Introduction
p. 7-25
Texte intégral
1Plus que nulle autre, la culture médiévale a affectionné les nomenclatures et les classifications. Sans doute ce penchant peut-il se comprendre par les conditions matérielles de la vie culturelle, où la rareté du livre, la cherté du parchemin, étaient compensées par le recours à des procédés mnémotechniques et de contraction. On peut y voir aussi la marque de cette tournure d’esprit propre à la scolastique : d’un côté, une exigence certaine de rationalité ; de l’autre, la difficulté à élargir le domaine des connaissances en l’absence d’outils et de méthodes empiriques. De ce fait, le progrès des connaissances tend à s’accomplir de façon intensive, par un remaniement incessant des mêmes données, qui sont classées d’une façon de plus en plus fine et cohérente, et ce selon la double démarche de l’analyse et de la synthèse (ordre thématique, numéral ou alphabétique, combinaison de nomenclatures, etc.).
Quel statut pour les estats du monde ?
2Au sein de cette entreprise classificatrice, notre attention a été retenue par les taxonomies à caractère social ou revues d’états, des textes qui sont à la charnière de la littérature et de la civilisation. D’un point de vue stylistique, Jean Batany y voyait plus qu’un simple thème, mais moins qu’un genre à part entière puisque, dotées d’une très riche transversalité, ces revues sont serties dans les genres les plus disparates : poétiques comme le sirventès moral1 et plus tard le dit exemplaire, des traités didactiques, des récits fictionnels, des textes théâtralisés. Aussi, proposait-il de rattacher les états du monde aux « formations discursives », en sollicitant une catégorie frappée par Michel Foucault, dont Jean Batany résume ainsi les contours :
un domaine d’énonciation reconnaissable dans une société donnée, où il prétend être à la fois un champ de la connaissance et de la pratique, et où il se définit par un objet relativement large et par des règles implicites tendant à favoriser certains énoncés et à en exclure d’autres, tout en semant les germes d’une science moderne — en l’occurrence, la physique sociale.2
3La « formation discursive » constitue sans doute une notion féconde, à la condition toutefois d’en corriger une excessive généralité épistémologique, tâche préalable qui permettrait, à terme, son inclusion de plein droit parmi les outils communément reçus de l’analyse littéraire.
4En ce sens la tentative la plus cohérente nous semble être celle de l’hispaniste Edmond Cros qui, dans le sillage des travaux de Michel Pêcheux, a entrepris un rapprochement de l’épistémologie de Michel Foucault avec la socio-critique.3 Pour autant que nous ayons compris correctement ses prémisses théoriques, il nous semble que la notion de formation discursive y est sollicitée pour établir que le discours littéraire est autonome (formation discursive), mais aussi déterminé par la formation idéologique, cette dernière étant à son tour déterminée par la formation sociale, catégorie marxiste qui renvoie à la configuration historiquement concrète que prennent plusieurs modes de production idéaux. Dès lors, Edmond Cros est conduit à attribuer à cette notion une dimension de totalité (ensemble complexe avec dominante) qui ne semble pas recouvrir exactement l’acception du terme chez Jean Batany, lequel y voit, de façon moins généralisatrice, un élément ou une partie du discours, une structure partielle et parcellaire. S’il fallait chercher un point de convergence entre ces différentes conceptions, nous serions enclin à dire que la formation discursive, à la différence d’un thème littéraire, se caractérise par sa proximité avec les pratiques sociales, ce qui en fait bel et bien « un domaine d’énonciation reconnaissable dans une société donnée, où il prétend être à la fois un champ de la connaissance et de la pratique ».4
5Tel est l’un des statuts proposé pour les revues de la société, auxquelles, d’ailleurs, Edmond Cros ne manque pas de faire une place parmi ses exemples de formations discursives, où il inclut « les modes de caractérisation (typologie des indigents, des pages, des nobles, des prêtres, des princes de l’Église, des femmes, des nationalités...) ».5 Il va presque sans dire que cet effort, sans cesse repris et corrigé, de classement social n’obéit pas aux seules exigences du savoir, mais qu’il est inséré, par la force des choses, dans une trame historique et idéologique, celle des relations d’autorité et des enjeux du pouvoir. A cet égard, les revues de la société ne peuvent être dissociées d’une pratique discursive, et nous pensons à l’effort de nomination et de classement dans les textes juridiques, assignant à chaque classe, ainsi délimitée, un rang dans la société, aussi bien en termes de prestige que d’autorité politique ou de pouvoir économique (le cas le plus notoire étant celui du statut fiscal pour chaque ordre).6 De notre point de vue, le discours sur les estats du monde aurait même ceci de particulier qu’il offre un cas limite de transparence dénotative, à savoir une extrême lisibilité des pratiques sociales - en l’occurrence, les stratifications des groupes — qui se trouvent énoncées à la surface même des formations discursives. Cela dit, une telle lisibilité n’est en réalité que tout apparente, la transparence du discours ne rendant que plus délicat à nos yeux le décryptage de la stratégie textuelle.
6Une fois ces mérites théoriques reconnus, une objection ne se présente pas moins à notre esprit. La notion de formation discursive est-elle vraiment incontournable dans les études littéraires (au même titre que signe, référent, genre, motif ou thème), du moment où l’on ne se situe pas dans une perspective socio-critique ? Ne serait-on pas fondé d’y voir une cheville théorique (et, pour tout dire, un débat interne à la critique littéraire marxiste), permettant de préserver l’autonomie du littéraire tout en postulant sa détermination ultime par les instances idéologique et sociale ? Si tel était le cas, ne faudrait-il pas se résoudre à appliquer à ce tiers encombrant le « rasoir » de frère Ockham, dans toute sa rigueur épistémologique : entia non sunt multiplicanda sine necessitate ?
7Pourtant, il semblerait bien que, entre le plan de l’idéologie et celui du texte, on ne puisse se passer d’une instance médiatrice, ce qui vient démentir une fois de plus l’adage tertium non datur. En effet Rosana Brusegan, se situant sur le plan de la sémantique, propose elle aussi de classer les estats du monde au sein d’un discours mitoyen, assurant la liaison et la cohérence entre le macro-code de l’idéologie et le micro-code du texte, « fonctionnant en médiation entre la théorisation philosophique proprement dite et la littérature ». Dès lors, le statut de ces fresques sociales serait à rapprocher d’autres taxonomies classificatrices ayant rang de « méso-code » — si l’on nous permet le néologisme —, au même titre que les tableaux de vertus et de vices, les parties du corps humain, le dénombrement des planètes, le spectre des couleurs7, les typologies animalières, etc., pour ne citer que les seuls classements qui se trouvent le plus souvent associés, de façon métaphorique, aux états de la société :
Entre l’idéologie et le récit fictif il y a toute une couche doctrinale, érudite, qui systématise et élabore des modes de lecture des signes, classe l’homme et l’univers. Les manuels des péchés ou les états du monde ou les artes prædicandi, par exemple, donnent une classification rigide de l’homme et de ses attributs, fonctionnant en médiation entre la théorisation philosophique proprement dite et la littérature.8
8Ce que Rosana Brusegan appelle, de façon un peu floue, une « couche doctrinale érudite » n’est pas très éloigné de la formation discursive, une grille que nous entendons conserver, non pas en vertu d’une adhésion d’ordre philosophique, mais à cause de sa forte « congruence » méthodologique, hic et nunc, avec certains aspects de notre objet de recherches, les revues de la société, où il n’est pas inexact de voir « à la fois un champ de la connaissance et de la pratique ».9 Pour illustrer une telle dialectique reliant la culture et la pratique, nous pourrions évoquer, en anticipant sur les pages à venir, l’apparition simultanée, au XIVe siècle, des confessions rimées à la première personne et des manuels de confession, les deux discours empruntant, à des degrés divers, le même canevas des états de la société. Cela dit, toutes les applications de la grille ne nous ont pas paru à l’usage aussi éclairantes, sans doute - et c’est le nœud épistémologique du problème - parce que la théorie de la connaissance et de la création ne se laisse pas réduire, du moins tel est notre avis, à une sociologie des intellectuels et des artistes ou, dans le cas qui nous occupe, la connaissance du social à une sociologie de la connaissance. Bref, tout en ne partageant pas l’ensemble des prémisses d’Edmond Cros (en particulier l’ordre de détermination entre le culturel et l’économique), nous ne reconnaissons pas moins à son système les avantages d’une rigoureuse symétrie terminologique comportant trois strates, à savoir formation sociale, formation idéologique et formation discursive, cette dernière devant être confrontée, de façon intertextuelle, aux pratiques discursives de la société. Aussi ne voulons-nous pas renoncer entièrement à une telle catégorie, la formation discursive, surtout quand il s’agira d’aborder les questions où elle peut être le plus éclairante et opératoire, là où se croisent très intimement création littéraire et structures de civilisation.
9Disons enfin que, en termes de stylistique médiévale, cette formation discursive doit être rattachée, de toute évidence, aux procédés de l’inventio ou sélection paradigmatique, ce qui est attesté, comme nous le verrons plus loin, par la loi d’expansion de la matière — selon un processus de démultiplication taxonomique — qui est inhérente au discours sur les estats du monde. Dans le même ordre d’idées, il ne sera peut-être pas inutile de rappeler que le module des status hominum a joué un rôle assez considérable dans la théorie médiévale des genres, dont on sait que toute l’originalité consiste à combiner les critères social et littéraire. Ainsi, dans le système de Jean de Garlande (c. 1195-c. 1272), les genres poétiques peuvent se diviser d’après l’objet de la description, selon qu’ils prennent comme personnage — mais pas simultanément, comme dans notre formation discursive — le pastor otiosus, l’agrícola ou le miles dominans, tripartition qui se superpose au critère du style (humilis, mediocris, grandiloquus) et à celui des modèles virgiliens (Bucoliques, Géorgiques, Enéide).10
10Sous cette même rubrique des préambules méthodologiques, on pourrait se demander encore si les états de la société constituent un objet d’étude pertinent, du fait qu’ils se trouvent éclatés en un éventail assez large de genres disparates. Or une telle objection, qu’il ne s’agit nullement de sous-estimer, peut être tout aussi bien envisagée comme une chance d’ouverture, une passerelle permettant de décloisonner les genres, en les abordant non plus comme des catégories closes et juxtaposées, mais — selon le programme tracé naguère par Hans-Robert Jauss — comme les fonctions d’un système littéraire plus vaste, ce qui passe par l’analyse de leurs interrelations. Dès lors, ne serait-il pas possible de tenter ce regard croisé sur les genres, à partir de ces formations discursives transversales que sont les estats du monde ?
Or, le principe d’une historisation du concept de forme n’exige pas seulement que l’on renonce à la visions substantialiste d’un nombre constant de qualités qui, dans leur immuabilité, fonderaient un genre déterminé. Il faut se débarrasser aussi de l’idée d’une juxtaposition de genres clos sur eux-mêmes et chercher leurs interrelations, qui constituent le système littéraire à un moment donné.11
11Même si elles survivront à l’aube des temps modernes, les revues des états nous apparaissent fortement ancrées dans les valeurs médiévales, en particulier dans la préférence qui est accordée au groupe, l’estat, par rapport à l’individu, ce qui se traduit, sur le plan littéraire, par l’absence de nomination des personnages, identifiés souvent par leur simple statut social de Laboureur, de Chevalier, de Marchand, etc. Pour ce qui est de la nécessaire adscription à un état (c’est la stabilitas qui fait le status12), les textes médiévaux nous offrent maint témoignage sur la méfiance qui est attachée aux statuts mal définis ou à la variabilité inquiète du gyrovague. C’est une telle instabilité sociale que l’Arçipreste de Talavera fustige chez le bégard, perçu comme un hybride du laïque et du clerc,· échappant par là même à la discipline d’un « ordre », qu’il soit religieux (la vie communautaire) ou séculier (la conjugalité).13 En prenant un peu plus de hauteur, on pourrait hasarder même l’existence d’un isomorphisme entre les états de la société et la première scolastique, dont on sait qu’elle attribuait un degré éminent d’existence aux essences ou types universaux (réalisme) par rapport aux individus qui les concrétisent (nominalisme).14
12Il ne faudrait pas s’exagérer pour autant l’archaïsme d’une telle formation discursive, et il est même permis de voir, dans cet effort de classement, une première tentative, aussi fruste soit-elle, pour comprendre, voire même réformer la société. En ce sens, on peut noter une tendance de longue durée, conduisant d’une taxonomie fondée sur l’état de vie (célibat, mariage, cléricature, veuvage) vers des fresques qui sont axées essentiellement sur le statut socioéconomique des personnes. Par ailleurs, et à l’encontre d’une idée reçue, il ne semblerait pas que le fatalisme social, le refus de la circulation, soit érigé ici en règle universelle. Aussi convient-il de regarder au cas par cas avant de se prononcer sur le caractère « conservateur » ou « progressiste » de chaque texte, pour autant qu’il faille se livrer à une telle tâche d’étiquetage idéologique. A l’inverse, rien n’empêche même de penser, avec Jean Batany, que cette formation discursive serait globalement « progressiste », non seulement comme ébauche de la sociologie à venir, mais aussi parce qu’elle traduirait un effort des laïques pour s’approprier le discours sur la société, que ce soit en tant qu’énonciateurs, comme Raymond Lulle, Don Juan Manuel et le roi Duarte de Portugal, ou encore comme destinataires imposant un horizon d’attente au discours des clercs.15
13Sans avoir la même richesse que la littérature française16, la littérature castillane n’est pas sans nous offrir un terrain intéressant en matière d’états du monde. Fortement débitrice, au début, à l’égard des modèles extérieurs, elle apportera plus tard à l’Europe de l’humanisme un modèle du genre, le très diffusé Speculum humana vita, œuvre due à l’évêque de Palencia, Rodrigue Sanchez de Arevalo.17 Parmi d’autres réussites du domaine hispanique, nous serions tenté de mentionner les fresques sociales qui épousent un itinéraire de séduction amoureuse, où la galerie de conquêtes féminines nous offre en même temps une coupe verticale de la société. Dans cette veine, il faudrait citer sans doute le Libro de Buen Amor18, mais aussi le Llibre de les dones de Jaume Roig19, pour aboutir, tout à fait en dehors du champ médiéval, à El Burlador de Sevilla.20 Sur le versant des études, il convient de mentionner enfin la figure de Nicolas Antonio (1617-1684) qui, sous la rubrique Moralia de statibus, recensa plus de soixante-dix ouvrages, rédigés entre 1500 et 1670, pour les seuls états séculiers, encore qu’il ne s’agisse pas, pour la plupart, de véritables revues de la société mais de miroirs à l’adresse d’un seul groupe social, tels que les soldats, les veuves, les marchands, les nobles, etc.21
Estats du monde et état de la recherche
14C’est dans le cadre académique d’une habilitation à diriger des recherches que nous avons été amené à explorer le thème des estats du monde dans l’aire hispanique médiévale, soit quelque neuf siècles de production discursive s’étalant pour l’essentiel entre Isidore de Séville (c. 560-636) et la Dança de la muerte (1520).22 Devant un tel projet, nous n’étions pas cependant entièrement démuni, ayant affronté une première fois notre sujet d’études dans le domaine de la littérature catalane. Il s’en était suivi un assez long article, : « Pour une archéologie du roman : les revues de la société dans l’œuvre de Raymond Lulle », qui jetait les bases méthodologiques ayant présidé à notre démarche actuelle.23 S’il fallait en résumer le projet initial, nous dirions qu’il consistait à aborder un versant du corpus lullien dit « cycle de réforme sociale », qui se trouve relié, thématiquement, à la formation discursive des estats du monde. En rejetant les dérives d’un lecture excessivement « contextuelle », en tant que document historique ou biographique, notre dessein était avant tout de cerner la nouveauté de l’écriture lullienne, dans ses voies et ses procédés, projet maintes fois invoqué mais presque à la façon d’un rite incantatoire, tant sont rares les argumentations rigoureusement fondées sur une analyse littéraire des textes. Ces tentatives existent néanmoins, et c’est très volontiers que nous reconnaissons ici l’ampleur de notre dette à l’égard de Jean Batany qui a dégagé le très original schéma unisubjectif sous-jacent au roman Blaquerna (un seul personnage traversant plusieurs états), ainsi que nos emprunts à Paule-Vincenette Bétérous pour le sens des innovations lulliennes — aussi bien stylistiques que religieuses — dans le traitement des miracles mariais.24
15Dans les pages qui suivent, nous allons donc poursuivre cette ouverture vers le domaine castillan, en y acclimatant les acquis méthodologiques et culturels que nous avons dégagés de notre fréquentation des textes lulliens, en particulier le statut et la typologie des estats du monde. Si nous nous sommes attelé à une tâche si considérable, du moins en termes de corpus à parcourir, c’est tout d’abord à cause du caractère partiel et lacunaire des ouvrages rédigés par nos prédécesseurs. Tel nous semble être le cas, par exemple, pour la stimulante anthologie de Julio Rodriguez-Puertolas, Poesía de protesta en la Edad Media castellana25, laquelle, en parfaite cohérence avec son titre, se limite aux seules œuvres rimées, ce qui ne représente pas moins un ensemble tout à fait respectable de quarante et un poèmes, dont un certain nombre relève bel et bien du thème des états de la société. En dépit de son caractère un peu descriptif, l’ouvrage de Kenneth R. Scholberg Sátira e invectiva en la España medieval26 s’inscrit dans une perspective littéraire assez proche de la nôtre, à ceci près que nous écartons de notre étude tout le versant de l’invective ou satire personnelle, pour approfondir la seule satire générale dans la perspective de notre sujet central, la formation discursive des états du monde. On doit saluer au passage l’ampleur des compétences de notre prédécesseur qui lui ont permis d’élargir son enquête, fort judicieusement, aux domaines littéraires du catalan et du portugais-galicien. Il convient de mentionner, enfin, Luciana de Stéfano et La Sociedad estamental de la baja Edad Media española a la luz de la literatura de la época27, avec qui nous partageons un même souci de globalité, à ceci près que la méthodologie de notre collègue se veut plus axée sur le référent social et qu’elle restreint son domaine de recherches à des textes du bas Moyen Age.
16Dans notre démarche, que l’on se rassure sur ce point, nous ne nourrissons pas la prétention aussi exorbitante que puérile d’être en train d’accomplir une tâche orgueilleusement solitaire. Nous comptons, en premier lieu, sur les acquis irréversibles de ces précurseurs et, en deuxième lieu, sur un nombre croissant de travaux qui abordent des auteurs ou des textes particuliers selon des méthodologies proches de celles que nous avons retenues. Trente années se sont écoulées depuis ces premières synthèses. Le temps est venu, nous semble-t-il, de proposer un nouvel état des lieux, un exposé panoramique, avec ses défauts et ses qualités, mais qui veut tenir compte du renouveau méthodologique des dernières années et surtout de l’élargissement lent, mais ô combien précieux, du corpus édité des textes médiévaux hispaniques. Mais l’engouement pour la spécialisation aurait-il pris une telle ampleur, surtout dans les études médiévales, qu’il faille désormais se justifier, voire même rougir, à l’heure de proposer un ouvrage de synthèse ?
17S’il en était ainsi, nous aurions encore aggravé notre cas, en choisissant de relativiser le critère linguistique, afin d’inclure dans notre champ de recherches non seulement un certain nombre de textes catalans et portugais, mais aussi l’immense domaine des lettres médio-latines, nous refusant à faire l’impasse sur des auteurs tels qu’Isidore de Séville, Tayon de Saragosse, Alvare Pélage, Rodrigue de Arevalo, etc. Il en va de même pour les critères chronologiques, puisque nous avons jugé indispensable de remonter jusqu’aux auteurs de l’Antiquité tardive, sans lesquels on ne saurait interpréter correctement les temps médiévaux, et nous pensons surtout à ces penseurs « cardinaux » que sont Boèce, Grégoire le Grand et Isidore de Séville, pour ne citer que les figures-phares, celles dont il sera fait le plus souvent mention dans les pages qui suivent. Si nous pouvons garantir un degré d’exhaustivité asse2 satisfaisant pour les textes littéraires et moraux, sans doute aurions-nous pu mener une enquête encore plus minutieuse sur les ouvrages juridiques et historiques, domaine où il nous arrive de pratiquer des sondages sans prétendre toutefois en avoir parfaitement cerné le champ.28
Le miroir et le prisme
18Cela dit, il serait inexact d’affirmer que nous avons été guide avant tout par un souci d’exhaustivité, ce qui rangerait notre travail dans les rayonnages poussiéreux de la simple compilation. En réalité, nous entendions promouvoir tout autant, sinon plus, une position méthodologique, qui consiste à explorer la spécificité et l’autonomie du littéraire, et ce autour d’une formation discursive, les états de la société, qui tend par la force des choses à être sollicitée comme document historique, en tant que miroir censé refléter les conflits et les mutations de la société. Autrement dit, notre travail se veut plus attentif à la complexité formelle des textes qu’à leur richesse matérielle, ce qui nous conduit à privilégier l’ordre du signe sur l’ordre du référent historique et social.
19Il y a en effet quelque chose d’agaçant dans la mise en parallèle systématique et sans discrimination entre les estats du monde et le contexte social, qui aboutit à invoquer je ne sais quel nouveau foyer de la peste noire pour les danses macabré, ou encore une énième crise de la société féodale ou de l’Église devant n’importe quel texte au ton un tant soit peu acerbe ou plaintif. L’on aura sans doute compris, en Usant ces lignes, que nous répugnons à voir dans une représentation idéologique ou littéraire le simple reflet d’une structure socio-économique, selon une relation d’effet à cause. Aussi nous sommes-nous attaché à cerner la spécificité du littéraire, ce qui passait par une épochè ou mise entre parenthèses du réfèrent social et historique. En ce sens, nous entendons faire œuvre de relative nouveauté, en nous écartant résolument du parti pris référentialiste — « le contexte avant le texte » — qui nous semble prédominant, non seulement chez Julio Rodriguez-Puertolas, mais encore chez Luciana de Stéfano et, avec plus de nuances, chez le maître José Antonio Maravall29 et Kenneth R. Scholberg.
20Au sein des études hispaniques, ces questions de méthode ont surtout été abordées autour du roman picaresque, un univers qui — se rattachant en partie aux états de la société — n’est pas tout à fait étranger à la problématique qui nous occupe. En réaction à la thèse « réaliste », dont l’un des tenants ne fut autre que le prestigieux Marcel Bataillon, certains chercheurs, comme Carlos Garcia Gual, en sont venus même à se demander si le roman picaresque ne prendrait pas plutôt l’exact contre-pied de la réalité sociale, en tenant un discours moralisateur et incantatoire sur l’immobilisme, au sein même d’un contexte socio-économique qui serait caractérisé, lui, par une certaine fluidité :
Peut-être que cette rigidité des ordres sociaux, que l’on relève dans notre picaresque, n’est pas le corrélat réel de la société de l’époque, et que l’on pourrait interpréter mieux une telle vision comme une mise en garde morale, allant dans le sens de ce que, d’après les moralistes, les choses devraient être. Le déterminisme social était, probablement, moins rigide dans la société que dans les romans.30
21Pour ce qui est des temps médiévaux, Jean Batany a pointé deux défauts méthodologiques dans cette prétention à vouloir faire du littéraire un reflet des structures socio-économiques, dans un texte visant la méthodologie positiviste ou marxiste, dans une version, il est vrai, fort simpliste et surannée. En premier lieu, il convient de se prémunir contre ce que nous serions tenté d’appeler le préjugé « subordinationniste », celui qui consiste à attribuer le rang de cause au contexte socio-économique et, par voie de conséquence, à ravaler les productions culturelles au rang mineur d’effet, voire de simple épiphénomène, oubliant en chemin l’interrelation qui se produit « entre la stratification réelle d’une société et la conscience qu’elle en a ». En deuxième lieu, il convient de ne pas oublier que les productions littéraires et idéologiques reposent sur une distorsion simplificatrice du réel. Et Jean Batany en veut pour preuve la société domaniale du haut Moyen Age, laquelle, aussi peu diversifiée qu’elle fût dans ses fonctions et dans ses groupes, ne pouvait déjà plus être enfermée sans violence dans les limites du modèle trifonctionnel :
Du reste sa « sociologie » nous paraît maintenant un peu simpliste : les sociologues d’aujourd’hui savent que la stratification réelle d’une société et la conscience qu’elle en a peuvent difficilement être séparées et considérées comme une cause et un effet, mais qu’elles forment plutôt comme un tout indissociable. Ils savent aussi qu’aucune société n’a une structure assez simple pour imposer avec évidence un schéma triparti : M. G. Gurvitch a bien montré la complexité de la société féodale, dans une remarquable analyse qu’il a reprise plusieurs fois.31
22C’est dire que les écrans ne manquent pas entre le texte et la réalité historique environnante. Il y a certes les distorsions de l’idéologie, mais aussi le prisme de l’expression littéraire. Si la fresque sociale est incluse dans un sermon ad status, il ne faudra pas oublier alors les règles du genre homilétique, voulant que le prédicateur puisse choisir soit le ton parénétique de l’exhortation soit le ton imprécateur de la diatribe, ce qui donnera à son gré un sermon ad nobiles ou contra nobiles.32 L’existence d’une double intention, tantôt l’encouragement à mieux faire, tantôt la censure des vices, peut être rendue par exemple sous la forme d’un doublet, comme « doctrine et blâme des femmes » dans les rubriques de tel poème de frère Ambrosio Montesino.33 A cet égard, on peut même noter une prédominance pour l’intention de réquisitoire (reprehension, exclamaçion), laquelle se trouve très souvent déclarée dans les paratextes, ainsi du Tresenano de contemplaçiones qui annonce dans ses rubriques : « ci-raconte la perversité et la nature corrompue des conseillers », « ci-dit le dérèglement et le désordre des favoris », « ci-dévoile les rapines éhontées des officiers royaux ».34 Disons au passage que la notion de satire était profondément ambivalente à l’époque du préhumanisme, ce dont témoigne, entre autres, le connétable Pedro de Portugal lorsqu’il distingue entre la satira ou blâme et la satyra qui relèverait, au contraire, de l’éloge ou dithyrambe.35
23Dans ce même chapitre des réserves méthodologiques, il conviendrait de mentionner encore les relations d’hypotextualité, qui rendent un ouvrage dépendant de ses sources, autant, sinon plus, que de son propre contexte historique. Il s’ensuit notamment qu’une revue d’états peut contenir des images fossiles, renvoyant à une situation socio-historique révolue. Dans le cas de Raymond Lulle, il nous semble avoir surtout détecté l’influence d’Honorius de Ragensburg dans son Elucidarium, ouvrage capital pour la genèse des états du monde36, et accessoirement du Pseudo-Boèce (De disciplina scholarium), du Pseudo-Anselme (De similitudinibus) et d’Alain de Lille (Summa de arte prædicatorid), quatre livres vieux d’un ou deux siècles, selon les cas, dont la présence est attestée dans l’abbaye majorcaine de La Real.37 A cet égard, il nous a été donné de pointer quelques références sociales qui doivent être attribuées à la lecture d’Honorius plus qu’à une expérience directe par Lulle de la société de son temps.
24Ayant maintenu ces précautions méthodologiques, qui ressortissent à l’ordre de la déformation idéologique ou littéraire, nous avions jugé opportun de lever à la fin de notre travail la mise entre parenthèses initiale, en relevant quelques indices qui témoignent bel et bien du souci lullien d’adaptation aux réalités et aux mutations sociales de son époque.38 De même, dans le présent travail, et sans renier une orientation résolument littéraire, nous n’avons pas moins été conduit à relier, çà et là, formation discursive et pratique discursive, création littéraire et faits de civilisation. C’est dire que nous ne récusons pas absolument toute tension référentielle dans l’exploration de notre corpus - ce qui serait au demeurant une tâche impossible — mais que nous jugeons préférable de nous maintenir, aussi longtemps et aussi loin que possible, dans l’analyse du fait littéraire. N’est-ce pas là, d’ailleurs, le meilleur service que nous puissions rendre à l’historien, la seule façon de rendre possible un usage correct de ces textes en tant que documents de civilisation médiévale ?
Le fond dans la forme
25Aux prises avec un corpus qui attire le chercheur, de façon presque inéluctable, vers le référent économique et social, il nous faudra veiller à maintenir notre choix initial, soit une approche qui entend s’appuyer résolument sur la spécificité du littéraire. En la matière, nous nous sentons tout à fait en connivence avec Erich Köhler qui, tout en étudiant les relations entre littérature et société, voit dans l’analyse de la structure signifiante la voie royale pour l’accès aux contenus de civilisation :
Si l’on considère, comme Dilthey, que la littérature est l’« organe de la compréhension du monde » et si la création littéraire se définit comme l’unité indissoluble du fond et de la forme, cette dernière doit permettre de saisir la vision du monde, fond et forme doivent se confirmer réciproquement. C’est la raison pour laquelle la forme est elle-même productrice de contenu, si bien qu’un contenu donné ne peut être exprimé dans n’importe quelle forme. [...] Par forme, nous n’entendons pas simplement la structure par rapport au contenu mais la corrélation rigoureuse, propre à toute œuvre d’art, entre le contenu et la structure ; nous nous appuyons sur l’opinion de Hegel selon laquelle le fond devient forme et la forme devient fond, si bien que les éléments de la forme élaborés avec « justesse » sur le plan esthétique, développent leur propre dialectique créatrice de forme et de fond.39
26Aussi invraisemblable que cela puisse paraître, notre expérience personnelle nous prouve que nous en sommes encore à devoir défendre la validité d’une telle méthodologie, puisque d’aucuns n’acceptent toujours pas qu’on puisse sacrifier à tel point, disent-ils, le fond idéologique à la forme littéraire. Or, si la « forme est elle-même productrice de contenu », c’est bien l’analyse de la forme littéraire qui permet de déchiffrer en profondeur et sans a priori le fond doctrinal, pour reprendre une dichotomie aussi utile que contestable. En allant encore plus loin, et à l’encontre d’une tradition multiséculaire, il faudrait aller jusqu’à renverser l’image canonique de « l’écorce et du fruit », en établissant la véritable réalité, le « fruit », sur le plan de la forme, et, par voie de conséquence, en rattachant au contenu l’image de l’« écorce », irréalité de l’ombre vaine et mensonge des apparences :
La forme — dit encore Erich Kohler — constitue le reflet le plus objectif de la réalité ; elle en est aussi, une fois qu’on l’a comprise, le reflet le plus véridique. Elle résiste à l’harmonisation de la fable, qui se réfugie dans le miracle. En obéissant aux lois de la forme, la littérature revient à la réalité qu’elle entreprend d’interpréter et de dépasser dans l’idéal.40
27Cette position méthodologique, nous l’avions déjà préconisée et mise en œuvre dans notre travail sur les imaginaires sociaux de Raymond Lulle. Qu’il nous soit donc permis de le citer, sinon pour sa valeur intrinsèque, du moins par sa dimension d’auto-critique qui jette quelque lumière, nous semble-t-il, sur ce que furent les tâtonnements de notre parcours méthodologique :
Ayant pratiqué longtemps nous-même une approche philosophique des textes littéraires lulliens, nous sommes d’autant plus à l’aise pour revendiquer la validité de la démarche contraire, celle qui consiste à mettre entre parenthèses les contenus doctrinaux, pour mieux dégager l’ossature du récit. Aussi dans le présent travail, nous avons choisi d’adopter une grille plus spécifiquement littéraire, se voulant plus attentive à la complexité des structures textuelles, soit un ordre du signifiant, qu’à la richesse des représentations sociales, soit un ordre du signifié. Pour retrouver ce plan qui part du signifié pour rejoindre le signifiant, il a suffi de nous laisser porter par une évolution qu’on peut observer dans l’œuvre du Majorcain. Dans un premier temps, les imaginaires sociaux possèdent une structure littéraire assez simple, voire fruste, très dépendante aussi à l’égard des formes canoniques de la littérature médiévale. Mais, progressivement, des nouveautés structurelles se font jour dans l’écriture lullienne, en introduisant une certaine rupture au sein de cette formation discursive particulière que sont les revues des états.41
28L’application de ce programme exige sans doute une rigueur - une implacable ascèse du référent - que nous ne sommes pas certain d’avoir maintenue tout au long des pages qui suivent. Peut-être était-ce même une tâche impossible dans le cadre d’un ouvrage de synthèse devant explorer, si ce n’est survoler, un corpus relativement vaste, ce qui n’est guère propice à une analyse serrée des textes. Sans compter que, du point de vue pratique, nous sommes bien forcé d’emprunter parfois une analyse des contenus, ne fût-ce que pour élucider le sens des mots, en jetant un regard sur le référent historique et idéologique du discours. Cela dit, nous ne saurions pour autant souscrire, d’un point de vue théorique, à une approche qui, employée sans discernement, risque d’aboutir à une oblitération du littéraire. Aussi, avons-nous veillé à replacer sans cesse notre démarche sur le plan de la structure signifiante, notamment dans la deuxième partie, « Parcours individuels du social », où nous nous livrons à une analyse plus minutieuse sur un corpus restreint de quatre récits des estats du monde, extraits de Berceo, du marquis de Villena, de l’archiprêtre Juan Ruiz et du prince Don Juan Manuel.
Un guide du pèlerin-lecteur
29Avant d’entreprendre ce voyage qui doit parcourir un territoire exceptionnellement étendu — neuf siècles et quelque deux cents pièces —, il ne sera pas superflu de donner au lecteur, sinon une carte détaillée, du moins les principaux itinéraires que nous allons emprunter. En guise de préalable, qu’il nous soit permis de présenter ici les différentes moutures de notre programme, non pas tant pour le plaisir un peu futile de faire visiter notre atelier d’ébauches, mais parce que les éléments les plus pertinents y seront remployés, çà et là, dans la suite de notre exposé.
30Ne voulant pas produire un simple inventaire cadastral, nous avons décidé, en premier lieu, de nous démarquer de l’ordre scolaire, celui qui, articulé sur la suite chronologique et sur les auteurs, est le plus souvent sollicité dans les histoires de la littérature. D’un autre côté, la présentation par genres - didactique, satirique, hagiographique, etc. - ne nous a pas paru non plus être la plus idoine pour une formation discursive, les estats du monde, qui se caractérise avant tout, nous le savons déjà, par un ordre de la transversalité.
31En nous plaçant sous l’angle de l’histoire matérielle, il n’eût pas été déraisonnable de concevoir, par exemple, un parcours d’ordre socio-économique qui aurait envisagé les revues d’états sous l’angle des principales métamorphoses - domaniale, féodale, urbaine et administrative — qui furent successivement à l’œuvre dans la société médiévale. Or, nous souhaitions donner à notre ouvrage une orientation résolument littéraire, ce qui nous interdisait d’envisager une telle articulation de type référentiel, selon les contenus. En privilégiant, en revanche, l’histoire des idées et des mentalités, nous aurions pu concevoir de suivre un plan qui aurait reposé sur un clivage d’ordre idéologique s’attachant aux trois paradigmes dominants — hiérarchique, fonctionnel, organiciste — dans la représentation du social, et que l’on pourrait relier aux intérêts et aux valeurs ayant cours, respectivement, au sein de l’aristocratie, de la « bourgeoisie » et de la royauté. Une telle approche idéologique rend bel et bien compte de certaines stratégies textuelles, mais elle ne se démarque pas asse2 à nos yeux d’un postulat de départ référentiel, bien qu’elle se fasse selon une modalité plus subtile et complexe que le simple représentationnisme naïf.
32Nous avons été longtemps séduit enfin par une proposition de Jean Batany, consistant à classer les revues de la société au moyen d’un critère, non plus historique ou idéologique, mais moral ou axiologique, s’articulant autour de trois pôles majeurs : le salut chrétien, le devoir social et le bonheur individuel.42 L’hypothèse est d’une lumineuse simplicité, et ses virtualités nous semblent d’autant plus grandes qu’elle peut se vérifier et selon l’axe diachronique des mutations dans l’histoire des mentalités, et selon l’axe synchronique des genres (le salut pour les ouvrages religieux des vertus et des vices, le devoir dans les traités politiques de regimine principum, le bonheur pour les récits fictionnels). En dépit de son origine axiologique, ou grâce à elle, ce modèle permet de jeter de nombreuses passerelles vers l’ordre du littéraire, et nous pensons aux correspondances que notre prédécesseur a dégagées entre ces valeurs fondatrices et le fonctionnement des textes : parcours descendant ou ascendant de la société, format long ou bref des genres, structure plurisubjective ou unisubjective sur le plan des personnages, etc.
33Tout en nous inspirant de ce modèle, nous avons préféré retenir, pour le plan de notre ouvrage, non pas cette classification axiologique en elle-même, mais l’une de ses marques visibles à la surface du texte, à savoir la répartition du corpus entre des formes plurisubjectives et des formes unisubjectives dans les revues de la société. Il s’agit à nos yeux d’une distinction à la fois éclairante et efficace, qui nous a permis de tracer une avenue dans un corpus foisonnant, tout en sauvegardant la visée résolument littéraire de notre projet. Dans une première étape, nous allons donc aborder les textes qui suivent le modèle « plurisubjectif », pour l’essentiel didactiques, où chaque état de la société est incarné par un type, un individu ou un groupe différents (première partie). Après une transition consacrée aux formes hybrides, nous aborderons une autre sous-famille de textes, les revues d’états à structure « unisubjective », principalement des récits brefs fictionnels, celles où un seul et même personnage fait successivement l’expérience de plusieurs conditions sociales (deuxième partie). Disons d’emblée que la ligne de partage entre ces deux grandes masses correspond aussi à une coupure méthodologique. Le corpus didactique et plurisubjectif se caractérisant par une nette supériorité quantitative, son traitement un tant soit peu exhaustif nous imposait de suivre le parti d’une fresque panoramique. En revanche, les revues unisubjectives se trouvent être fort peu nombreuses, ce qui rendait possible de se livrer à une analyse fouillée des textes, exercice toujours salutaire, et qui, de plus, nous semble être le bienvenu, à la suite d’un premier bloc de recherches qui tend à verser, par la force des choses, dans un état des lieux à caractère quasi encyclopédique et quelque peu descriptif.
34Il en résulte, nous en sommes bien conscient, une inégalité de traitement assez flagrante qui tourne au très net avantage des récits fictionnels et unisubjectifs. Si nous avons choisi de privilégier cette sous-famille de textes, c’est qu’elle nous paraît être aussi la plus intéressante en termes de complexité narrative. L’historien peut être sensible, lui, à la richesse matérielle des premières, envisagées comme documents de civilisation, mais il est aussi dans l’ordre des choses que le littéraire soit davantage attiré par la complexité formelle des secondes. Pour justifier notre option préférentielle pour les textes unisubjectifs, disons enfin que, du point de vue de l’histoire littéraire, ces revues sociales ont pu être considérées, à tort ou à raison, comme une matrice du roman picaresque et, par voie de conséquence, un maillon important dans la préhistoire du roman moderne.43
Notes de bas de page
1 Dans la typolog.ie de Raynouard, c’est surtout le sirventès moral, traitant de « reproches généraux pour corriger les fous et les méchants » (Leys d’Amors), qui est apte à se structurer, mais pas toujours, selon les états de la société. En revanche, ces fresques sociales seront forcément plus rares dans les cas du sirventès personnel (l’invective ad hominem) ou, encore, du sirventès historique ou politico-guerrier (chants de croisade, etc.). Ces deux modalités, au demeurant les plus nombreuses, relèvent plutôt de ce que la rhétorique de l’Antiquité appelait le genre épidictique, un discours d’éloge ou de blâme portant sur les actes des contemporains. Pour la typologie du sirventès satirique, voir aussi n. 19 p. 228 ci-après.
Parmi les sirventès moraux sous forme d’états du monde, qui ne seront pas cités au fil de notre travail, nous mentionnons pour mémoire : « (A)ra.m lunya joy e chant... » (n° 31), « Batl’e, jutg’e, cosseiller d’aut senhor... » (n° 105) : Cerveri de Girona, 1947, p. 88-91, 296-299. De même pour un poème portugais rédigé par Arias Nunes, « Por que no mundo mengou a verdade... » (la vérité a déserté les états ecclésiastiques), dans Rodrigues Lapa, 1970, n° 161, p. 252. Pour une étude d’ensemble sur le corpus satirique et moral des troubadours, voir Thiolier-Méjean, 1978, p. 654.
2 Batany, 1984a, p. 774-b ; voir Foucault, 1969, p. 44-54.
3 Cros, 1986, surtout p. 57-72.
4 Batany, 1984a, p. 774-b.
5 Cros, 1986, p. 68-69.
6 Dans les Partidas, le titre de los estados de los hombres aborde le statut des personnes — homme libre, serf et affranchi —, la partie la plus longue étant consacrée, selon une logique un peu déroutante, au statut de l’enfant à naître : Alphonse X, IVa, tit. XXIII, 1972, III, p. 128-130.
7 On doit à Pero Gonzalez de Uceda une revue des états très originale, rattachant les trois couleurs d’une fleur à trois états de la société (rouge pour le pape et l’empereur, vert pour les amoureux, gris pour les religieux) : « Vi estar fermosa vista/tres colores en una flor... », Canc, de Baena, n° 343, dans Canc. BD, III, p. 238-239. Pour une autre mise en parallèle entre des états de la société et des couleurs : Juan de Castrojeriz, Glosa castellana al Regimiento de principes, livre 2, IIIa, chap. 17,1947, II, p. 315-319 ·
8 Brusegan, 1984, p. 159 ; voir aussi Corti, 1978, p. 22-42.
9 Batany, 1984a, p. 774-b.
10 Jean de Garlande, Pœtria, 1902, p. 888, 900-901, 950 ; voir aussi De Bruyne, 1946, II, p. 41-42. En réalité le système est encore plus complexe, puisqu’il faut ajouter au sujet les éléments de sa caractérisation : la brebis, la houlette, le pâturage et le hêtre, pour le berger au nom de Mélibée ou Tytire ; le bœuf, la charrue, le champ, le pommier pour le laboureur au nom de Triptolème ; le cheval, l’épée, les citadelles, le laurier ou le cèdre pour le guerrier au nom d’Hector ou Ajax.
11 Jauss, 1970, p. 95.
12 Michaud-Quantin, 1971, p. 180-181.
13 Ce portrait, riche en verve, du bégard gyrovague se présente comme un témoignage biographique (lo que vi a mis ojos). Il s’agit d’un personnage qui fut tour à tour seigneur féodal, moine avec progéniture, fratricèle et faux monnayeur, un homme fortuné : « De otros (muchos) falsos bygardos te diría, mas non querría con la pluma enojar a los leyentes. Pero (quiérote dezir) sólo un poco de otro bygardo, lo que vi a mis ojos ; que non quiero dezir quién es, por causa. Allá donde tenía su hermitorio non era tenido en menos rreputaçión quel sobredicho ; antes era avido por santo, e nunca çapato nin otra cosa en su pie entrava ; todas las quaresmas e pan e agua ayunava, e lo más del año todo. Fué dicho dél que en un monesterio avía fecho algunos fijos ; e éste avía rren[u]çiado (de primero) al mundo, que fue mucho onbre de pro, e alcançó manera de más de dies mill doblas e escuderos quatro continos, e grand señorío, (e) dexólo todo e diose a servir a Dios. Después oy (yo) dezir que en el ábyto de fra(t)ychelo avía cometido un gran crimen por falsario contra un rrey. Después [le vi] yo byen fazendado e byen rrico, dexado el ábyto, e con mucha rrenta, e con mucha cobdiçia desordenada de aver[e] alcançar. Por causa de aquella falsedad que cometiera, segund fama era, (e) en la mayor fervor de su prosperidad, Dios le levó desta vida, el qual murió en mis manos » (Alfonso Martinez de Toledo, Arçipreste de Talavera, [1951], p. 192). L’auteur venait par ailleurs de fustiger les bégards au motif d’une plus grave indétermination : mélange du laïque et du religieux, leurs manières et leurs mœurs efféminées en font aussi un hybride de l’homme et de la femme, ce qui autorise le soupçon de sodomie : ibid., p. 187-188.
14 Pour une étude sur l’émergence progressive de l’individu à partir du type, entreprise sur la base d’une analyse linguistique des déterminants et de leurs degrés, voir Batany, 1978c, p. 3177-200.
15 Batany, 1984a, p. 175-a.
16 On en trouvera le catalogue dans : Batany, 1979, III, p. 591-601. Il est fait mention de trente-sept textes pour la seule période antérieure à 1270.
17 Rodericus Zamorensis Episcopus, 1516. Rédigé à Rome en 1468, l’ouvrage connut une trentaine d’éditions dans divers pays jusqu’au XVIIe siècle. Outre de nombreuses éditions latines, il existe une traduction française par Julien Macho, sous le titre Le Miroir de la vie humaine (Lyon, 1477), ainsi qu’une adaptation comico-satirique, Les Contredits de Songe creux, attribuée à Jean de l’Espine dit du Pont-Allais : Songecreux, 1530.
18 Juan Ruiz, archiprêtre de Hita (fl. 1330-1343), 1967.
19 Jaume Roig, 1928.
20 Outre la fresque sociale des conquêtes féminines, il pourrait y avoir une réminiscence des danses macabre dans la main tendue que le revenant tend à Don Juan. Frappé de tabou sur les scènes, le contact physique est un geste théâtral riche et fort dont on peut trouver le pendant dans la Dança general de la muerte. Le sens du geste a cependant évolué : à la résignation de l’homme médiéval, qu’il soit vertueux ou pécheur, devant la mort succède ici la naissance d’un défi.
21 Antonio, Bibliotheca Hispana Nova, 1788, II, p. 565-567. Pour la naissance du genre des miroirs, voir Jónsson, 1995.
22 La bibliographie des textes postérieurs à notre époque serait très longue à établir, aussi ne citerons-nous que pour mémoire ceux qui seront sollicités au long de notre étude : Covarrubias, 1519 ; Maluenda, 1545 ; Lopez de Segura, 1561. Pour les états du monde post-médiévaux, on trouvera un échantillonnage assez riche (danses de la mort, manuels de confesseurs, ouvrages homilétiques) dans : Baroja, 1978, p. 291-310. Pour un relevé qui demeure assez exhaustif, voir Antonio, 1788, II, p. 565-567.
23 Serverat, 1991, p. 406-449.
24 Bétérous, 1978, p. 37-47 ; Serverat, 1991, p · 431-438 ·
25 Rodríguez-Puértolas, 1968. Des ouvrages en prose sont certes abordés dans son Historia social de la literatura española (vol. I), mais, s’agissant d’un manuel universitaire, l’auteur s’intéresse forcément aux seuls textes majeurs, ce qui aboutit à un corpus assez limité : Rodriguez-Puértolas, 1981 a ; du même auteur, voir aussi 1981 b et, pour la Catalogne, 1973.
26 Scholberg, 1971. Il existe encore d’autres études sur la satire médiévale, dans le domaine hispanique, mais qui débordent pareillement le cadre de notre étude, à savoir la seule satire morale d’ordre général : Rincón, 1968.
27 Stéfano, 1966.
28 Pour une analyse très fine des taxonomies nobiliaires incluses dans le discours historique, nous renvoyons au passage « sémiologie des états », dans Martin, 1992, p. 362-383.
29 Il serait malhonnête, en effet, de faire grief à cet éminent historien de négliger quelque peu les lois internes du texte littéraire, alors qu’il entend se situer sur le plan des idées sociales : Maravall, Estudios de historia del pensamiento español. Serie Primera. Edad Media, 1983.
30 García Gual, 1976-1977, p. 31. Pour un examen de la position de M. Bataillon, voir Maravall, 1976, p. 625.
31 Batany, 1963, p. 935.
32 Certains recueils homilétiques offrent au prédicateur le choix entre deux sermons-types ad status, selon un registre d’exhortation (ad nobiles devotos) ou de diatribe contra nobiles malos : Humbert de Romans, De eruditione prædicatorum libri duo, 1677.
33 Fray Ambrosio Montesino, « De tus virtudes Baptista... », 1959, p. 411-412.
34 Tresenario de contemplaçiones..., 1984, § 16-20, p. 295-296. De même pour le titre Reprehension de vicios y estados..., dans Canc. general,, Segunda Parte, n° 202, 1956, [p. 322-334]. Imprimé autour de 1520 en édition de colportage, il s’agit plutôt d’un florilège de proverbes selon la formule « niqué », avec une courte référence in fine aux états (le corrégidor, le berger, le seigneur et le roi, le marchand, l’envieux, le religieux) : ibid., [ρ · 333-354].
35 Don Pedro de Portugal, Satira de felice e infelice vida, dans Paz y Meliá, 1892, p. 48. Sur cette question, voir Weiss, p. 113-138. D’un point de vue plus général, Scholberg reprend une intéressante distinction entre deux versants « horacien » et « juvénalien » de la satire sociale : « Podemos repetir, como se ha repetido tantas veces en la historia literaria, que hay o parece haber en la sátira dos tendencias generales e importantes, es decir la horaciana, cuyo “ridentem dicere verum” caracteriza el propósito de evocar una sonrisa ante las flaquezas humanas y así curar a los lectores de tales debilidades, y la asociada con Juvenal, que se caracteriza más bien como una indignación moral y un desprecio truir. Los satíricos horacianos quieren persuadir y los que siguen la corriente de Juvenal denuncian ; los primeros son más optimistas y los segundos más pesimistas » (Scholberg, 1971, p. 10-11). Faut-il aller jusqu’à dire que la satire médiévale serait plutôt juvénalienne tandis que l’humanisme aurait fait la redécouvert d’Horace ?
36 Honorius Augustodunensis, 1954. La revue des états est incluse dans le livre II, § 18, De variis laicorum statibus, q. 5 2-63, ibid., p. 427-429. Le Lucidario dit de Sancho IV ne contient pas ce passage, le canevas d’Honorius ayant été très librement rempli à partir d’autres auteurs comme Vincent de Beauvais et Brunetto Latini : Kinkaden, 1968. Pour une étude magistrale sur les imaginaires sociaux inclus dans tout le corpus d’Honorius, on peut se rapporter à : Duby, 1978, p. 300-310. Pour d’autre revues d’états se rattachant à la littérature médio-latine, antérieure à la prolifération du XVIIIe siècle, voir Pierre Damien, Carmina et preces, n° 222, PL 145, col. 967-968 ; dans la veine goliardesque, anonyme, « In huius mundi patria... », Carmina Burana, 193 0-1941, § 39. L’on trouvera un recensement de la satire médio-latine dans : De Ghellinck, 1946, II, p. 223.
37 Serverat, 1991, p. 440-441.
38 Ibid., p. 445-449 ·
39 Köhler, 1974, p. 269-270.
40 Ibid., p. 285.
41 Serverat, 1991, p. 442.
42 Batany, 1984b, p. 24 ; 1990, p. 59-67.
43 Serverat, 1991, p. 444-445.
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