Conclusion
p. 329-334
Texte intégral
1Pour examiner les nœuds où s’entremêlent les lettres et la poésie de Keats, ces territoires d’écriture aux frontières mal définies, il fallait redonner à la correspondance sa valeur de texte, relire la poésie à la lumière de sa relation avec les lettres et suivre ainsi les traces d’une critique keatsienne déjà présente. Examiner la rencontre en tant que phénomène présent à des niveaux différents permet de mettre à jour les liens structurels qui unissent lettres et poèmes.
2Bien que fort différentes, la prose épistolaire et l’œuvre poétique keatsiennes constituent en réalité deux pôles entre lesquels se développe tout un spectre d’écritures diverses. L’approche choisie dans cette étude a ainsi rendu indispensable l’étude simultanée de la correspondance et des poèmes : se porter vers autrui, et plus généralement, vers l’autre du sujet, est le propre de l’esthétique poétique keatsienne ; aller à la rencontre de l’autre est un trait inhérent à la situation épistolaire que Keats exploite particulièrement dans sa correspondance. L’hétérogénéité des deux textes rend leur opposition de principe impossible : le caractère poétique n’est pas cantonné au genre poétique, mais migre des poèmes aux lettres et des lettres aux poèmes, subissant les altérations nécessaires lorsqu’il passe d’une écriture à une autre. La démarche exploratoire, qui constitue un des moteurs de l’œuvre poétique, existe aussi dans la correspondance, cet atelier d’artiste où les œuvres achevées côtoient les pièces en cours, les exercices de style et les esquisses techniques.
3Il paraît également trop rapide de voir la correspondance uniquement comme un texte privé, tandis que les poèmes ne viseraient qu’un public de lecteurs anonymes. Tout en le souhaitant ardemment, Keats redoutait de livrer ses œuvres à son public, trahissant là toute la dimension intime qu’il attribuait à ses écrits. Par ailleurs, certains des poèmes insérés dans la correspondance étaient réservés aux proches. Inversement, la correspondance, où s’élaborent des conversations intimes, est un texte qu’il est possible de publier, comme Keats l’avait lui-même envisagé1, d’autant que le discours épistolaire ne relève pas toujours du discours privé dans son contenu. Les passages où Keats expose ses spéculations sur la poésie et le rôle du poète sont adressés à l’ami ou au frère, mais tiennent plus de l’essai critique que du dialogue épistolaire.
4Enfin, un dernier point sur lequel poésie et correspondance se distingueraient de manière absolue serait leur rapport au temps : la poésie de Keats se complaît dans les instants étirés ; l’épistolier mène ses lecteurs à un rythme haletant. Si ces traits se vérifient bien souvent, ils ne sont pas non plus systématiques. Keats ne se prive pas de pratiques dilatoires dans sa correspondance : les digressions interminables, les méandres de la pensée qui se laisse aller et les images d’indolence rappellent le tempo qui gouverne la poésie. La poésie, quant à elle, sait adopter un pas plus leste et un rythme plus enlevé, notamment dans la poésie ludique.
5C’est l’intimité, recherchée ou redoutée, qui s’est imposée comme le fil qui relie ces phénomènes protéiformes. Notion ambivalente, alliant l’essentiel au dérisoire, l’intimité met en jeu des situations très diverses et parfois antithétiques : elle affleure avec le contact des corps, la proximité des âmes et un dialogue poétique idéalisé, la mise à nu d’un quotidien banal, la révélation ou la dissimulation de l’intériorité essentielle du moi. Poésie et correspondance keatsiennes célèbrent l’intime et l’intimité, non seulement parce qu’elles procéderaient à l’effeuillement du moi, dans ses ambiguïtés et ses faux-semblants, mais aussi parce qu’elles créent des espaces d’écriture où ont lieu différents types d’échanges, de rencontres ou de fusions plus ou moins abouties, avec toutes les angoisses que cela suppose : voir le lien se distendre, s’exposer, prendre la parole puis se taire, être (mal) jugé, ne plus être entendu, être incompris, disparaître dans l’autre trop puissant.
6Lorsque Christopher Ricks parle d’embarrassment à propos de Keats, il entend par là le désarroi de celui qui ne sait quelle attitude adopter. Cet « embarras » induit un comportement qui se traduit par la gêne, la pudeur ou la honte – attitudes fréquemment représentées dans l’œuvre poétique et qui signalent la réticence à exposer l’intimité – et aussi une pratique poétique pas toujours assurée, une interrogation permanente sur la voie à choisir. On le sait, le parcours poétique de Keats est marqué par les contradictions, les détours vers les chemins de traverse, les explorations apparemment sans suite. Mais cet itinéraire n’est pas seulement la preuve d’un manque de fermeté chez un poète immature. Il faut aussi le comprendre comme une capacité à s’écarter des pôles de référence, un désir de découvrir et d’inventer, d’aller à la rencontre de richesses inconnues, au risque de se perdre en chemin. Keats se méfie en effet de la limite et des limitations. Non que son univers d’écriture renie leur existence : dans la correspondance et dans la poésie, il ne cesse de peindre la séparation entre le sujet et ses interlocuteurs, l’absence du destinataire, la différence entre féminité et masculinité, l’écart entre prose et poésie, le fossé entre le texte et lecteur. Mais il ne se contente ni de constater ni de déplorer. Il s’engage dans une quête – plus ou moins hésitante selon les cas – qui vise à réduire la distance, voire la faire disparaître.
7Cependant, le tableau qui s’offre au lecteur ne présente pas des frontières totalement brouillées, mais déplacées et se mouvant au cours de fusions éphémères, le temps de lire une lettre ou de s’évader dans une rêverie poétique. Seul demeure le principe selon lequel il est possible, voire souhaitable, de faire éclater les classifications. Ainsi se met en place une dynamique de la continuité et de la confusion, de la rencontre et de la contamination, dans l’espoir de retrouver la filiation entre les êtres éloignés par les circonstances ou par leur condition, et entre certaines sphères ou territoires qui communiquent difficilement. La méthode de Keats pour établir le contact le plus authentique possible entre le sujet et autrui ou entre des territoires qui, a priori, s’excluent l’un l’autre, consiste à situer les rapports dans l’échange intime afin de saisir l’identité profonde de l’autre. Idéalement, le lien à créer part de l’intériorité du sujet percevant pour aller vers une autre intériorité.
8Cette réticence à définir et circonscrire constitue sans doute, aux côtés de l’attirance pour le rapport intime et profond, une des armatures de l’expérience poétique selon Keats, à la fois sensorielle et artistique, et qui s’épanouit dans l’effort permanent pour articuler les choses et les êtres. Certes, la diversité générique résulte de la démarche exploratoire du poète, mais cette recherche n’est pas que de nature formelle. Elle s’inscrit dans un mouvement plus ample, l’ancrage solide et délibéré dans l’irrésolution, force motrice qui entraîne la pensée par-delà les frontières préétablies. Entre poésie et correspondance, féminité et masculinité, sujet écrivant et lecteurs, locuteurs et interlocuteurs s’élaborent des associations parfois intenses mais fragiles ou des unions instables, sans cesse à renouer.
9Or, ce goût pour la relation constamment à redéfinir est le fait d’une subjectivité elle-même marqué au sceau de l’irrésolution, toujours en décalage par rapport à elle-même. Selon une première facette, qui rejoint la « définition » de Keats du caractère poétique sans identité, le sujet keatsien ressemble à une coquille vide qui se remplit de visions grâce à une hyper réceptivité. Peu centré directement sur lui-même, volontiers déporté vers un ailleurs et au bord de la dissolution dans l’autre, ce sujet montre un visage aux traits indécis et à l’instabilité fondamentale. Dans la correspondance et dans la poésie de Keats, ce sujet se présente d’abord comme une instance paradoxale qui se construit et se déconstruit selon une dynamique sans fin entre la vacuité d’un moi sans identité fixe – ou à l’identité effacée – et la plénitude retrouvée et idéalisée grâce à l’élan vers le monde ou l’adresse à l’autre.
10Dans les textes poétiques, cette quête de la plénitude apparaît à travers le désir de s’infiltrer en l’autre, celui de recevoir la voix de ce dernier en écho et l’inscription de la parole poétique dans la continuité d’un dialogue ou d’offrandes. Le principe du masque épistolaire, reflet du destinataire, semble aller dans ce sens, puisque l’image de l’épistolier, et donc celle du sujet écrivant, se construit en grande partie à travers l’autre et vise donc la complétude. Dans le dialogue épistolaire, l’horreur du vide, condition pourtant indispensable à l’échange, est également centrale. L’épistolier recrée la présence de l’allocutaire absent, tout en anticipant sur la perte de sa propre présence pour son destinataire, sature la page de son image ou encore remplit le silence, tendance qui se retrouve dans l’esthétique poétique. Enfin, la limite qu’impose la fin, hors du poème ou après la lettre, au-delà des limites du dire, est aussi un néant insupportable et une négation de l’être que Keats envisage et cherche à conjurer par la parole adressée. Cette conception du sujet sans identité et donc menacé de dissolution correspond parfaitement au souhait du poète de ne jamais se faire l’origine toute-puissante de la vision, d’éviter à tout prix égotisme et égologie, de même que l’épistolier respectueux d’autrui privilégie la dialogie au détriment de la confession.
11Cependant, le sujet keatsien, origine de la parole, de la sensation et de l’émotion poétique ne peut se concevoir comme une enveloppe sans consistance. Les expériences sensorielles keatsiennes, la contemplation et la méditation poétique ont lieu dans un corps on ne peut plus charnel, parfois pesant et sur-présent tant il est empli de sensations. Keats explore bel et bien le moi à chaque fois que le sujet dialogue avec lui-même, recherchant l’altérité dans l’étrangeté du moi. Et bien que la rencontre dérobe à l’autre une part de son identité, voire de sa vitalité, elle se construit dans un mouvement de retour sur soi : s’imprégner de l’extérieur ne conduit qu’à un décentrement temporaire. Bien qu’éminemment adaptable, le sujet reçoit les visions, les construit et les transforme en objets poétiques. Autrement dit, le contact avec autrui et le monde ne fait que révéler un moi qui se positionne en lisière de lui-même pour mieux augmenter sa présence au monde.
12Il faut alors envisager autrement ce principe fondateur du sujet sans identité et y voir plutôt un sujet qui se méconnaît et qui, au lieu d’explorer les tréfonds de son âme par l’introspection, préfère chercher le reflet de lui-même dans ce qui lui est extérieur. La vision poétique prend son origine dans un sujet volontairement égaré, qui rôde entre son propre corps imaginant et un ailleurs qu’il voit comme plus riche, lors de voyages qui l’amènent à revêtir des masques successifs, au sens où l’entend Thomas McFarland2. Dans l’idéal keatsien, l’évidement du sujet est nécessaire mais permet en même temps de libérer l’impulsion considérable contenue dans ce qu’on pourrait appeler « ce vouloir-être, cette énergie qui ressortit au subjectif » et qui « cherche à trouver d’autres visages sur la scène des poèmes3 ». Ce sujet effacé n’en reste pas moins désirant de parcourir le chemin nécessaire qui le mènera vers une transfiguration de lui-même au contact de l’autre, et la force de ce désir suffit à lui donner une épaisseur. De même, dans sa correspondance, Keats cherche à rester en retrait afin de mieux mettre en valeur son destinataire, mais le dialogue épistolaire ne survit que si l’épistolier se construit par ailleurs une présence suffisamment marquante. C’est bien ce que fait Keats, qui oriente son écriture en fonction de l’identité de son destinataire, mais se place sur le devant de la scène par ses mises en scène comiques.
13Dans la poésie de Keats, la vacuité est relative et transitoire, et n’équivaut pas au néant. Si la quête telle qu’elle se dégage des poèmes – et aussi des lettres – prend la forme d’un effort constant pour combler l’absence de l’autre ou le manque d’être, ce désir de plénitude cohabite avec une certaine complaisance dans la vacance et le moment creux. On note dans certains poèmes une réticence à prendre la parole, une indécision qui freine l’élan premier du texte ; on remarque souvent le goût pour les moments intermédiaires, le trajet entre deux pôles, les moments et les lieux où le sujet est en cours de voyage, en route vers une rencontre nouvelle. Ailleurs se devine le désir de rester dans les limbes, en bordure du texte ou au bord du précipice, de s’attarder dans les moments d’entre-deux, dans des lieux mal définis où le sens est encore en friche et laisse encore un peu de latitude à l’imaginaire.
14Aussi, les figures poétiques de l’errance, à l’instar de ce chevalier qui, comme le rappelle Denis Bonnecase « séjourne » littéralement dans un état morbide, figurent un moment de stase poétique pas si éloigné de l’indolence et de ses délices, une « station lyrico-méditative ». La souffrance du chevalier obscurcit le texte mais l’éclaire en même temps parce qu’elle serait proche « d’une acédie, d’une vision4 ». La vacance serait donc aussi redoutable que désirée. Le creux, toujours en attente du plein, est dans certains cas au moins aussi délectable que l’accomplissement, car compatible avec une autre forme d’extase plus sombre et plus sourde sans doute, mais non moins intense. Peut-être même la présence spectrale du chevalier est-elle l’emblème du sujet poétique, non pas inexistant, mais comme en attente de l’intensité, « une voix toujours en instance d’avènement en personne, en attente d’“être”5 ». À ce titre, le chevalier vagabondant entre la vie et la mort ne fait pas que subir la souffrance, et n’est pas simplement abandonné. Il s’abandonne, comme un passager qui profite du voyage, si effrayant soit-il. De ce point de vue, le cheminement plutôt que la destination elle-même a plus de prix, puisque l’incorporation finale qui est le but du trajet reste fugace. Selon Albert Laffay, « [n]ulle œuvre mieux que celle de Keats n’est propre à nous enseigner, par cette sorte d’indistinction entre les objets et l’émotion qu’ils suscitent, par cette présence imaginaire, qui est une des formes de l’absence, comment nous sommes “au monde” et comment d’une autre manière nous n’y sommes jamais6 ». Le paradoxe dans l’identité de ce sujet poétique, que partage, dans une moindre mesure, le sujet écrivant dévoilé dans le discours épistolaire, résiderait dans la conciliation entre sa présence au monde dans une plénitude triomphante et son absence qui n’est pas totale, état évanescent de mise en attente de soi et de présence retenue.
Notes de bas de page
1 Voir la lettre adressée à Fanny Brawne en mars 1820, vol. II, p. 282.
2 T. MacFarland, The Masks of Keats: The Endeavour of a Poet, Oxford, Oxford University Press, 2000.
3 Voir D. Bonnecase, « Quelques considérations keatsiennes : créer, lire, traduire », dans Études Anglaises, no 56, 2003, p. 324.
4 Ibid., p. 326.
5 Ibid., p. 325.
6 A. Laffay, « Présence et absence du monde dans la poésie de Keats », dans Études Anglaises, no 39, 1971, p. 179.
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Keats et la rencontre : poèmes et lettres
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