Deuxième partie
p. 105-108
Texte intégral
1Aller au-devant du lecteur dans l’écriture est une nécessité avec laquelle Keats a du mal à composer. Sa pensée du public reste en conséquence très ambivalente : d’un côté, le poète rejette un lectorat dont il redoute le jugement, de l’autre, il aspire à être reconnu et se voit déjà canonisé : « [...] I think I shall be among the English Poets after my death1 », écrit-il à George et Georgiana. L’épistolier affronte en revanche le problème inverse, le rapport au lecteur ne souffrant aucune équivoque, et la rencontre avec le destinataire se devant d’être l’objet même de la lettre. L’entrée dans le texte épistolaire, instant-clé où se ressoude le contrat, constitue cependant un moment à part qui vise non seulement à combler la distance, mais aussi à nier la fragmentation inhérente à l’échange épistolaire. Keats s’appuie alors sur l’ouverture de la lettre pour produire un effet de continuité dans le dialogue, autrement dit pour rendre le passage du hors-texte au texte le plus fluide possible.
2Qu’en est-il en poésie ? Le cheminement qui conduit le lecteur vers le texte ne manque pas de révéler les attentions du poète (ou leur absence) envers son auditoire. Le titre, l’incipit, la préface ou la dédicace comptent parmi ce que Pierre-Marc Biasi nomme « les points stratégiques du texte », qui ne constituent pas une « une notion critique constituée », mais marquent « l’existence dans tout texte littéraire d’un certain dispositif minimal de prise de contact entre le texte et son lecteur2 ». La bordure du texte fournit un espace privilégié où l’image de l’auteur peut surgir afin d’amener son lecteur vers le texte, moment où la voix du poète est en cours de naissance et se situe entre la voix auctoriale et la voix fictionnelle du locuteur. Selon la longueur et les fonctions de ce parcours entre le texte et le hors-texte, le lecteur est accueilli de manières diverses. Des stratégies parfois contradictoires apparaissent, issues d’une pensée elle-même aux prises avec ses propres hésitations : soit le poète se refuse à donner une forme à cette rencontre et le lecteur est entraîné sans ménagement dans le texte ; soit au contraire les abords du texte et ses débuts organisent avec soin l’entrée en poésie. On se concentrera sur cette dernière stratégie, dans la mesure où elle révèle davantage l’aspect problématique de la rencontre avec le lecteur, dans un geste d’accompagnement, et car elle emprunte à l’épistolier, en la complexifiant, la tendance à façonner une image de lui-même afin d’être plus présent pour son destinataire.
3Lettres et poèmes s’opposent naturellement sur un point majeur : l’épistolier choisit son lecteur, tandis que le poète ne contrôle pas la réception de ses textes, différence que creuse l’écriture dans le rapport à son public. Ce fossé se réduit en revanche lorsqu’on examine la fin des lettres et la fin des poèmes. Le moment de la clausule est l’autre « lieu stratégique », moment douloureux qui offre aussi au poète l’occasion de resurgir un instant avant de se taire. Il peut alors saisir une dernière chance de tendre une main vers le lecteur, geste verbalisé dans le vers final de ‘This living hand, now warm and capable’, « I hold it towards you3 ». Très souvent, les épilogues poétiques se refusent à conclure véritablement, et les adieux dissimulent une ouverture, une rencontre ou une transformation nouvelle qui visent à subvertir la finitude.
Notes de bas de page
1 « […] je crois que je ferai partie des Poètes Anglais après ma mort », lettre de Keats à George et Georgiana Keats des 14, 16, 21, 24 et 31 octobre 1818, vol. I, p. 394, trad. p. 211.
2 P.-M. Biasi, « Les points stratégiques du texte », dans Le grand atlas des littératures, Paris, Encyclopaedia Universalis, 1990, p. 26.
3 « […] je la tends vers toi. », ‘This living hand now warm and capable’, v. 8, trad. R. Ellrodt, p. 479.
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