Quatrième partie
p. 257-261
Texte intégral
1Les textes de Keats forment un tout très hétérogène, tant par leur nature ou leur genre que par leur valeur littéraire, ensemble d’autant plus frappant qu’il fut composé en moins de six ans, entre 1814, pour les tout premiers textes, et 1819. Si l’on isole les textes canoniques et les poèmes les plus connus, ces écrits comportent, outre la prose épistolaire, des pièces dramatiques fragmentaires ou non1 (‘Extracts from an Opera’, King Stephen : A Fragment of a Tragedy ; Otho the Great : a Tragedy in Five Acts) ainsi qu’une myriade de textes considérés comme mineurs par le poète et par la critique dans sa majorité. Ces derniers, assez rarement étudiés ou même mentionnés, sont souvent perçus comme non représentatifs du génie de Keats et donc sans intérêt. Pourtant, les observer et les confronter aux textes canoniques permet justement d’entrevoir d’autres aspects de cette écriture poétique et de placer ainsi ses conceptions de la beauté et de la poésie sous un éclairage différent. Se tourner vers ces autres textes moins réussis ou parfois peu profonds n’implique pas systématiquement leur revalorisation, mais consiste à prendre en compte la totalité d’une œuvre motivée par les défis personnels2 et le désir d’expérimenter.
2Aussi, et bien qu’il tende vers les odes, ce parcours se distingue par son caractère inabouti, si l’on considère que le poète est mort trop jeune pour mener à bien ses recherches, et l’œuvre serait en ce sens fragmentaire, « promesse plutôt qu’accomplissement3 ». En soi, cette œuvre ponctuée de fragments semble gouvernée par « une écriture du désir », et serait en cela portée par une soif de totalité et de perfection impossible à combler, trait essentiel du romantisme européen4. Pour Keats, le texte inachevé car abandonné fut à plusieurs reprises le constat d’un échec personnel, qui lui imposait de poursuivre sa quête dans une autre direction. Le fragment ne manque pourtant pas d’intérêt en soi, par sa capacité à révéler l’économie d’une œuvre, l’ambition de son auteur ou ses interrogations. Les romantiques allemands vont plus loin encore en dotant le fragment d’un sens et d’une valeur propre, partie infime d’une pensée bouleversée par les dysfonctionnements d’un monde qui ne se conçoit plus comme une totalité ordonnée. Le fragment élevé au statut de genre convient parfaitement à la vision romantique de la vérité, cette « cosmologie en miettes5 ». Keats n’a certes pas pensé l’écriture du fragment comme une véritable démarche, comme l’ont fait Novalis ou Schlegel, mais il en a produit plusieurs exemples6. Sans doute le texte fragmentaire, ouvert et donc perfectible, est-il d’abord chez Keats l’expression de l’humilité, ou bien son envers, l’exigence extrême dans l’écriture, que l’on retrouve aussi à travers l’imitation ou l’hommage. Hyperion est un exemple d’œuvre défaillante que Keats préfère laisser inachevée, mais qui de ce fait n’est pas figée dans ses imperfections, puisque le poème a été publié en 1820 en l’état. Par cette publication, l’échec se fait création qui proclame la valeur de l’art imparfait7.
3Aussi, de même que, selon les affirmations de Keats, sa soif de connaissance s’étend à tout domaine, il semble que son écriture fonctionne comme une suite d’explorations, d’étapes et d’échecs nécessaires, spirale dans laquelle s’entremêlent la fidélité aux modèles, le désir d’originalité8 et l’ouverture vers des discours autres que le discours poétique. De même que l’œuvre inachevée peut prendre une valeur esthétique et épistémologique, on pourrait considérer que tout texte imparfait et fragmentaire d’un point de vue qualitatif a une place dans l’œuvre. Si on examine celle-ci uniquement du point de vue de son résultat et de ses réussites, elle comprend donc, dans sa quête esthétique, ses défauts de fonctionnement, obstacle à la beauté pure sur lesquels il serait peu légitime de s’arrêter. Mais si on considère l’œuvre dans ce qu’elle a de dynamique, se superpose à cette quête une autre démarche en contrepoint. On en vient à accepter, comme Jack Stillinger, la « multiplicité de Keats », sa « complexité interne », la scission qu’il entretient entre le sérieux et le trivial à la fois dans les lettres et la poésie, et à y trouver un intérêt, justement parce qu’elles viennent contredire l’image plus noble du poète préoccupé par le beau, le vrai et l’imagination9. Il serait alors légitime d’interroger les écrits de Keats dans leur diversité, si marginaux soient-ils parfois, afin de cerner les caractéristiques de cette écriture sans cesse dans le mouvement et qui s’enrichit de ses disparités.
4Ainsi, il ne s’agit pas de se pencher sur l’ensemble des textes par principe, uniquement parce qu’il constitue historiquement l’œuvre de Keats, mais bien parce que dans cet ensemble cohérent malgré tout, fait de lettres et de poèmes, de chefs-d’œuvre et de poèmes plus légers, les textes s’influencent et se contaminent, dévoilant l’intérêt de Keats pour les ambiguïtés de la forme et de la diction, l’imbrication des genres, l’irruption de la discontinuité dans le tissu épistolaire ou dans la trame poétique de l’œuvre. Le lecteur de la correspondance et des poèmes assiste alors à la naissance de genres littéraires nouveaux et hybrides qui remettent en question l’incompatibilité supposée entre poésie et discours épistolaire ou, plus largement, entre discours épistolaire et écriture littéraire.
Notes de bas de page
1 Les pièces dramatiques ne seront pas abordées ici, car cela impliquerait la prise en compte d’un genre supplémentaire, champ d’étude qui dépasserait les limites de notre analyse qui reste centrée sur la comparaison entre prose épistolaire et poésie.
2 Voir par exemple les déclarations de Keats à propos de Otho the Great : « It was the opinion of most of my friends that I should never be able to {write} a {s}cene – I will endeavour to wipe awa{y the prejudice – } ». Lettre de Keats à Leigh Hunt du 10 mai 1817, vol. I, p. 139.
3 Richard Monckton Milnes (éd.), Life, Letters and Literary Remains of John Keats, London, Edward Moxon, 1848, p. 9-10.
4 Voir F. Piquet, Le romantisme anglais : émergence d’une poétique, Paris, PUF, 1997, p. 3.
5 G. Gusdorf, Le romantisme I, Paris, Payot, 1982, p. 451.
6 Sont fragmentaires Hyperion, The Fall of Hyperion, ‘Calidore’, King Stephen, ‘Extracts from an Opera’, ‘Fragment of a Castle-builder’, et sans doute ‘This livind hand, now warm and capable’.
7 Cependant ce sont surtout les éditeurs de Keats qui tenaient à intégrer Hyperion à Lamia, Isabella, The Eve of St Agnes and Other Poems. Le poème fut bien accueilli par la critique dès sa publication.
8 À propos de Endymion, il dit à Bailey : « it will be a test, a trial of my Powers of Imagination and chiefly of my invention which is a rare thing indeed ». Lettre de Keats à Benjamin Bailey du 8 octobre 1817, vol. I, p. 169. De même, lorsqu’il s’essaie à la tragédie, c’est pour en réinventer le genre : « One of my Ambitions is to make as great a revolution in modern dramatic writing as Kean has done in acting ». Lettre de Keats à Benjamin Bailey, 14 août 1819, vol. II, p. 139.
9 Voir J. Stillinger, Reading ‘The Eve of St. Agnes’: The Multiple of Complex Literary Transaction, Oxford, Oxford University Press, 1999.
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