Troisième acte
p. 63-76
Texte intégral
1Gaddo endormi dans un coin de la pièce. Quelques hommes portent deux cercueils qu’ils adossent verticalement au mur, en face de Gaddo, de sorte qu’on ne voie que le premier. Gaddo se réveille et observe le cercueil très attentivement.
2Gaddo — Cette grande caisse ressemble bien sûr aux caisses où l’on met les morts. Quand je contemple cette caisse, mes cheveux se dressent lentement sur ma tête ; oh, pauvre de moi ! et la fièvre me fait claquer des dents. Hé ! personne d’autre ne parle-t-il que le malheureux Gaddo ? (On entend des coups vigoureux dans le premier cercueil.) Ah, Sainte Vierge ! Que se passet-il ? (Une voix sourde appelle Gaddo ! Gaddo.’) Au secours ! Mon père ! Mon père ! Anselmo !
3Ugolino (qui n’a pas encore vu les cercueils) — Que t’arrive-t-il, Gaddo ?
4Gaddo — À moi ? Les os ont bougé ! Ils appellent : Gaddo ! Gaddo !
5Anselmo (accourant) — Attendez, attendez, messieurs. Emmenez-moi, et Gaddo aussi. Nous sommes les frères de Francesco. (Use heurte au premier cercueil.) Ah !
6Ugolino (Il se retourne vers Anselmo.) — Quel est ce rêve ? Un cercueil. (On entend des coups dans le cercueil. Ugolino recule.) Eh, grands dieux, quel bruit bizarre ! (La voix crie au secours !) Le couvercle du cercueil n’est pas fixé. (Il soulève le couvercle et a un brusque mouvement de recul.) Ha ! (Francesco sort. Stupéfaits, les deux personnages se fixent longuement, puis Francesco se jette aux pieds de son père.)
7Francesco — L’aveugle s’est révolté contre le voyant Je suis puni, mon père.
8Ugolino — Je ne m’attendais pas à te revoir ainsi. D’où viens-tu ?
9Francesco — À Dieu ne plût de te le dissimuler : de la maison Gherardesca.
10Ugolino — Tu as inventé le saut du haut de la tour, et Ruggieri, une manière nouvelle de te ramener ici : lequel des deux s’entend le mieux à me tourmenter ?
11Francesco — Tu es sévère... vraiment trop sévère, mon père.
12Ugolino — Tu étais libre. La témérité de ton entreprise me fit espérer une issue moins humiliante. On a enfermé l’aîné des Gherardesca dans un cercueil ; et il perd l’usage de ses mains... Oh non, je suis injuste, il s’en sert pour frapper contre le couvercle.
13Francesco — Je supporte sans murmurer l’affront que tu me fais.
14Ugolino — Murmurer ? Qui es-tu donc, gamin ? Hein ?
15Francesco — Ton fils, mon père. Un jeune homme de vingt ans, que tu n’as jamais méprisé jusqu’à ce jour ; et, j’ose le dire, qui n’a jamais mérité ton mépris jusqu’à ce jour.
16Ugolino — Bavard ! Le malheureux qui geignait dans la caisse devrait être plus modeste. Je ne supporte pas ta vue. Rentre dans ta caisse.
17Francesco — Bientôt ! mes propos ne te blesseront plus longtemps. Ah ! Gherardesca peut-il être aussi injuste envers son Francesco ? Anselmo, il est impossible qu’il sache combien il est injuste.
18Anselmo — - Francesco, j’avais mis en toi tous mes espoirs, et tu dis que notre père est injuste ? Ah, Gaddo, on nous a trompés ! on nous a trompés ! (Il se tord les mains.)
19Gaddo — Donne-moi à manger, Francesco, ou je vais mourir.
20Anselmo — À manger ! À manger ! Francesco, j’ai résisté parce que je croyais à ta promesse. Mais maintenant, je n’en peux plus, Dieu m’est témoin.
21Ugolino — Ô douleur qui transperce mon âme ! Malheureux ! qu’as-tu fait ?
22Anselmo — Gaddo t’accusera devant le Juge suprême, si tu le laisses périr ici.
23Gaddo — Ah ! pauvre abandonné que je suis ! Faut-il que je meure de faim ?
24Francesco — C est cruel ! oh, c’est cruel ! Le Dieu que vous prenez à témoin contre votre frère, ce Dieu sait que je suis innocent.
25Anselmo — Que m’importe ton innocence ? Fallait-il que toi, tu reviennes sans une bouchée de pain pour tes frères affamés ?
26Gaddo —· Il pleure, Anselmo. Peut-être est-il innocent. Dieu lui pardonne, s’il nous a trompés !
27Anselmo — Parle au moins, cher Francesco ! parle, dis-nous que le gardien viendra une fois encore, rien qu’une fois. Tu as de la sensibilité, mon frère : ah ! par tous les saints du ciel, dis que tu as ordonné au gardien d’aller chez tes pauvres frères.
28Francesco — Rien, je ne peux rien dire. Si, dans sa grande pitié, Dieu ne vous envoie du ciel un ange pour vous nourrir, alors, hélas ! alors...
29Ugolino — Qu’un ange vienne du ciel pour te donner la mort, pour faire taire cette langue, toi qui as confirmé mes terribles pressentiments ! Tais-toi, tais-toi pour l’éternité !
30Francesco — Pourquoi me maudire ainsi, mon père ? Ce que j’aurais à te dire susciterait tes larmes : c’est pourquoi je l’ai tu ; et ce secret te ferait pleurer à chaudes larmes : c’est pourquoi je n’ai rien dit ; qu’il reste enfoui dans mon cœur comme dans une tombe.
31Ugolino — Viens me parler à part. Qu’avais-tu à me raconter ?
32Francesco — Rien.
33Ugolino — Depuis quand suis-je l’homme faible à qui tu devrais dissimuler son malheur ?
34Francesco — Tu es homme, époux et père.
35Ugolino — Ah ! Tu as vu ta mère ! Vite ! Est-elle en sécurité ?
36Francesco — Sa tranquillité est inviolable.
37Ugolino — Voilà plus qu’un mortel ne peut désirer. Parle plus clairement. Tu détournes les yeux, ton front s’empourpre, tout cela en dit plus que tes lèvres. Tu me fais peur.
38Francesco — Ne me questionne pas, père.
39Ugolino — Pas de mystère, jeune homme.
40Anselmo (Il pousse un cri d’effoi.)
41Ugolino — Encore ! que se passe-t-il, Anselmo ?
42Anselmo — Ah ! regarde ! regarde ! mon père !
43Ugolino — Où ? quoi ?
44Anselmo — À moins qu’il s’agisse d’une vision, je vois ici un autre cercueil.
45Francesco — Horrible spectacle ! je connais ce cercueil
46Ugolino (Il s’approche.) — Ce cercueil abrite-t-il un être vivant ? (Il veut soulever le couvercle ; Francesco retient son bras.)
47Francesco — N’en fais rien, meilleur des pères, mon père chéri !
48Ugolino — Rien ? rien ?
49Francesco — Pour l’amour de Dieu ! Je vais tout te révéler.
50Ugolino (Il s’arrache à son emprise et pousse le couvercle.) — Ma femme ! Ô ciel et terre !
51Francesco — Pourquoi ne me suis-je fracassé le crâne ! Pourquoi la tempête n’a-t-elle dispersé la paille de ma cervelle ? Pourquoi suis-je né ? (Il s’arrache les cheveux.)
52Anselmo (Il se jette sur le sol près de Gaddo et se cache le visage.)
53Ugolino — Elle ne dit rien. Ses belles lèvres sont blêmes. Froide comme la neige est sa poitrine.
54Francesco — Pourrai-je, devrai-je survivre à ce spectacle ?
55Ugolino — Non ! oh non ! tu n’es pas morte ! Mon Dieu, je ne veux pas le croire ! (Il empoigne Francesco.) Va en enfer, messager de la mort. Pourquoi as-tu dissipé mon doute ? Pourquoi m’as-tu infligé le spectacle de la plus cruelle des certitudes ? Pourquoi es-tu venu, dans ton armure funèbre, pour chasser mes rêves heureux ?
56Francesco — Voué à la mort, je me soumets à toi... Achève-moi !
57Ugolino — Je ne me sentais pas solitaire alors que je regardais du haut de la tour. J’étais fier, car j’espérais. Douce illusion. En enfer, messager de la mort ! (Il le secoue violemment.)
58Francesco — Achève ton œuvre ; tu m’as engendré pour l’enfer.
59Ugolino (se dirigeant vers le cercueil) — Est-elle morte ? Ô Gianetta ? Es-tu morte ? Morte ? morte ?
60Francesco — Parle à notre père, Anselmo. Parle-lui.
61Ugolino — Quoi, ici ? Mon portrait sur son cœur ? Las, elle n’était qu’amour et bonté sublime ! Le dernier soupir qu’exhala en secret sa poitrine fut pour me pardonner. Il est humide, ce portrait ; humide du baiser de la mourante. (Il baise le portrait.) Ma Gianetta embrassa-t-elle son Ugolino à l’heure du Jugement ? Ô geste aimable, à l’image de Gianetta tout entière ! Sa mort a dû être douce, Francesco.
62Francesco — Sa mort fut une douce mort.
63Ugolino — Dieu soit loué ! Sa mort fut une douce mort. Je t’en sais grâce, Francesco. Elle embrassa Ugolino à l’heure de sa douce mort. Mais regarde, Francesco. Ce portrait ne ressemble pas tout à fait à ton père. L’œil est trop vif, la joue trop rouge, trop pleine. Vous êtes les copies de ce portrait ; mais aucune joue sous ces joues n’est rouge et pleine. Vos joues sont pâles et creuses, commes les spectres de minuit. Vous ressemblez à cet Ugolino, et non à celui-ci. Ah ! il faut que je regarde ici.
64Francesco — Nous sommes heureux, mon père, quand tu nous parles.
65Ugolino — Elle serrait mon portrait contre son cœur ; elle n’avait pas honte de son Ugolino, mon fils, lorsqu’elle s’est présentée à ses sœurs, les anges ; de ses baisers elle a effacé les taches qui me souillaient ; ah ! chère enfant ! tout cela m’apaise ! quelle bonté, quelle générosité de sa part ! Il est vrai qu’elle m’a toujours aimé. Aucune fille de Pise n’a aimé plus tendrement. Elle était la plus aimante des femmes.
66Francesco — Et voici l’épingle, mon père, dont les diamants n’ornaient ses cheveux parfumés qu’à l’anniversaire de son mariage.
67Ugolino — C’est le cadeau que je lui fis. Ma Gianetta a expiré dans les atours d’une jeune mariée. Elle m’invita à la rejoindre : une lettre est cachée sur sa chaste poitrine. Jamais semblable lettre d’amour ne fut écrite. Ha ! c’est mon écriture ! La dernière lettre, que je lui écrivis de ce lieu misérable ! (Il veut saisir la lettre ; Francesco s’élance et la déchire.)
68Francesco — Il ne faut pas que tu voies cette lettre, mon père.
69Ugolino — Cette lettre ?
70Francesco — Elle est aussi terrible que la mort ! La vipère l’a empoisonnée.
71Ugolino — Ma lettre ?
72Francesco — Ruggieri l’a interceptée, grâce à l’infidèle gardien ; tu en sais assez.
73Ugolino — Juge céleste !
74Francesco — Jamais l’enfer n’a jeté un aspic plus venimeux sur les rives brûlantes de l’Arno que celui qui fait des mots de Gherardesca un poison pestilentiel.
75Ugolino — Oh, j e succombe ! Ma lettre ?
76Francesco — Elle but les traits de ta chère écriture. Ah ! la pauvre victime ! Elle pressa sur son cœur cette lettre aimée, traîtresse, empoisonnée.
77Ugolino — Rétracte-toi, Francesco.
78Francesco — La vipère pouvait agir sans crainte : dans chaque nerf, dans la moindre veine, dans son regard le plus aimant, Ruggieri a instillé son poison mortel et, alors que la lumière morne du jour se dissipait, avant que le crépuscule se fît, son âme s’éleva vers le ciel.
79Ugolino — Rétracte-toi, jeune homme ; rétracte ces calomnies. Ma lettre, dis-tu ? Malheur à moi ! Je succombe à cette pensée !
80Francesco — Je suis loin de t’avoir tout dit. Que la foudre divine expédie le maudit dans la plus nauséabonde des mares, où des vapeurs horribles lui vaudront sept morts ; là le spectacle de la nature est enlaidi par volcans et pestilences, et son corps séchera comme la peau des vipères, et sa conscience ne cessera de tourmenter son âme ! Ah, mon père ! mon père ! (Angoissé, il entoure de ses bras les genoux de son père.)
81Ugolino — Je devine. Ton regard figé, son expression hagarde, tes cheveux hérissés, tes genoux tremblants, le désespoir qui marque ton visage gris comme la cendre, le moindre accent, le moindre geste me disent qu’il est encore une nouvelle qui fait reculer d’horreur l’humanité. Tais-la, tais-la, mon fils, devant ces êtres faibles. Et toi, Francesco, sois courageux !
82Francesco — Ma coupe est vide. Quel bonheur, quand tes souffrances et celles de mes frères me suivront dans la tombe ! Si je pouvais les partager avec toi, père, alors je ferais envie !
83Ugolino — Ton âme est noble, jeune homme. Pardonne-moi, j’ignorais jusque-là ta valeur.
84Anselmo (Il s’en prend violemment à Gaddo.) — On nous a trompés !
85Gaddo — Est-ce ma faute ?
86Ugolino — Ce garçon est aussi brusque qu’un adulte. (Anselmo sort.) Parle, Francesco. Viens ici. Fermons d’abord ce cercueil. Repose en paix, sainte poussière, bientôt je serai digne de toi. Assez. Parle.
87Francesco — Ah, Gherardesca ! Le but est encore loin ! et d’accès malaisé !
88Ugolino — Gherardesca l’atteindra. Ne sois pas triste. La suite ?
89Francesco — Que puis-je dire ? Qu’ai-je le droit de dire ?
90Ugolino — Vous a-t-on condamnés à mort, toi et tes frères ?
91Francesco — Tu tomberas, comme un chêne et ses branches déployées autour de son tronc.
92Ugolino — Êtes-vous condamnés à mort, toi et tes frères ?
93Francesco — Τous ! Et moi, je suis exécuté !
94Ugolino — Que veux-tu dire ?
95Francesco — Je suis trop heureux. J’ai vidé la coupe.
96Ugolino — On t’a fait boire une coupe de poison ?
97Francesco — Je l’ai vidée.
98Ugolino (marchant avec bruit de long en large) — Il y a plus d’une façon de mourir, mon fils. Aucune créature n’est plus inventive sur ce point que l’homme. Je ne te donnerai qu’un exemple. Mon ennemi mortel aurait pu trouver plaisir à me faire démembrer peu à peu avec une scie, d’abord les articulations des orteils, puis les pieds, puis les jambes, enfin les cuisses ; je ne serais plus qu’un tronc : alors on appliquerait les dents de la scie à mes doigts, mes mains, mes bras, l’un après l’autre, en faisant des pauses pour faire durer le plaisir ; à la fin, on me percerait le cœur sanglant, non par pitié, et je succomberais dans mon sang, qui coulerait à flots, avec ma sueur, mais sans mes larmes !
99Comment pourrais-je pleurer ? On pourrait penser que cette mort serait un spectacle suffisamment distrayant : mais mon ennemi mortel a eu une autre idée. Jusqu’à présent je n’aurais fait que souffrir dans ma chair : bagatelle ! Il faut que je meure dans mes enfants, que je me repaisse de vos tourments, avant de tomber moi-même ! C’est ma femme qui dut tomber la première, empoisonnée par les mots que je lui adressai, expédiée dans ce cercueil, et toi qui l’as précédée, voué à la mort, et cependant destiné à rejoindre la tombe après elle ! Oh, ce sont là des châtiments dignes de l’enfer ! Je ne veux pourtant pas protester contre le sort ! Mais pourquoi fallait-il que souffrent ces innocents ? Pourquoi toi ? Pourquoi ma femme ? Pourquoi de la main de ce traître affreux ? Que lui avais-je fait ? Pise était en droit de me punir, j’étais en faute vis-à-vis d’elle. Mais vis-à-vis de lui ? Je le croyais mon ami ; j’aurais pu l’aimer ; seulement, j’eus tôt fait de dévoiler son cœur diabolique. Oh, qu’il est infâme d’envier un objet trois fois plus infâme encore ! Craignait-il que je sois un autre Ruggieri, si j’avais le pouvoir de Ruggieri ? Perfide envie, qui montres ainsi les dents ! Aîné de l’enfer ! La première parmi les créatures tombées ! Mais pourquoi le sort voulut-il que je tombe de la main de ce funeste envieux ? Pourquoi pas lui ? Pourquoi la providence lui a-t-elle donné le fléau, à lui, la créature la plus abjecte, à lui, à lui seulement ? Cette pensée m’est intolérable !
100Francesco — Pour que la mesure de sa damnation soit pleine.
101Ugolino — Est-ce vrai, père céleste ? Mais non ! non ! je ne veux pas protester ! À toi de justifier les voies de la providence.
102Francesco — Avant une heure, j’espère pouvoir le faire.
103Ugolino — Avant une heure ! Heureux Francesco ! Je veux me réjouir de cette heure. Comment Ruggieri put-il concevoir l’humaine pensée d’accélérer ta mort ? C’est merveilleux, je dois l’avouer.
104Francesco — Pourras-tu supporter mon triste récit ?
105Ugolino — Je le pense.
106Francesco — Ivre de joie à l’idée de marcher sur le pavé de Pise, je courus à l’instant vers le palais de ma mère. Tous les murs retentissaient des lamentations de ses servantes. J’eus vite dissipé toute incertitude. Aveuglé par la frayeur, je m’effondrai sur le seuil. Lorsque je revins à moi, je vis la pièce remplie de faces émaciées, au regard sarcastique, Ruggieri n’était pas parmi elles. Je voulus m’échapper, car j’étais encerclé : mais les sels, c’est ainsi qu’ils les appelaient, qu’ils me firent respirer me donnèrent le vertige et me rendirent malade. On déchira mes habits ; on m’offrit un rafraîchissement ; je bus ; mes esprits étaient embrouillés. Je m’évanouis à plusieurs reprises, et lorsqu’enfin j’ouvris les yeux, j’étais plongé dans le silence des ténèbres, je flottais, dans une pièce étroite, et respirais avec peine ; et je ne savais pas où j’étais. Longtemps je ne perçus qu’un bruit indistinct dans mes oreilles : à la fin une voix. Oh, cette voix ! J’en tremble encore. Elle m’a pétrifié, à me faire perdre l’usage de mes sens, jusqu’à ce que j’entende Gaddo parler.
107Ugolino — Que disait cette voix ?
108Francesco — Ne me demande pas de te le révéler.
109Ugolino — Ne sais-je déjà le pire ?
110Francesco — Il est vrai. « Je vous attends en bas », sifflait-elle. « Je veux jeter moi-même la clé de la tour dans l’Arno. Ce qui est en haut doit se décomposer : aucun être vivant ne gravira ces marches après nous. Il doit y avoir encore des recoins secrets dans cette tour », ajouta-t-elle en haussant le ton. « Gardez-les, car dorénavant la tour est maudite ! un ossuaire ! »
111Ugolino — Qu’elle soit maudite aussi la voix qui proféra des paroles aussi inhumaines ! Ô Pise ! Honte de la terre ! C’est dans tes murs que de telles horreurs s’accomplissent ! Je ne veux plus penser à cette méchanceté inouïe. Elle pourrait rendre folle la sagesse elle-même. (Il marche, perdu dans ses pensées.) Mes pauvres enfants doivent-ils mourir de faim à mes pieds ? Mourir de faim ? Francesco, as-tu jamais senti toute la portée de ces mots horribles : mourir de faim ?
112Francesco — Ne prononce pas ces mots, mon père !
113Ugolino — Ces mots sont encore trop doux ! Voir mourir de faim ! Voir mes enfants mourir de faim ! Puis mourir de faim moi-même ! Voilà ce grand jugement ! Et moi, Gherardesca, moi, suis-je le vainqueur ! moi, qui croyais honorer un prince, quand à ma table je le plaçais à ma droite ? Suis-je destiné à mourir de faim ? Silence enfin ! Je ne veux plus songer au plus infâme des hommes, au crime du plus infâme des hommes. Las ! comme je te plains, mon Francesco !
114Francesco — Moi ?
115Ugolino — Toi. M’as-tu tout rapporté ?
116Francesco — Tout, tout.
117Ugolino — Tu ne m’as rien caché, pas un détail ?
118Francesco — Aucun, crois-moi.
119Ugolino — Réfléchis bien.
120Francesco — Aucun, aucun, pas le moindre détail.
121Ugolino — Alors, je te plains ! Par tous les saints, je te plains.
122Francesco — Tu me plonges dans la perplexité.
123Ugolino — Qu’est-ce qui te poussait à croire que la coupe qu’on t’offrait était une coupe de poison ?
124Francesco — Elle venait de Ruggieri. Que pouvait-elle être d’autre ?
125Ugolino — Vois-tu ? Tu prêtais à Ruggieri des sentiments humains. Non, non, mon fils, c’était un rafraîchissement ; je le connais mieux que toi.
126Francesco — Ah ! s’il en était ainsi ! je pourrais souffrir jusqu’au bout avec mon père ! j’aurais l’honneur de le consoler et de lui donner courage ! être le soutien de l’adulte dans le malheur ! partager ses souffrances ! Ah ! mon sort serait enviable ! Je n’arrive pas à y croire !
127Ugolino — Francesco, ce que tu me dis maintenant, c’est le reproche le plus cruel que jamais mortel ne m’ait fait.
128Francesco — Je tremble.
129Ugolino — Comme je t’ai méconnu ! Ton cœur renferme une âme sublime, Francesco ! Je t’admire. Je te contemple avec ravissement.
130Francesco — Seule ton âme est sublime, mon père. Je ne pense qu’à moi. Mais je n’ose plus espérer, et ma vie touche à sa fin ; je ne le sens que trop.
131Ugolino — Les séquelles de ton évanouissement... Tu étais confiné dans un cercueil.
132Francesco — Béni, béni sois-tu, meilleur des pères ! Tu me rends heureux encore une fois !
133Ugolino — Interrompons notre discussion, grande âme ; elle m’émeut trop.
134Francesco — Pourrions-nous éloigner ce cercueil dont la vue m’est insupportable ? J’espère qu’il m’abritera le plus tard possible.
135Ugolino — Je veux bien. (Ils sortent avec le cercueil de Francesco.)
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