Chapitre XI
Aspects poétiques de la correspondance
p. 275-284
Texte intégral
1La plupart du temps, le lien entretenu entre les lettres et la poésie n’est pas de l’ordre de la confusion des genres. La correspondance fonde un rapport au texte poétique par les nombreuses spéculations qui construisent un discours critique au fil des lettres. Par ce discours se manifeste une forme de dialogue entre la poésie et la réflexion sur le texte qui se nourrissent l’une l’autre. La particularité de ce discours, dont le genre se rapproche de l’essai ou parfois du journal de bord, est sa forme elle aussi discontinue et fragmentaire qui découle de son caractère épistolaire. Prisonnières de la situation épistolaire, les réflexions sur le génie poétique, la beauté ou l’intensité naissent sous la forme d’idées éparses et fluctuantes qui se contredisent parfois d’une lettre à l’autre (il faut penser notamment aux spéculations sur l’équivalence entre beauté et vérité, qui évoluent avec le temps). Dans ces passages, Keats élabore sa pensée en restant sur le terrain de l’intuition, voire de la spontanéité, se cherche dans des reformulations qui se précisent au fil des lettres, et la réflexion reste soumise au rythme imprévisible de la correspondance. Le commentaire critique sur la poésie prend ainsi ses distances avec celle-ci afin de mieux la comprendre et d’en formuler le fonctionnement, même si la langue est volontiers imagée et pourra en cela se teinter de littérarité.
2Par ailleurs, l’écriture épistolaire de Keats en général est connue pour sa très grande qualité littéraire, motivée par le désir de produire un effet sur ses lecteurs (de les faire rire ou de les convaincre), d’utiliser la langue comme un outil de communication efficace, ainsi que par l’habitude d’user des mots dans le but d’amuser ses destinataires ou de leur présenter ses conceptions de la vie ou de la poésie. Cependant, Keats ne se limite pas aux registres comique et argumentatif et il exploite également les ressources de la langue à des fins plus purement esthétiques. Ainsi, certains traits d’écriture, éminemment littéraires parce qu’ils sont communs à la correspondance et à la poésie, pourront être qualifiés de poétiques.
Keats et la différence entre prose et poésie
3Contrairement à Wordsworth, Coleridge et Shelley, Keats s’exprime pourtant très peu sur le sujet de la frontière entre prose et poésie, question qui touche à la définition même du caractère poétique. La position de Wordsworth, telle qu’il la défend dans la préface aux Lyrical Ballads, est sans ambiguïté : la différence entre prose et poésie n’est que formelle et serait même réduite à la seule présence du mètre ; leur origine, leur texture et leur destination restent communes1 ; la prose ne s’oppose pas à la poésie mais seulement au mètre. Pour Coleridge, qui expose son point de vue dans sa Biographia Literaria, la différence entre prose et poésie tiendrait aussi essentiellement au mètre, qui épouse parfaitement les contours des sentiments à l’origine de la création poétique2, à savoir la passion, le plaisir extrême, la surprise et d’autres émotions fortes qui seront elles-mêmes transmises au lecteur. On comprend aisément comment une telle conception du caractère poétique, lié à la forme comme à la mission de la poésie, ne pouvait que mener à une séparation des genres. Les notions que Coleridge choisit tout au long de ce chapitre pour décrire l’effet qui se dégage des textes poétiques (« passion », « excitment », « vividness », ou « force ») ne semblent pas si éloignées de l’intensité keatsienne. Seulement, Keats prend pour point de départ non pas le mètre mais l’intensité ressentie, reproduite et communiquée au lecteur, notion très ouverte et bien plus propice à la rencontre des genres.
4Les idées de Keats sur le sujet restent pourtant assez floues et sont cantonnées à quelques indices éparpillés dans la correspondance. Lorsqu’il qualifie une de ses épîtres de « prosing verse », donc de texte hybride, comment doit-on interpréter le terme « prosing » ? Ces vers tendent-ils vers la prose en lui empruntant ses thèmes, sa diction globale ou sa fonction ? L’expression indique tout au plus que le vers est susceptible d’aller à la rencontre de la prose et de se teinter de certaines de ses propriétés. Dans une lettre à Reynolds où Keats écrit davantage en vers qu’en prose, il justifie cette anomalie en ces termes, avant de revenir au vers : « Now I purposed to write to you a serious poetical letter – but […] I was hindered however from my first intention by a mere muslin Handkerchief very neatly pinned – […] yet I cannot write in prose3 […] ». L’expression « serious poetical letter » est ici fort ambiguë : Keats parle-t-il d’une lettre contenant des poèmes sérieux ou d’une lettre sérieuse en prose poétique ? Ailleurs, lorsqu’il introduit ‘To my Brother George’, Keats promet à son destinataire qu’à l’issue de l’épître il passera à ce qu’il appelle « downright prose4 », autrement dit le langage clair et concis de la communication en prose opposé à la poésie qui s’accomplit dans le détour que permettent l’image, la digression ou l’accumulation. Aussi, la prose semble avoir moins de valeur aux yeux de Keats. Il avait cependant le projet d’écrire une version en prose de ‘Isabella’, (si l’on en croit l’hypothèse de Robert Gittings), à propos de laquelle il dit : « It must be prose and not very exciting. I must do this because in the way I am at present situated I have too many interruptions to a train of feeling to be able to write Poetry5 ». Cette hiérarchisation repose donc en partie sur le degré de difficulté que représente l’écriture en prose ou en vers, ainsi que sur une disposition d’esprit particulière liée aux circonstances. Enfin, dans une lettre à Reynolds, Keats oppose prose et poésie sur le critère de l’intensité et de la densité, bien que toutes deux soient susceptibles d’offrir le plaisir d’une lecture agréable : « I have an idea that a Man may pass a pleasant life in this manner – let him on any certain day read a certain Page of full poesy or distilled prose and let him wander with it6 […] ».
5Les déclarations de Keats sur la place du beau donnent quelques indices supplémentaires, car plus que de la nature (linguistique) de la poésie, elles soulignent l’importance de l’essence du caractère poétique. Au début de A Defence of Poetry, Shelley définit aussi le poète comme celui qui sait, mieux que quiconque, appréhender le beau. Mais, pour lui, ni le vers ni le mètre ne fondent le caractère poétique, car celui-ci est présent dans la philosophie comme dans l’histoire7. Prose et poésie ne sont donc pas des domaines hermétiques l’un à l’autre, et ne s’opposent pas pour se définir. Plus précisément, le caractère poétique d’un objet se définit par sa capacité à donner l’image du beau et à dévoiler la beauté en toute chose. Sur ce point, Keats rejoint Shelley, même si leurs positions divergent sur la façon dont ils parviennent à cette idée. Lorsque Keats définit le caractère poétique du poète dépourvu d’identité propre, il conclut que le domaine poétique n’est pas limité par des considérations d’ordre moral, suggérant là que l’objet de beauté n’est pas déterminé a priori par sa nature8. Par le pouvoir de son intensité et l’effet qu’il produit sur le lecteur/spectateur, l’art transforme en objet de beauté le sujet laid ou moralement répréhensible, ce que Keats perçoit dans la représentation des méfaits d’un Iago ou d’un Othello. Aussi, toute chose peut être rendue digne d’intérêt par la poésie9. Il semble alors que la poésie trouve sa source dans la vision du poète, celui qui sait révéler le visage poétique en toute chose. L’étape suivante, que Shelley franchit, serait de reconnaître le potentiel poétique de la prose littéraire, idée que Keats ne formule pas explicitement. En effet, diverses formes d’art se rejoignent dans le principe keatsien d’intensité, la peinture, le théâtre et la poésie, mais Keats ne reconnaît pas clairement ce trait dans la prose, alors que Shelley estime que certains des philosophes et historiens les plus renommés sont avant tout des poètes10.
6Il reste que le vers a nettement la préférence de Keats, car bien qu’il évoque certains grands noms du roman ou de la prose qu’il lit et apprécie (Scott, Fielding, Smollett, Walpole, Addison), ainsi que Radcliffe dont il se moque, ses maîtres restent Milton, Spenser, ou Shakespeare, qu’il cite et loue sans cesse. Keats ne rejette donc pas le genre narratif, et respecte la philosophie qui, au cours de sa carrière poétique, vient supplanter la poésie comme moyen d’accéder à la vérité, mais ne semble pas pousser ses idées jusqu’au bout : d’un côté la beauté est révélée par l’intensité de l’art, mais de l’autre il s’attarde peu sur le caractère artistique des formes narratives, qu’il ne lie pas directement au principe d’intensité. Ces quelques éléments sur l’opposition entre prose et poésie ne conduisant qu’à des conclusions fort ambiguës, c’est par l’observation de la place de la poésie dans la correspondance que pourront mieux être saisis les rapports qu’entretiennent les deux types d’écriture.
Intertextualité
7Le recours incessant à la référence littéraire est un premier signe que la lettre s’écrit selon des codes littéraires. Les lettres regorgent d’allusions à des auteurs innombrables, de citations plus ou moins tissées dans le texte, introduites ou non par des guillemets, tantôt déformées, parfois même moquées, tantôt respectées à la lettre. Les références bibliques, les écrits de Shakespeare, Milton et Spenser, envahissent le texte11. Cette pratique, déjà universellement littéraire, entretient un lien très fort avec l’écriture poétique de Keats. Dans celle-ci, la célébration des poètes a valeur d’hommage et rend compte de leur empreinte dans le texte et de leur présence dans l’esprit du poète. On l’a vu, la citation a en outre une place spécifique autour du poème lorsqu’elle sert d’épigraphe. Dans les lettres, la citation est le plus souvent mise au service du discours sur soi, mais l’hommage n’est pas pour autant écarté. Dans son usage de la citation, Keats reconnaît à l’œuvre des grands poètes une valeur universelle et une certaine intemporalité, puisque leurs textes sont à même d’exprimer et d’expliciter à la perfection bon nombre de situations personnelles : la parole littéraire n’est pas pur artifice, une pratique ornementale ou seulement révélatrice de l’érudition de l’épistolier, elle vient commenter la vie.
8Incontestablement, les textes de Shakespeare restent les plus souvent convoqués, et la façon dont ils sont tissés au propos épistolaire donne un aperçu de cette habitude d’écriture. Parfois Keats se contente de citer et commenter, comme dans une lettre à Reynolds, qui se consacre pour moitié à la discussion d’extraits de sonnets et de pièces12. La plupart du temps, la citation est intégrée au discours épistolaire, comme lorsque des vers d’Hamlet ou de Macbeth sont tirés de leur contexte et utilisés dans le quotidien de la lettre pour servir de formules d’adieu13. Le plus souvent Keats n’emprunte que de courts segments, ce qui multiplie les possibilités d’intégration14. Ailleurs, la référence est si bien intégrée au texte qu’elle est presque allusive : « (God send I end not my Life with a bare Bodkin, in its modern sense15) ». Très fréquemment, Keats ne prend pas le texte pour une parole dont le sens est figé dans son œuvre d’origine mais il s’en empare, le fait sien et l’actualise dans un geste qui excède le simple commentaire sur la valeur esthétique de l’extrait.
9Comme hanté par le texte shakespearien, Keats semble aussi s’identifier à divers personnages, faisant des événements de sa propre vie un matériau potentiellement littéraire et brouillant ainsi les limites entre vie et littérature. Dans une lettre à Haydon16, un passage de sept vers issus de Love’s Labour’s Lost précède le discours en prose de la lettre. Loin d’avoir une fonction d’illustration, l’extrait sert à exposer les préoccupations de l’épistolier, qu’il développe ensuite en prose. Dans une lettre à Fanny Brawne, Keats se donne le rôle d’Hamlet en congédiant Fanny par « get thee to the nunnery17 ». Dans une autre lettre à sa fiancée, il cite ses propres vers extraits de ‘Isabella’ pour emprunter les paroles de Lorenzo lorsqu’il déclare son amour18. De la même façon que les poèmes font revivre Milton ou Chatterton, en leur donnant le statut d’interlocuteurs et donc de voix potentielles, les lettres empruntent la voix de Shakespeare en la soumettant aux fluctuations de l’écriture d’un autre poète, à ses humeurs et à ses interprétations.
Le goût du détail
10Ensuite, Keats emploie parfois des procédés proches de son écriture poétique, comme par exemple la réduction du point de vue sur l’objet observé. Dans une lettre à ses frères, Keats décrit la succession d’objets et de lieux défilant sous ses yeux alors qu’il était dans une voiture. Le mode de perception qui opère par la concentration sur le détail et la suppression de l’acte visuel au profit de l’image perçue rappelle les poèmes où l’œil plonge au cœur de l’objet, comme dans ‘I stood tip-toe upon a little hill’ ou ‘Sleep and Poetry’. La reconstitution de l’épistolier se débarrasse vite des formules introductives annonçant la perception. L’image pure semble alors surgir et s’imposer à l’œil de sorte que le sujet percevant est relégué au second plan, au moyen d’un empilement des phrases nominales séparées par des tirets. L’effet d’accumulation ainsi obtenu, associé au tempo du passage, recréent la vitesse à laquelle les images apparaissent. Keats cherche là à gommer les liens syntaxiques et les verbes afin que rien ne fasse obstruction à la réception de l’image par ses lecteurs19 :
As the lamplight crept along the following things were discovered – “long heath broom furze” – Hurdles here and there half a mile –Park palings when the Windows of a House were always discovered by reflection – One Nymph of Fountain – N.B. Stone – lopped Trees – Cow ruminating – […]20
11Certes, Keats écrit dans un souci d’efficacité, et le sujet « I » disparaît afin que le destinataire puisse facilement suivre les enchaînements et revivre l’expérience de l’épistolier. Cependant, bien que le mode de perception ici mis en œuvre soit éminemment poétique dans un sens keatsien, le sujet étant absorbé dans l’image, le passage ne peut être qualifié de poétique. D’abord, les objets perçus ne provoquent aucune émotion intense ; le travail de l’écriture relève plus de la prouesse technique (Keats parvient à produire le spectacle d’une lanterne magique qui projette des images sur la page) que de la transcription d’un plaisir esthétique que l’on trouve communément dans les poèmes.
Sensations épistolaires : écrire avec le corps
12La parenté des lettres avec le texte poétique repose aussi sur le rôle central de l’imagination dans l’écriture. L’écriture épistolaire de Keats est en effet pénétrée d’images concrètes, précises et originales21. Les sensations, élément majeur dans l’expérience poétique, constituent une matière première largement utilisée dans la fabrication de ce qu’on pourrait appeler l’imaginaire épistolaire, à savoir un espace où l’imagination permet la rencontre de celui qui écrit et de celui qui lit. Examiner quelques exemples de passages qui relient sensations et écriture donne un aperçu du type d’images dont Keats se délecte et qu’il utilise aussi dans ses poèmes. Deux passages célèbres illustrent la place de la sensation dans la lettre et particulièrement la place des sensations gustatives22. Le premier décrit longuement et lentement comment Keats savoure une gorgée de vin :
For really ‘t is so fined – it fills the mouth one’s mouth with a gushing freshness – then goes down cool and feverless – then you do not feel it quarelling with your liver23 […]
13L’image du corps qui reçoit et se remplit, ainsi que la précision des termes décrivant le trajet du vin dans le corps, visent l’exactitude dans l’évocation. Comme toujours, en poésie comme en prose épistolaire, Keats aime se concentrer sur la sensation, le plaisir et le corps dans son intériorité. Mais dans la suite de la lettre, le plaisir gustatif pur s’estompe pour céder la place à une vision plus intellectualisée de la sensation, dans un développement sur les effets de l’alcool. Le plaisir corporel coïncide avec le plaisir de dire et de jouer avec les mots, dans un registre quasi comique :
[…] and the more ethereal Part of it mounts into the brain, not assaulting the cerebral apartments like a bully in a bad house looking for his trul and hurrying from door to door bouncing against the wainscoat; but rather walks like Aladin about his own enchanted palace so gently that you do not feel his step24 –
14Un autre passage reprend la même image de l’ingestion et s’attarde encore davantage sur les étapes de ce moment de plaisir, notamment en jouant sur les sonorités. Par ailleurs, « melt » fait partie du vocabulaire et de l’imaginaire poétiques :
Talking of Pleasure, this moment I was writing with one hand, and with the other holding to my Mouth a Nectarine – good god how fine – It went down soft, pulpy, slushy, oozy – all its delicious embonpoint melted down my throat like a large beatified Strawberry25.
15Mais, comme dans le premier passage, la dimension sensuelle du plaisir est concurrencée par son double plus intellectuel. L’image est certes furtive, mais non moins révélatrice de la nature du plaisir : avec une nectarine dans une main et une plume dans l’autre, Keats se refuse à dissocier les deux facettes du plaisir, qui s’associent dans l’écriture.
16L’ingestion, plaisir en soi, sert à plusieurs reprises de métaphore lorsqu’il s’agit de parler des mots, à travers la lecture, l’écriture ou même le dialogue. Afin de s’imprégner du paysage qu’il contemple et pour trouver le mot juste, Keats exprime son souhait de boire ce qu’il voit. Son texte sera alors, implicitement, consommé par son lecteur. Ébloui par la ferme de Burns et ses alentours, il écrit en effet : « I endeavour’d to drink in the Prospect, that I might spin it out to you as the silkworm makes silk from Mulberry leaves26 ». Aussi, pour son destinataire, une lettre longue, riche en anecdotes et en informations diverses peut devenir un objet à déguster, dont la confection revient à la fois au destinataire et à l’épistolier. C’est ainsi que Keats présente une de ses lettres à son ami John Reynolds. Particulièrement digressive et émiettée, elle requiert un effort de reconstitution voire de reconstruction de la part du lecteur : « […] you may make a good wholesome loaf, with your own leven in it, of my fragments27 ». L’image permet de donner à la lettre une réalité extrêmement concrète, tout en conférant à la relation épistolaire un caractère matériel inattendu. Mais l’ingestion est parfois une épreuve, lorsqu’elle est forcée ou que la nourriture textuelle est servie en trop grande quantité. Ainsi, Keats souhaite éviter à sa sœur Fanny une sorte d’indigestion de mots (entendus cette fois) et se donne alors pour mission de lui écrire afin de préparer leur rencontre prochaine : « I shall come full of news for you and for fear I should choak you by too great a dose at once I must make you used to it by a letter or two28 ».
17Enfin, la tendance à vouloir matérialiser l’acte d’écriture à travers les sensations est confirmée par deux exemples dans lesquels Keats recourt à une double synecdoque afin de rendre l’image plus dense encore : la plume figure non seulement l’esprit créateur mais aussi la main guidée par ce dernier, donc son corps, en faisant de l’écriture une activité aussi bien intellectuelle que corporelle. À propos de Burns, il affirme: « His misery is a dead weight upon the nimbleness of one’s quill29 » ; pour s’excuser de la brièveté de sa letter, il écrit à Haydon : « Excuse this dry bones of a note: for though my pen may grow cold, I should be sorry my life should freeze30 ».
18Ces images souvent très détaillées et ancrées dans les sens et la sensation illustrent le désir de l’écrivain de manipuler le langage pour son plaisir et celui de son lecteur, ainsi que son souci d’être compris. À travers ces quelques exemples, il est évident que l’écriture épistolaire, comme l’écriture poétique, se complaît dans l’image concrète, l’évocation de plaisirs et de sensations diverses. Cependant, cette parenté avec l’écriture poétique, ou plutôt cette habitude d’écriture transposée dans les poèmes et dans certains passages épistolaires, ne saurait faire de ces derniers des textes poétiques. La raison en est sans doute que ces images et ces sensations, de même que l’intertextualité ou la réduction du point de vue, ne sont que des outils qui injectent au texte épistolaire une qualité poétique certaine mais éphémère ou partielle, pas tout à fait en accord avec l’idée keatsienne de l’expérience poétique.
Notes de bas de page
1 Voir « And it would be a most easy task to prove to [the reader] that not only the language of a large portion of every good poem, even of the most elevated character, must necessarily, except with reference to the meter, in no respect differ from that of good prose, but likewise that some of the most interesting parts of the best poems will be found to be strictly the language of prose when prose is well written. » R. L. Brett et A. R. Jones (éd.), W. Wordsworth and S. T. Coleridge, Lyrical Ballads, op. cit., p. 252 ; « They both speak by and to the same organs; the bodies in which both of them are clothed are kindred and almost identical, not necessarily differing even in degree; », ibid., p. 253-254.
2 « First, that the elements of metre owe their existence to a state of increased excitement, so the metre itself should be accompanied by the natural language of excitement. » J. Engell et W. J. Bate (éds.), The Collected Works of Samuel Taylor Coleridge, London, Routledge, 1983, p. 65.
3 « Je voulais vous écrire une lettre poétique sérieuse, mais j’ai été détourné de mon intention par un simple Mouchoir de mousseline très finement tissé […] et pourtant je ne peux pas écrire en prose ». Lettre de Keats à John H. Reynolds du 31 janvier 1818, vol. I, p. 220.
4 Lettre de Keats à George Keats d’août 1816, vol. I, p. 105.
5 « Ce sera écrit en prose et peu enthousiasmant. Je ne peux faire autrement car au vu de ma situation actuelle, je suis trop souvent interrompu pour pouvoir écrire de la Poésie. » Lettre de Keats à George et Georgiana Keats des 14, 16, 21, 24 et 31 octobre 1818, vol. I, p. 401.
6 « J’ai dans l’idée qu’un homme pourrait passer une vie fort agréable de la manière suivante : qu’il lise un certain jour une certaine page de pure poésie ou de prose distillée et qu’il erre avec elle, qu’il musarde dessus […] ». Lettre de Keats à John H. Reynolds du 19 février 1818, vol. I, p. 231, trad. p. 102.
7 « The parts of a composition may be poetical, without the composition as a whole being a poem. », ibid., p. 485.
8 « What shocks the virtuous philosop[h]er, delights the camelion Poet. It does no harm from its relish of the dark side of things any more than from its taste for the bright one; because they both end in speculation ». Lettre de Keats à Richard Woodhouse du 27 octobre 1818, vol. I, p. 387.
9 « The great beauty of poetry is that is makes every thing every Place interesting ». Lettre de Keats à George et Georgiana Keats des 18, 20, 21 et 24 septembre 1819, vol. II, p. 201.
10 « Plato was essentially a poet […]. » S. B. Powers et D. H. Reiman (éds.), op. cit., p. 484 ; « And thus all the great historians, Herodotus, Plutarch, Livy, were poets. », ibid., p. 485.
11 Bien d’autres encore viennent enrichir le texte des lettres. Parmi les poètes cités comptent Burns, Byron, Chatterton, Chaucer, Coleridge, Cowper, Dryden, Hunt et Moore. Les prosateurs les plus souvent cités sont Addison, Bacon, Bunyan, Burton, Godwin, Hazlitt, Lamb, Paine et Scott.
12 Voir la lettre de Keats à John H. Reynolds du 22 novembre 1817, vol. I, p. 187-190.
13 Voir la lettre de Keats à Charles Cowden Clarke du 31 octobre 1816, vol. I, p. 116 et celle à Joseph Severn du 1er novembre 1816, vol. I, p. 116.
14 Voir par exemple « […] we must bear the Proud Mans Contumely » (lettre de Keats à Benjamin Bailey du 3 novembre 1817, vol. I, p. 179), ou « to compare great things with small » (lettre de Keats à Benjamin Bailey du 22 novembre 1817, vol. I, p. 185.
15 « (Dieu fasse que je ne finisse pas mes jours d’un simple coup d’épingle au sens moderne) ». Lettre de Keats à Leigh Hunt du 10 mai 1817, vol. I, p. 139, trad. p. 42.
16 Voir la lettre du 10 mai 1717, vol. I, p. 140-141.
17 « Allez au couvent, allez, allez ! ». Lettre de Keats à Fanny Brawne d’août 1820, vol. II, p. 312, trad. p. 455.
18 Voir la lettre de Keats à Fanny Brawne de février 1820, vol. II, p. 256.
19 Voir S. Crinquand, Lettres et poèmes de John Keats, op. cit., p. 102.
20 « Comme la lumière de la lampe avançait au ras du sol on découvrait les choses suivantes – de longs genêts des landes – des claires-voies tous les demi-milles – des palissades de parc quand les fenêtres d’une maison se découvraient toujours par réflexion – une Nymphe de Fontaine – N.B En pierre – des arbres élagués – une vache ruminant […] ». Lettre de Keats à George et Tom Keats du 15 avril 1817, vol. I, p. 128, trad. p. 34.
21 Pour une vision plus complète des images dans les lettres, on peut se référer à l’article de Sylvie Crinquand intitulé « L’aigle indolent : les images dans la correspondance de Keats » dans Keats ou le sortilège des mots, op. cit., p. 189-205.
22 Voir à ce sujet l’article de M. Porée, « La diététique de Keats », Po&sie, no 74, 1995, p. 79-86.
23 « Car c’est vraiment si bon – ça vous remplit la bouche d’une fraîcheur jaillissante – avant de descendre, froid et sans fièvre – et puis on ne le sent pas se quereller avec le foie – » Lettre de Keats à George et Georgiana Keats du 19 février 1819, vol. II, p. 64, trad. p. 271.
24 « […] et sa partie la plus éthérée monte au cerveau, sans assaillir les appartements cérébraux comme un taureau en rut dans un mauvais lieu qui fonce contre chaque porte en se cognant la poitrine ; au contraire, il marche plutôt comme Aladin dans son pays enchanté, à pas si doux qu’on ne les entend pas – », ibid.
25 « En parlant de Plaisir j’écrivais à l’instant d’une main tandis que de l’autre je portais à ma bouche une Nectarine – un vrai délice par Dieu – Elle a coulé douce, pulpeuse, moelleuse, duveteuse – tout son délicieux embonpoint a fondu dans ma gorge comme une grosse fraise béatifiée. » Lettre de Keats à C. W. Dilke du 22 septembre 1819, vol. II. p. 179, trad. p. 361.
26 « Je me suis efforcé de m’imprégner de la splendide perspective, afin de pouvoir la filer à ton intention comme le ver fabrique la soie à partir des feuilles du mûrier. » Lettre de Keats à John H. Reynolds des 11 et 13 juillet 1818, vol. I, p. 323, trad. p. 165.
27 « […] à l’aide de ton propre levain, tu pourras peut-être faire un bon substantiel de mes fragments – » Lettre de Keats à John H. Reynolds du 3 mai 1818, vol. I, p. 279, trad. p. 134.
28 « – je reviendrai plein de choses nouvelles à te raconter et de crainte de te souper le souffle par l’administration en une seule fois d’une trop forte dose il me faut t’y accoutumer au moyen d’une lettre ou deux – ». Lettre de Keats à Fanny Keats des 2, 3 et 5 juillet 1818, vol. I, p. 310.
29 « Sa misère est un poids mort qui contrarie l’agilité de la plume – » Lettre de Keats à John H. Reynolds des 11 et 13 juillet 1818, vol. I, p. 325, trad. p. 154.
30 Lettre de Keats à Benjamin H. Haydon du 4 janvier 1819, vol. II, p. 30-31.
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