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Conclusion

p. 319-330


Texte intégral

— Et qui sont les tiens, Ami de tout le monde ?
— Les gens de ce grand et beau pays.
Kim accompagna ces mots d’un ample geste de la main, circonscrit par les murs d’argile de la petite pièce où la lampe à huile dans sa niche brûlait péniblement parmi l’épaisse fumée de tabac. (Pléiade 3, p.145-6)

1Monologue d’un agriculteur devenu découvreur, le poème de 1898 « L’explorateur » dit l’attraction qu’exerce la frontière :

“There’s no sense in going further – it’s the edge of cultivation,”
        So they said, and I believed it – broke my land and sowed my crop –
[…]
Till a voice, as bad as Conscience, rang interminable changes
        On one everlasting Whisper day and night repeated – so:
“Something hidden. Go and find it. Go and look behind the Ranges –
        “Something lost behind the Ranges. Lost and waiting for you. Go!”
 
So I went, worn out of patience; never told my nearest neighbours –
        Stole away with pack and ponies – left ’em drinking in the town;
And the faith that moveth mountains didn’t seem to help my labours
        As I faced the sheer main-ranges, whipping up and leading down1.

2La chaîne de montagnes que la doxa ordonne au locuteur de considérer comme une limite infranchissable devient pour lui un col, un passage derrière lequel se cache un mystère. Une interprétation littérale est possible ; on lit la joie de l’aventurier qui, confronté à la nature sauvage et à ses propres limites, survit à tout et acquiert une connaissance à la fois pratique et métaphysique. Le poème dépasse toutefois les enjeux de la romance d’aventure coloniale, principalement du fait d’une apparente contradiction entre l’élan conquérant et les préoccupations territoriales du locuteur et, d’autre part, son désintérêt pour le pouvoir. Lorsqu’il découvre le territoire au-delà des montagnes, l’explorateur comprend que c’est « sans conteste un pays d’homme blanc2 » et en fait un levé géographique et logistique précis, imaginant les cités, les réseaux de transport et les plantations à venir. Cependant, il refuse paradoxalement de prendre part à l’entreprise impériale proprement dite car il dément définir, topographier ou posséder cet espace :

Have I named one single river? Have I claimed one single acre?
        Have I kept one single nugget – (barring samples)? No, not I!
Because my price was paid me ten times over by my Maker.
        But you wouldn’t understand it. You go up and occupy3.

3Le monologue prend une forme dramatique en introduisant la deuxième personne et suggérant dans l’incise entre parenthèses l’ironie du poète vis-à-vis du locuteur. L’explorateur se conçoit comme envoyé divin et met en scène son désintéressement de façon caricaturale, mais lorsqu’il cite le verset des Nombres 13:30 en reprenant l’expression « Let us go up, and occupy it », il le fait à rebours, pour exprimer son mépris des colons. La citation biblique appelle un sentiment de collectivité, mais l’explorateur est solitaire. Victime d’hallucinations durant son périple, il se croit choisi par le créateur pour découvrir un territoire édénique prédestiné qui, en fin de compte, relève davantage de l’utopie que du réalisme anglo-indien. Les qualités de cet espace sont exprimées par des privatifs, avec des « fleuves jamais imaginés », des « forêts sans nom » et des « plaines illimitées4 ». Les indications géographiques aussi sont ambiguës, car la référence évidente à l’Inde du nord est affaiblie par l’emploi de termes issus d’autres territoires : le vent est appelé « Norther », terme nord-américain pour un vent venu des montagnes enneigées, et le pays découvert « Never-Never country », dénomination faisant référence aux zones désertiques du centre et du nord de l’Australie5. Ce mille-feuille référentiel brouille les pistes en permettant une prise de distance ironique et une dénonciation du réalisme du texte. Le poète mine l’enthousiasme exprimé par l’explorateur, mais ce dernier sape lui-même l’élan impérial du texte en se dégageant de tout rôle administratif ou politique et en ne conservant que celui de l’aventurier mystique, capable d’apprécier de façon purement esthétique les potentialités agricoles et logistiques du territoire découvert.

4Ainsi, Kipling joue fréquemment sur l’ambiguïté entre les espaces homotopiques et hétérotopiques, dans sa fiction et ses poèmes, mais aussi dans ses écrits journalistiques. Il déjoue les codes génériques en introduisant les contraintes du « consensus homotopique6 » dans les fables du Livre de la jungle, tandis que les Lettres de Marque passent sans transition de la vérisimilitude réaliste au « brouillage hétérotopique7 ». Dans ces récits de voyage, les écarts vis-à-vis de la référentialité attendue donnent lieu à des passages allégoriques, fantastiques ou mythiques. La simplicité topographique de sa description de Calcutta se transforme en hyperbole satirique lorsque le voyageur décrit le trajet des odeurs dans les rues de la ville, tandis que Hong-Kong est analysée comme un espace où se superposent les cartographies imaginaires de Londres et Calcutta8. En minant la fonction référentielle du récit de voyage, Kipling appelle aussi une interprétation idéologique des espaces et lieux représentés, soulignant la signification impériale, mondiale, de sa spatialité.

5L’ancrage spatial de l’œuvre de Kipling révèle la richesse de son imaginaire géographique à l’échelle mondiale comme à l’échelle locale, mais il montre aussi son ambition esthétique et idéologique : représenter l’Empire en tant qu’espace du divers plutôt que comme pur enjeu politique et économique est le moyen original et paradoxal que l’auteur choisit pour soutenir l’entreprise impériale. Grâce à une représentation géopoétique de ce monde polarisé par les enjeux de pouvoir, il arpente l’étroit sentier qui sépare discours idéologique et création littéraire.

6Kipling joue constamment sur l’articulation souple entre l’un et le multiple qui se construit au sein d’un monde rendu cohérent par une permanence de motifs applicables à divers domaines, notamment celui de la mosaïque. S’il nous apparaît difficile de fonder une étude de l’œuvre uniquement sur des préoccupations éthiques ou politiques, c’est à cause de son essentielle plurivocité : malgré un contexte historique et géographique déterminant, les textes de fiction de Kipling échappent toujours partiellement aux définitions et délimitations qu’ils se donnent. L’imaginaire à l’œuvre y est à la fois issu d’une approche géométrique de l’espace et d’une rêverie du territoire, associative et matérielle ; le même monde est vu par un géographe et un vagabond, par un militaire et un enfant, par un administrateur et un nomade – figures incarnées parfois par le même personnage. La puissance cartographique des récits de conquête n’est pas fondamentalement remise en question par l’en-allée discrète du prêtre en méditation ; Strickland, Kim, Carnehan, Mulvaney, Purun Bhagat et Mowgli partagent un même espace et y projettent des représentations différentes. Le passage d’un mode d’appréhension de l’espace à l’autre se fait la plupart du temps sans réconciliation entre les deux, mais aussi sans confrontation directe. Bien que de nombreux critiques signalent les contradictions présentes dans l’œuvre de Kipling, les parties de cette mosaïque doivent être traitées simultanément et séparément, et non en opposition les unes aux autres.

7Pour articuler entre eux les textes de Kipling, il faut sortir des limites fixées par une lecture circonstancielle des espaces représentés : on voit alors apparaître sous le territoire du Sussex les enjeux territoriaux proprement impériaux et indiens ; les topiques récurrentes de la frontière, de l’enfermement et de l’errance créent alors des ponts entre des récits de la période indienne et des textes où affleurent les questionnements modernistes après la Première Guerre mondiale, entre l’aventure coloniale et les récits fantastiques, entre les nouvelles à la gloire du travail et celles qui célèbrent le jeu comme principe d’apprentissage, d’écriture et de lecture.

8Les obsessions kiplingiennes les plus homogènes au fil des diverses périodes de son œuvre concernent des modes de relation entre des éléments qui, eux, changent d’un texte à l’autre. Un réseau analogique se révèle ainsi entre de nombreux champs d’application de ces relations : le modèle de la mosaïque correspond à la fois à la conception de l’Empire comme fédération de nations, à l’agencement des langues et dialectes au sein d’un texte unifié comme dans Kim, à la création d’un réseau de textes disparates autour de personnages récurrents, à la savante composition des recueils de nouvelles incluant poèmes, gravures et documents pseudo journalistiques. Cette figure de la mosaïque répond à la nécessité de spatialisation des concepts qui permettent à l’auteur de comprendre le monde. De telles figures l’amènent à une représentation à la fois matérielle et presque abstraite : elles sont dessinées, creusées sur le territoire ou peintes sur la carte, mais elles opèrent aussi nécessairement une réduction du foisonnement du réel en accentuant les lignes de force.

9L’équilibre entre ces deux pôles donne aux meilleurs récits de Kipling leur subtilité : quand l’équilibre est perdu – ce qui arrive dans des textes univoques comme « L’Armée de mes rêves » – le principe d’incertitude disparaît aussi, et l’on perd avec lui le sel de cette écriture de l’ambiguïté. C’est elle qui nous fait relire la dernière page de Kim et revoir nos interprétations des nouvelles d’inspiration technique, fantastique ou réaliste. La voix à la fois autoritaire et insaisissable du narrateur ainsi que la multiplicité des genres et des tons laissent au lecteur un rôle important dans l’élucidation du sens des récits. L’incertitude devient rapidement le nœud des intrigues dans les récits d’horreur ou dans les nouvelles racontées par des fous, mais elle se loge aussi au cœur de la narration elle-même dès le recueil Tours et détours (1893) qui se penche sur la valeur herméneutique du récit. Derrière la trame des récits d’aventure et des chroniques réalistes transparaît un questionnement plus inquiet sur le statut du texte de fiction et de la narration.

10Le mode narratif est l’une des spécificités de l’œuvre : la narration imbriquée et le personnage du narrateur anonyme deviennent peu à peu les marques de fabrique de Kipling, bien plus sûrement que ses personnages récurrents ou même le petit monde de Simla, la station de montagne anglo-indienne. La narration figure la relation complexe qui s’établit entre Kipling et son lecteur au fur et à mesure que l’œuvre prend de l’ampleur. Même si le narrateur des Simples Contes des montagnes est en partie différent de celui des recueils tardifs, une continuité existe et les modifications dans la voix peuvent être attribuées à l’âge et l’expérience accumulée : le ton assertif et juvénile des récits indiens se transforme en bienveillance d’érudit et laisse en apparence davantage de liberté au lecteur. Les nouvelles sont mises en réseau par ce personnage a minima qu’est le narrateur, par un jeu de références parfois nostalgiques aux récits antérieurs. Kipling forme son lecteur par ses textes, lui intimant de prendre la posture du narrataire curieux et inquisiteur, lui suggérant des modes de lecture ludiques par des indications métanarratives, d’ailleurs relevées par le maître du trompe-l’œil narratif, Jorge Luis Borges.

11Cette ambition de former son lecteur à la lecture est moins didactique que ludique, signalant la modernité de Kipling qui invente à cette occasion une forme spécifique, un espace livresque signifiant. D’un texte à l’autre, Kipling crée des aiguillages narratifs qui font entrer les récits en réseau. Dans une analyse diachronique, on note que les livres, au fur et à mesure de leurs compositions, deviennent des objets de plus en plus définis. Après Trois Hommes de troupe et Wee Willie Winkie, aucun ouvrage ne prend plus par défaut le titre d’une des nouvelles qu’il inclut : Kipling explicite le lien entre les textes en créant un titre spécifique au recueil. Le soin apporté par Kipling à l’organisation de beaucoup de ses ouvrages nous paraît significatif. L’espace livresque porte la marque des questionnements topographiques déjà repérés dans les récits. Il ne s’agit pas ici des anthologies réarrangées thématiquement à partir de liens perçus entre les textes par des éditeurs mais du modèle d’espace livresque qui s’affirme comme emblématique de l’écriture de Kipling.

12Les recueils de l’époque anglo-indienne rassemblent des textes courts et fragmentaires en des recueils eux-mêmes fragmentaires. Les Simples Contes avaient été écrits très rapidement et publiés séparément dans la Civil and Military Gazette entre novembre 1886 et juin 1887, mais Kipling les révisa et leur ajouta des poèmes en vue d’une publication dans un recueil. Remarquant que la critique s’est rarement attelée à étudier cet aspect des Simples Contes, Jean-Paul Hulin y voit « une forte proportion d’histoires tragiques ou pathétiques, d’un réalisme assez pessimiste, et d’une audace sans précédent, notamment dans la littérature anglo-indienne », visant à donner « l’image d’un auteur sérieux, d’un observateur réfléchi et intransigeant » (Pléiade 1, p. 1350-1351). La multiplication des situations étonnantes racontées dans le recueil crée d’abord un effet de dispersion et de juxtaposition fortuite, comme dans un journal où les nouvelles ne sont liées que parce qu’elles appartiennent à la même actualité. Le recueil donne aux textes compilés une apparence encyclopédique. Le ton assertif du narrateur, malgré des hésitations et des silences faussement modestes, présente clairement, sans fard – comme l’indique l’adjectif « simple » du titre – les traits saillants d’une société précise. Les récits abondent en précisions linguistiques, ethnologiques, géographiques, sociologiques, politiques, militaires et climatiques, fournissant au lecteur ignorant des indices suffisants pour qu’il se fasse une idée relativement précise de ce monde. Dans « Lispeth », le narrateur rappelle l’implantation historique des missionnaires protestants en Inde ; dans « Le Sais de Mlle Youghal », on découvre le fonctionnement de la police du Raj. Dans ce dictionnaire pittoresque de l’Anglo-Inde, les généralisations didactiques et les faits divers frappants jouent le rôle des définitions et des exemples.

13Paradoxalement, l’espace du recueil est à la fois dispersé et homogène ; c’est un espace où la variété est monotone. Les Simples Contes voient la naissance de la voix spécifique des récits kiplingiens et du personnage du narrateur anonyme qui unifient l’ensemble par une ponctuation forte et abondante, des paragraphes très courts, un ton docte, une grande condensation des nouvelles, un marquage des épigraphes et des épilogues typographiquement séparés du corps du texte. Les seuils sont très travaillés, donnant une épaisseur supplémentaire au texte et suscitant un mouvement d’aller et retour entre narration et épigraphe, ou entre deux récits.

14Marquant une deuxième étape dans la définition de l’espace livresque, les nouvelles de la série The Indian Railway Library apparurent dans six petits recueils qui pouvaient être empruntés ou achetés dans les gares en Inde. Ils ne coûtaient qu’une roupie, contenaient chacun au moins un inédit et devaient divertir les voyageurs le temps d’un trajet9. Ces six unités ont été par la suite compilées par Kipling en deux livres, Trois Hommes de troupe et autres récits et Wee Willie Winkie et autres récits, recompositions à destination d’un lectorat métropolitain, comportant un aspect touristique similaire à celui des reportages journalistiques que Kipling publie à la même époque. Le souci de construire une architecture signifiante ne figure pas au premier plan ici. Si l’invention du recueil proprement kiplingien n’est pas à chercher dans la Indian Railway Library, elle est ébauchée dans les deux recueils suivants, qui s’annoncent davantage comme des espaces livresques composés.

15Dans les années 1890, Kipling se trouve obligé de publier beaucoup de nouvelles dans des recueils approuvés (et non uniquement dans la presse), seul moyen d’obtenir un copyright valable aux États-Unis. Les Handicaps de la vie et Tours et détours contiennent ainsi davantage de textes qu’il n’aurait souhaité pour la cohérence de ces recueils, qu’il tente malgré tout de composer de façon signifiante. Kipling cherche à définir son horizon esthétique et son ambition littéraire dans ces deux recueils, avec un proverbe et une citation en exergue et deux poèmes finaux, « L’envoi » et « Envoi », qui définissent une thématique et une orientation esthétique. La préface des Handicaps de la vie est un art poétique sous forme de récit dialogué, affirmant dans sa forme même les choix narratifs de Kipling. Questionné par un conteur indien à demi aveugle nommé Gobind, le narrateur présente ses intentions. En réponse, Gobind ébauche une définition de l’art du conte :

Parle-leur d’abord des choses que tu as vues et qu’ils ont vues aussi. Ainsi leurs connaissances suppléeront à tes insuffisances. Parle-leur ensuite de ce que toi seul as vu, puis de ce que tu as entendu, et puisque ce sont des enfants, parle-leur de rois et de batailles, de chevaux, de diables, d’éléphants et d’anges, mais n’omets pas de leur parler d’amour et de choses du même genre. La terre entière est pleine d’histoires pour celui qui sait écouter et ne chasse pas les pauvres qui se présentent à sa porte. Les pauvres sont les meilleurs conteurs, car il leur faut chaque nuit mettre l’oreille contre terre. (Pléiade 1, p. 1041)

16Dans Tours et détours, « À l’inspiration romanesque » joue un rôle similaire à cette préface, sous la forme cette fois d’une invocation poétique à la romance, cette aventure pure qui forme l’horizon des attentes de l’auteur et du lecteur. Dans les deux livres, il ne s’agit pas de théorie, mais d’une mise en pratique de certaines formules, notamment l’association de passages en vers en marge des nouvelles, les variations autour d’un thème, la multiplication de figures de conteurs, la construction des recueils visant à former un ensemble sans renier les particularités de chaque nouvelle.

17C’est dans les recueils du début du xxe siècle que Kipling recompose réellement la fragmentation des recueils. La plupart des recueils de Kipling sont définis par un titre bi-notionel qui leur est propre, indiquant que les nouvelles ne sont pas simplement juxtaposées. La coordination de deux noms abstraits est le schéma favori de Kipling pour ses titres à partir de Périples et découvertes. Actions et réactions en est le second exemple : Kipling y confirme les choix formels qu’il conservera jusque dans son dernier recueil, Limites et renouvellements. La paire formée par les termes « action » et « réaction » fait référence à des concepts scientifiques et techniques. Ils sont étudiés en détail par Jean Starobinski dans son ouvrage de 1999 Action et Réaction ; Vie et aventures d’un couple, qui montre que ce couple ne figure pas nécessairement une opposition, car si une action provoque une réaction, cela n’implique pas nécessairement une relation d’antagonisme, mais un rapport de réciprocité et d’alternance10. En philosophie, en physique, en chimie, en médecine, plus récemment en politique et en psychologie, le couple action/réaction signale une dynamique, puisque l’objet devient à son tour agent quand il réagit. Appliquée à la création littéraire, la troisième loi du mouvement de Newton11 indique une linéarité qui suppose que les nouvelles soient lues dans l’ordre indiqué à la table des matières, et l’enchaînement de l’une à l’autre, aidé par les poèmes intercalés, permet de multiples points de comparaison. Entre « La Maison prédestinée » et « Garm », on retrouve la relation entre un chien et son maître. Entre « Garm » et « La Ruche Mère », la question des rapports entre animaux et humains. La tour d’où partent les dirigeables d’« Avec le courrier de nuit » ressemble structurellement à la ruche précédente, et la thématique impériale relie ces deux récits avec les trois suivants, « Une Affaire de coton », « Une Race énigmatique » et « Les Petits Renards ». Après ces textes coloniaux, l’incipit de « L’Exorciste », dernière nouvelle, met en scène un retour en Angleterre après un séjour aux colonies : « Un soir d’après Pâques, à bord d’un vapeur qui faisait route vers l’Angleterre, j’étais assis à une table au fumoir, où une demi-douzaine d’entre nous racontaient des histoires de revenants » (Pléiade 4, p. 975). Cette dernière nouvelle poursuit la réflexion entamée dans la première sur le pouvoir immatériel d’une maison sur ses habitants, écho qui complète le recueil puisqu’il permet de faire se rejoindre les deux extrémités du livre en une boucle12.

18Il est fréquent qu’Actions et réactions nous donne son propre mode d’emploi de façon métaphorique. Les descriptions des maisons donnent à voir des espaces composites, tout comme la ruche et le circuit formé dans le moteur par les divers réservoirs et conduits. Le principe organisationnel du recueil est similaire à l’énigmatique rayon de Fleury qui donne vie à ce moteur : il est ténu, souterrain, non systématique ; c’est le mystère au cœur de la machine, le génie instable qui préside à la conception du texte. Les métaphores mécaniques n’impliquent pas chez Kipling un désenchantement du monde, puisque la mécanique elle-même a pour principe central un être fantastique et fantasque. Les poèmes intercalés expriment généralement la voix de l’hésitation, de la modulation, de l’inflexion. Ils ne complètent pas les récits, qui tiennent seuls, leur rôle est de proposer une variation sur le thème proposé dans la nouvelle. Cette coloration différente empêche une lecture unanime de l’histoire, l’alternance suggère un dialogue entre deux voix. L’exemple le plus frappant de ce fonctionnement est « Les Abeilles et les mouches », poème associé à « La Ruche mère ». L’histoire est racontée dans la nouvelle avec beaucoup de sérieux dans une tonalité fortement moralisante ; il s’agit de chanter la gloire des abeilles les plus loyales, par opposition à celles qui se laissent corrompre par le discours enjôleur de la mite, archétype du syndicaliste socialiste. Au contraire, le poème est écrit sur le mode grotesque. Il raconte l’histoire d’un fermier stupide qui pense qu’une ruche s’installera dans la carcasse d’un bœuf, et ne récolte que vers et mouches. Un jeu sur les sonorités imitatives et une référence ironique à Virgile au début du poème indiquent au lecteur qu’il ne faut cette fois pas prendre au sérieux le texte. Le recueil cesse alors d’être lu linéairement : surpris par le poème, le lecteur est invité à revenir au récit et à constater que son interprétation première peut être modifiée. Par un mouvement de navette, les deux textes s’organisent comme une unité au sein du recueil. Actions et réactions est publié trois ans après la victoire des Libéraux que Kipling déplorait très officiellement. « Les Petits Renards » et « La Ruche mère » sont à lire dans ce contexte politique, mais la modulation produite par les poèmes est une façon habile pour Kipling de ménager deux ambitions : d’une part, le virulent message politique du récit est conservé sans aucun affadissement, d’autre part, l’humour du poème suggère une lecture moins sérieuse.

19Cette structure très musicale évoque une variation sur un thème avec coda : elle est à la fois nécessairement linéaire et construite autour d’un système d’échos. Elle opère aux différents niveaux hiérarchiques de l’organisation du livre, entre l’épigraphe et le récit, entre le récit et le poème qui le suit, mais aussi entre les huit nouvelles au niveau du recueil entier. Le livre est un espace à l’intérieur duquel sont construits des ponts. Les nouvelles les plus importantes donnent du poids à celles qui, comme « Garm » ou « Une Race énigmatique » semblent trop légères. Le livre est constitué de temps forts et temps faibles, de textes forts et de textes en demi-teinte. Le terme de composition prend ici tout son sens musical car il décrit mieux que celui de recueil cet assemblage savant qui ne se contente pas de juxtaposer les textes.

20L’économie interne des recueils est à la fois composite et unifiée, faite d’une association de récits individuels, mais aussi d’une série de seuils, ponts et liens entre les textes. Dans Kim, c’est une relation analogue qui lie l’intrigue principale et les micro récits, bien que Kipling ne se soit pas approprié aussi particulièrement le genre romanesque. Les limites de l’espace littéraire sont souvent transgressées, notamment lorsque Kipling ajoute au texte principal des documents extérieurs à la fiction. Il complète son texte en se faisant dessinateur et graveur, ouvrant de nouvelles possibilités de lecture par l’illustration, l’annotation et l’auto-commentaire. Atteignant aux limites des possibilités illustratives directes, le texte devient une figuration à part entière lorsqu’il inclut une carte de l’Amazone tellement annotée qu’on la lit comme un récit à part dans les Histoires comme ça, ou lorsqu’il crée un espace typographique signifiant et moderne, comme dans le dossier pseudo journalistique inclus à la fin d’« Avec le courrier de nuit ».

21Bien qu’elles ne figurent pas dans tous les recueils, ces insertions de paratextes ou d’illustrations textuelles ne sont pas secondaires : l’attention du lecteur est volontairement attirée vers elles par la voix du narrateur qui mine l’autorité de son récit. Ses interventions surgissent, en relief, pour commenter le récit, le valider ou l’invalider, le déclarer incomplet ou mensonger. Se corrigeant lui-même, le texte crée des interférences dans la transmission linéaire de l’intrigue, rompant temporairement avec les canons narratifs qui ne sont pas reniés pour autant : le roman d’aventure, le roman historique, le conte traditionnel, les récits de genèse, les gestes héroïques sont certes remaniés par Kipling mais leurs ambitions ne sont pas diminuées. La remotivation des canons n’est pas ironique ni destructrice, elle s’inscrit dans une dynamique d’intégration de ces modèles à une géographie littéraire personnelle. Encore une fois, l’incertitude est le principe : entre une confiance absolue en la capacité de la fiction à dire le vrai et une tentation de remise en question de la linéarité de l’objet livre, Kipling tire profit de son hésitation pour tenir à la fois l’exigence d’une narration lisible et entraînante et celle d’une réflexion sur le texte tel qu’il s’écrit.

22La représentation cartographique du monde impérial n’est pas propre à Kipling, même s’il a une conception très personnelle de l’Empire-mosaïque. Toute la littérature coloniale partage cet intérêt pour le cartographique et la vision stratégique des territoires, l’exploitant de diverses façons. L’espace kiplingien est caractérisé plus particulièrement par l’alliance de ces structures coloniales et d’une prédilection pour les outils de représentation liés aux arts visuels et à la technique. Dès ses débuts, l’attrait de Kipling pour le dessin et la gravure l’amène à chercher des tropes visuels forts comme la ligne de partage, le lien ou la juxtaposition d’espaces délimités, de même que son intérêt grandissant pour le cinéma devient ensuite un nouvel outil de représentation déterminant une approche particulière qui fait entrer en mouvement le monde décrit et place en trois dimensions les schémas déjà éprouvés. L’espace est appréhendé figurativement et à travers la médiation des arts visuels ou des moyens de transport permettant de le parcourir. La caméra cinématographique et l’œil de l’automobiliste sont analogues : les deux machines permettent à Kipling d’inventer un parcours de l’espace dynamique et personnel qui a un impact fort sur le lecteur.

23Le recours à des objets techniques a suscité une réaction intense de la part du lectorat contemporain, en ouvrant le texte à un nouveau territoire et en créant un pont entre le littéraire et le scientifique. Ayant un attachement presque sentimental pour certaines machines, plutôt qu’une approche véritablement philosophique, Kipling se penche sur la relation entre l’homme et les moteurs : la rencontre est possible dans la recherche d’un point de vue à la fois individuel, universellement expérimentable et pertinent dans une perspective de représentation de l’espace. Comme une exacerbation du voyage, l’expérience du défilé des images sur l’écran ou par la fenêtre (du train, de l’automobile, du dirigeable) révèle au spectateur comment il peut trouver sa place dans le monde sans avoir nécessairement de point d’attache.

24La réflexion pragmatique et symbolique sur le transport et le déplacement constitue un fil rouge dans l’œuvre. Kipling enseigne peu à peu à son lecteur les secrets d’un art du voyage à la fois libre et ancré dans le territoire qu’il traverse. Si l’on suit les conseils distillés, il convient d’avoir conscience des frontières qui délimitent autant qu’elles mettent en contact les différents espaces ; mais il convient aussi d’oser parfois les transgresser. Le voyageur doit apprendre à devenir spectateur et lecteur de l’espace traversé afin de s’y intégrer momentanément : cette pragmatique du déplacement est aussi un mode d’emploi pour la lecture des espaces livresques proposés par Kipling avec une complexité imitant celle qu’il perçoit dans l’espace mondial. Une pragmatique ne peut pas être strictement normative, et chez Kipling les règles laissent suffisamment de jeu pour que la contradiction, la critique et l’inversion y trouvent leur place. Malgré des convictions profondément conservatrices, Kipling fournit à son lecteur une multiplicité d’exemples de contestations et de transgressions, suggérant que même si le chemin est nettement tracé sur la carte, la direction n’est pas indiquée et les possibilités de bifurcation relèvent de la fantaisie du voyageur.

Notes de bas de page

1 Rudyard Kipling, « The Explorer », dans The Complete Verse, M. M. Kaye (éd.), London, Kyle Cathie, 1990, p. 85-87. « “Aller plus loin n’a aucun sens ; c’est la limite des terres cultivées,” dirent-ils, et moi de les croire, de labourer et de semer. […] Un jour, une voix, aussi mauvaise que la Conscience, résonna dans un Murmure infini, dont les variations interminables étaient répétées nuit et jour, disant : “Il y a quelque chose, caché. Va le chercher. Va voir derrière les montagnes. Quelque chose, perdu derrière les montagnes. Perdu et qui t’attend. Va !” Alors j’allai, à bout de patience, sans rien dire à mes plus proches voisins ; je partis sans un bruit, avec mes chiens et mes chevaux, je les laissai alors qu’ils savouraient la ville. Mais la foi qui soulève les montagnes sembla ne m’être d’aucune aide alors que je faisais face aux parois vertigineuses du massif, fouettant les bêtes en montée, les menant à la longe en descente. » (Traduction de l’auteur)

2 Ibid., p. 86. (Traduction de l’auteur)

3 Ibid., p. 87. « Ai-je donné un nom à la moindre rivière ? Ai-je réclamé le moindre arpent ? Ai-je conservé la moindre pépite (à part les échantillons) ? Non, pas moi ! Parce que mon salaire me fut payé dix fois par mon Créateur. Mais vous ne pouvez pas comprendre. Montez, emparez-vous du pays. » (Traduction de l’auteur)

4 Ibid., p. 87. (Traduction de l’auteur)

5 Mary Hamer, notes sur « The Explorer », New Reader’s Guide, Kipling Society, [en ligne] <http://www.kiplingsociety.co.uk/rg_explorer1.htm> (consulté le 21 juin 2017). On a vu aussi, dans le roman de David Grann The Lost City of Z (2009) et son adaptation filmique par James Gray (2017), comment l’Amazonie peut à son tour être vue à travers ce poème.

6 Bertrand Westphal, La géocritique. Réel, Fiction, Espace, Paris, Éditions de Minuit, 2007, p.169.

7 Ibid., p. 173. Westphal écrit : « Lorsqu’un tel brouillage se produit, la connexion entre réel et fiction se fait précaire. Le référent devient le tremplin à partir duquel la fiction prend son vol. On estimera que le référent et sa représentation entrent dans une relation impossible. »

8 Pour une analyse plus complète sur Calcutta et Hong-Kong dans Lettres de Marque, voir : Élodie Raimbault, « Rudyard Kipling’s Writing of the Indian Space: The Shifting Lines of Fiction and Reality, Adventure Narrative and Journalism », dans Literature and Geography: the Writing of Space throughout History, Emmanuelle Peraldo (dir.), Cambridge, Cambridge Scholars Press, 2016, p. 250-253.

9 Jean Raimond décrit ces volumes en détail dans sa notice sur Trois Hommes de troupe. Il s’agit de Trois Hommes de troupe, L’Histoire des Gadsby, Dessins en noir et blanc, Sous les déodars, Le Rickshaw fantôme et Wee Willie Winkie. (Pléiade 1, p. 1447-50)

10 Jean Starobinski, Action et Réaction. Vie et aventures d’un couple, Paris, Seuil « La Librairie du xxe siècle », 1999, p. 11-12.

11 « L’action est toujours égale et opposée à la réaction ; c’est-à-dire, que les actions de deux corps l’un sur l’autre sont toujours égales, et dans des directions contraires. » Isaac Newton, Principes mathématiques de la philosophie naturelle, tome 1, Émilie du Châtelet (trad.), Paris, J. Gabet, 1759, p. 18. <http://0-gallica-bnf-fr.catalogue.libraries.london.ac.uk/ark:/12148/bpt6k29037w> (consulté le 29 août 2016).

12 Pour une analyse plus poussée de la structure du recueil, lire Élodie Raimbault, « Actions and Reactions, a Fragmented Composition », Kipling Journal, no 336, avril 2010, p. 45-56.

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