De la pluriethnicité au creuset
p. 127-128
Texte intégral
1En 1821, l’assesseur municipal Giuseppe von Brodmann se posait la bonne question :
Comment donc dans une population composée d’Italiens, Tedeschi, Grecs, Slaves, Levantins, Arabes, Africains, etc. peut se développer et s’instaurer un caractère national dominant, un caractère qui puisse produire chez tous une pensée politique visant le même but1 ?
2L’objet de la seconde partie de notre ouvrage est justement de répondre à cette question, avec une réserve préliminaire sur la formulation mise en italiques dans la citation précédente : la résolution du vivre-ensemble ne repose jamais sur l’unanimité mais sur l’acceptation de la loi de la majorité dans le respect des minorités. La pluralité des parti(e)s garantit les libertés. Ce qui soude le corps national, c’est la primauté non exclusive d’une langue qui garantit la non-ambiguïté des accords et des lois et amalgame un même fonds culturel enrichi par de multiples apports. Du moins, était-ce le contrat social implicite, dérivé des Lumières et de l’idée républicaine, qui anima l’éveil des nationalités en Europe et particulièrement dans un empire habsbourgeois plurinational qui n’est pas parvenu à se transformer en États-Unis d’Europe centrale sur le modèle des USA qui se sont constitués dès 1783.
3À Trieste, les conditions étaient réunies pour accueillir des entrepreneurs de diverses « nations » au sens où les universités médiévales accueillaient des étudiants européens aux parlers différents – le latin ou le grec, héritage des empires romain et byzantin –, servant autrefois d’outil de compréhension intercommunautaire. Cette référence nous sert à rappeler une évidence : pour que ces gens venus de toutes parts s’accordent in situ, encore faudra-t-il que soit promue une même langue d’échange dans l’emporium.
4Dans un empire qui comptait une vingtaine de nationalités ou d’ethnies, une dizaine de langues écrites (sans compter les dialectes) avec trois alphabets distincts et sept religions, son grand port méditerranéen fourmillant d’activités était a priori hétérogène et le serait resté si chaque communauté reconnue était demeurée entre soi. Or, même si ces immigrants d’origine variée ont éprouvé le besoin, pour s’installer à demeure, de chercher initialement de l’entraide auprès de compaesani (du même village comme Trebinje, ou de la même île comme Chio), ils sont venus dans ce port pour commercer, échanger, bref s’entendre en s’adaptant. Toute place commerciale prospère grâce à la diversité des arrivages et des arrivants et à sa capacité d’intégration par une même langue d’échange à deux niveaux : l’oralité du négoce et l’écrit du droit et de la culture. Aussi, l’intégration fut-elle facilitée par le savoir-faire d’une élite prête à se mouvoir dans une dimension euro-méditerranéenne, voire quasi planétaire. Rappelons l’exemple des deux Anversois Bolts et Baraux qui animèrent des compagnies maritimes impériales à destination des Indes. William Bolts, de père allemand et d’une mère anglaise, s’était adapté à Anvers devenu un port habsbourgeois. Ce cosmopolite se transféra à Trieste et fut à l’aise pour y collaborer avec Baraux connu là-bas. Or, ce dernier s’intégra si bien dans l’emporium où il fréquentait une cellule franc-maçonne qu’il fut le co-fondateur de la Società di Minerva et donc, non plus un étranger, mais le promoteur d’une culture essentiellement italienne.
Notes de bas de page
1 G. von Brodmann, Memorie politico-economiche della città e del territorio di Trieste, della penisola d’Istria, della Dalmazia fu veneta di Ragusi e dell’Albania ora congiunti all’austriaco impero, Venise, Alvisopoli, 1821, p. 13. Texte également cité et présenté par G. Morandini dans Da Te lontano. Cultura triestina tra ‘700 e ‘900 (Trieste, Edizioni Dedolibri, 1989, p. 114-115).
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