Chapitre IV
La prise de parole
p. 117-143
Texte intégral
L’ouverture de la lettre et le refus de la rupture
1Pour l’épistolier, les inquiétudes liées à la prise de parole existent dans une moindre mesure puisqu’il ne redoute en rien la réception de ses lettres. L’enjeu d’écriture concerne aussi la rencontre avec le lecteur mais le souci principal de l’épistolier se limite à rompre le moins possible le fil des échanges. Il s’agit alors de faire en sorte que la lettre crée l’illusion d’un dialogue sans début ni fin. C’est pourquoi, tout de suite après les formules d’ouverture conventionnelles qui permettent de nommer le destinataire et rappeler la nature de la relation avec lui, Keats utilise assez fréquemment divers procédés pour créer une illusion de continuité. Le début de la lettre est alors un moment déterminant qui donne immédiatement le ton, facilite la lecture et replace le correspondant au cœur des préoccupations de la lettre. Cette attention particulière portée aux abords de la lettre se retrouve sans doute dans toute correspondance à des degrés variables. Mais elle s’insère aussi parfaitement dans la rhétorique épistolaire propre à Keats qui s’évertue à faire de la lettre le lieu fictif d’échanges que la discontinuité temporelle n’atteint pas.
2Les tout premiers mots de la lettre réaffirment le lien entre les correspondants, lien affectif, certes, mais aussi lien d’écriture, ce qui ressort à travers le jeu des pronoms : très souvent, le tout premier mot de la lettre est « you », la toute première phrase est à propos du destinataire ; fréquemment, « I » impose aussi sa présence, car l’objectif de la lettre est également de faire parvenir au destinataire un portrait de soi. La formulation idéale combine les deux et fait se rencontrer épistolier et destinataire dans une même phrase : « You are I am glad to hear comfortable at Hampton where I hope you will receive the Biscuts we ate the other night at Little Brittain1 », écrit-il aux sœurs Reynolds. Commencer par le pronom « we » est une autre manière d’unir les correspondants dans l’espace de la lettre : « We are very unlucky2 », se plaint Keats auprès de Reynolds.
3La fluidité de l’échange est aussi garantie par la continuité dans les sujets abordés, assurant le correspondant que la lettre de celui-ci a engagé une conversation, provoqué une réaction ou même une réponse à sa requête. Ainsi écrit-il à sa sœur : « I shall be going to town tomorrow and will call at the Nursery on the road for those seeds you want3 ». Keats fait souvent référence à la lettre à laquelle il répond, à travers l’acte de lecture réactualisé pour l’occasion : « Your letter gave more delight than anything in the world but yourself could do4 ».
4De manière plus directe, et tout aussi classique, cet effort pour ne pas rompre le fil de l’échange prend forme dans la construction d’un rapport au temps spécifique. Au début de la lettre, Keats se refuse souvent à présenter de lui une image figée dans le passé. Dans le corps du texte, le récit ou le compte rendu est au contraire souvent rétrospectif, ce qui montre combien l’entrée dans la lettre représente un moment particulier. Lorsqu’il prend la parole, l’épistolier fait souvent coïncider le présent de l’écriture et le moment de la lecture. Ce présent valable au moment où Keats écrit se trouve réactualisé dans l’acte de lecture : « […] I am exceedingly obliged by your two letters5 ». Ici, l’effet de la lettre semble se prolonger et faire croire au correspondant qu’il assiste à la réaction de Keats. Dans la même veine, Keats emploie des formules qui font du temps de la lecture un moment de rencontre dans un éternel présent : « You must be wondering where I am and what I am about! I am mostly at Hampstead, and about nothing6 ». Plusieurs fois, ce refus de la rupture temporelle s’exprime par l’outil discursif « so ». Cette amorce empruntée aux outils de la conversation crée l’illusion que Keats ne fait que donner la réplique à son ami, au cours d’un échange qui n’a jamais été interrompu : « So you have got a curacy! good7 », s’exclame Keats en s’adressant à son ami Bailey.
5Souvent, à la manière de l’écrivain qui jette son lecteur dans le récit, Keats n’hésite pas à commencer sa lettre in medias res, comme au milieu de la conversation ou au moment même où la pensée de l’épistolier prend forme. Il recherche la remarque incisive ou la question lancée sans ambages comme dans « There are two things which tease me here – one of them is Crips – and the other that I cannot go with Tom into Devonshire8 », ou « When shall we see each other again9? ». Ces entrées en scènes, parfois tonitruantes, confèrent à l’ouverture de la lettre une valeur théâtrale, dans laquelle l’épistolier-personnage semble surgir sur la page afin de surprendre son destinataire. Tout est fait pour renforcer le lien spatio-temporel : le déictique « here » ; la forme interrogative directe ; l’échange épistolaire transformé en joute oratoire matérialisée dans le dernier exemple par la plume, à la fois instrument d’écriture dans la main de l’épistolier et arme ludique censée atteindre le destinataire.
6Cette logique d’écriture provient d’une relation de confiance établie entre Keats et ses proches, et qui n’a plus lieu d’être dans l’écriture poétique. Dans celle-ci, aller à la rencontre des lecteurs est un geste plus abstrait, qui ne garantit aucunement la fluidité de l’échange. À charge pour le poète, s’il le désire, de faire en sorte que le texte recrée l’illusion d’une continuité. L’observation des textes montre en effet que le poète tantôt ignore le lecteur, tantôt s’efforce d’aménager une rencontre entre ce dernier et le texte.
Marges du poème : auto-présentation du poète
7Instants où le lecteur accepte de quitter le monde réel, où se noue le lien entre le « je » qui parle et celui qui écoute ou qui lit, les avant-textes ou premiers mots sont décisifs dans ce qu’ils construisent inévitablement des prédispositions dont la mission est de séduire. Du côté de l’auteur, le commencement peut correspondre au moment difficile marqué par un point de non-retour, un engagement a priori irréversible à continuer le discours. Pour Keats, surtout au début de sa carrière, la prise de parole en général est angoissante dès lors qu’elle l’expose au jugement d’autrui. Parler, écrire et publier le rendait vulnérable, d’autant que cette prise de parole renvoyait inlassablement à d’autres prises de parole. Loin d’être anecdotique, la peur de faire pâle figure aux côtés de la parole canonisée innerve l’œuvre de Keats, au moins dans ses premières réalisations, et s’exprime d’abord dans les difficultés à poser sa voix. Sans doute aurait-il voulu « pouvoir se glisser subrepticement » dans le monde poétique, « être enveloppé [par la parole] » plutôt que de l’arracher au silence10. Une fois sur sa lancée, la voix poétique n’a plus rien à redouter :
The hearty grasp that sends a pleasant sonnet
Into the brain ere one can think upon it;
The silence when some rymes are coming out;
And when they’re come, the very pleasant rout 11 [...]
8On pourrait s’attendre alors à ce que Keats, afin de compenser ce manque d’assurance lorsqu’il prend la parole et s’expose au regard du lecteur, exploite particulièrement les différents rituels du commencement dont dispose la littérature, tels que l’agencement des poèmes dans un recueil, le titre, l’épigraphe, la préface puis le début du texte. Son utilisation du paratexte est cependant assez inégale, à l’image de sa pensée du lectorat, fluctuante et parfois peu cohérente. L’absence de paratexte, qui est globalement la pratique la plus courante, signifierait donc le refus de prendre en compte le lecteur dans le projet d’écriture, de nouer avec lui un lien explicite ou, plus généralement, le désir d’éluder l’étape du commencement. Lorsque les avant-textes et avant-récits existent, ils se révèlent en revanche des indices textuels riches grâce auxquels le poète établit les « protocoles » de lecture et une forme de « transaction » avec le lecteur12, affirme son autorité auctoriale et procède à une mise en scène de soi. Comme dans l’écriture épistolaire où l’image de l’épistolier se dessine nettement sur la page afin de mieux communiquer avec le correspondant, le reflet de Keats apparaît aux abords du texte poétique pour se créer une présence en tant qu’auteur, locuteur ou conteur. Selon les cas, l’image du poète qui fait son apparition à la bordure du poème accueille le lecteur et l’accompagne, plus ou moins longuement, avec parfois une réticente certaine, vers le cœur du texte.
L’organisation du premier recueil
9Keats s’est refusé à commenter ses choix concernant ce recueil dans une préface d’une envergure égale à celle qu’écrivit Wordsworth pour introduire les Lyrical Ballads. Mais, comme le montre Jack Stillinger dans « The Order of Poems in Keats’s First Volume13 », l’organisation de ses recueils est bien plus que le résultat d’une juxtaposition de poèmes. Cette démarche est d’autant plus significative dans le cas de son premier ouvrage, qui correspond à son entrée sur la scène littéraire.
10Dans le volume publié en 1817, Keats choisit de commencer par le sonnet dédicatoire, ‘To Leigh Hunt, Esq.’, geste qui vient rappeler les liens avec son ami, essayiste et poète politiquement engagé, et dont les positions radicales et notamment les critiques virulentes à l’encontre du Prince Régent lui ont valu d’être condamné à deux ans de prison. À travers le reflet d’un autre, ce qui en dit long sur la réticence du jeune poète à parler de lui, Keats distille des indices sur ses orientations politiques, confirmées ensuite par le sonnet ‘Written on the Day That Mr. Leigh Hunt Left Prison14’, et choisit son public. Il révèle en outre son identité de poète, admirateur de The Story of Rimini, et son appartenance à une sphère sociale constituée d’un groupe d’intellectuels. Ensuite, ce poème hommage oriente le sens de tout le recueil en l’inscrivant dans le registre de la modestie et de l’offrande. « [T]hese poor offerings15 », désignent et commentent à l’avance chaque élément de l’ouvrage. Après la dédicace, la première section suit quasiment l’ordre chronologique d’écriture, ce qui n’exclut pas le souci d’une composition thématique menée par un fil conducteur. Selon Jack Stillinger, le chemin qui mène du premier au dernier poème reproduirait le parcours du poète débutant vers la confirmation de ses talents, et l’idée du développement de l’œuvre, si chère à la critique, aurait été initiée par Keats lui-même dans la présentation de ses œuvres16. Il est vrai que les deux derniers vers de ‘I stood tip-toe upon a little hill’, premier poème du volume, posent une question centrale (« Was there a Poet born? – but now no more,/ My wandering spirit must no further soar17 ») qui traverse tout le recueil et peut fort bien s’interpréter comme une adresse au lecteur. En dévoilant son manque d’assurance, Keats solliciterait sans relâche l’approbation de son lecteur, ou au moins son indulgence. Il faut aussi se souvenir que la présence auctoriale apparaît dans une note précédant ce poème, à travers ce qui ressemble à une tentative de justification destinée au lecteur : « The short Pieces in the middle of the Book, as well as some of the Sonnets, were written at an earlier period than the rest of the Poems ». Enfin, l’image du corps qui se hisse dans une position instable, dont le basculement est retenu, ne saurait mieux ouvrir un recueil écrit par celui qui ne sait comment tomber dans le mouvement poétique. Cette hésitation, ou inhibition, se propage dans tout le recueil à des degrés divers.
11Le second texte, ‘Specimen of an Induction to a Poem’, incarne à lui seul la difficulté à écrire, à prendre la parole et à se présenter en tant que poète18. Les poèmes suivants, ceux qui renouent avec le temps de la chevalerie, puis ceux adressés aux proches en offrandes, ainsi que ‘To Hope’ et ‘Imitation of Spenser’, remplissent la même fonction dans la mesure où ils témoignent des interrogations des locuteurs sur la poésie, son sens, ses inspirations et sur les moyens de la rendre plus authentique. Dans la deuxième section, les épîtres trahissent les mêmes doutes de Keats sur ses talents, ce que l’épigraphe qui sert de sous-titre ne fait que confirmer19. Ensuite, les sonnets de la troisième section tentent à leur tour de répondre à la question majeure qui clôt ‘I stood tip-toe upon a little hill,’ avec davantage d’optimisme et d’assurance tout en envisageant l’avenir poétique. Ainsi, dans ‘On First Looking into Chapman’s Homer’, la découverte, comme une nouvelle image du seuil à franchir, plonge le locuteur dans l’angoisse que lui inspire l’immensité de la connaissance, mais lui promet aussi des émerveillements intenses, autant de richesses qui pourront être réinvesties dans un poème à venir. Au lieu d’une question, ‘On the Grasshopper and the Cricket’ apporte au premier vers une réponse ferme : « The poetry of earth is never dead20 ». Enfin, dans ‘Sleep and Poetry’, non seulement Keats formule son art poétique mais il montre un locuteur qui ne porte plus les influences comme un poids, mais qui les utilise et se déclare prêt à assumer la paternité de ses propres vers :
And up I rose refresh’d, and glad, and gay,
Resolving to begin that very day
These lines; and howsoever they be done,
I leave them as a father does his son21.
12Bien que ce premier recueil réaffirme l’humilité du jeune poète, sa composition tend vers l’affirmation du progrès en cours et esquisse un projet de carrière qui passe obligatoirement par l’étape du doute.
Les épigraphes
13Le portrait du poète apparaît également en filigrane à travers les épigraphes, autre moyen pour Keats de poser un regard réflexif sur son œuvre et d’amener le lecteur vers le texte. L’épigraphe est un paratexte aux fonctions multiples et au statut parfois ambigu, auquel Genette reconnaît plusieurs rôles : elle commente le titre ou le texte ; elle est une « caution indirecte apportée par l’auteur de la citation invoquée » ; elle exhibe la recherche d’une « paternité littéraire22 ». Programmatique, la formule se doit ainsi de délivrer le sens ou une partie du sens par anticipation. Une épigraphe est donc toujours une adresse au lecteur dans la mesure où elle participe à la réception du texte en liant celui-ci à ses antécédents, par « des jeux d’annonces » ou des « signaux » qui vont créer un horizon d’attente23. Cependant, à cette fonction première et originelle, l’auteur peut fort bien préférer jouer de la disparité entre l’épigraphe et le texte, voire de leur discordance. Le sens de l’épigraphe dépend alors du contexte dans lequel on l’insère. Il est fréquent qu’elle fasse plus que représenter l’œuvre dont elle est issue, et qu’un sens autre émerge du fait de la confrontation avec l’autre texte : « la citation n’a pas de sens en soi, parce qu’elle n’est que dans un travail, qui la déplace et la fait jouer. La notion essentielle est celle de son travail […] [E]lle n’a pas de sens hors de la force qui l’agit, qui la saisit, l’exploite et l’incorpore24 ». Ses valeurs sont donc multiples : elle se soumet au texte en se faisant l’écho de celui-ci, mais elle peut fort bien en altérer le sens, tout en étant elle-même pervertie, de sorte qu’elle semble se désolidariser du texte qu’elle est censée représenter jusqu’à paraître parfois « déplacée, incongrue25 ». Aussi, l’épigraphe est un discours au statut hybride : pas totalement insérée dans le texte, elle cohabite et communique avec celui-ci, agit sur lui et inversement, en invitant parfois à une lecture rétroactive.
14Dans l’œuvre de Keats, quel est le rôle des épigraphes dans leur rapport au texte ? Pourquoi le poète choisit-il, pour un nombre limité de ses poèmes, de faire entrer le lecteur par l’intermédiaire d’un autre texte (on y reconnaît des extraits de Chaucer, Leigh Hunt, Milton, Wordsworth, Shakespeare et de la Bible) ? Cette approche quelque peu marginale qui concerne sept poèmes, et dont on observera quelques exemples, va bien au-delà de l’hommage aux grands textes. La pratique de l’épigraphe chez Keats révèle en effet la façon dont il entend organiser l’entrée du lecteur dans son texte. D’abord, ce paratexte est le sceau d’une présence auctoriale qui vient composer l’encadrement de son texte. L’hommage fournit au poète l’occasion d’une auto-présentation qui met en valeur son talent pour manipuler la référence : au lieu d’utiliser les citations comme des clés interprétatives, Keats les lit et les interprète selon ses besoins, sans se soucier de l’écart des tons, des genres ou même des thématiques d’origine, jusqu’à parfois les employer comme des leurres. Aussi, cette continuité en trompe-l’œil entre la citation et le texte installe des ambiguïtés propices à l’interrogation et impose une lecture vigilante. Les épigraphes de Keats, dans leur majorité, sont l’occasion d’un jeu textuel sur de fausses apparences qui sollicitent la participation du lecteur en l’incitant à reconstituer la démarche du poète. Ce travail de reconstitution amène alors le lecteur au plus près du poète et de son travail en amont du texte.
15‘I stood tip-toe upon a little hill’ est ainsi introduit par une citation de The Story of Rimini de Leigh Hunt, écho apparemment fidèle à l’esprit du poème de Keats, voire à toute la poésie keatsienne : « Places of nestling green for Poets made. » À travers l’hommage, l’épigraphe revendique l’influence et rappelle le souci de Keats, si caractéristique au début de sa carrière, d’imiter des modèles, car « nestling green » évoque aussi le topos du jardin clos et du locus amoenus, ainsi que le concept shakespearien de « Green World ». La présence de la citation révèle le jeune poète dans sa quête de légitimité, son désir d’introduire son texte par le biais de la tradition littéraire.
16Cependant, la ressemblance entre le vers de Hunt et les images keatsiennes insinue un doute quant à la nature de l’hommage. En réalité, l’usage que Keats fait de cette épigraphe lui permet de dévoiler son identité de poète. « Nestling green » ne pouvait que séduire celui qui affectionnait les charmilles et autres lieux de refuge où l’esprit s’adonne à la rêverie poétique. Cette épigraphe pourrait parfaitement passer pour un vers de Keats, voire du poème qu’elle présente. Et si la citation n’est jamais reprise telle quelle dans le texte de Keats, elle y est disséminée : Keats évoque dans son poème « [a] bowery green » (v. 84) et utilise largement le mot « green » pour peindre le lieu paradisiaque et le refuge favori du poète. « Nestle », qui apparaît au vers 76, transposé au vers 187 dans « flowery nests », fait également partie de l’univers du poème. A posteriori, l’épigraphe désigne le texte inspirateur du poème, prend une valeur d’annonce et, par-dessus tout, affirme la parenté entre les deux textes. Cependant, la référence ainsi digérée par le texte devient moins le signe de l’hommage à Hunt que la preuve de son assimilation totale au texte de Keats. Le poète proclame ainsi sa capacité à orienter le modèle dans le sens voulu, au lieu de le cantonner au statut d’un objet de culte inaccessible. Cette attitude se confirme lorsque le texte propose un reflet inversé de la citation. Alors que cette dernière présente la nature comme le lieu fait pour les poètes, Keats voit la nature comme celle qui fait le poète : « O Maker of sweet poets, dear delight/ Of this fair world, and all its gentle livers; (v. 116-117) ».
17L’hommage se double alors d’une déclaration d’indépendance, d’autant qu’il ne s’agit pas de comparer le poème de Keats et The Story of Rimini, puisque l’œuvre narrative de Hunt ne ressemble en rien au poème de Keats, qui s’apparente à un manifeste sur sa poésie. Bien que le poème de Leigh Hunt ait certainement impressionné le jeune Keats, ce dernier, à travers l’épigraphe, signifie à son ami et à son lecteur que, malgré son admiration, il est aussi capable de réappropriation. Aussi, Keats établit un dialogue entre l’épigraphe et son propre poème. Reprise et dispersée par fragments dans le poème, l’épigraphe empiète sur le territoire du texte, accordant à l’espace lisière qu’est la citation un droit d’entrée dans le poème. En conséquence, la limite entre texte et épigraphe, entre extérieur et intérieur du texte, est moins nette : le hors-texte est dans le texte et inversement. Pour le lecteur, les repères sont donc brouillés, de même que la différenciation entre le poète inspirateur et son admirateur est moins tranchée. En conséquence, la portée de l’hommage et relativisée : à l’image du jeune poète en quête d’assurance est superposé l’autoportrait de l’auteur qui s’affirme.
18Aux abords de ‘Welcome joy and welcome sorrow’ figure une citation tronquée et inexacte de Paradise Lost :
Under the flag
Of each his faction, they to battle bring
Their embryo atoms26.
Milton
19L’imprécision de la citation (Keats cite-t-il un vers incorrectement appris ou l’a-t-il déformé à dessein ?) signale au lecteur que la (mauvaise) mémoire du texte ou sa distorsion sont plus importantes que la citation elle-même et l’hommage qu’elle induit. En même temps que l’épigraphe sert à reconnaître la dette envers Milton, elle affirme une autorité auctoriale en mutilant la citation, puis en détournant son sens. L’association entre le poème de Keats et la citation de Milton est en effet discordante dans la mesure où les deux textes se distinguent sur bien des points. Certes, le poème et la citation mettent chacun en scène les contraires qui s’affrontent. Cependant, la structure antithétique de chaque vers du texte de Keats se retrouve de façon très claire non dans la citation elle-même mais dans le passage de Milton d’où la citation est extraite27. Aussi, Milton décrit au Livre II la Porte des enfers qui s’ouvre sur un chaos où tout s’entremêle et se fond dans une anarchie éternelle. Le ton du poème de Keats est fort différent, car il n’est pas question de désordre mais de la rencontre des contraires organisée par un locuteur qui se réjouit à la vue d’une succession d’images oxymoroniques. La confusion est source d’inspiration poétique, alors que, dans le passage de Milton, il n’est qu’effroi. Le locuteur keatsien crée un désordre artificiel et s’amuse de la friction des contraires alors que Milton peint la condition tragique de ceux qui peuplent les enfers, prisonniers d’un monde perdu dans ses contradictions. De plus, Keats s’éloigne de la diction miltonienne au pas solennel en choisissant l’hexamètre, dont le rythme quasi pendulaire est si systématique d’un vers à l’autre que le poème en devient léger et ludique :
And a giggle at a wonder;
Visage sage at pantomime;
Funeral and steeple-chime;
Infant playing with a skull28; […]
20Le dialogue entre l’épigraphe et le poème ne s’amorce jamais ; leur mise en rapport aboutit finalement à une présentation du poème dont la lecture rétroactive est productrice d’ironie. Cette épigraphe, comme celle précédemment étudiée, en dit finalement autant sur l’interprétation du texte que sur l’image du poète : à travers elle, l’auteur confirme au lecteur la solidité de sa culture classique et exprime en même temps le désir de reconnaissance de son propre statut de poète qui lit, interprète le texte d’autrui et choisit de n’en retenir qu’une infime partie pour élaborer son propre texte. Ici est réaffirmée la vision keatsienne de l’épigraphe : texte charnière, entre le texte et le hors-texte, entre le moi et l’autre poète, qui exprime autant la reconnaissance de l’autre que la nécessité de défendre son propre territoire textuel, et offre au poète le moyen de s’inscrire dans la tradition sans toutefois y être affranchi.
21Le titre, ce « degré zéro » du paratexte, est l’élément qui constitue le dernier rempart avant le texte. Chez Keats, les titres émanent d’une voix qui parfois aménage l’espace de transition entre le texte et le hors-texte, mais qui le plus souvent peine à se poser et trahit une certaine réticence à établir le contact avec le lecteur.
Titres
22Les stratégies de Keats en matière d’intitulation sont assez peu variées. La plupart du temps, les titres restent assez neutres et ne permettent pas d’installer une présence auctoriale forte. Dans une partie importante de son œuvre, il semble donc que Keats s’efforce de limiter la cérémonie d’ouverture du texte que le titre offre potentiellement, de réduire le plus possible l’intervention auctoriale, laissant le lecteur livré à lui-même. Plus de la moitié des titres de Keats ne remplissent pas leur fonction de séduction29, car ils ne font que reprendre le premier vers, sans que l’on s’en étonne, tant la pratique est classique en soi. D’autres titres se limitent à la forme de la dédicace, relayée dans le poème à travers l’adresse. Ailleurs, Keats se contente de désigner le contenu thématique du poème, comme par exemple ‘On Peace’ ou ‘On Fame’. « On » induit toutefois une prise de recul assez discrète de la part du poète : filtre réducteur, la préposition présente le texte comme une contribution de l’auteur sur un sujet donné, qui ne prétend pas à l’exhaustivité ou la perfection. En comparaison, les titres ‘Fancy’ ou ‘Sleep and Poetry’ sont beaucoup plus fermes et présentent le poème comme un développement plus solide sur une notion majeure. De même, lorsque le contenu générique est mis en valeur (‘Specimen of an Induction to a Poem’, ‘Extracts from an Opera’), le poète marque le caractère expérimental de sa production. Les titres des poèmes narratifs qui désignent le héros ou l’héroïne, comme Endymion: a Poetic Romance, Hyperion: a Fragment ou Isabella; or, The Pot of Basil, donnent peu l’occasion au poète de se présenter mais remplissent mieux leur rôle en inscrivant le texte dans une filiation mythologique ou littéraire supposée connue. Surtout, les précautions de Keats dans ces intitulations correspondent à un désir d’être lu et au souci de plaire. Ce sera particulièrement vrai à propos de Endymion et de Otho the Great, poèmes sur lesquels Keats comptait pour fonder sa réputation.
23Quelques titres qui se distinguent méritent pourtant une certaine attention, car ils permettent au poète de nouer un lien avec le lecteur. Ces titres, qui décrivent les circonstances de la rédaction et mettent l’accent sur l’acte d’écriture, peuvent être divisés en deux sous-groupes : le premier rassemble des poèmes dits « de circonstance », qui font de celle-ci le sujet du poème ; le second est constitué des poèmes qui n’utilisent la circonstance que comme amorce. En d’autres termes, les seconds reposent sur une expérience moins anecdotique que les premiers et témoignent d’une véritable expérience poétique. Le premier sous-groupe compte des titres dont la fonction principale est de créer un effet de réel en ancrant le poème dans l’expérience du poète. L’acte d’écriture ainsi pointé et désacralisé parvient à réduire la distance entre le texte et sa fabrication, et entre le poète et son lecteur. Car ces titres ne font pas référence à l’origine de l’inspiration poétique, lieu, moment ou objet potentiellement énigmatiques, mais aux indications spatio-temporelles et aux détails concrets qui ont accompagné l’écriture, comme par exemple ‘On Some Skulls, in Beauley Abbey, near Inverness’ ; ‘Lines Written on 29 May, the Anniversary of Charles’s Restoration, on Hearing the Bells Ringing’ ; ‘Written on the Day that Mr Leigh Hunt Left Prison’ ; ‘Written in Disgust of Vulgar Superstition’. Le lien avec l’expérience et le monde extralinguistique est consolidé lorsque le titre s’appuie sur un verbe qui engage le sujet dans le texte : ‘On Leaving Some Friends, at an Early Hour’ ; ‘On Receiving a Laurel Crown from Leigh Hunt’ ; ‘On a Leander, Which Miss Reynolds, my Kind Friend, Gave Me’.
24Les titres qui composent le second sous-groupe poussent plus avant ce travail sur l’image désacralisée du poète, car ils ont la particularité d’engager le sujet à travers son corps, la perception et le mouvement, par l’intermédiaire des verbes en –ING. Dans l’image du poète qu’il brosse rapidement par le titre, Keats privilégie alors la dimension physique, et donc visible, de la mise en condition préparatoire à l’écriture. Keats cherche à installer une présence vivante que le lecteur peut se représenter aisément. Aussi, il se représente moins en sujet écrivant qu’en sujet percevant, se rapprochant là de la position du lecteur qui va recevoir le texte par la lecture : ‘On First Looking into Chapman’s Homer’, ‘On Seeing the Elgin Marbles’, ‘Lines on Seeing a Lock of Milton’s Hair’, ‘On Visiting the Tomb of Burns’. Le titre privilégie alors la perception de l’objet inspirateur et non l’objet lui-même, ce qui permet la construction d’un locuteur-poète qui paraît immédiatement mis à la portée du lecteur par l’entremise d’expériences corporelles universelles. Dans ‘On Sitting down to Read King Lear Once Again’, on remarque que Keats préfère mettre en avant la position de son corps, perçu sous l’angle d’un processus, plutôt que l’activité de lire l’œuvre de Shakespeare. L’entrée dans le texte se fait par l’intermédiaire d’un détail apparemment dérisoire, mais qui signale en réalité le souci de rapprocher le lecteur et le poète. Le locuteur inscrit sa présence aussi de manière temporelle en faisant référence à un passé (« First », « Once Again »). Perçu à travers son corps, soumis à la temporalité, le poète apparaît ainsi dans toute son humanité, loin d’une image intellectualisée et mythifiée. De la même façon que l’épistolier s’attache à faire ressortir sa propre image afin de consolider le lien avec le correspondant (on se souvient de la lettre dans laquelle Keats fait de sa position dans l’acte d’écrire un véritable spectacle30), le poète se met en scène dans une pose, un geste ou une action concrète afin d’incarner le moment d’écriture. Occultant le sujet « I » pourtant central, ces titres, quels que soient les poèmes qu’ils présentent, installent une présence du poète plus directe parce que représentée à travers l’action elle-même. Aussi, la préposition « on » explicite plusieurs mises en rapport : entre l’événement déclencheur de l’écriture et son résultat, le poème, entre le texte et le monde extérieur au texte et, plus indirectement, entre le lecteur et le poète.
25Au cours de ces quelques années d’écriture, la relation de Keats avec son public n’a cessé d’hésiter entre les tentatives de séduction et la répulsion. Ses pratiques paratextuelles suivent cette logique. Très souvent, en accompagnant ses textes d’un dispositif paratextuel minimal, Keats réfute l’importance d’une quelconque mise en rapport du texte et du lecteur. Cependant, l’organisation du premier recueil publié, les épigraphes et enfin plusieurs titres montrent une autre facette de cette relation au lecteur. Celle-ci se noue alors dans ce moment d’entre-deux, cette zone frontière où le poète dévoile au lecteur son identité d’auteur, ou au moins une partie de celle-ci, dans le but d’associer le texte à venir à une présence et d’accompagner le lecteur. Outre les paratextes, les introductions, les prologues et débuts du texte offrent un autre moment particulier où le lien avec le lecteur peut se nouer. Le genre du poème et sa longueur déterminent alors les modalités de l’accompagnement. La forme compacte des pièces plus courtes, et notamment celle des sonnets, ne permet pas la multiplication des seuils avant le texte ou le début du récit, la voix à peine émise risquant d’être étouffée. Les textes narratifs ont en revanche la possibilité de consacrer davantage d’espace à ce moment de transition.
Les incipit : sonnets et poèmes courts
26Dans de nombreux sonnets et textes courts, Keats choisit de prendre la parole à travers l’adresse, qui constitue souvent le sujet principal du texte, sous la forme classique de la captatio benevolentiae qui vise à informer le lecteur et l’attirer dans le texte. Fréquemment, Keats sacrifie à la tradition et aux rituels littéraires : se succèdent ainsi les apostrophes qui reprennent le titre dédicace et constituent dans l’hommage une amorce assez codifiée, d’autant qu’elles s’accompagnent souvent de « O », signe conventionnellement annonciateur de la célébration. Souvent, la césure précoce qui s’impose immédiatement après met en valeur le point de départ du poème, qui est aussi son cœur et son point d’arrivée : « Byron, how sweetly sad thy melody » ; « Oh Chatterton! how very sad thy fate31 ». Dans les poèmes qui célèbrent un poète ou un grand homme, le poète-locuteur revêt dès l’ouverture du texte le masque uniforme, mais indispensable, de la révérence. Ailleurs, Keats se défait de cette habitude pour écrire des débuts qui cherchent au contraire à mettre en relation le texte et le lecteur.
27Certains poèmes, et tout particulièrement les sonnets, semblent en effet emprunter aux lettres le souci d’annuler l’effet de rupture inhérent à la prise de parole pour poser la rencontre avec le lecteur comme déjà établie. ‘Imitation of Spenser’ commence en recréant une illusion de continuité temporelle, bien qu’elle soit rapidement dissipée par le prétérit qui suit : « Now Morning from her orient chamber came ». Procéder à une remise en ordre syntaxique est un autre stratagème qui permet de simuler la continuité du discours. Lorsque le milieu du vers est antéposé, ou que s’invite une inversion en position initiale, de sorte que la nécessité du commencement est niée, les présentations entre le texte et le lecteur, entre le poète et le lecteur semblent déjà avoir eu lieu : c’est le cas dans ‘Happy is England! I could be content’ « Happy is England! I could be content », « Much have I travelled », « Small, busy flames play through the fresh laid coals32 ». Souvent, l’indétermination quant à l’objet qualifié ou désigné produit une ellipse temporaire qui proclame l’inutilité d’expliciter ce lien, pour donner l’illusion qu’il est évident et déjà posé. L’effet d’immédiateté se retrouve lorsque le poème commence par un déictique, comme dans ‘This living hand now warm and capable’, ‘This pleasant tale is like a little copse’ ou ‘This mortal body of a thousand days’. Dans ces trois sonnets, le tout premier mot signale que la relation entre le locuteur et son lecteur a été amorcée en amont du poème. Le poème se présente alors comme la trace d’un dialogue ininterrompu avec le lecteur. À l’image des lettres qui prétendent que les correspondants ne se sont jamais quittés, le poème vient s’imposer au lecteur et commence en prétendant que le texte possède un avant dont le lecteur aurait déjà eu connaissance. Dans sa forme épistolaire, cet idéal de la fluidité dans l’échange se construit dans une écriture qui manifeste l’horreur du vide, de la distance et de la fragmentation pourtant inhérente à la situation épistolaire. Une même recherche de fluidité dans la rencontre avec le lecteur, plus virtuelle encore, caractérise ces amorces poétiques, dans le même geste de mise à disposition, de mise en conditions du texte pour la lecture. Dans les poèmes plus longs, les débuts sont plus étoffés et se disposent encore davantage à une exposition de l’image du poète.
Les prologues et la préface à Endymion
28Dans The Fall of Hyperion, dont la particularité provient de l’utilisation du rêve comme cadre à l’histoire principale, le portrait du poète fait son apparition au moment d’un long prologue à l’histoire. Dans Endymion, le locuteur-conteur du prologue justifie sa prise de parole dans une apologie de la poésie. Lorsqu’il réapparaît dans le poème, dans les moments de transition où il prend du recul par rapport à son récit, il se réserve une fonction exclusivement extradiégétique. Dans The Fall of Hyperion, le cadre de l’histoire fonctionne différemment puisque le narrateur a une fonction intradiégétique et s’attribue de ce fait un rôle plus étoffé. Contrairement à ‘Kubla Khan’, le poème de Keats intègre le rêve à la fiction du discours poétique et les circonstances d’écriture font partie du poème. Pour Coleridge, le rêve à l’origine du poème a d’abord pour fonction d’introduire et d’éclairer le texte.
29Le prologue à The Fall of Hyperion, qui constitue un espace textuel considérable, donne au locuteur tout le loisir d’installer pour le lecteur une présence accessible, loin de l’image énigmatique du poète-créateur. Les avis divergent sur la limite à donner à ce prologue. Soit on estime qu’il est cantonné à la première strophe longue de 18 vers, qui disserte sur la différence entre le rêveur et le poète. Soit on décide de le prolonger jusqu’au vers 290, qui suit le parcours onirique du narrateur jusqu’à sa rencontre avec Moneta, moment clé qui oriente alors le poème sur le récit mythique33. Keats lui-même paraissait gêné lorsqu’il devait définir le début de son poème : il présenta à Woodhouse les 11 premiers vers de ce prologue et les qualifia, semble-t-il sans grande conviction, de « a sort of induction34 ». On considérera que le prologue s’étend des vers 1 à 290, choix qui peut se justifier par le fait que, pendant près de 300 vers, le narrateur se concentre sur son expérience personnelle du rêve qui reste sans lien direct avec le mythe d’Hypérion, dont le nom n’apparaît qu’au Chant II.
30Certes Keats ne parle pas ici en son nom, mais l’image du poète qui se profile avec de plus en plus de netteté ne cesse de renvoyer à des préoccupations auctoriales. À l’issue d’une introduction qui spécule sur la valeur poétique du rêve, le locuteur envisage les critiques éventuelles que son texte pourrait recevoir, dans un passage qui ressemble fort au discours paratextuel d’une préface. Les interrogations du locuteur qui tente d’affirmer son statut d’auteur rappellent celles de Keats, car il envisage le regard de la postérité et lui attribue une valeur supérieure au regard contemporain :
Whether the dream now purposed to rehearse
Be poet’s or fanatics will be known
When this warm scribe my hand is in the grave35.
31En même temps que la narration du prologue se déroule lentement vers le point de départ du récit mythologique, le texte cherche donc à établir un contact plus direct avec le lecteur à travers, d’une part, la personnalisation du mythe d’Hypérion et, d’autre part, la désacralisation du mythe du poète. Le locuteur prend en effet le rôle d’un agent entre le lecteur et le mythe afin de rendre celui-ci plus accessible, plus actualisé, plus proche d’une parole poétique que d’un récit d’inspiration purement mythologique, davantage humanisé par le biais de l’expérience onirique du locuteur. Autrement dit, Keats cherche, au moins au début du poème, à rattacher le mythe à une subjectivité et à l’incarner dans une perception humaine. Ce cadre énonciatif est l’élément majeur qui distingue les deux Hyperion. Dans la première version, le lecteur entre de plain-pied dans le mythe : l’ouverture du poème est célèbre pour la vision des Titans pétrifiés, emprisonnés dans leur statut par une voix pesante, elle-même contaminée par l’immobilité des personnages et la solennité du mythe. Dans The Fall of Hyperion, Keats privilégie la voix d’un locuteur, plus subjective et potentiellement plus proche du lecteur.
32En même temps, le locuteur cherche explicitement à inscrire dans le poème sa proximité avec le lecteur. Au vers 17, « When this warm scribe my hand be in the grave », le locuteur incarne sa présence dans la main qui écrit, passage qui préfigure peut-être ‘This living hand, now warm and capable’, affirmant par là sa vitalité et l’immédiateté de sa présence, d’autant que la tonalité profane de ce discours autour du mythe semble moins éloignée du réel. L’expérience du rêve est commune à tout homme, comme le souligne le locuteur dès ses premiers mots36. Plus loin, « every man » signifie que le groupe n’est pas considéré comme une entité abstraite et hostile, mais comme un ensemble d’individus qui fondent une communauté d’hommes qui se ressemblent. Ainsi suggère-t-il qu’être poète est à la portée de tous, et que ce poème soit l’histoire d’une appropriation du mythe transforme celui-ci en une expérience que tout un chacun peut vivre, y compris le lecteur :
[…] Who alive can say
“Thou art no poet; may’st not tell thy dreams”?
Since every man whose soul is not clod
Hath visions, and would speak, if he had lov’d
And been nurtured in his mother tongue37.
33Dans ‘Specimen of an Induction to a Poem’, récit d’une prise de parole à venir qui n’a jamais lieu, la progression du texte est freinée à l’extrême, donnant au locuteur toute la latitude nécessaire à une auto-présentation. Tout le poème, comme un incipit interminable, consiste à dessiner le visage de ce locuteur qui ne parvient pas à entrer dans son texte, accumule les obstacles à la progression du récit et refuse toute entrée au lecteur.
34Pour mettre en scène son angoisse du commencement, le poète-locuteur joue avec les attentes de son lecteur et détourne les conventions d’écriture liées aux incipit. Ce jeu fait son apparition dès le titre à tiroir qui peine à définir le texte, et dont terme « induction » ironise sur le poème puisqu’il signifie à la fois ce qui précède le poème et ce qui le déclenche. Or le texte est comme tué dans l’œuf, sabordé avant même de commencer, tant l’enclenchement de la parole reste bloqué. À l’image du titre, le début du texte amorce ensuite le processus, relativement peu efficace, qui mène le lecteur vers un texte sans issue. Le poème est en effet confronté à un dysfonctionnement mécanique lié aux multiples faux départs et digressions. L’ouverture scelle l’engagement que le locuteur s’impose à lui-même et propose à son lecteur : « Lo! I must tell a tale of chivalry ». Mais une fois le contrat de lecture établi, le locuteur se garde bien de s’exécuter. Aveuglé par des visions issues d’une représentation conventionnelle d’un passé médiéval littéraire, avec ses dames, ses chevaliers, ses guerriers, ses arches gothiques et ses banquets et donc incapable de trouver sa propre diction, le locuteur ne fait qu’emprunter des chemins de traverse. Comme tant d’autres, le poème dit d’abord en quoi les splendeurs des poèmes passés pèsent sur la voix. Le locuteur installe ainsi une sur-présence, par ses commentaires incessants sur la nécessité de dire, à travers la promesse initiale reconduite à plusieurs reprises qui vient effacer les brouillons des amorces précédentes38.
35Dans la deuxième partie du texte, la voix semble libérée du moule qu’elle s’est d’abord imposé. En réalité, le locuteur abandonne son projet initial pour se tourner vers un hommage à Spenser. Sans doute cet inachèvement assumé et cette imperfection toute construite fondent-ils l’originalité de ce poème, où le jeu sur les limites de l’incipit force le poète à rester dans les limbes de la création. Le lecteur se fait donc le témoin d’une scène ancrée dans la réalité de l’écriture et des difficultés rencontrées par le poète. En choisissant de dévoiler les coulisses de la création, le locuteur-poète livre à son lecteur, sur le mode de l’autodérision, le visage d’un poète défaillant, improductif et par là désacralisé. En panne d’inspiration, le poète réduit son texte au vide de ce qui ne peut être dit et se donne le statut d’un apprenti poète, potentiellement plus proche du lecteur. Endymion, poème qui accumule les signaux de présence auctoriale en marge du texte, prend également pour point de départ le discours auto-dépréciatif.
36Aux abords de Endymion, l’appareil paratextuel sert autant à présenter le texte qu’à peindre une image de l’auteur en quête de son identité, grâce à des autoportraits en chaîne figurant cette lente métamorphose qui part du silence pour aller vers la parole39. Le poète organise la rencontre entre sa propre image et celle de son public, tout mettant en place une transition très progressive vers le monde fictif du mythe. Avant le début du poème, le lecteur doit en effet franchir plusieurs paratextes : ainsi se succèdent le titre, le sous-titre, une dédicace puis une préface. Une fois ces préliminaires franchis, le texte commence par un prologue à l’histoire long de 62 vers qui prolonge encore l’effet d’attente40. Or, le paratexte et le prologue à l’histoire sont liés par un dispositif complexe d’échos et de parallélismes. Ce lent cheminement entre le titre et le début du récit fournit alors à Keats l’occasion de faire surgir son image et ses différentes facettes. Ces avant-textes qui sont aussi des hors-textes indiquent également comment le poète entend diriger la réception de son poème : ils présentent le texte, c’est-à-dire qu’ils le « rendent présent, pour assurer sa présence au monde, sa réception, et sa consommation41 ». En l’occurrence, c’est surtout la réticence à s’adresser à son public, peut-être liée à une angoisse d’écriture, qui se révèle aux abords du texte.
37Le titre et le sous-titre engagent le texte dans une certaine voie en annonçant que le poète s’essaie à un genre institué sur un thème classique, ce qui met le poète au défi de remplir certaines exigences, et notamment de longueur, difficulté dont Keats avait parfaitement conscience42. L’épigraphe, « The stretched meter of an antique song », et la dédicace, « Inscribed to the memory of Thomas Chatterton », contribuent à inscrire le texte dans un passé classique auquel, pour Keats, il est nécessaire de rendre hommage. Plus qu’un simple hommage, la citation de Shakespeare rejoint les préoccupations de Keats : le sonnet XVII dont l’épigraphe est tirée raconte l’inquiétude du poète qui redoute que son poème ne soit pas reconnu. Le seul espoir du locuteur repose sur les descendants du jeune homme dont il fait le portrait, qui pourraient témoigner de la véracité de ses propos et assurer ainsi la survie du poème et du poète dans les mémoires. Keats signifie donc probablement son propre souhait d’exister pour la postérité, et ses doutes quant à une réception positive pour son poème. Aussi, le double sens de « stretched » pour qualifier le texte, à la fois « étiré, distendu » et « maladroit, démodé » place le texte dans la perspective de la réflexivité et de l’autocritique. Dans le même esprit, la dédicace à Chatterton dissimule sous l’apparence première de l’hommage une autre stratégie de présentation de soi. Si l’on se souvient du sonnet de Keats adressé à Chatterton, complainte sur le sort malheureux du jeune poète mort avant de connaître une gloire pourtant méritée43, on peut aisément saisir que Keats, sans s’identifier totalement à son prédécesseur, au moins fait part de sa crainte de ne pas être compris.
38La préface s’inscrit dans la continuité de l’épigraphe et de la dédicace pour étoffer l’image du poème et de son auteur comme défaillants. Que Endymion soit le seul texte de Keats accompagné d’une préface n’est pas un hasard. Défi personnel pour le poète, projet exigeant sur lequel le poète comptait pour asseoir sa renommée, il se révéla un échec cuisant qui mit à mal le peu de confiance qu’il avait à cette époque en ses talents de poète. Le manque de confiance en soi, présent bien avant la publication et les critiques virulentes, pèse lourdement dans cette préface dont le rôle n’a rien de commun avec la préface de Wordsworth aux Lyrical Ballads. Cette dernière, un modèle en la matière, informe le lecteur sur le projet poétique et les espoirs de l’auteur quant à la portée de son texte. À mi-chemin entre une introduction et un essai critique, ce texte établit un contrat transparent avec son lecteur, reconnaît la nécessité d’anticiper les interrogations éventuelles de ce dernier face à un texte probablement déroutant, affiche son espoir de lui plaire, sans pour autant chercher à lui imposer une lecture44. Au regard de ce texte très développé et ostensiblement respectueux de son lectorat, la préface à Endymion, que Keats a éprouvé de grandes difficultés à écrire45, fait d’abord pâle figure. Elle tient sur une page ; on n’y trouve nulle justification de la démarche poétique ; le ton amer qui se révèle dès l’ouverture annonce l’ambiguïté du rapport au lecteur qui tranche avec la clarté des propos de Wordsworth : « Knowing within myself the manner in which this Poem has been produced, it is not without a feeling of regret that I make it public. » En réalité, toujours dans le but de se mettre en scène, Keats attribue à sa préface plusieurs fonctions qui s’entrecroisent pour produire un rapport au lectorat très ambivalent ainsi qu’une image trouble de son auteur. La difficulté à poser sa voix, à assumer la posture de poète, se fait ressentir. Keats obéit alors à un rituel fort classique en suivant le code que la rhétorique appelle excusatio propter infirmitatem : au lieu de chercher à valoriser son texte, le poète en souligne les limites, mais non pour déjouer les critiques éventuelles, nous dit Keats, ce dont on est droit de douter46. Mieux, le commentaire sur le texte, implacable, et qui rejaillit inévitablement sur son auteur, implique toutefois une prise de recul qui ne peut que réhabiliter texte et auteur ; l’autodépréciation, Keats espérait-il sans doute, nourrira la réévaluation future :
What manner I mean, will be quite clear to the reader, who must soon perceive great inexperience, immaturity, and every error denoting a feverish attempt, rather than a deed accomplished. The two first books, and indeed the two last, I feel sensible are not of such completion as to warrant their passing to the press; nor should they if I thought a year’s castigation would do them any good, – it will not: the foundations are too sandy. […]
The imagination of a boy is healthy, and the mature imagination of a man is healthy; but there is a space of life in between, in which the soul is in ferment, the character undecided, the way of life uncertain, the ambition sick-sighted […]
39Cette présentation de soi se prolonge au-delà de la préface qui noue un lien très étroit avec le début du poème. Les avants-textes et le prologue s’allient pour étendre la présence de l’auteur au-delà de la préface à travers une image transposée de celui-ci qui gagne en épaisseur. Plusieurs éléments présents dans la préface et le prologue dessinent un jeu de chassé-croisé de sorte que l’une semble le reflet inversé de l’autre. Partons d’abord de l’adresse au public, fonction que partagent les deux textes, paradoxalement plus directe et plus authentique, malgré le caractère fictionnel, dans le prologue. Dans la préface, les destinataires sont désignés par « the reader », formule qui fait du lectorat une entité assez abstraite. Puis, les expressions plus générales « feeling man », « men who are competent to look » et « those men » trahissent un refus de désigner directement les autres poètes, les lettrés ou tout lecteur avisé qui serait à même de juger le texte. Révélateurs de la gêne de Keats vis-à-vis de ce lectorat, ces désignations vont à l’encontre de la forme d’adresse explicite que constitue une préface. Le prologue assume en revanche beaucoup plus nettement sa fonction d’adresse en établissant fermement le rapport à l’auditoire, qui constitue l’amorce du poème. Au lieu d’être écarté, comme le fait la préface, le public, avatar du lecteur, est sollicité et intégré à la sphère du locuteur-poète et inversement, à travers les nombreuses occurrences de « we », « our », « us ». Le prologue s’appuie donc sur le concept de communauté, tandis que la préface distingue clairement « I » et « them ». Lire les deux textes à la suite mène nécessairement à les comparer, et le second semble remplir le rôle du premier avec plus d’efficacité.
40La projection se décline en bien d’autres points, alliant symétrie et opposition. Le sujet « I » se dédouble entre auteur et locuteur, phénomène qui se reconnaît à une série de correspondances et de figures croisées entre les deux textes à la lisière du poème. Alors que Keats cherche à légitimer la publication de son texte dans la préface, le locuteur s’efforce de justifier sa prise de parole. La réticence de Keats à publier son poème, exprimée dans la préface, se reflète dans le prologue à travers la réticence à commencer. Au terme d’une longue démonstration, le locuteur, qui annonce à son lecteur son enthousiasme à raconter, prétend être sur le point de commencer. Loin de s’exécuter, il s’éloigne au contraire de sa cible, s’attarde sur son acte d’écriture et les angoisses qui en découlent, dans des propos aussi labyrinthiques que les lieux qu’il évoque, dans un mouvement aussi digressif que celui du bateau à la dérive qu’il imagine :
[…] so I will begin
Now while I cannot hear the city’s din;
Now while the early budders are just new,
And run in mazes of the youngest hue
About old forests; while the willow trails
Its delicate amber; and the dairy pails
Bring home increase of milk. And as the year
Grows lush in juicy stalks, I’ll smoothly steer
My little boat, for many quiet hours47, […]
41Aussi, la langue utilisée par l’auteur pour décrire son texte se propage dans le prologue : pour le premier, ce poème immature appartient au domaine de l’incertain et de l’instable (« the character undecided, the way of life uncertain ») ; dans le prologue, le locuteur prévient que son itinéraire sera « [an] uncertain path48 ». Enfin, aucune des deux voix qui se font écho n’est totalement transparente. L’auteur parle certes en son nom, mais sa sincérité est toute relative tandis que le locuteur appartient à la scène fictive du poème. La juxtaposition des deux textes brouille ainsi la frontière entre fiction et réalité, entre le masque et le visage sincère, atténuant de fait la différence entre auteur et locuteur.
42Ensuite, la métaphore centrale de la poésie immortelle, déjà présente dans l’épigraphe, se retrouve de part et d’autre avec des implications différentes. Tout le prologue consiste en une apologie de la poésie comme « an endless fountain of immortal drink49 ». Dans la préface, la poésie digne de ce nom est « fit to live », image qui fait de la poésie un objet vivant destiné à survivre au poète, jusqu’à l’anthropomorphisme, puisque Endymion est qualifié de « youngster ». Cette identification entre la poésie, l’auteur, le texte et le héros, tous immatures, est confirmée par le chiasme bancal dans « I may be […] fitting myself for verses fit to live », qui associe le poète et son texte. La confusion entre le héros et son auteur apparaît aussi dans une lettre aux sœurs Reynolds, dans laquelle Keats pousse le jeu jusqu’à donner voix au personnage d’Endymion, en imaginant les commentaires de son héros sur le sort que son créateur lui fait subir. En même temps, le personnage vient remplacer l’épistolier dans son rôle50. Certes, ce passage n’est destiné qu’à amuser les destinataires, cependant, si le registre diffère, Keats fait à chaque fois du texte et de son personnage un matériau vivant engendré par l’auteur.
43Le prologue offre ainsi une image transposée de la préface, avec, d’un côté, un « I » qui s’excuse et, de l’autre, un « I » qui déclare son impatience à commencer, l’une et l’autre figurant la difficulté à prendre la parole, la réticence à publier pour l’une, la réticence à commencer pour l’autre. Le locuteur établit un contrat avec son auditoire (« I will trace the story ») et se donne une mission, tandis que l’auteur constate la rupture de contrat, ou le non-respect d’une des clauses, puisqu’il a échoué dans sa mission (« the foundations are too sandy »). La juxtaposition des deux textes invite à les comparer et les transforme en dispositif à portée ironique dans lequel la voix auctoriale se dédouble. Celle-ci prend le contre-pied de la position du locuteur enthousiaste pour se démarquer clairement de lui et diluer la responsabilité de l’écriture, avec toutes ses faiblesses, en la déplaçant vers le terrain fictionnel de la diction poétique. A posteriori, car l’effet de la préface s’apprécie mieux après coup, la préface résonne dans l’esprit du lecteur comme la version décalée de la parole fictive émise par le locuteur. Le ton désabusé de l’auteur qui pose un regard sur un texte déjà écrit ne prend tout son sens que dans le contraste avec le prologue, quand le conteur se réjouit à l’idée de raconter bientôt son histoire :
Therefore, ‘tis with full happiness that I
Will trace the story of Endymion.
The very music of the name has gone
Into my being, and each pleasant scene
Is growing fresh before me as the green
Of our vallies51 […]
44Du regard sur le produit achevé, désespérément figé et presque mort déjà – « It is just that this youngster should die away », dit Keats paradoxalement à propos de son texte publié – on passe à l’espoir de donner naissance à un objet de beauté. L’impatience du locuteur à commencer son récit, le ton enlevé et assuré de celui qui prétend tenir son auditoire en haleine paraissent subitement à la fois dérisoires et régénérateurs. Le discours du locuteur, opposé au discours de l’échec, profite en un sens du voile que la préface jette sur lui, en prédisposant le lecteur à une lecture éclairée, en le rendant disposé à pardonner l’immaturité du texte pour en goûter tout de même les autres attraits dont il n’est certainement pas dépourvu. Vue sous ce jour, la préface bénéficie d’une portée qui retentit sur toute la lecture du texte : non seulement elle prévient le lecteur de ses imperfections, mais elle invite à le lire, avec profit, dans une perspective ironique, et ainsi permettre sa réhabilitation et celle du poète. La juxtaposition de la préface et du prologue et les effets de miroir qui s’installent ont finalement pour fonction de maîtriser voire de redorer l’image auctoriale ; l’autodépréciation conduit à la mise en valeur.
45Ces quelques textes et paratextes témoignent de l’angoisse keatsienne de dire, qui introduit le rapport au lectorat dans le tissu textuel. Comment, au fond, le lecteur est-il traité ? Les textes transposent l’incapacité du poète à définir clairement et définitivement son rapport au lectorat. Certains textes mettent à distance le lecteur contemporain soupçonné d’avance d’un regard critique, quand d’autres ne rendent pas visible le désir du poète de préparer leur réception. Ailleurs encore, le poète profite des espaces frontières pour se représenter, se mettre en valeur et s’adresser à un lecteur mieux accepté, voire courtisé. En même temps, le poète cherche parfois à organiser l’errance du lecteur dans les limbes du poème. Les précautions, les signes d’accompagnement du lecteur alternent avec la transformation de celui-ci en intrus, entraîné comme par jeu sur des fausses pistes. Le passage à l’acte de parole a donc pour Keats une double signification. Mise en danger de soi par l’exposition, il génère l’appréhension. Mais il est aussi un moment privilégié où le poète retient l’instant encore un peu pour le plaisir de s’attarder en bordure du texte, de goûter toute la saveur d’un moment d’entre-deux dont il est seul à maîtriser l’issue, de mieux poser sa présence en tant que poète, voire d’affirmer son autorité auctoriale. Le statut du lecteur reste alors toujours en suspens, contrairement à celui du destinataire des lettres. La pratique du poète diffère ici de celle de l’épistolier dont l’objectif, toujours ferme, est de maintenir à tout prix l’illusion d’un échange ardemment souhaité et ininterrompu. Mais c’est dans la tendance du sujet écrivant à s’auto-présenter que lettres et poèmes peuvent se rejoindre. À l’autre bout du texte, quand il s’agit de dire adieu, la transition n’est pas plus facile. Mais la peur d’être entendu cède la place à la crainte de ne plus l’être. Qu’il soit épistolaire ou poétique, l’adieu est un moment critique car il signe l’acheminement du texte vers le silence.
Notes de bas de page
1 « Je suis content d’apprendre que vous êtes confortablement installées à Hampton, où je l’espère vous recevrez les Biscuits que nous avons mangés l’autre soir à Little Brittain. » Lettre de Keats à Jane et Marianne Reynolds du 6 septembre 1817, vol. I, p. 149.
2 « Nous n’avons vraiment pas de chance ». Lettre de Keats à Benjamin R. Haydon du 10 janvier 1819, vol. II, p. 31, trad. p. 252.
3 « Je vais en ville demain et je m’arrêterai en chemin à la Pépinière pour acheter ces racines que tu désires […] ». Lettre de Keats à Fanny Keats du 31 mars 1819, vol. II, p. 49, trad. p. 259.
4 « Votre Lettre m’a causé plus de plaisir que tout au monde excepté vous-même ». Lettre de Keats à Fanny Brawne du 8 juillet 1819, vol. II, p. 126, trad. p. 320. Voir aussi : « Your note gave me some pain, not on my account but on yours ». Lettre de Keats à Joseph Severn du 29 mars 1819, vol. II, p. 48.
5 « […] je vous suis extrêmement obligé de vos deux lettres ». Lettre de Keats à Sarah Jeffrey du 9 juin 1819, vol. II, p. 114, trad. p. 311.
6 « Tu dois te demander où je suis et ce que je fabrique ! ». Lettre de Keats à Benjamin R. Haydon du 8 mars 1819, vol. II, p. 42, trad. p. 255. Voir aussi : « Here’s Brown going on so that I cannot bring to mind how the last two days have vanished ». Lettre de Keats à Tom Keats des 17, 18, 20 et 21 juillet 1818, vol. I, p. 333.
7 « Ainsi tu as obtenu un vicariat ! bonne chose ». Lettre de Keats à Benjamin Bailey des 28, 29 et 30 octobre 1817, vol. I, p. 171, trad. p. 60. À John Reynolds, il envoie une fausse provocation : « So you are determined to be my mortal foe – draw a sword at me and I will forgive ». Lettre de Keats à John Reynolds du 21 septembre 1817, vol. I, p. 162.
8 « Il y a deux choses qui me tracassent ici – l’une est Cripps – et l’autre l’impossibilité d’accompagner Tom dans le Devonshire ». Lettre de Keats à John H. Reynolds du 22 novembre 1817, vol. I, p. 126, trad. p. 72.
9 « Quand nous reverrons-nous ? ». Lettre de Keats à Charles C. Clarke du 25 mars 1817, vol. I, p. 126. Voir aussi, dans un registre humoristique : « You must not expect that your Porcupine quill is to be shot at me with impunity ». Lettre de Keats à Jane Reynolds de septembre 1817, vol. I, p. 156.
10 M. Foucault, L’ordre du discours : leçon inaugurale au Collège de France prononcée le 2 décembre 1970, Paris, Gallimard, 1971, p. 7-8.
11 « Une cordiale étreinte qui vous met en l’esprit/ Un sonnet avant qu’on ait le temps d’y songer ;/ Le silence observé quand quelques vers vous viennent,/ Et quand il sont venus, la plaisante ovation ; », ‘Sleep and Poetry’, v. 319-322, trad. R. Ellrodt, p. 87.
12 Voir G. Genette, Seuils, Paris, Seuils, 1987, p. 8.
13 Voir J. Stillinger, The Hoodwinking of Madeline and Other Essays on Keats’s Poems, Urbana, University of Illinois Press, 1971, p. 5-14.
14 Sur la dimension historique et politique de l’œuvre de Keats, il faut consulter, entre autres, les deux ouvrages de N. Roe, John Keats and the Culture of Dissent, Oxford, Clarendon Press, 1997, et Keats and History, Cambridge, Cambridge University Press, 1995, ainsi que celui de J. N. Cox, Poetry and Politics in the Cockney School: Keats, Shelley, Hunt and their Circle, Cambridge, Cambridge University Press, 1998.
15 « […] ces pauvres offrandes », ‘To Leigh Hunt’, v. 14, trad. R. Ellrodt, p. 39.
16 Voir J. Stillinger, The Hoodwinking of Madeline and Other Essays on Keats’s Poems, op. cit., p. 5. « It has long been obvious that Keats’s dominant preoccupation in these poems is poetry itself, with a centering on the question whether he can and he should be a poet. Nearly everything in the volume is related to this question, and I think there is a chartable progress from hesitancy to affirmation that explains both the order and the relatedness of the poems. »
17 « Un poète est-il né alors ? – n’ajoutons rien pour l’instant –/ Mon esprit vagabond ne doit plus errer davantage. », ‘I stoot tip-toe upon a little hill’, v. 241-242, trad. P. Gallimard, p. 56.
18 Voir la lecture de ce poème p. 134-135
19 Il s’agit d’une citation extraite de Britannia’s Pastorals, de William Browne (II, 3, 748-750) : « Among the rest a shepeard (though but young/ Yet hartned to his pipe) with all the skill/ His few yeeres could, began to fit his quill. »
20 « La poésie de la terre jamais ne meurt. », ‘On the Grasshopper and the Cricket’, v. 1, trad. R. Ellrodt, p. 97.
21 « Et, ranimé, je me levai, allègre, et gai,/ Résolu à coucher par écrit ce jour-même/ Ces vers et, de quelque manière qu’ils soient venus,/ Les laisser tels, comme fait un père pour son fils. », ‘Sleep and Poetry’, v. 401-404, trad. R. Ellrodt, p. 93.
22 G. Genette, Seuils, op. cit., p. 149.
23 Voir H. R. Jauss, op. cit., p. 50 : « Même au moment où elle paraît, une œuvre littéraire ne se présente pas comme une nouveauté absolue surgissant dans un désert d’information ; […]. Elle évoque des choses déjà lues, met le lecteur dans telle ou telle disposition émotionnelle, et dès son début crée une certaine attente de la “suite” ou de la “fin”, attente qui peut, à mesure que le texte avance, être entretenue, modulée, réorientée, rompue par l’ironie. […] ».
24 A. Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979, p. 338.
25 Voir A. Compagnon, ibid., p. 337-338.
26 « Sous l’étendard/ De chacun sa faction, ils mènent au combat/ Leurs embryons d’atomes. », Paradise Lost, Book II, v. 898-903, trad. R. Davreu, Seul dans sa splendeur, op. cit., p. 71.
27 « For hot, cold, moist, and dry, four Champions fierce/ Strive here for Mast’ry, and to battle bring/ Their embryon Atoms;/ They around the flag/ Of Each his faction, in their several Clans, / Light-arm’d or heavy, sharp, smooth, swift or slow […] », Paradise Lost, Book II, v. 898-903.
28 « Un gloussement de rire devant une merveille ;/ Mais un visage sage à la vue d’une farce ;/ Le glas des funérailles et le carillon qui rit au clocher,/ L’enfant qui joue avec un crâne, […] », ‘Welcome joy and welcome sorrow’, v. 9-12, trad. R. Davreu, Seul dans sa splendeur, op. cit., p. 71.
29 Selon Genette, les fonctions du titre seraient d’abord de désigner le texte, puis d’indiquer son contenu et enfin de séduire son public. Voir G. Genette, Seuils, op. cit., p. 73.
30 Voir la lettre à George et Georgiana Keats des 12, 13 et 19 mars 1819, vol. II, p. 73, citée dans la première partie, p. 40.
31 « Byron ! quelle douceur en ta mélodie triste […] », ‘To Byron’, v. 1, trad. R. Ellrodt, p. 59. « Ô Chatterton ! que ton destin fut triste ! », ‘Ô Chatterton ! que ton destin fut triste !’, v. 1, trad. P. Gallimard, p. 27.
32 « Heureuse est l’Angleterre ! Je pourrais être satisfait », ‘Heureuse est l’Angleterre ! Je pourrais être satisfait’, v. 1, trad. R. Davreu, Seul dans sa splendeur, op. cit., p. 35.
« J’ai beaucoup voyagé […] », ‘On first looking into Chapman’s Homer’, v. 1, trad. R. Ellrodt.
« De petites flammes agitées traversent le charbon dont on vient remplir l’âtre, […] », ‘To my brothers’, v. 1, trad. P. Gallimard, p. 49.
33 Voir à ce sujet la note de Jack Stillinger dans J. Stillinger, John Keats, Complete Poems, op. cit., p. 478.
34 « […] une sorte d’introduction ». Lettre de Keats à Richard Woodhouse du 21 septembre 1819, vol. II, p. 172, trad. p. 356.
35 « Si le rêve qu’ici j’ai propos de narrer/ Est rêve de poète ou d’exalté, on le saura/ Quand cette tiède main, mon scribe, sera froide en la tombe. », Hyperion, Book I, v. 16-18, trad. R. Ellrodt, p. 441.
36 « Fanatics have their dreams, wherewith they weave/ A paradise for a sect; the savage too/ From forth the loftiest fashion of his sleep/ Guesses at heaven: pity these have not/ Trac’d upon vellum or wild Indian leaf/ The shadows of melodious utterance. », Endymion, Book I, v. 1-5.
37 « […] Quel vivant pourrait dire : / ‘Tu n’es pas un Poète, ne peux conter tes rêves’ ?/ Car tout homme dont l’âme n’est pas argile inerte/ A des visions qu’il dirait, s’il avait l’amour/ Et la pleine maîtrise de sa langue natale. », The Fall of Hyperion, Canto I, v. 11-16, trad. R. Ellrodt, p. 441.
38 Un peu plus loin, le locuteur se donne une deuxième chance en reprenant au vers 11 les termes du vers 1, puis une troisième aux vers 23 et 24 (« Ah! shall I ever tell its cruelty, / When the fire flashes from a warrior’s eye »), et enfin une dernière au vers 45 (« Yet must I tell a tale of chivalry »).
39 Voir le texte intégral de la préface en annexe, p. 353.
40 La dilatation incessante du moment présent est le propre du poème dans son ensemble, qui parvient à produire un effet constant d’imminence. L’extension sous diverses formes (métaphores du labyrinthe, spatialisation du temps, digressions) constituerait la structure souterraine du poème et proviendrait d’une stratégie keatsienne visant à user du solécisme. Voir A. Bennett, Keats Narrative and Audience, op. cit., p. 75.
41 G. Genette, Seuils, op. cit., p. 7.
42 Voir la lettre à Benjamin Bailey du 8 octobre 1817, vol. I, p. 169-170 : « Endymion […] will be a test, a trial of my Powers of Imagination and chiefly of my invention which is a rare thing indeed – by which I must make 4000 lines of one bare circumstance and fill them with Poetry […] ».
43 « Oh Chatterton! how very sad thy fate!/ Dear child of sorrow! son of misery!/ How soon the film of death obscur’d that eye,/ Whence genius wildly flash’d, and high debate! » ‘Oh Chatterton! how very sad thy fate!, v. 1-4.
44 « […] I am sensible, that there would be some impropriety in abruptly obtruding upon the Public, without a few words of introduction, Poems so materially different from those, upon which general approbation is at present bestowed. », R. L. Brett et A. R Jones (éd.), Lyrical Ballads, London, Routledge, 1991, p. 243.
45 « When I am writing for myself for the mere sake of the Moment’s enjoyment, perhaps nature has its course with me – but a Preface is written to the Public; a thing I cannot help looking upon as an enemy, and which I cannot address without feelings of hostility ». Lettre de Keats à John H. Reynolds du 9 avril 1818, vol. I, p. 266-267.
46 « This is not written with the least atom of purpose to forestall criticisms of course, but from the desire I have to conciliate men who are competent to look, and who do look, with a zealous eye, to the honour of the English language. », Endymion, préface.
47 « […] je vais donc commencer/ Maintenant que le bruit de la ville a cessé,/ Et que, venant d’éclore, les tout premiers bourgeons/ Ont jeté le lacis de leurs neuves couleurs/ Autour d’anciennes forêts ; quand le saule épand/ Son ambre délicat, et que les seaux reviennent/ Pleins de lait à la ferme. À mesure que l’année/ Foisonnante emplit de suc les tiges, je laisserai/ Glisser ma barque durant de longues heures calmes […] », Endymion, Book I, v. 39-47, trad. R. Ellrodt, p. 105.
48 « […] mes pas incertains », ibid., v. 61, trad., ibid., p. 107.
49 « Fontaine intarissable d’un breuvage immortel », ibid., v. 23, trad., ibid., p. 105.
50 « I made a little mistake when just now I talked of being far inland: how can that be when Endymion and I are at the bottom of the sea? Whence I hope to bring him in safety before you leave the Sea Side and if I can so contrive it you shall be greeted by him on the Sands and he shall tell you all his adventures: which at having finished he shall thus proceed: “My dear Ladies, favourites of my gentle Mistress, how ever my friend Keats may have teazed or vexed you believe me he loves you none the less – […] ». Lettre de Keats à Jane et Marianne Reynolds du 14 septembre 1817, vol. I, p. 160.
51 « Aussi c’est avec une grande joie que je vais/ Conter l’histoire d’Endymion:/ La musique même de ce nom a pénétré/ Tout mon être, et chaque scène qui m’a charmé/ Revit devant moi, fraîche comme la verdure/ De nos propres vallées […] », Endymion, Book I, v. 34-39, trad. R. Ellrodt, p. 105.
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