemente Sanchez de Vercial, § 325 (259), 1961, p. 252-253. Voir aussi : Rodrigue Sanchez de Arevalo, De arte, disciplina et modo alendi et erudiendi filios..., chap. 9, 1930, p. 214-216 (le fils du roi d’Inde qui voulut être artisan). La Glosa castellana... préconise le travail manuel pour les seules infantes, le travail manuel des infants étant le maniement des armes : Juan de Castrojeriz, livre 2, IIa, chap. 13 et 21, 1947, II, p. 182-183, 217.
44 Dans le recueil Consell parlant en persona de un pare a son fill, structuré en partie selon les états du monde, un père conseille à son fils de demeurer en l’état d’écuyer s’il n’est pas assez riche pour accéder honorablement à la chevalerie : « Noble senyor e dels pus magnifichs... », Canc. catalán..., 1896, p. 311. Plus que la preuve de sentiments « bourgeois », nous y verrions plutôt un indice pour la désaffection croissante, au XVe siècle, à l’égard des rites coûteux de l’adoubement. Contre les bourgeois qui éduquent leur progéniture selon les mœurs de la noblesse, sans leur apprendre un métier utile, voir : Bernat Metge, Lo Somni, livre 4, 1950, p. 259.
45 Puisque nous avons étudié le Libro de los estados, sous l’angle du « choix de son état », nous aimerions attirer maintenant l’attention sur un autre élément se rattachant aussi à l’orientation de l’existence, à savoir le « choix de sa religion ». Le prince Johas doit se déterminer en effet non seulement entre les trois ordres de la société — oradores, defensores, labradores — mais aussi entre les trois religions (leys) dites du Livre : Juan Manuel, 1968, livre 1, chap. 38-47, p. 30-68. Pour cette même combinaison entre le choix d’état et le choix de religion, voir : « La historia del médico Bersehuey », dans El Libro de Calila e Digna, 1967, chap. 2, p. 13-24 (surtout dans la version A) ; El Libro de la vida de Barlaam y del rey Josapha de India, 1893, p. 3 31-402. Outre la filière orientale, celle du Barlaam, on ne saurait exclure non plus, pour ce libre choix de sa religion, une réminiscence de Cicéron dans son De officiis : Cicéron, I, livre 1, § 115-120, 1974,1, p. 164-165.
46 . Outre de nombreuses éditions latines, il existe une traduction française de cet ouvrage, par Julien Macho (1477), et une adaptation comico-satirique attribuée à Jean du Pont-Allais sous le titre Les Contredits de Songecreux : Songecreux, 1530.
47 Rodericus Zamorensis Episcopus, 1516.
48 Tout se passe comme si le thème du « choix de vie » commandait une division à peu près égale de la matière, entre le plateau des avantages et celui des inconvénients, selon une présentation qui n’est pas sans rappeler la méthode scolastique du pro et contra : Batany, 1989a, p. 18.
49 Horace, Satires, I, 1, « Qui fit, Maecenas... », 1969, p. 30-37. Voir aussi son adaptation par : Juan de Lucena, Libro de vita beata, IIa, 1950, p. 160 ; Antonio de Guevara, Menosprecio de corte y alabanza de aldea [1539], 1969, p. 63-64. Pour un emploi satirique de ce thème, celui du moine qui bénéficie de tous les avantages des laïques, sans en payer le prix en termes d’effort, voir ci-dessus p. 159. Les clercs médiévaux pouvaient avoir encore connaissance de ce thème par deux textes de l’Antiquité : Ausone, Edyllia, XV, 1843, I, p. 124-126 ; plus vraisemblablement, par le passage qui est contenu dans le De consolatione philosophiæ : Boèce, PL 63, II, prosa 4, col. 677-686 ; cités par Batany, 1989a, p. 9. Le constat d’Ausone est particulièrement pessimiste et désabusé, puisqu’il dévoile même les désagréments qui sont causés par le choix d’une vie vertueuse.
50 Pour l’opposition entre la satire souriante d’Horace et la tradition sombre de Juvénal, voir p. 227 n. 35 ci-dessus.
51 Batany, 1990, p. 59-67.
52 Batany, 1980a, p. 129-151 ; 1990, p. 67.
53 Dans le domaine castillan, on pourrait cependant illustrer cette problématique par l’opposition clerc/bergère, telle qu’elle apparaît par exemple dans les pastourelles (cantigas de serrana) parodiques de Juan Ruiz.
54 Juan de Lucena, IIa, 1950, p. 135-136.
55 L’on trouvera un aperçu du corpus catalan dans : Scholberg, 1971, p. 211-221.
56 Alphonse X, dans Rodrigues Lapa, 1970, n° 10, p. 13-16. D’après Flores Varela, il ne s’agirait pas tant ici d’un aveu biographique de lassitude, suite à la guerre contre son fils Sanche IV, que d’une réminiscence de clergie où Alphonse s’identifierait, de façon valorisante, à Appolonius, le roimarchand (voir Libre de Appollonio, § 86-87, 1966, p. 286-a) : Flores Varela, 1990, p. 179-187 ; sur le sens très controversé de ce poème, voir aussi Rodrigues Lapa, 1970, p. 13 ; Scholberg, 1971, p. 119-120. Pour une analyse des autres références à Apollonius incluses dans le corpus alphonsien : Alvar,. 1991, ρ, 5-1 2. Pour un cas plus topique, celui du chevalier qui veut devenir berger pour l’amour d’une bergère : Cobles del cavalier i la pastora, Aguiló, 1873-1900, s. p. (cela dit, nous ne pouvons garantir, par manque de renseignements, la datation médiévale pour ce dialogue poétique).
57 Batany, 1984b, p. 24. En revanche, nous souscrivons largement à sa définition du Blaquerna comme un « roman du bonheur » (ibid., p. 19), malgré, ou à cause de la forte connotation religieuse de ce roman lullien : Serverat, 1994b, p. 139-143.
58 Garcia Gomez, Carro de dos vidas, 1500. N’ayant pu avoir cet ouvrage entre les mains, je m’en tiens aux descriptions qui en sont faites.
59 Antonio de Guevara, Menosprecio de corte y alabanza de aldea, chap. 2, 1969, p. 63-68.
60 Cicéron, 1974, I, livre 1, § 115-120,1, p. 164-165. Pour un emprunt de ce récit mythologique, chez Enrique de Villena, autour de la même question du « choix de vie », voir p. 261 n. 46 ci-après.
61 Juan de Lucena, 1950. On trouvera des études sur l’auteur et son œuvre dans : Russell, 1978, p. 209-239 ; Conde López, 1985, p. 11-34 ; Vian Herrero, 1991, p. 61-105.
62 Pour une défense des juifs au triple chef de la vertu, l’ancienneté de la lignée et la noblesse du sang, voir : Juan de Lucena, Ia, 1950, p. 132-133 ; voir aussi p. 117 et 136 au sujet de la supériorité de la vertu sur la naissance.
63 Vian Herrero, 1991, p. 90-95.
64 Juan de Lucena, IIa, 1950, p. 149-157. Pour les exactions seigneuriales et royales contre les laboureurs : ibid., Ia, p. 133-134.
65 Juan de Lucena, IIIa, 1950, p. 163-167.
66 Juan de Lucena, IIa, 1950, p. 142.
67 Juan de Lucena, Ia, 1950, p. 135-136. Pour une autre mise en garde contre l’erreur d’Épicure, qui semble être d’actualité à l’époque, à savoir « que no ay en el biuir/sino naçer e morir/como saluajes venados » : Gomez Manrique, Regimiento de principes, § 22-25, dans Canc. FD, n° 403, II, p. 115-116. De même dans Pero Guillén, « Por que ya nos cupo en suerte... », v. 378, 1989, p. 339.
68 Juan de Lucena, IIa, 1950, p. 160. Pour le désir de variabilité : du même auteur, Epistola exhortatoria a la letras, dans Paz y Meliá, 1892, p. 210.
69 Juan de Lucena, Ia, 1950, ρ 135-136. Cela dit, la polémique contre l’épicurisme prend une tournure plus philosophique dans la tirade finale de Juan de Lucena, le témoin-arbitre du dialogue : Juan de Lucena, IIIa, 1950, p. 169-173.
70 Juan de Lucena, IIa, 1950, p. 127-131.
71 Il s’agit du thème tis aristos bios que le Moyen Age a pu connaître par le relais d’Ausone : Edyllia, XV, 1843,1, p. 124-126. Pour d’autres références gréco-latines autour du thème des « genres de vie » (Posidippe ou Platon le Comique, l’Axiorchos du Pseudo-Platon, Horace, saint Grégoire de Nazianze) : Batany, 1990, p. 59-60, 66-67 ; Joly, 1956.
72 Raymond Lulle, Libre d’Evast e d’Aloma e de Blanquerna, 19 5 7a.
73 Raymond Lulle, 1972, chap. 76-82 (surtout chap. 79), p. 174-194.
74 Pseudo-Boèce, PL 64, chap. 2, col. 1228-1230 ; Renaud de Louhans, 1911. Pour une analyse très détaillée : Batany, 1989a, passim. En domaine castillan, ce parcours erratique se retrouve, sous la plume d’Alfonso Martinez de Toledo, dans son portrait du bégard gyrovague, tour à tour aristocrate, moine avec progéniture, fratricèle et faux monnayeur, homme fortuné : Alfonso Martinez de Toledo, Arçipreste de Talavera, [1951], p. 192, cité p. 225 n. 13 ci-dessus. Un autre exemple nous est fourni par la vie de Plaute, le philosophe (en réalité le dramaturge), au parcours professionnel fort mouvementé : soldat, marin, boulanger, marchand, tailleur, vendeur d’huile et, enfin, philosophe, d’après le récit qui se trouve dans Antonio de Guevara, Menosprecio de corte y alabanza de aldea, chap. 2, 1969, p. 64 (cité in extenso ci-après p. 265-266 n. 41).
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