Quatrième acte
p. 77-91
Texte intégral
1Ugolino — Suis-je enfin seul ? (Il pousse le couvercle du cercueil.) Ici j’etais roi. Ici j’étais ami et père ! Ici j’étais adoré ! Je voulais plus encore. Je voulais voir des esclaves attachés à la poussière de mes pas ; ainsi, j’ai perdu tout ce qu’un sort favorable avait pu m’accorder. Si je pouvais racheter maintenant les bijoux, les trophées, l’orgueil de mes jours guerriers, ah ! avec quel ravissement je les donnerais, ces vains bibelots, pour la gratitude d’un sourire sur ses joues rougissantes, pour la récompense d’un de ses regards, pour un son proféré par ses lèvres, pour un soupir de joie exhalé par sa poitrine. Las, Ugolino, tu fus heureux ! Aucun mortel ne fut plus heureux ! Et tu aurais pu finir heureux ! Il est là, l’aiguillon ! Je suis le meurtrier de ma Gianetta ! Contre moi elle lève sa face blême vers le ciel ! Contre moi son ombre malheureuse invoque le Juge suprême ! Âme aimable ! aimable dans ta colère ! Ton visage est-il vraiment grave ? Ah ! ton visage est grave ! Je t’ai vue autrefois, ma Gianetta ; aimante et timide, tu tombas dans mes bras ! Ruggieri Ubaldini s’approcha, l’habit de l’hypocrite bruissait ; son visage empâté, couleur de plomb, était agité par une tempête intérieure ; ses yeux striés de veines éclatées roulaient, sortant de leurs orbites ; la perfidie et la malignité ne se dissimulaient plus sous le voile de la nuit ! Et toi, tu étais pendue à mon cou, essouflée par la crainte. Alors mon cœur se souleva ! Alors Ruggieri reconnut une dernière fois l’homme Gherardesca ! Alors tes regards se firent doux comme la rosée du matin ; et tes tendres lèvres, humides de nectar, tes lèvres voluptueuses (il l’embrasse) dirent au libérateur de Pise qu’il était ton sauveur ! Maintenant j’ai ployé, mon aimée ! Mes cheveux sont gris, et ma barbe de prisonnier n’est plus taillée. Mais le grand jour viendra ! terrible, un jour rouge et sombre, lourd d’orages, il viendra ! Je veux m’éteindre dans son éclat noir. Dans ce nuage menaçant, c’est mon esprit qui planera au-dessus de Pise comme le feu venu du ciel ! Et qu’un seul misérable tremble alors ! un seul parmi tous ! Feu et vengeance ! ma Gianetta est tombée ! (II s’arrête, pensif.) Ils ont empoisonné ma Gianetta ? Ils ont extrait du poison de mes paroles aimantes ? ah ! de mes paroles aimantes ? Terre solitaire ! je porte le deuil. Quoi ? Ils ont empoisonné ma Gianetta ? (Il marche en silence.) J’aimerais oublier la voix de l’enfer ! Oh, si seulement je ne l’avais jamais entendue ! Un ossuaire pour les affamés ! Car la tour est dorénavant maudite ! Un ossuaire pour les affamés ! Ah ! comme cette pensée me révolte, comme elle me révulse ! Je ne peux la penser jusqu’à son terme ! Je ne veux ! Horreur ! Horreur ! Flétrissure pour l’humanité ; éternelle flétrissure ! Je ne peux m’empêcher d’y penser ; toi qui abrites la terreur ! tu n’es plus le cachot de mon humiliation ! un caveau ! Le caveau des ossements de Gherardesca ! Le caveau de ma résurrection ! mais d’abord de ma décomposition ! ah ! pas seulement de la mienne ! Horrible ! Tomber ici ! Lutter contre la mort ici ! solitaire ! sans le soutien d’une main amie ! solitaire, entouré de ma femme, de mes enfants ! et pourtant solitaire ! tous les sens occupés par leur décomposition ! sort plus terrible que la solitude ! Mort, que nul n’affronta jamais ainsi, que tu es terrible ! Je ne veux pas, je ne veux pas t’imaginer ! (Voyant Gaddo) Mais ce spectacle m’y contraint. Ah ! faut-il que je sois à la fois père et homme ! Lève-toi, pauvre Gaddo ! Tu ne réponds pas ?
2Gaddo — Je ne peux plus bouger.
3Ugolino — Aha, était-ce cela la cause ?
4Gaddo — Aide-moi, mon père !
5Ugolino — Voilà !
6Gaddo — Souris, père chéri, et aide ton Gaddo !
7Ugolino — Voilà !
8Gaddo — Dieu te bénisse !
9Ugolino (Il le prend sur ses genoux) — Où as-tu mal, mon Gaddo ? Dis-le moi, pauvre enfant.
10Gaddo (le regardant, avec inquiétude) — Tu ne me laisseras pas mourir de faim, mon père !
11Ugolino — Où souffres-tu ?
12Gaddo — Au cœur, à l’estomac, à la tête : je ne peux pas le dire. Oh, j’ai une nausée.
13Ugolino — Je ne t’ai pas entendu crier.
14Gaddo — Mon crâne en aurait explosé.
15Ugolino — Tes yeux sont enflés et ecchymosés.
16Gaddo — Ils n’arrivent plus à pleurer.
17Ugolino —· Assurément, assurément, tout cela est bien amer.
18Gaddo — Ma mère m’aime-t-elle encore ?
19Ugolino — Elle t’aime encore ; nous t’aimons tous les deux.
20Gaddo — Ah ! s’il en était ainsi ! Je n’arrive pas à le croire.
21Ugolino — Pourquoi n’arrives-tu pas à le croire, mon Gaddo ? Parle. Je suis ton père aimant.
22Gaddo — Elle m’a nourri à son sein ; et maintenant elle me laisse languir. Mais elle peut me laisser languir et m’aimer tout de même ; car tu m’aimes, mon père ; ne l’as-tu pas dit ?
23Ugolino (qui lui baise les yeux) — Pitié, ange du châtiment ! épargne-moi !
24Gaddo (soupire) — Las !
25Ugolino — Oh non ! non ! parle plutôt ! que Dieu dans le ciel t’entende ! parle ; châtie ton père ; pleure ta mère, pauvre abandonné, au comble du malheur ! Seulement, doux enfant, ne m’inflige plus jamais le son d’un soupir !
26Francesco (parlant vite) — Il doit y avoir des gens dans la tour ; j’ai entendu des pas.
27Ugolino (consterné) — Comment ? Quoi ? (Il couche Gaddo sur le sol.)
28Anselmo (lentement) — Tu voulais sans doute voir les hommes dans la tour. Ce sont ceux-là mêmes à qui j’ai demandé de m’emmener avec Gaddo : des hommes sans cœur. Ils disparurent sans bruit, dès que je leur parlai, comme s’ils me craignaient. Ils ne sont plus là
29Francesco — Écoute ! écoute !
30Anselmo — L’ouverture, elle non plus, n’est plus là. Chut ! Chut !
31Francesco (Il pâlit.) — La porte de la tour ! Ha ! (On l’entend se refermer avec fracas)
32Anselmo — On la referme. (Très long silence de terreur :
33Anselmo pousse son frère du coude.) Tu vois le spectre sur le mur, Francesco ! Non, ne regarde pas là, regarde notre père. Figé ? Pétrifié ? Blême était le visage de notre père ; mais, Francesco, voici qu’il est terrible. Malheur à moi ! je frissonne de voir son œil rouge, immobile ! Ah, mon père ! (Il baise sa main.) Et toi aussi, Francesco ? Tu te tais ? Tu soupires ? Mon père... (Il baise encore une fois sa main, lève les yeux, plein d’effroi.) Il jette un regard furtif sur toi, et sur moi, et sur Gaddo. Le sang coule de sa lèvre qu’il vient de mordre ! Son visage est crispé, figé. Mon père ! (Il se jette à ses pieds.)
34Francesco — Calme-toi, Anselmo, je te prie. (Il le relève.)
35Anselmo (brusque) — Mon père ! mon père ! (Ugolino s’éloigne.) Mon père ! (Tapant du pied) Mon père ! (Poussant un cri d’effroi)
36Francesco — Qu’est-ce qui te fait aussi peur, mon Anselmo ? Qu’est-ce qui t’effraie, frère aimé ? ah ! épargne ces transports à notre père ! sois serein ! sois calme !
37Anselmo — Bien, mon vieux ! mais disparais ! et vite ! disparais de ma vue ! si ta vie a encore un prix, mon vieux !
38Francesco — Je ne peux l’abandonner maintenant. Et mon père ! Ô providence éternelle !
39Anselmo — Je me trompais. Celui-là n’est pas du nombre. (Il regarde anxieusement autour de soi.) Las ! (Se tordant les mains) C’est certain maintenant. Les prêtres esclaves ont emmené la victime ! et bientôt ce sera mon tour : tant mieux d’ailleurs.
40Francesco — Reprends-toi, Anselmo. Me reconnais-tu ?
41Anselmo — Toi ? (Il l’examine longuement.)
42Francesco — Me reconnais-tu ?
43Anselmo — Ha ! ha ! ha ! Comment ne te reconnaîtrais-je pas ? Tu n’es autre que celui qui vient de l’enfer. Je t’ai vu sortir de la grotte : une grotte comme je n’en voudrais pas. étroite et anguleuse. Étais-tu le seul être venimeux qu’elle abritait ?
44Francesco — Il parle du cercueil, et ses esprits semblent lui revenir. Apaise-toi. Anselmo ; je suis ton frère. Anselmo, et je vis.
45Anselmo — Tant mieux pour toi, si tu vis ! Mais dehors, hélas, guettent les périls ! On ne peut te reprocher de ne les avoir évités à temps. Bienvenue, acrobate ! La sécurité est la fleur de la vie.
46Francesco — Je te pardonne ces railleries. Tu m’appelles acrobate ? À Dieu ne plaise, je voudrais n’avoir jamais sauté du haut de la tour ! Notre sort en serait meilleur ! Aucun parmi vous n’aurait nourri de grandes espérances ni conçu de grandes frayeurs ! Quelle blessure ai-je infligée à votre sensibilité ! Ma précipitation me paraît de plus en plus cruelle ! Pardonne-moi, mon frère, oh, pardonne-moi ! mon intention était noble.
47Gaddo (Il appelle.) — Francesco !
48Anselmo — Bien ! Tu seras jugé sur tes actes. (Il marche tantôt vite, tantôt lentement.)
49Gaddo — Francesco !
50Francesco — Que me veut mon Gaddo ?
51Gaddo — Parle pour moi, Francesco. Je te le revaudrai.
52Francesco — A qui, mon Gaddo chéri ? Dis-le.
53Gaddo — Suis-je ton Gaddo chéri ? Je sais pourquoi je te le demande.
54Francesco — Mais oui ! Dieu m’est témoin.
55Gaddo — Ah ! tous m’aiment, et je vous aime tous, mais personne ne m’aide. Aide-moi, Francesco chéri. Intercède en ma faveur auprès d’Anselmo ; il t’estime tant.
56Francesco — Intercéder, mais pour quoi, Gaddo, pour quoi dois-je intercéder ?
57Gaddo — D’abord, je te prie de me prêter un sequin.
58Francesco — Un sequin ? Et pour quoi faire ?
59Gaddo — J’ai beaucoup de sequins dans mes économies ; ils seront tous à toi. Je ne t’en demande qu’un.
60Francesco — Prends-le, Gaddo.
61Gaddo — Garde-le, et persuade notre Anselme aimé de me donner un seul œuf, pris dans l’un des nombreux nids qu’il voulait me donner il y a peu : ne serait-ce qu’un œuf de linotte.
62Francesco — Je ne saisis pas ce que tu me dis.
63Gaddo — Je me passerai volontiers des coqs de bruyère que nous vaut ton saut du haut de la tour : il ne me faut maintenant qu’un œuf de linotte. Fais-le, Francesco, mais demande-le lui poliment afin qu’il ne refuse pas.
64Francesco — Oh ! les belles conséquences de mon saut ! Il ne suffit pas que j’aie été un sot ; j’ai aussi désobéi : seulement, ô ciel, ton châtiment est sévère ! Pardonne-moi aussi, mon Gaddo ! Et pourtant, comment aurais-je le front de te demander cela ?
65Gaddo — Un œuf me sauverait ! Un œuf de linotte ! Réfléchis, Francesco ! Peux-tu me refuser un œuf de linotte ! Ô mon Dieu ! Rends-moi le sequin : je veux adresser moi-même cette demande à Anselmo. Je voudrais tomber à ses pieds, si je pouvais : seulement, je ne peux bouger. (Francesco lui rend le sequin et s’en va, en levant les yeux au ciel.) Anselmo ! généreux Anselmo ! mon frère !
66Anselmo (sursautant) — Voilà qui est bien ! Faites résonner les trompettes au pied de la falaise !
67Gaddo (le priant d’une voix douce) — Anselmo ! mon frère Anselmo !
68Anselmo (d’un ton brusque) — Qui appelle ? Hé ! Mais qui appelle donc ? qui appelle ? qui appelle ?
69Gaddo (effrayé) — S’il s’agit de moi, je n’appelle personne !
70Anselmo — Eh ! toi, sur la paille, j’ai autre chose à faire !
71Gaddo (Il tend la main comme pour mendier et se tourne sur le côté.)
72Anselmo — Va-t’en ! (Il siffle.) Va-t’en ! arrête de tourmenter mon esprit ! (Il siffle de nouveau.) Va-t’en, je te chasse à jamais de mon esprit. (Il fait un geste de la main.) Alors, où en sommes-nous, filles immortelles du grand Océan, parées de votre habit d’argent ! avons-nous le gibier ? Je veux le déchiqueter de mes ongles ; je veux le broyer de mes dents ; voyez, voyez comme je veux boire ce sang délicieux ! Haletant, le tigre dévale la pente ; ils lui ont dérobé sa proie ; en rugissant, il fait un bond, il flaire le vent, il efface de ses longues griffes la trace de la bête rapide dans le sable d’un rouge ardent, de colère il grince des dents, la faim brûle dans ses yeux : en vain, tigre, c’est la barbe du chasseur qui brille ! Je veux me poster sur cette pente. De la faille de cette falaise, je veux guetter le tigre au-dessus de moi, et en bas les martres. Voilà comment je veux vous prendre votre butin, voleurs ! Mes poulets nichaient près du marécage, là où la martre se faufile en baissant l’oreille. Ils n’y sont plus !
73Soufflez dans les cors, paresseux ! soufflez dans les cors ! (Il chante.)
La troupe agile vole
Dans l’air bleu.
Chevaux, chiens et chasseurs
Viennent, touchant les cieux !
74Je le tiens, le voleur aux longues oreilles ! fais entendre ta voix ! (Il aboie.) Ho ! ho ! ho ! voleur, ne vois-tu pas mon chien ?
75Gaddo — Que racontes-tu ?
76Anselmo — Bonjour, Endymion. Nous nous amusons bien. Veux-tu chanter avec moi ?
77Gaddo — Je ne chante pas souvent, Anselmo.
78Anselmo — Quelle importance ? Nous allons chanter tous les deux.
79Gaddo — J’ai du mal à parler, Anselmo ; et je devrais chanter ?
80Anselmo — Chante, paresseux, ou, par la lune suspendue, je te précipiterai avec cette roche !
81Gaddo — Comment pourrais-je, Anselmo ? Tu sais bien que je ne sais pas chanter.
82Anselmo — Chante !
83Gaddo — Moi, chanter ?
84Anselmo — Chante !
85Gaddo — Moi, qui voudrais pleurer si je pouvais ?
86Anselmo — Chante en pleurant, mais chante !
87Gaddo — Bon, Anselme, je vais chanter : mais ma gorge est sèche et enrouée. Donne-moi, si tu me permets cette prière, un petit œuf de linotte ou un œuf de serin, le premier que tu pourras saisir, pour que je me mette en voix.
88Anselmo (à part soi) — Ah, la voici, la martre qui vide tous mes œufs ! Malgré son masque, je le reconnais, l’hypocrite, le perfide. C’est lui, sur ma vie ! Je vais le questionner.
89Gaddo — Mais donne-le moi vite, mon frère : ma voix est sèche.
90Anselmo — Bien, bien, tu désires un œuf de linotte ?
91Gaddo — Je ne le nie pas.
92Anselmo — Ou un œuf de serin ?
93Gaddo — Oh oui !
94Anselmo — Alors, un œuf de poule ne ferait-il pas ton bonheur ?
95Gaddo — Ce serait trop demander.
96Anselmo — Mais si, prends un œuf de poule.
97Gaddo — Merci.
98Anselmo — C’est un œuf frais, l’un des meilleurs de mon poulailler. Hein ?
99Gaddo — Si je le reçois de ta main, je ne peux le refuser.
100Anselmo — C’est bien ce que je pensais. (Il le saisit à la gorge) Bandit, avoue-le, depuis combien de temps commets-tu ce crime infâme ?
101Gaddo — À moi !
102Anselmo — Combien d’œufs m’as-tu vidés ? Tu vois, ta vie est à ma merci. Avoue, combien ?
103Gaddo — Au secours ! Au secours !
104Francesco (Il accourt et délivre Gaddo.) — Horreur ! Anselmo frappe son frère Gaddo ?
105Anselmo (Il frappe brusquement Francesco pour se dégager.)
106Gaddo — Tiens-le ! Mais tiens-le !
107Francesco — Quelle poigne d’acier !
108Gaddo — Il me fixe. Fidèle Francesco, tiens-le !
109Francesco — Le regard du lynx n’est pas plus féroce. Les mêmes yeux effilés, la même flamme dans les pupilles. Et une expression perfide. Comment la perfidie peut-elle s’immiscer dans un cœur si bon, si fraternel et si bon ? Ô mon Anselmo ! Il se tait obstinément.
110Gaddo — Et moi je devais chanter.
111Francesco — Notre père sera bientôt de retour. Il ne faut pas qu’il te voie. Je t’en supplie, Anselmo, laisse-moi t’éloigner, afin que notre père ne te voie pas maintenant. Ce spectacle le tuerait.
112Gaddo — Ménage-le, Francesco. C’est à cause d’une martre qu’il s’est emporté contre moi ; je ne sais pas moi-même comment. Ah ! le voici qui regarde à nouveau autour de lui !
113Francesco — Il s’effraie. Je vois une lueur dans ses yeux.
114Ô Anselmo ! où étais-tu, Anselmo ?
115Gaddo — Cette scène l’a profondément ébranlé.
116Francesco — Ses yeux s’empourprent doucement. Ses joues sont ardentes. Il fond de tendresse, il fond vraiment. Ne crains rien, mon frère Anselmo. Ses yeux pleurent. Dieu soit loué ! les larmes coulent ! les larmes coulent.
117Anselmo — Anges célestes ! Lequel d’entre vous est assez béni pour s’interposer entre mon cœur et la griffe qui m’enserre !
118Francesco — Spectacle déchirant !
119Anselmo — La nature tourne-t-elle devant moi ? Où m’emporte-t-elle, mon frère ?
120Francesco — Tu as un vertige, pauvre Anselmo. Rien ne bouge autour de toi. Notre père vient. Pour l’amour de Dieu, ô mon cher Anselmo, modère-toi maintenant, car notre père vient !
121Anselmo — Comment pourrait-il venir ? Il ne vit plus !
122Ugolino (d’un ton très affectueux) — Mes chers enfants !
123Anselmo (Il tombe à son cou et se met à sangloter.)
124Ugolino (l’embrassant) — C’est ainsi que je vous aime, mes enfants. Vous voir unis ainsi, dans cette touchante familiarité, cela donne le courage de vivre ! Pourquoi Anselmo s’étonne-t-il ? pourquoi me regarde-t-il avec tant d’attention ?
125Francesco — La joie, mon père, de te voir si serein.
126Ugolino — Soyons sereins, mes enfants. L’heure est à la sérénité. (Il prend une chaise et s’assied.) Assieds-toi à côté de moi, Francesco, et toi aussi, Anselmo. Gaddo, veux-tu venir sur mes genoux ?
127Gaddo — Si je veux ? (Il fait un geste pour avancer.)
128Francesco (Il le porte jusqu’à son père.)
129Ugolino — Nous avons vécu un grand nombre de jours heureux, mes fils. Voulons-nous les compter ? Il nous sera difficile de les compter tous.
130Francesco — Ce fut un beau jour, un jour heureux que celui qui a vu naître Anselmo. Je m’en souviens très bien. J’avais alors sept ans.
131Ugolino — Un beau jour ; tu as raison, Francesco. Pise tout entière partagea notre joie. Les fêtes et les danses durèrent trois jours et plus.
132Gaddo — Ce furent sans doute de beaux festins, mon père. Y étais-je aussi ?
133Francesco — Tu n’étais pas encore né, Gaddo.
134Gaddo — Dommage !
135Ugolino — Pourquoi ce silence, Anselmo ?
136Anselmo (après l’avoir longuement dévisagé) — Alors c’est bien toi ? Eh bien (levant les yeux au ciel) je te remercie !
137Francesco — Anselmo s’était imaginé que tu te sentais mal. Une autre belle journée, mon père, fut celle où les femmes, les filles et les garçons de la ville allèrent à ta rencontre après la grande victoire.
138Ugolino — Il est vrai. Leurs cris au son des trompettes et des tambours me donnèrent chaud au cœur. Mais j’aimerais que vous me racontiez aussi quelques-unes de vos journées heureuses.
139Anselmo — Ne fut-ce pas une belle journée que celle où Ruggieri m’envoya rejoindre mon père ? et...
140Francesco — Et celle où nous partîmes sur une barque d’argent à la rencontre de notre mère que les Pisans reconnaissants conduisaient en triomphe sur l’Arno jusqu’à la villa Gherardesca.
141Ugolino — Tu y étais aussi, Gaddo : qu’en dis-tu ?
142Gaddo — Mes yeux se troublent !
143Ugolino — Il suffit, mes enfants ; nous avons eu un grand nombre de jours heureux. Quel dommage que cette vie ne puisse se perpétuer éternellement ! Le monde nous rend si heureux.
144Gaddo (avec un soupir) — Oh oui ! La vie est si douce !
145Francesco — Je ne dirais pas cela, mon père. Si l’on perdait au change, je voudrais bien qu’il en soit ainsi. Mais on gagne à tout point de vue.
146Ugolino — Tu dis vrai, Francesco. La vie des hommes est sans doute très heureuse ; mais l’autre vie, après la mort, est plus heureuse encore : elle ne connaît pas ces vicissitudes, c’est une forme supérieure de vie. Ah le cœur de notre Créateur débordait d’amour quand il a créé les hommes. Il les a mis dans un jardin terrestre, leur préparant le passage dans le jardin céleste.
147Francesco — Cela me fait penser au chant funèbre de notre patron, saint Etienne, que j’ai entendu une fois chanter par une voix très agréable.
148Ugolino — Chante-le.
149Francesco (Il chante.) —
Je boirai la source de lumière
Sur les rives du ciel !
Las ! où coule le chant des étoiles
Sur les rives du ciel.
Où coule leur fleuve d’argent,
L’immortalité !
C’est Lui que je verrai ! Pensée,
Impensable pensée !
Ah, je me tais devant toi.
150Ugolino — Tu as bien chanté, Francesco. (À part) Plus bas, mon cœur ! Jusqu’à présent, tu as bien fait, Ugolino !
151Anselmo (se levant de sa chaise) — Ô lumière ! Lumière ! Ô Salamine, terre sacrée de la patrie ! Foyer de mes aïeux et toi, Athènes pleine de gloire ! et vous, qui avez grandi avec moi ! et vous sources, rivières, champs de Troie ! Je vous appelle ! Je vous bénis, femmes qui m’avez soigné ! Voici les dernières paroles qu’Ajax vous adresse : le reste, je le dirai aux ombres des Champs Élysées.
152Ugolino — Que dis-tu là ?
153Francesco — Il a joué le rôle d’Ajax Telamonius au monastère des Augustins. Ce n’est rien qu’un brusque mouvement de son cœur.
154Ugolino — Bien, je vous laisse, mes enfants. Le jour est proche, et aucun d’entre vous n’a goûté le baume du sommeil. Dormez bien, enfants chéris. (Il couche Gaddo de nouveau.) Quand nous nous reverrons, alors... (Il s’éloigne en hâte.)
155Anselmo — T’endors-tu ?
156Francesco — Bien sûr ! mais sans la bénédiction paternelle je ne peux m’assoupir ! Oh, mon sommeil apaisera mon cœur !
157Anselmo — Moi aussi, je veux que mon père me bénisse. (Ils sortent.)
158Gaddo — Moi, il m’a béni. Et pourtant je ne pourrais m’assoupir maintenant.
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