Premier Monde infernal du Désespéré, Académicien Pèlerin 182
p. 187-195
Texte intégral
Aux lecteurs
1Il y a bien des années, lecteurs honorables et de suprême intelligence, que m’était venue la fantaisie d’écrire plusieurs Enfers, et à présent mon désir en a encore grandi en voyant que les Mondes de nos Académiciens ont connu une si heureuse issue. Mais comme, pour bien décrire une chose, il faut l’avoir vue de ses propres yeux ou touchée du doigt, ou autres choses encore, je me suis disposé à me rendre aux Enfers de mon vivant. Beaucoup penseront que ce n’est pas là chose qu’on doive faire facilement et dans le seul dessein de répondre à l’humeur de son cerveau. Quant à moi, par conséquent, je me suis efforcé de faire comprendre comment ce caprice m’est venu, afin qu’on ne me prenne pas, par exemple, pour un âne bâté.
2Vous savez que ce monde (suivant l’opinion de notre Académicien le Bizarre) est une oisellerie où l’on chasse à la glu, et dans laquelle nous ne faisons rien d’autre que de continuellement nous engluer. Tantôt nous nous accrochons aux biens matériels, tantôt aux plaisirs, tantôt à l’amitié, quelquefois au repos, et bien souvent à l’amour, de mille et une façons. À la fin, il nous faut nous en détacher en y laissant des plumes, et quiconque est le plus englué y laisse ses plumes maîtresses, celles qui, à mon sens, importent le plus. Pour mon compte, j’ai pénétré plusieurs fois dans cette volière, pour y être bien pris, et j’y ai poussé les cris et les gémissements qu’il est possible et impossible de faire pousser à un homme en pareille situation. Mais deux gluaux m’ont surtout mis à mal.
3L’un a été le gluau de l’amitié et l’autre le gluau de l’amour. Jadis, dans la fleur de ma jeunesse, j’aimai une femme, merveilleuse à mes yeux, plusieurs années durant, et quand je fus bien près d’en recevoir la récompense, le sommeil éternel la surprit et l’emporta loin de moi. C’est ainsi que je souffris longtemps avant d’en être désenglué et que bien souvent encore je soupire après les plumes maîtresses que j’y laissai. Aussi, afin de ne plus tomber dans cette sorte de labyrinthe, je me suis maintenu sur mes ailes à mi-hauteur de l’air, sans jamais plus regarder aucune plaisante verdure sur la terre. L’amitié a été ensuite le second gluau auquel je fus pris, et suis resté et reste encore empêtré, en sorte que, perdant tantôt une plume, tantôt une autre, je puis vous assurer qu’il ne se passe pas d’année où je ne reçoive tourments infinis et déplaisirs sans nombre. Mes amis venant à mourir (pour ne plus parler par métaphore) et me retrouvant seul, privé d’une merveilleuse compagnie, je vais et viens comme un fol et suivrais volontiers mes amis de n’importe quelle manière, et si n’était le contrepoids de l’amour que je porte à ceux qui sont vivants, id est aux amis que j’ai et acquiers continuellement, à dire vrai la douleur m’emporterait dans la voie de cette mort où eux-mêmes ont été emportés du fait de la maladie ou de tout autre accident. L’amitié par conséquent et l’amour d’abord d’une jolie femme (si je jugeai bien en ces années-là) m’ont fait rechercher divers chemins et tenter diverses voies, afin de me consoler, ce qui eût pu être de les revoir, elle et eux, ne fût-ce qu’une seule fois.
4Lisant donc notre admirable poète, Dante, je crus un temps pouvoir trouver la forêt dont il a parlé, marcher sur ses pas, et voir si, dans chacun de ces trois lieux, c’est-à-dire Enfer, Purgatoire et Paradis, je ne pourrais pas jouir de la présence et de la conversation avec mes amis morts, comme il le fit lui-même. Mais c’est en vain que j’ai marché et en vain que j’ai voyagé à travers ces bois de la vie. C’est pourquoi je reste persuadé que la forêt qu’il trouva a été coupée et si bien arrachée que jamais personne ne saura la retrouver.
5Quant à la Sibylle de Virgile, je n’ai trouvé personne, ni par mers, grottes cavernes ou lacs, ni par affreuses montagnes, qui pût m’en donner des nouvelles.
6Ménippe eut en son temps l’aubaine d’un enchanteur et nécromant qui accepta de le servir ; à présent va donc trouver quelqu’un qui sache faire agir les diables à sa guise : nul ne se soucie que d’autres aient ce plaisir.
7Orphée avait cette vertu de savoir jouer du rebec 183 et faisait des improvisations étonnantes. Il est inutile que je me risque dans cette tentative, car je ne m’en tirerais pas à mon honneur. Et puis il connaissait la voie qui est le nerf de mon extravagante volonté.
8Ayant donc décidé de me rendre, encore vivant, en Enfer, je me mis en route et cherchai, jour et nuit, mille gouffres et cavernes de la terre, sans autre raison que celle d’avoir entendu dire que beaucoup y sont allés en pénétrant sous terre, et que l’Enfer souterrain est un lieu obscur et ténébreux. C’est pourquoi je m’enfonçais dans ces profondeurs pensant trouver (ô sotte pensée !) un chemin aisé pour descendre, comme disent les doctes, et y aller en honnête homme. Me croirez-vous si je vous dis que jamais je ne pus trouver cette facilité d’y descendre ? Aussi, las et désespéré, laissant là tous les soucis du monde, j’errais telle une mouche sans tête, et comme je ne regardais pas où je mettais les pieds, je tombai de tout mon long dans une cavité de la terre tout à coup sur mon chemin un soir où il était tard et où il faisait très sombre, en sorte que, pour beaucoup de raisons et surtout pour n’avoir pu parvenir à en sortir tout seul, j’y demeurai si longtemps que je m’y endormis.
9Certes, sans le sommeil profond qui me surprit et le désespoir qui me conduisit là, au grand jamais je ne fusse allé en Enfer. Et quiconque ne croit pas que je dis la vérité, doit essayer ce même moyen, et trouvera que je ne raconte pas de menteries.
10À cette heure, je commence à comprendre la facilité de la descente en Enfer, parce qu’en effet c’est chose facile de tomber dans une fosse, facile aussi de désespérer et très facile de s’endormir pour un siècle : ce qui, dans la langue d’Adam, qui fut la première à être parlée, veut dire mourir.
11En dormant comme moi, Dante aussi alla en Enfer, et s’il ne s’était pas éveillé, comme je le fis moi-même, il n’aurait su dire les choses qu’il vit et découvrit, et moi également, puisqu’étant réveillé, je vais tout vous raconter.
12C’est donc avec l’aide du sommeil que j’y suis allé en songe, pour ne pas dire de mensonges comme le font beaucoup, car je n’ai trouvé personne qui me conduise dans ces lieux de ténèbres plus aisément que le sommeil (et la mort que je devais citer en premier), sachant que le sommeil est préméditation de la mort, plus proche de la mort que n’importe quoi. Le Diligent 184 dit que le sommeil est une image de la froide mort, même si l’Egaré veut qu’il soit le milieu entre vie et mort. Qu’il en soit comme on voudra. Tous parlent pour moi, parce que, étant vivant, et avec le désir d’aller en Enfer, il me faut mourir, c’est-à-dire m’endormir, et le sommeil est un excellent moyen pour aller à la mort. – C’est là une fort belle chose (dit le Perdu dans son Théâtre) que lorsque le corps est endormi, l’esprit veille, et que plus il dort profondément, mieux l’esprit s’unit à son être propre. – Si le corps vient à s’endormir pour toujours (répondit le Fol), l’esprit se grandit d’autant et parvient à la perfection. – Pour conclure, à moi il me semble que c’est au moyen du sommeil que les dieux nous ont révélé beaucoup de choses en songe, et combien cela est vrai, apprenez-le par mon discours.
13C’est chose très certaine, nobles lecteurs, qu’il y a entre Dieu et l’homme un grand et secret mystère que la nature humaine ne peut comprendre. Oh les grandes choses que Dieu a faites, étonnantes, merveilleuses et terribles, et pour qui ? Pour l’homme. La terre ne produit une quantité infinie de semences, de fleurs et de fruits pour personne d’autre que l’homme. La désobéissance de l’homme fit qu’il perdit les biens de Dieu que l’obéissance de Jésus-Christ lui a rachetés. L’homme perdit ce bien de parler continuellement, face à face avec Dieu. Et pourtant le Seigneur voudrait bien parler pareillement avec cet homme pécheur ; mais cette chair faible ne le veut pas, et si Dieu trouve un homme selon son cœur et qu’il veut lui parler, comment lui parlera-t-il ? Écoutez ce qui est écrit dans le livre des Nombres (chapitre XII). « S’il y a parmi vous un prophète du Seigneur, je lui apparaîtrai en vision, et lui parlerai en songe. » Ce sont là des secrets que l’homme ne peut connaître entièrement. Il est bien dit dans l’Ecclésiastique : « Beaucoup de choses te sont montrées qui dépassent le sens humain. » Et Denys 185 nous enseigne à les connaître en disant : « Il faut que des choses les plus basses nous montions à celles du milieu, et de celles du milieu aux plus hautes. » Nombreux sont les moyens par lesquels Dieu s’est fait connaître et comprendre : par la vision, le sommeil et les signes. À Daniel 186, il s’est fait connaître en allant de la représentation de la chose au sens. À Balthazar, en lui montrant la main qui écrivait sur le mur, et ce sont autant de formes imaginaires divinement formées. Aux prophètes et aux apôtres, ce fut par science infuse et doctrine (ô grand mystère des secrets de Dieu !). Saint Augustin 187 veut que la vision se divise ainsi en sensible, en imaginaire et en intellectuelle, sur quoi je ne m’étendrai pas pour l’instant. La contemplation brûlante voit des choses divines, comme on peut le lire de saint Pierre au chapitre dix des Actes des apôtres, et c’est par la voie de la contemplation que maints bons chrétiens ont vu et fait connaître au monde une infinité de secrets célestes. Le rêve du pain d’orge, décrit au chapitre sept du livre des Juges, ne montra-t-il pas l’épée destinée à vaincre les ennemis, et ne fut-il pas parfaitement interprété et l’interprétation réalisée ? C’est en rêve que l’Ange apparut à Joseph et lui fit voir comment il devait partir 188. Nous dirons donc que le songe est chose divine et humaine. Le songe divin est toujours vrai, le songe humain n’a en soi aucun mystère surprenant, car il est causé par la pensée ardente de la chose qu’on aime, désire et redoute le plus.
14L’avare rêve d’argent, le clerc croit lire et disputer, l’amant jouir, et ainsi de suite ; un tel songe pourrait être dit d’affection intrinsèque, car beaucoup d’artisans rêvent qu’ils font bien leur métier, et beaucoup d’officiers 189 qu’ils exercent leur office. Il y a peu de temps, un tailleur sur le point de mourir (il mourut en quelques heures) ravi par le sommeil, tout en dormant enseignait à coudre, demandait les ciseaux pour couper et croyait bien couper et tout faire réellement. Quelques autres songes, selon mon jugement, semblent bien avoir leur source dans le divin, mais, étouffés comme la bonne semence par les ronces, ils ne parviennent pas à la lumière. Tels sont les songes d’où bien souvent émerge quelque vérité, et qui offrent parfois l’occasion d’ouvrir des chemins qui nous sont profitables. Les visions que j’ai eues en songe, je vais vous les raconter et les écrire l’une après l’autre, tout en laissant votre jugement juger à quelles espèces elles appartiennent.
15Je suis persuadé que la plupart d’entre elles seront utiles mais, s’il y a des choses qui vous paraîtront incroyables, souvenez-vous que celui qui a rêvé est composé d’esprit céleste et de chair humaine, et qu’il ne s’agit pas ici de visions imaginaires d’origine divine, comme celle d’Isaïe (chapitre VI) qui vit le Seigneur sur un trône si prodigieux qu’il remplissait toute la maison de sa majesté. S’y trouvaient les Séraphins et tout ce qui suit, vision que saint Jérôme interpréta si merveilleusement, en en montrant allégoriquement l’intention. Le siège représente les Chérubins, comme dit le prophète David : « qui sedes super Cherubim » (toi qui trônes sur les Chérubins) 190, et ainsi de suite, la maison supérieure représentant l’Église triomphante, le temple inférieur les créatures corporelles qui participent d’une si grande divinité. La face divine ne montre que les choses d’avant la création du monde : les pieds celles d’après la fin de ce siècle, la gloire des bienheureux le milieu, les choses qui courent à travers les temps. La différence que j’indique donc de songe à songe, ou de vision à vision, est celle-ci : les hommes de Dieu voient les choses élevées, ceux qui sont en partie divins et en partie humains, les choses moyennes. Moi qui suis bas de toutes les façons, en connaissance, en esprit, en intelligence (en fortune, pour mon bonheur), en crédit, j’ai rêvé des choses très basses, qui ne pouvaient même être plus basses, parce que je suis descendu au centre, au plus profond, s’agissant des songes de plusieurs Enfers : comment ils ont été faits, ce qu’il y a à l’intérieur et ce qu’on y fait, vous allez l’apprendre en me lisant.
Notes de bas de page
182 Mondi…, p. 231 à 238.
183 Rebec : instrument à cordes et à archet, en usage parmi les ménestrels et les jongleurs du Moyen Âge. L’instrument d’Orphée est traditionnellement la lyre.
184 L’affirmation que Doni met dans la bouche d’un de ses académiciens, et selon laquelle le sommeil est frère du trépas, se trouve déjà chez Homère (Iliade, XIV, 231). On la rencontre également chez Virgile (Énéide, VI, 278), chez Ovide (Amours, II, 9, 41) ou encore chez Sénèque, auteur cher à Doni : « Sommeil, frère languide de la cruelle mort » (Hercule furieux, 1068).
185 Il s’agit ici de la Hiérarchie céleste du Pseudo-Denys l’Aréopagite où, dans les chapitres 1 et 2, l’auteur entend initier le lecteur à la symbolique de ces hiérarchies célestes telles que nous les révèlent les Écritures.
186 Le nom de Daniel nous renvoie ici à ses visions et au festin de Balthazar (Livre de Daniel, chap. 5 et 7).
187 C’est dans le chapitre 9 du livre X de La Cité de Dieu que saint Augustin examine les affirmations contradictoires de Porphyre, quand celui-ci déclare utile, pour purifier une partie de l’âme, « sinon cette partie intellectuelle où elle perçoit la vérité de ces réalités intelligibles qui n’ont aucune ressemblance avec les corps, mais plutôt cette partie spirituelle par laquelle sont perçues les images des choses corporelles ».
188 Évangile selon Saint Matthieu, II, 13 et 19.
189 Il faut entendre ici « officiers » (officiali) au sens de ceux qui possèdent une charge en titre d’office, et plus généralement qui occupent un emploi.
190 Livre des Psaumes, LXXIX, 2.
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