Épilogue
p. 397-401
Texte intégral
« La mer, la mer, toujours recommencée »
Paul Valéry, Le Cimetière marin [1920, Émile Paul frères], Paris, Hachette, coll. « Poésies choisies », 1952, p. 70-88.
« J’aime les nuages… les nuages qui passent là-bas… là-bas… les merveilleux nuages »
Charles Baudelaire, « L’Étranger », dans Le spleen de Paris [Michel Lévy frères, 1869], Baudelaire, Œuvres complètes, Paris, Seuil, 1968, p. 148.
1Il aurait sans doute été malvenu, dans ce qui se veut un ensemble de réflexions syntaxiques, portées essentiellement par des hypothèses, de vouloir conclure. Aussi terminerons-nous par un épilogue, qui s’énonce comme un point à une aventure jamais terminée, un pas dans ce qui nous reste encore si peu connu, une pierre posée pour un château dont d’autres achèveront l’architecture – c’est tout ce que l’on peut souhaiter.
Le rêve parcouru
2Les citations en exergue de cet épilogue expriment bien ce que je pense, et que j’ai déjà dit, mais que je peine à faire partager : la syntaxe est une poésie. Il s’agit bien de recherches et donc d’imaginaires, de parts de lumière et de parts d’ombre, de mer toujours recommencée, et de nuages indicibles. Non pas, bien sûr, d’une vérité, mais d’une multitude de vagues qui roulent comme des rêves.
3Il y a, pour moi, dans la syntaxe qui paraît si rébarbative – comme les mathématiques pour d’autres – les molécules de l’eau, la densité de la mer, les molécules de l’air, la densité du ciel. Il y a de la densité et des molécules, les molécules de paroles, les phonèmes, les mots, la densité des phrases et des discours, dans lesquelles nous nous investissons tous, à toute heure, en tout instant, en tous lieux, y compris parfois dans le silence.
4Cette densité discursive, nous n’avons fait que l’effleurer. Elle a pourtant été forgée par un grand nombre d’acteurs, dont nous avons tenté de porter la parole – dans un dialogue parfois serré, mais toujours bienveillant. Par avance, je leur demande leur indulgence et leur compréhension : leurs regards ne sont pas toujours ceux que je porte sur cette langue que nous interrogeons pourtant ensemble – la lsf.
5J’ai tenté de croiser les spécificités de la lsf et la façon dont la linguistique générale pouvait en éclairer les contours et le fonctionnement. Je n’ai pas renoncé aux notions de pertinence et de segmentation qui accompagnent nécessairement cette vision analytique des langues qu’elles soient vocales ou gestuelles. Je n’ai pas non plus renoncé à des comparaisons avec la grammaire du français qui me paraissent pouvoir féconder une éducation bilingue des enfants sourds et, tout en gardant en mémoire les limites de ces comparaisons, inspirer des pédagogies adéquates.
6Je suis consciente que les termes techniques employés peuvent être un frein à la compréhension des non-spécialistes ; j’espère cependant que les « synthèses graphiques », les exemples et les illustrations sauront parler – un peu plus visuellement que les mots – aux lecteurs, sourds ou entendants, qu’ils soient peu au fait des notions linguistiques, ou peu au fait de la lsf.
7« Épilogue », dans mon esprit, ne veut pas dire « fin », il signifie « devenir ». Chacun fera ce qu’il voudra de ces pages. Elles rebuteront quelques-uns, donneront à d’autres quelques idées pour poursuivre la réflexion ; elles ne sont que quelques pensées destinées à être cueillies et cultivées.
8Le dictionnaire Robert nous dit, entre autres, qu’« épilogue » renvoie au « dénouement d’une affaire longue et embrouillée ». De dénouement, je pense qu’il n’y en a pas, et qu’il sera encore long à construire. En revanche, que l’affaire ait été longue et embrouillée, cela ne fait aucun doute. J’espère avoir un peu contribué à la démêler.
9De mon point de vue, la lsf, comme toutes les langues gestuelles, mérite une attention linguistique qui permettra de la situer au sein des langues – qu’elles soient gestuelles ou vocales. Elle a, certes, ses spécificités, ses contraintes et ses constituants : ce sont les « dynamiques iconiques ». Elle s’approche et s’éloigne des langues vocales et des autres langues gestuelles. Elle est, à l’évidence, comme le disait Verlaine sur un tout autre sujet, « ni tout à fait la même ni tout à fait une autre ». Elle nous fait rêver, comme toute langue, nous conduit ailleurs, comme toute langue, et nous pose, comme toute langue, des casse-tête linguistiques sans pareil.
10C’est à quelques-uns de ces casse-tête que j’ai tenté de répondre. Il manque à mes réflexions qui se sont centrées essentiellement sur les signes et sur les phrases, des dimensions plus discursives. Tous les exemples que j’ai donnés ont des dimensions énonciatives, dans la mesure où ils correspondent à des énoncés produits effectivement. Cependant, je voudrais évoquer dans cet épilogue – qui se veut une ouverture – des dimensions plus larges, en posant quelques hypothèses sur les genres discursifs qui restent, pour la plupart, des terrains, à explorer en profondeur. Une manière de prolonger, au-delà de l’analyse de la phrase, celle de la langue dans toutes ses dimensions.
Les espaces à défricher
11On peut admettre, avec Adam1, qu’il y a dans les discours des « séquences » relevant de genres discursifs différents qui s’imbriquent : le narratif, le descriptif, l’explicatif, l’argumentatif, le dialogal.
12Le genre narratif a été, en France, le plus étudié pour la lsf. Il a même sans doute constitué le prototype des structures de la langue pour les chercheurs se réclamant de l’école « sémio-linguistique2 ». Il apparaît que ce genre est celui qui abolit le plus les frontières entre « mime » et « langue », spécialisant linguistiquement des procédés gestuels que l’on peut retrouver dans le mime. Il n’est pour nous qu’une forme linguistique propre à l’instance de récit, mais ne représente pas le tout de la linguistique de la langue signée, comme cet ouvrage a tenté de le démontrer. Par ailleurs, les structures liées à ce genre ne sont pas, de notre point de vue, à privilégier nécessairement : on les retrouve dans toutes les formes phrastiques que nous avons analysées. Néanmoins, comme elles relèvent de l’instance de récit, elles permettent sans doute de mieux comprendre les mécanismes iconiques qui structurent la lsf.
13Nous avons nous-même exploré ce genre et construit – avec Gilles Bras et Annie Risler – une grille de description que nous avons proposée dans plusieurs publications3. Nous ne l’avons pas utilisée pour la description des exemples donnés dans cet ouvrage, car elle nous paraissait trop segmentée et peu lisible pour des exemples relevant de simples phrases. Ce type de grilles de description – dites « en portée » – se retrouve, avec des variantes qui correspondent aux différentes variables observées par les chercheurs, chez Sallandre et Bouvet notamment4.
14Les autres genres ont été beaucoup moins explorés. S’ils ont fait l’objet de quelques observations5, ils mériteront d’être regardés de plus près, d’autant que de nombreux corpus permettent aujourd’hui de les mettre en évidence6.
15Concernant le genre descriptif, on peut supposer que les stf seront très utilisés, comme on a pu en donner quelques exemples. On peut aussi penser, comme nous avons pu l’observer dans nos corpus que, lorsqu’il s’agit de descriptions topologiques, l’espace de signation se couvrira de points et de lignes permettant d’expliciter que l’on se « promène » entre différents lieux [pté-là] [trajectoire] [pté-là] [trajectoire] [pté-là] [trajectoire], etc. Il s’agirait alors du tracé d’une « cosmographie » invitée dans l’espace terrestre, représenté dans l’espace de la lsf.
16Les genres argumentatifs et explicatifs, selon nos observations liées aux segments de ce type que nous avons pu extraire de nos corpus, seraient caractérisés par des mouvements du buste et des spatialisations propositionnelles, comme nous l’avons vu dans notre dernier chapitre.
17Quant au genre dialogal, s’il est ici ou là, présent dans nos exemples, s’il a pu être observé dans des contextes spécifiques – spécialement en contexte didactique7 –, il nous paraît être encore « un merveilleux nuage » gonflé de réductions discursives, d’adresses insoupçonnées et de clins d’œil, qui doivent plus à la connivence entre les individus qu’à la langue elle-même – mais qui restent à décrire8.
Et pour continuer de rêver…
18Apparemment, pour les linguistes spécialistes du discours, la poésie n’est pas un genre. C’est donc un ailleurs de la langue, un nouveau rêve en quelque sorte.
19La poésie en lsf était déjà évoquée dans l’ouvrage premier de Moody (1983). Elle a fait l’objet de nombreux travaux, spécialement ceux de Blondel9. Actuellement, elle est portée par le Laboratoire de poésie animé principalement par Brigitte Baumié qui a su éditer une anthologie majeure, Les Mains fertiles, dans laquelle des poèmes de différentes langues vocales sont traduits en lsf et des poèmes en lsf, dont nous donnons trois exemples ci-après, sont traduits en français10.
20On découvre dans cet ouvrage les principes majeurs de la poésie en lsf. Un poète sourd renommé, Levent Beskardès, d’origine turque, s’appuie dans deux poèmes formellement très différents sur ces principes. Dans l’un de ses poèmes, qu’il a d’ailleurs transcrit graphiquement, intitulé « V », il construit, dans une forme d’allitération avec la configuration manuelle ‘V’, une ode romantique. Ce procédé d’allitération de configuration manuelle est assez fréquent dans les poèmes en lsf.
21Dans un autre poème, intitulé « La mer », Levent Beskardès utilise le signe [mer] pour lui conférer des significations verbales hors du commun de la langue. Dans ce cas, c’est, selon nous, moins la persistance de la configuration manuelle du signe [mer] que les variations du mouvement qu’elle autorise qui fondent la structure poétique du texte. Le traducteur a donc dû faire appel à des termes qui, en français, pouvaient rendre compte de ces mouvements : « sac et ressac », « flux et reflux », « vaguelette », « houle », etc.
22Entre ces deux procédés de fluidité poétique, il nous semble qu’il y a aussi des procédés de rupture, que mettent bien en évidence certains poèmes de François Brajou. Dans son court poème, « La pendule », chaque segment de phrase s’isole dans le rythme et se relie dans la spatialisation.
23Nous avons donc encore beaucoup à chercher, beaucoup à rêver, et laissons les derniers mots au poète pour nous engager à « tâter de nouveaux décors » de la langue.
Loin du temps, de l’espace, un homme est égaré
Mince comme un cheveu, ample comme l’aurore
Les naseaux écumants, les deux yeux révulsés,
Et les mains en avant pour tâter le décor11
Notes de bas de page
1 Adam, 2011.
2 Entre autres Cuxac, 2000a ; Sallandre, 2014.
3 Millet, Bras, Risler, 2002 ; Millet, 2006a, 2006b.
4 Bouvet, 1996 ; Sallandre, 1999.
5 Cuxac & coll., 2002.
6 Boutet & Blondel, 2016.
7 Mugnier, 2006 ; Estève, 2011.
8 Le numéro 60 de la revue Lidil sera consacré à cette question des genres dans les langues gestuelles (Blondel & Millet, 2019). <https://0-journals-openedition-org.catalogue.libraries.london.ac.uk/lidil/6536>
9 Entre autres titres de cette auteure : Blondel, 2000.
10 Baumié, 2015. L’ouvrage est évidemment accompagné d’un DVD. La traduction du poème (p. 64-65) « V » a donné lieu à des néologismes respectant l’allitération en V, tels que « dansevibre », « valcille », « langouvereuse », etc. La traduction du poème « La mer » est donnée p. 123-125. La traduction du poème « La pendule » est donnée p. 86. On notera que nom des traducteurs des poèmes n’est pas mentionné dans l’ouvrage.
11 R. Queneau, Cette brume insensée où les ombres s’agitent, Paris, Gallimard, 2014, p. 7.
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