Deuxième acte
p. 49-62
Texte intégral
1Anselmo (accourant vers Gaddo) — Dors-tu ? Que le vent ne me prévienne pas ! Hé, par saint Etienne, je file plus vite que le faon ! (Il court.) Hi ! hi ! hi ! Ah, si je pouvais rire de bon cœur ! Dort-il encore ? (Il se précipite de nouveau vers Gaddo.) Heureux de moi ! Que cela fait du bien ! Je voudrais bondir, bondir comme un agneau dans le troupeau ! (Il s’éloigne en bondissant. Gaddo s’éveille.)
2Gaddo — Que m’arrive-t-il ? J’ai mangé et bu, et voilà que j’oublie de dire les grâces. (S’agenouillant) Sois remerciée, mère de Dieu, pour le manger et le boire ! Tu m’as fait du bien. Madone ; car ton pauvre garçon avait grand faim. Accepte ma candide prière, et récompense-la ! Que tu sois remerciée. Sainte Vierge, pour avoir fait manger mon cher père, mon cher frère Francesco et mon cher frère Anselmo. Je te remercie. À nous tous tu as fait beaucoup de bien.
3Anselmo (revenant vers Gaddo) — Le charmant garçon prie. Pour quoi peut-il bien prier ? Je ne veux pas le déranger.
4Gaddo — Tu ne me déranges pas, Anselmo : j’avais oublié de dire les grâces.
5Anselmo — La connaîtrais-tu donc déjà, la bonne nouvelle ?
6Gaddo — Comment ne la saurais-j e pas ?
7Anselmo — Tu nous as écoutés, coquin. N’était-ce pas un spectacle exquis ? Un enchantement pour les yeux ?
8Gaddo — Un enchantement pour la bouche !
9Anselmo — Cela aussi, Gaddo. L’un découle de l’autre. Cependant, je voudrais que tu n’en dises pas trop.
10Gaddo — Pourquoi donc ?
11Anselmo — Soit dit entre nous, jamais la faim ne m’a autant tourmenté.
12Gaddo — Je l’ai bien constaté. Avec quelle voracité t’es-tu précipité sur les plats !
13Anselmo — Je ne me suis pas précipité, je voudrais me précipiter.
14Gaddo — De nouveau affamé ? Quelle étrange faim !
15Anselmo — Voilà qui est drôle !
16Gaddo — Terriblement drôle !
17Anselmo — Ha, ha, ha !
18Gaddo — Hi, hi, hi !
19Anselmo — De plus en plus drôle. Tu es plus vite rassasié que moi, Gaddo.
20Gaddo — Je suis satisfait, Anselmo ; j’ai eu ma part. (Passant la main sur sa bouche)
21Anselmo — Quand il s’agit de savourer, il me faut bien plus que la perspective d’un bon repas.
22Gaddo — Je pense, je pense, Anselmo, que tu n’en es pas resté à la perspective d’un bon repas. Hi, hi, hi !
23Anselmo (grave) — Je n’en suis pas resté ? Que dis-t : u, Gaddo ?
24Gaddo — Non, quand tu me parles de perspectives.
25Anselmo, comme si tu n’avais été qu’un spectateur, alors que je sais qu’il n’en fut rien.
26Anselmo — En vérité, Gaddo, je ne te comprends pas.
27Gaddo — Comment ? Tu veux me persuader que tu t’es retenu.
28Anselmo — Parce qu’il était mauvais, ton repas ; n’est-ce pas ?
29Gaddo — Mais non, il était bon. Beaucoup de merles et de volailles ! Une profusion de pain et de pâtisseries ! Des tartes au sucre et toutes sortes de fruits. Sans me vanter, je n’ai jamais vu table mieux garnie.
30Anselmo — Et sans doute force bouteilles de vin doux.
31Gaddo — Cela va de soi. Mais tu sais que je ne bois pas de vin.
32Anselmo — Il me semblait pourtant. Comment, Gaddo, te ris-tu de ton frère ?
33Gaddo — Rien ne prête à rire ici ; comme si tu ne le savais pas !
34Anselmo — Tu parles donc sérieusement.
35Gaddo — On ne peut plus sérieusement.
36Anselmo — Dieu m’est témoin, tu es le Gaddo le plus bizarre de toute la terre.
37Gaddo — Et toi, le plus gourmand de tous les Anselmo. Oser dire que c’était une mauvaise table !
38Anselmo —· Et où as-tu déniché cette table exquise ?
39Gaddo — Comment ? Dans la maison de notre père. Ne sommes-nous pas dans la maison de notre père ?
40Anselmo — Tu rêves, Gaddo. Regarde autour de toi. Est-ce une pièce de la maison de notre père ?
41Gaddo — C’est étrange. Je donnerais ma vie pour savoir comment j’ai fait pour me retrouver ici.
42Anselmo — Tu n’as pas bougé, Gaddo. Tu t’es assoupi. Reprends tes esprits. Tu as rêvé.
43Gaddo — Rêvé ? Balivernes ! C’est que je me sens rassasié, alors que j’avais si faim il y a peu.
44Anselmo — Il est vrai que j’ai entendu parler de personnes affamées rêvant qu’elles mangeaient et se réveillant rassasiées. Je te félicite de ton rêve ; et je ne doute nullement de sa signification prémonitoire. Tu n’as pas mangé peut-être, Gaddo, mais tu vas bientôt manger. Tu sais que Francesco nous délivrera, dès cette nuit peut-être.
45Gaddo — Moi ? Je n’en sais rien.
46Anselmo — Mais tu viens de me dire que tu le savais.
47Gaddo — Ai-je dit cela ? Cela veut dire que j’ai rêvé. Ô stupide Gaddo ! J’en pleure presque.
48Anselmo — Pourquoi pleurer ? N’as-tu pas compris, petit rêveur, que tu mangeras cette nuit-même ?
49Gaddo — Le gardien de la tour est-il de retour ? Ce bon gardien ! Où est-il ? Je ne le vois pas.
50Anselmo — Ce n’est pas le gardien, mais Francesco qui apportera le manger et le boire et la liberté et la joie.
51Gaddo — Ah ! s’il apportait tout cela ! Cela me paraîtra encore meilleur si Francesco me l’apporte. J’aime beaucoup Francesco.
52Anselmo — Tu ne parviens pas à te détacher du plat. Francesco n’apporte pas seulement le manger, mais aussi la liberté.
53Gaddo — Que m’importe la liberté, si je n’ai rien à manger ?
54Anselmo — Quelle idée ! Les senteurs des prairies fleuries, la villa Gherardesca, un ciel nouveau, un soleil nouveau, une terre nouvelle, tout cela ne signifie rien pour toi ?
55Gaddo — Rien, Anselmo ; je mange.
56Anselmo — Insatiable ! tu manges ? Et la grotte aérée, la fontaine bouillonnante, les clairs ruisseaux où les truites abondent, tout cela ne signifie rien pour toi ?
57Gaddo — Ah ! Les ruisseaux où les truites abondent.
58Anselmo — Et il ne signifie rien pour toi, le parc égayé par la voix des oiseaux, le lac paisible, les rives abruptes qui renvoient l’écho des gondoles, les joyeux ébats des troupeaux qui passent en bondissant, le cri du coq de bruyère, le chant des grives, des alouettes et des ortolans, le faisan, la colombe devant toi, et en dessous l’anchois léger, l’alose, le poisson rouge, la luisante lamproie...
59Gaddo (Il lui ferme la bouche de sa main.) — Plus un mot, Anselmo ; tu m’as entièrement convaincu.
60Anselmo — Ô Gaddo ! mon Gaddo ! mon cher Gaddo ! représente-toi cette volupté, ce ravissement !
61Gaddo — Ah ! avec quelle intensité !
62Anselmo — Au bas d’un versant fleuri, nous nous baignons dans la source argentée ; regarde comme les longues anguilles filent à l’ombre des vignes ; et comme elles disparaissent ! plus vite que la flèche de roseau décochée par le boyau d’un arc.
63Gaddo — Laisse-moi ! Laisse-moi !
64Anselmo — Qu’y a-t-il ?
65Gaddo — Je veux les suivre à la nage. Je veux les rattraper.
66Anselmo — Je te tiens, garnement ! Bien, notre mère arrive. Noble mère !
67Gaddo — Aimable mère !
68Anselmo — Anselmo ! crie-t-elle. Gaddo ! crie-t-elle. En tremblant presque.
69Gaddo — Pourquoi tremble-t-elle ?
70Anselmo — Dans la même eau, une convulsion a fait sombrer notre frère Francesco jusqu’au fond. Elle lui a jeté une branche de marronnier ; sinon il était perdu.
71Gaddo — Ô mère si bonne ! Elle nous aime aussi, Anselmo.
72Anselmo — Certes ; c’est pourquoi elle tremble. Nous cueillons pour elle des fleurs sauvages sur l’autre rive et lui tressons une couronne avec des branches de cyprès. Avec un sourire elle prend la couronne et m’en ceint le front.
73Gaddo — Non le mien !
74Anselmo — Oh non, Gaddo ; c’est moi qui l’ai tressée.
75Gaddo — Et moi j’ai cueilli les fleurs.
76Anselmo — Bon, nous ferons deux couronnes. De joie je lui dédierai une chanson de printemps sur ma guitare.
77Gaddo — Et je lui dessinerai une troisième couronne, plus belle encore, avec des amarantes, des anémones, des pâquerettes et des roses trémières.
78Anselmo — Pas de roses trémières !
79Gaddo — Pas de roses trémières ? Crois-moi, c’est un art difficile que de peindre des roses trémières.
80Anselmo — Je te le répète, pas de roses trémières ! Des roses trémières dans une couronne ? Pendant ce temps notre père deviendra le maître de Pise. Il s’entend à gouverner.
81Gaddo — Oui, et il est doux, je peux te le dire, d’être gouverné par notre père. Ne va pas là, dit-il, tu vas tomber ; ne t’approche pas de la flamme, Gaddo, elle brûle. Soit dit entre nous, le plus sûr, c’est de lui obéir.
82Anselmo — Il nous donnera une terre, bien large et bien longue, et nous y élèverons volailles et lapins.
83Gaddo — Aurons-nous aussi des forêts ?
84Anselmo — Assurément. Mais je les garderai pour moi, à cause des chevreuils. Tu sais que j’aime les chevreuils.
85Gaddo — Et moi les nids. C’est moi qui posséderai les nids de cette forêt.
86Anselmo — De ma forêt ?
87Gaddo — De la forêt, peu importe qu’elle soit tienne ou mienne.
88Anselmo — C’est contre l’usage, Gaddo. Tu n’auras pas le droit d’aller dans ma forêt.
89Gaddo — Moi, pas le droit d’aller dans ta forêt ?
90Anselmo — Non, Gaddo. Tu n’y feras pas un pas, à moins que je ne te le permette.
91Gaddo — Qui voudrait me l’interdire ? J’irai.
92Anselmo — Je la ferai enclore.
93Gaddo — Je sauterai par-dessus la clôture.
94Anselmo — Par-dessus ma clôture ?
95Gaddo — Par-dessus ta clôture.
96Anselmo (en colère) — Quoi, tu t’aviserais de passer pardessus ma clôture ?
97Gaddo — Et pourquoi pas ?
98Anselmo — Plutôt vivre parmi les païens et les Sarrasins que souffrir cette injustice.
99Gaddo (ému) — Anselmo !
100Anselmo — Ne me provoque pas. Je suis en colère.
101Gaddo — Anselmo !
102Anselmo — Laisse-moi.
103Gaddo — Garde donc tes nids : je n’en veux pas.
104Anselmo — Comment ? Les nids ?
105Gaddo — Non, Anselmo, cela me ferait de la peine de t’obliger à enclore tes forêts. J’aime les nids : mais je t’aime plus encore, Anselmo.
106Anselmo — Généreux Gaddo ! Comme tu m’émeus, Gaddo ! Tu m’as donné les nids ; et moi je t’interdisais de pénétrer dans ma foret. Non, Gaddo, garde les nids, prends les chevreuils, les forêts...
107Gaddo — Tu me fais rougir, Anselmo ! Loin de moi...
108Anselmo — Je t’en prie, je t’en supplie, je t’en conjure !
109Gaddo — Jamais, jamais...
110Anselmo — Ô tendresse fraternelle ! (Il tombe à son cou et pleure ; ils pleurent tous deux)
111Ugolino (Il entre en scène.) — Oh oui, la tendresse fraternelle ! Quel doux spectacle ! Ô chers enfants si tendres ! Vous pleurez ?
112Gaddo — De joie !
113Ugolino — Tu ne semblais pourtant guère joyeux tout à l’heure.
114Gaddo — Mais je le suis maintenant, mon père : car maintenant que Francesco s’est échappé, nous pourrons manger à loisir, n’est-ce pas ?
115Anselmo — Chut !
116Ugolino — Francesco s’est échappé ! Que dis-tu là, Gaddo ?
117Anselmo (tirant Gaddo par ses habits et le menaçant du doigt) — Hum !
118Gaddo — Euh !
119Ugolino Réponds-moi, Anselmo. Où est Francesco ?
120Anselmo — Pardon, mon père, Je reviens tout de suite.
121Ugolino — Va chercher Francesco à l’instant. Tu hésites ?
122Anselmo — Mon père, Francesco... a sauté du haut de la tour.
123Ugolino — Comment ? Comment ? Il aurait sauté du haut de la tour ? Malheureux ! Il s’est rompu les os ! Il n’est plus que poussière !
124Anselmo — Nous avons veillé à tout. Je suis plus poussière que lui, permets-moi de te le dire, mon père, il vit comme toi et moi et mieux encore. Il m’a donné le signal convenu en lançant trois pierres. Je les entends encore rouler sur un toit. Le son le plus harmonieux qu’il m’ait été donné d’entendre. Je te le jouerai sur ma guitare. Ô mon père, tes fils sont trop intelligents pour se rompre les os.
125Gaddo — Ne joue surtout pas sur ta guitare. Je l’entends déjà, cette musique.
126Ugolino — Je l’avais défendu à cet enfant désobéissant...
127Anselmo —... défendu d’y songer. C’est pourquoi il s’est dépêché de le faire.
128Ugolino — Ta témérité me déplaît.
129Anselmo (d’une petite poix) — Oh non, oh non, mon père ! Francesco est plus téméraire. En prononçant cette parole, tu as étouffé tout mon enthousiasme. Moi téméraire ?
130Ugolino — Que puis-je dire ? Étonnement et admiration ! Comment a-t-il donc pu ? De cette hauteur, dis-tu ? C’est insensé ! Et pourtant c’est une noble action, me semble-t-il. N’est-ce pas, Anselmo, tu as aidé ton frère ?
131Anselmo — Embrasse-moi d’abord, mon père, pour me donner le courage de te le dire.
132Ugolino — Mais ne me cache rien.
133Anselmo — Après ce baiser ! Ce fut un noble saut ! Bien sûr, je l’ai vu faire ; je dus me contenter du spectacle. Certes, si j’étais envieux, je pourrais dire que la tempête a fait l’essentiel. De vrai, il semblait que le vent tourbillonnant faisait pencher le haut de la tour vers le sol, comme pour l’aider. Ou plutôt, pour ne pas être injuste envers lui, Francesco agrippa le front de l’ouragan, donna de l’éperon au sommet de la tour et s’envola en chevauchant le vent.
134Gaddo — Quelles balivernes !
135Anselmo — Bref, mon père, pour ne pas te faire attendre trop longtemps, Francesco me serra dans ses bras, et se confia à Dieu.
136Ugolino — À la manière de tous les insensés qui commencent par défier la providence et finissent par lui demander son aide.
137Anselmo — Une lueur crépusculaire venant de l’une des maisons voisines le guida sur le premier créneau, puis sur le deuxième, puis sur le dernier, avant qu’il atteignît le pignon d’une maison voisine.
138Gaddo — J’en tremble de la tête aux pieds.
139Anselmo — Et quand il eut disparu dans les ténèbres, j’entendis le choc de trois pierres tombant du toit. Je te le répète, mon père, je ne connais mélodie plus douce que celle que firent ces trois pierres.
140Gaddo — Le choc ! Quel mot expressif ! Je ne sais si je ne le préfère au bruit des pierres qui roulent !
141Ugolino — Quand cela s’est-il passé ?
142Anselmo — Peu après que tu lui eus interdit d’y songer. Qui sait, peut-être est-il déjà devant la porte de la tour ? Oh, il faut que je regarde en bas ! (Il s’éloigne précipitamment)
143Ugolino (se frottant les mains) — Quel exploit ! Intrépide jeune homme ! Si la lettre que j’ai envoyée à ma femme a fait son effet et si les chiens de garde n’ont pas arrêté ce jeune téméraire, il y a raison d’espérer, Gherardesca ! Ha ! Ruggieri ! Tu as laissé ces innocents deux jours durant en proie aux affres de la faim ! Monstre vomi par l’enfer ! Tu le paieras sur ta tête, maudit ! Pour l’éternité tu paieras ces deux journées !
144Gaddo — Embrasse-moi aussi, mon père !
145Ugolino (l’embrassant) — Courage, mon Gaddo ! Tu es fort, mon garçon !
146Gaddo — Ce n’est pas un miracle ! j’ai fait un rêve si nourrissant ! Ah, si seulement je pouvais le faire encore une fois ! J’ai encore plus faim qu’avant !
147Anselmo (haletant) — Ne sont-ils pas encore là ? il me semblait que je les trouverais ici. (Il veut s’éloigner de nouveau.)
148Ugolino — De quoi s’agit-il ?
149Anselmo — Longtemps j’ai tendu le cou pour voir à travers l’ouverture. Il me sembla... Ah ! comment te dire, mon père, tout ce que je ressentais ! Je pensai que Francesco m’appelait et que je devais le suivre. Alors je crus voir le jeune Antonio Cerrettieri remonter la rue avec beaucoup d’autres, armés de haches et de béliers, s’approchant, s’approchant de plus en plus. Alors je passai la moitié du corps à travers l’ouverture, distinguant de moins en moins, toujours moins de personnes ; à la fin, je n’en vis plus aucune. Alors, l’espoir me fit songer qu’elles étaient dans la tour et je pensai les trouver ici. Elles doivent être déjà en bas. (Il veut s’éloigner.)
150Ugolino — Où vas-tu ?
151Anselmo — Viens-tu avec moi, Gaddo ? Il faut que nous accueillions Francesco devant la porte.
152Gaddo — S’il n’y avait pas toutes ces marches à descendre ! De plus je me sens un peu faible à présent.
153Ugolino — Restez ici, les enfants. J’irai moi-même. (Il sort.)
154Anselmo (soulevant Gaddo à bout de bras) — Oh, Gaddo, je suis ivre de joie ! Toi aussi ?
155Gaddo — Oh oui ! Si seulement j’avais d’abord de quoi manger !
156Anselmo — Oh, tu n’as plus de forces. Eh quoi ? tu es lourd comme du plomb !
157Gaddo (d une faible poix) — Oh ! je me sens très mal !
158Anselmo — Veux-tu que je te couche ?
159Gaddo — Oui.
160Anselmo — Tu es plus malade que tu le dis.
161Gaddo — Oh, mon cœur ! (Avec force) Mon cœur !
162Ugolino (Il entre en scène.) — Tu t’es trompé. Je n’entends rien que le hurlement du vent et le crépitement de la pluie.
163Anselmo (triste) — Ah ! pourquoi me suis-je trompé ? Mais ils vont venir bientôt ? Ils viendront, n’est-ce pas, mon père ? Regarde, Gaddo est au plus mal.
164Ugolino (avec un soupir) — Je pense que je ne vais guère mieux. (Il jette un regard anxieux sur Gaddo.) Anselmo, chante-moi sur ta guitare le chant que ta mère t’a appris il y a peu, durant sa fête d’anniversaire.
165Anselmo (Il chante.) —
L’esprit en paix, je te supplie.
Ô Ciel, ô sagesse infinie,
Sur moi penche-toi tendrement.
Guide-moi par la sombre vallée.
Que pour moi tu auras éclairée.
Douce Lumière que j’attends.
Plongé dans une nuit profonde,
Où frissons et terreurs abondent,
Je vais à la tombe en tremblant.
Guide-moi par la sombre vallée,
Que pour moi tu auras éclairée,
Douce Lumière que j’attends.
166Ugolino — Je te remercie, mon fils. Je voulais te prier de chanter encore une fois ; mais je suis trop attendri maintenant. Sortez un instant, mes enfants. (Il se met à sangloter.) Non, restez. Ces gouttes d’argent m’ont fait du bien, mes aimés. Il est des instants où la nature sombre dans une insensibilité muette : ce n’est pas une maladie ; ce n’est pas de la douleur : sinon, elle aurait des sensations ; l’angoisse est tristesse, je ne voudrais pas que vous pensiez que je suis triste. Gravité, tel est le mot, mes enfants : un état intermédiaire, à mi-chemin d’une joie sans nom... et d’une tristesse sans nom. Oh, que m’arrive-t-il ? Le nuage est mûr. (Il pleure encore.) Ne pleurez pas, cœurs sensibles et fidèles, ne pleurez pas ! J’espère que cette rosée qui se dépose annonce une aube dorée. La nature veut s’apaiser. Elle semble solliciter un doux sommeil ; il sera le bienvenu.
167Gaddo — Ta bénédiction, mon père. Déjà l’angoisse m’étreint.
168Ugolino — Que Dieu tout-puissant te bénisse ! Que Dieu tout-puissant vous bénisse tous les deux ! N’attendez aucun secours de la part des hommes, chers enfants ; confiez-vous à Dieu : que sa sainte volonté soit faite ! (Sortant de scène) Encore une fois, enfants innocents, pardonnez-moi ! (Il sort.)
169Anselmo — Tu te tais, Gaddo ?
170Gaddo — Que puis-je dire ? Prie pour moi. Je m’endors.
171Anselmo — Je veux monter en haut de la tour, là où Francesco s’est recommandé à Dieu, et là prier pour toi ! (Il embrasse Gaddo et sort lentement de scène.)
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