Partie III
p. 177-178
Texte intégral
« La droite laisse couler du sable.
Toutes les transformations sont possibles. »
Paul Éluard, « L’invention », dans J’ai la beauté facile et c’est heureux [1922], Paris, Poésie Gallimard, 2016, p. 10.
« On se gardera d’opposer grammaire à sémantique. Car la sémantique est toujours présente dans la réflexion sur le langage : la sémantique […] n’est pas une branche de la linguistique au même titre que phonologie ou grammaire, c’est une problématique qui concerne l’ensemble des disciplines linguistiques. »
Denis Creissels, Unités et catégories grammaticales, Grenoble, Publications de l’université des langues et lettres de Grenoble, 1979, p. 39.
1Il se pourrait bien que le sable qui s’écoule de la droite implacable que l’on aimerait que soit, idéalement, la syntaxe, ce soit, au bout du compte, la sémantique : ces petits grains de sens qui se jouent des schémas, et qui, ce faisant, les orientent, les impriment, les implosent, les transforment. C’est vrai de toutes les langues dans lesquelles, on le sait, le sens tord le cou à la grammaire en imposant sa logique propre. La syntaxe délaissant le sens, cet idéal d’une pureté mathématique, a fait florès en son temps. Mais le sens a peu à peu repris ses droits, puisque, après tout et avant tout, les langues sont là pour faire sens. La syntaxe n’est qu’une réponse particulière à la question universelle du sens, la syntaxe en devient une entreprise poétique. Elle est là, et bien là, mais elle s’adapte aux universaux sémantiques : elle s’imbrique, elle s’immisce. En lsf, sans aucun doute du fait de l’iconicité de la langue, du fait peut-être aussi qu’elle n’a pas d’écriture susceptible d’en figer certaines structures, la syntaxe et les premières questions qu’elle pose en termes de catégories et de fonctions ont des fondements sémantiques profonds mais qui n’imposent nullement de renoncer. Comme en toute chose, ce dont il s’agit, c’est de composer1.
2On a vu en (III) que le lexique de la lsf est un lexique notionnel véhiculant des concepts généraux auxquels ne s’attache aucune marque permettant d’en déterminer a priori la classe syntaxique (ou catégorie grammaticale). Le fait que le lexique soit notionnel incite donc, toujours a priori, à définir, dans un premier temps, les catégories par une approche plus sémantique que syntaxique, en rendant compte essentiellement des sens conceptuel et cognitif2 qu’elles véhiculent. Pour le dire autrement, les éléments lexicaux de la lsf ne véhiculent aucune information strictement syntaxique – qu’il s’agisse du genre pour le nominal, ou des catégories syntaxiques telles les distinctions nom/verbe, nom/adjectif, adjectif/adverbe. Si l’approche morpho-syntaxique, comme nous le verrons tout au long de nos analyses, permet de distinguer, en discours, des valeurs nominales, verbales et des fonctions adjectivales, adverbiales et pronominales, au niveau du lexique, les catégories émergeant a priori se révèlent plus par des appréhensions sémantico-syntaxiques que strictement syntaxiques et se fondent plus sur une approche conceptuelle centrale de l’élément lexical que sur des critères plus strictement syntaxiques.
3Pour ces raisons, il nous apparaît préférable, en l’état actuel des recherches et compte tenu du cadre théorique qui est le nôtre, de se résoudre à ne pas catégoriser syntaxiquement a priori l’intégralité du lexique de la lsf et a fortiori les autres constituants non manuels de la lsf3.
4En tenant compte des dynamiques iconiques mises en œuvre, il s’agit d’expliciter les éléments du discours : d’une part, en termes de catégorie ou de valeur catégorielle et, d’autre part, en termes de fonction. Il nous apparaît en effet indispensable de mener ces deux démarches complémentaires : rendre compte, au sein même du lexique, des catégorisations sémantiques lexicales possibles et, au sein de la phrase, en analyser les propriétés morpho-syntaxiques. On ignorera donc un peu les droites de la syntaxe et de la grammaire traditionnelle et on laissera glisser quelques grains de sable sémantiques susceptibles de les briser insensiblement.
Notes de bas de page
1 Ainsi, nous ne sommes pas en accord avec Cuxac, 2000a, p. 189, lorsqu’il précise que « […] le seul niveau sémantique serait suffisant pour rendre compte de l’organisation formelle de la langue. »
2 Reboul, 2007, p. 184, rappelle d’ailleurs qu’« un sens lexical indépendant des concepts est une fiction ».
3 On signalera que les travaux de Risler, 2007, sur la lsf établissent, dans le cadre de la théorie des grammaires cognitives, des distinctions nom/verbe/adjectif et que les travaux sur l’asl, ceux de Neidle & coll., 2001, par exemple, s’inscrivant dans un cadre chomskyen ne renoncent à aucune catégorie – mais c’est bien dans le cadre de l’analyse phrastique et non dans le cadre de l’affectation catégorielle au sein même du lexique. Par ailleurs, Schwager & Zeshan, 2008, définissent en termes de traits sémantiques les noms (« entity class ») et les verbes (« event class ») avec les traits sémantiques classiques [± propre], [± humain], [± concret], etc., pour les noms et [± dynamique], [± agentif], [± ponctuel], etc., pour les verbes. Ils retiennent pour la dgs (langue des signes allemande), les catégories syntaxiques (« part of speech ») nom, verbe, adjectif, adverbe et deux fonctions majeures : « prédicat » et « argument ».
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Grammaire descriptive de la langue des signes française
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