Première partie
p. 31-36
Texte intégral
1Dans la poésie de Keats, l’adresse est indéniablement une forme et une modalité privilégiées. Entre 1814 et 1820, Keats a écrit environ cent soixante poèmes de longueurs et de formes très variables. Dans plus de la moitié de ces textes, le locuteur instaure un dialogue avec un interlocuteur, sacrifiant ainsi à toute une tradition poétique. Comme ses prédécesseurs et ses contemporains, Keats a puisé dans les ressources qu’offrent l’hymne1, l’ode et l’épître dont les frontières formelles sont parfois floues mais qui sont tous fondés sur l’adresse2. Si chez lui les métaphores religieuses élèvent abstractions, émotions ou objets au rang de divinités, la ferveur des locuteurs se porte aussi sur les grands hommes et les poètes illustres. Plus généralement, l’invocation keatsienne situe le sacré dans le métaphorique et le poétique, selon le modèle de la prière adressée à la muse. Keats est de plus l’auteur de dix odes, genre instable qui se définit moins par sa forme que par sa tonalité laudative et son énonciation dialogique3. De même, outre le fait qu’elle soit en vers, l’épître reste un genre aux contours assez flous qui se caractérise essentiellement par l’adresse à un destinataire, ainsi qu’un ton familier et spontané imitatif de l’écriture épistolaire. Le corpus inclut enfin d’autres poèmes fondés sur le même type d’énonciation, à travers une voix qui vise à la fois un lecteur anonyme et un interlocuteur à l’intérieur du poème. Ce sont très souvent des sonnets, mais bien d’autres formes contiennent une adresse, dont certains, écrits en l’honneur d’une personne ou d’une entité, se rapprochent de l’éloge typique de l’ode, tandis que d’autres s’attachent à converser avec l’interlocuteur. Keats s’intéresse visiblement à cette démarche tout au long de sa carrière poétique, depuis les premiers sonnets jusqu’aux grandes odes, et adapte alors l’adresse à divers tons et registres, de la célébration respectueuse jusqu’à la chanson à boire ou encore le poème de circonstance plus ancré dans la quotidienneté4.
2Certes, cette omniprésence de l’adresse et, dans sa forme minimale, de l’apostrophe, n’est pas inspirée en premier lieu par l’adresse épistolaire, mais d’abord par toute une tradition poétique. L’énonciation dialogique, les formes polyphoniques, le monologue dramatique, la conversation avec soi-même dans une scission dramatisée, l’échange avec un autre sujet, la femme aimée ou tout objet symbolique, modalités qui traversent la poésie anglaise depuis ses origines, nourrissent sans conteste la poésie de Keats et l’inscrivent naturellement dans toute une lignée poétique. Parmi les premiers poèmes de Keats comptent des textes-hommages, paroles auto-introductives adressées à la parole canonisée, dans une tentative pour sceller, sans doute, l’intégration du jeune poète dans le monde littéraire institué, ou du moins y annoncer son entrée. Rien n’empêche, toutefois, qu’une proximité entre adresse poétique et adresse épistolaire puisse en parallèle se superposer à cet ancrage historique et ainsi apporter un autre éclairage sur les textes poétiques et épistolaires.
3Dans cette perspective, la poésie adressée et la correspondance de Keats gagnent à être rapprochées dans l’analyse, car elles ont en commun cette modalité d’un locuteur tourné vers un interlocuteur. Toute correspondance répond à ce critère, mais l’attitude de Keats en tant qu’épistolier manifeste un souci exacerbé de prendre en compte les attentes de ses interlocuteurs. Une théorie courante sur le rôle du destinataire veut que celui-ci ne soit souvent qu’un prétexte permettant à l’épistolier de s’épancher et occuper tout l’espace épistolaire. Le destinataire ne serait souvent « qu’un autre-utile », un « destinataire-alibi auquel on écrit pour le plaisir de parler encore et toujours de soi5 ». La conséquence serait que « le destinataire existe mais l’écriture a mille façons de l’oublier, voire de l’anéantir6 ». À la lecture de la correspondance de Keats, on est pourtant frappé par sa conscience aiguë de ces dangers et une volonté tenace d’y échapper. Fatalement, certaines lettres apparemment plus proches du journal intime ou de l’essai se détournent davantage du destinataire. Le plus souvent toutefois, Keats n’est pas entraîné vers un quelconque culte du moi et cherche au contraire à concilier la nécessité de se dire, pour que l’échange ait lieu sur la scène épistolaire. Son écriture, façonnée au fil des échanges, s’est visiblement pliée à ces contraintes, à commencer par le souhait explicite d’entretenir un rapport intime avec le correspondant dans et par la lettre, puis de mettre en œuvre ce programme épistolaire destiné à distraire le destinataire par diverses stratégies langagières.
4Qu’en est-il dans l’écriture poétique ? Les poèmes adressés, tout comme la correspondance, placent naturellement l’interlocuteur au centre du texte, mais la signification de l’adresse y est forcément plus complexe et ouvre à plusieurs niveaux de lecture. Dans les poèmes, l’enjeu de l’adresse provient en partie de l’identité de l’interlocuteur, multiple et parfois décentrée, puis, par un effet de réverbération, de la nature du lien avec le locuteur. L’approche suivie consistera alors, en gardant à l’esprit le fonctionnement de l’adresse épistolaire, à s’interroger sur le type de rapport établi entre locuteur et interlocuteur, ses limites et ses manifestations. Le souci avoué et proclamé d’écrire pour l’autre dans la correspondance, la récurrence de l’adresse dans les formes poétiques indiquent un point de convergence majeur entre poèmes et lettres, à savoir le désir non seulement de représenter la rencontre entre « I » et « you », mais aussi de la rendre possible.
5Outre la situation énonciative et cette vocation à ménager à l’interlocuteur une place dans le texte, les poèmes reprennent et transforment un autre trait propre à la correspondance, la tentative pour combler l’absence. Dans la lettre, l’épistolier s’efforce d’intégrer le destinataire dans son discours, de sorte que celui-ci devienne présent dans une écriture qui s’adapte à lui. Dans les poèmes, cette rencontre n’est pas seulement désirée et imaginée, elle a lieu à chaque fois que le pronom « you » apparaît, pour établir, rétablir ou maintenir un contact avec celui qui est réduit au silence. Chaque poème adressé retrace l’histoire courte d’un locuteur qui en créant du lien rendra compte d’une expérience esthétique et émotionnelle forte. Lieu de dialogue et de partage, où le lecteur s’invite en tant que témoin et/ou interlocuteur privilégié, le poème, organise ainsi un échange dans l’ici et maintenant. Les différences entre les deux types de textes sont irréconciliables sur certains points, mais on y décèle aussi des stratégies d’écriture qui se répondent ou s’entrecroisent pour poser l’existence de ce « you ». Les lettres y parviennent par la construction d’une écriture de l’intime qui se met au service du destinataire et organise la rencontre des correspondants principalement sur le mode comique. Dans les poèmes, le sujet recrée la présence de l’autre et va à sa rencontre en lui adressant une réplique ou son désir d’échanges fusionnels.
Notes de bas de page
1 La théorie selon laquelle l’ode serait dérivée de l’hymne reste controversée. Voir à ce sujet S. Curran, Poetic Form and British Romanticism, Oxford, Oxford University Press, 1986, p. 56-84.
2 À l’origine, toutes les odes ne sont pas adressées mais cette forme est florissante à partir du xviiie siècle.
3 Aux cinq odes du printemps 1819, il faut ajouter ‘Ode to May’, ‘Ode to Apollo’, ‘God of the golden bow’, ‘To Fanny’ et ‘Bards of Passion and of Mirth’. À propos des origines formelles de l’ode et de l’adaptation du genre par Keats, on peut se reporter à l’article de J-M. Fournier intitulé « Les odes : une poétique de l’hybridation », dans Keats ou le sortilège des mots, C. La Cassagnère (dir.), Lyon, Presses universitaires de Lyon, 2003, p. 177-188.
4 Keats hérite là d’une autre tradition que celle de l’ode pindarique, au ton solennel et aux thèmes grandioses, celle des odes d’Anacréon qui se consacrent à des sujets plus légers. ‘Hence Burgundy, Claret and Port’ donne un exemple de ces textes ludiques et sans prétention que Keats aimait envoyer à ses proches.
5 M. Reid, « Écriture intime et destinataire », dans L’Epistolarité à travers les siècles, M. Bassie et C. A. Porter (dir.), Stuttgart, Frantz Steiner Verlag, 1987, p. 25.
6 Ibid., p. 26.
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