Chapitre 12
Topiques kiplingiennes
p. 299-318
Texte intégral
1L’œuvre de Kipling est orientée selon des pôles géographiques, culturels et nationaux repérables, mais ces cadres définis par des frontières laissent apparaître d’autres schémas récurrents, suscitant une écriture particulière quel que soit le territoire concerné. Si les récits anglais s’inspirent en partie de considérations régionalistes, l’ensemble de la fiction de Kipling est parcouru de topiques déterritorialisées, de modèles d’appréhension de l’espace qui s’appliquent indifféremment du contexte national. Les modèles impériaux réapparaissent dans les nouvelles du cycle de Puck, comme nous venons de le voir, ce qui signale la présence d’un sous-texte politique et contemporain, mais c’est aussi la preuve que des espaces géographiquement très différents sont analysés et représentés chez Kipling à travers une écriture similaire. Trois topiques principales informent ainsi sa fiction et donnent lieu à trois écritures spécifiques : la frontière, dans son expression la plus épurée de considérations historiques, apparaît comme le lieu commun au pouvoir d’évocation le plus puissant ; elle a deux corollaires car elle provoque deux attitudes différentes, l’enfermement et l’errance, qui semblent indiquer une hésitation fondamentale chez Kipling à la fois dans le domaine de la morale et dans celui de l’esthétique.
L’écriture de la frontière
2Nous avons analysé dans les premiers chapitres de cet ouvrage le motif de la frontière dans le contexte d’une conception impériale de l’espace, notamment en lien avec la conquête de territoires inconnus et le récit d’aventure. À un niveau d’abstraction supérieur, la frontière joue chez Kipling un rôle symbolique important, aussi bien dans la représentation d’espaces particuliers que dans son écriture. La frontière est le modèle interprétatif le plus saillant et le plus renouvelé au fil du temps et des recueils, donnant lieu à une esthétique double de la fragmentation et de la liaison.
3Les frontières font apparaître l’hétérogénéité de ce que l’on croyait uni, elles définissent des ensembles distincts qui entrent souvent en opposition et s’appuient chacun sur ces limites pour se définir. Le fait que Kipling ait surtout pratiqué les formes courtes, nouvelles et poèmes, et qu’il les ait compilées dans des recueils qui les incluent dans un espace littéraire plus vaste nous invite à chercher en quoi la fragmentation formelle de cette écriture entre en résonance avec son propos. Les récits de frontières et de divisions sont remarquablement fragmentaires eux-mêmes du point de vue de la narration. La nouvelle « Un Ami de la famille » est un exemple particulièrement parlant de ce type d’écriture. Elle contient selon Sandra Kemp une métaphorisation du procédé narratif de Kipling dans le personnage de Hickmot qui incarne le non-dit1. Comme dans les autres récits imbriqués qui mènent à une certitude impossible à prouver matériellement, tous les indices convergent vers la compréhension du mystère, mais sa résolution n’est jamais formulée directement, laissant un blanc dans le récit. À aucun moment il n’est dit : Hickmot, mutilé de guerre australien, est venu venger son ami Bert, mort au combat, en bombardant la propriété de la famille ennemie de celle de Bert dans son village anglais. C’est pourtant ainsi que l’on pourrait résumer l’intrigue de cette nouvelle si l’on ne respectait pas le caractère précisément implicite de la narration. Le mode narratif choisi par Kipling rend compte de l’expérience parcellaire du narrateur intradiégétique, Bevin, témoin et enquêteur à qui ne sont fournis que des indices tangents. Ce mode narratif évoque ce que Blanchot écrit sur le fragment :
La fragmentation, marque d’une cohérence d’autant plus ferme qu’il lui faudrait se défaire pour s’atteindre, non par un système dispersé, ni la dispersion comme système ; mais la mise en pièces (le déchirement) de ce qui n’a jamais préexisté (réellement ou idéalement) comme ensemble, ni davantage ne pourra se rassembler dans quelque présence d’avenir que ce soit2.
4L’expérience racontée est discontinue et la progression de l’histoire, comme celle de la déduction qu’elle raconte, se fait par à-coups, sans fluidité. Bevin, beau-frère de Bert, est fréquemment interrompu par les auditeurs qui l’encouragent ou tentent de le remettre sur le droit chemin du récit. Le récit est ponctué de références à de multiples frontières, séparations, troncatures plus ou moins violentes. Il commence avec une discussion sur le sort de l’Australie indépendante et future république, entre un Anglais et un Australien dans leur loge maçonnique à Londres. Ce passage prépare thématiquement la description du personnage de Hickmot, Australien intégré au bataillon de Bevin après le massacre du sien à Gallipoli. Cet homme étrange a vécu presque toute sa vie dans le désert avec les moutons et les Aborigènes, ce qui explique selon Bevin sa compétence de visualisation cartographique : ce don est révélé lorsque Hickmot fabrique un modèle réduit du village de Bevin et Bert après avoir écouté les plaintes de ce dernier à propos de conflits de propriété :
J’ai trouvé Hickmot en train de faire des pâtés de sable dans une cour de ferme pendant que Bert l’observait. En réduction, il avait reproduit notre village d’après la description que Bert lui avait fournie. Il l’avait emmagasinée dans sa cervelle durant toutes ces semaines où Bert dégoisait, et il avait tout recraché – la maison et les jardins de Margetts et ceux du vieux M. Vigors ; les deux bistrots ; la boutique de mon père, tout ce dont Bert lui avait parlé, tout était reconstruit à l’échelle, avec de la terre et quelques fragments de brique et de bois. […] Quand on y pense, un homme qui parcourt des contrées inhabitées en compagnie de moutons pour gagner sa vie doit avoir des dons pour dresser des cartes et mettre les choses à l’échelle, d’une manière ou d’une autre, s’il veut survivre. (Pléiade 4, p. 534-535)
5Hickmot mène une vie de nomade dans le civil, ce qui lui confère une étrangeté radicale aux yeux des autres soldats mais lui donne aussi accès à une conception plus juste de l’espace : confronté à des distances infinies, « sur des milliers de milles et pendant des mois d’affilée, tout seul » (Pléiade 4, p. 531), il a développé la capacité de fragmenter l’espace pour le représenter. Une carte, comme un modèle réduit, ne vise jamais l’exhaustivité. Au contraire, elle sert à morceler ce que l’on ne peut pas appréhender dans son ensemble, à définir des sous-ensembles plus maniables. La carte ne rend pas compte de l’homogénéité de l’espace, elle fait ressortir les aspects saillants du territoire et crée des points de repère et des limites formelles qui n’ont rien à voir avec l’expérience réelle de l’espace comme étendue.
6Le corps de Hickmot se trouve lui aussi mis en pièces, il a été touché à la jambe lors d’une attaque et amputé au niveau du genou. Même après l’acquisition de sa prothèse fabriquée à Roehampton, son corps reste fragmenté, comme l’indique le choix du verbe break in pour signifier « s’habituer » dans la phrase qui évoque sa guérison, sa réunification physique : « il y avait moins d’un mois qu’il était habitué à sa jambe de Roehampton » (Pléiade 4, p. 542). Hickmot est par ailleurs constamment associé à des images de tranchées : il s’y réfugie bien sûr pendant la guerre comme les autres soldats, mais ne semble par la suite jamais en sortir. Bevin le voit se cacher dans des fossés, le compare à un animal traqué en raison de sa capacité à se camoufler dans le paysage en se terrant – ou s’enterrant – dans toutes sortes d’anfractuosités, de trous et de fosses.
7La tranchée est un lieu hautement ambivalent : elle protège mais signale aussi l’approche de la mort, enterrant prématurément les soldats. Nous avons vu plus haut à propos de « Une Madone des tranchées » comment un personnage est traumatisé par le fait que les corps des morts gelés sont utilisés pour consolider les parois des tranchées. Ici, les tranchées prolifèrent, sortent du contexte purement guerrier pour venir envahir l’espace civil, l’espace anglais et campagnard, notamment lors du faux bombardement orchestré par Hickmot. Pour faire croire à une attaque aérienne allemande, Hickmot parvient à utiliser les bombes qu’il a dérobées pour faire exploser la serre du voisin, ainsi que le toit de sa maison, comme si la bombe tombait du ciel. Sa vengeance consiste d’une part à créer des tranchées chez le voisin rival de Bert, des plaies sur le territoire, et d’autre part, à l’inverse, à combler le fossé chez Bevin pour lui permettre de parfaire son projet paysager.
8L’explosion fait disparaître ou apparaître des frontières, mais la terreur décrite lors du bombardement s’estompe à la vue de ses conséquences, attribuées à une origine divine avant que le rôle de Hickmot ne soit compris. Ce renversement de valeurs attribue à la dispersion, à la fragmentation, une valeur positive, alors même que le contexte de la guerre pointait dans la direction opposée. Hickmot peut être l’agent déclencheur de cette destruction créatrice car il en est lui-même le produit. Homme à peine humain, à la parole découpée et énigmatique, au corps coupé, Hickmot est une frontière : il est l’étranger qui entre dans le cercle familial pour le renforcer, le pyromane qui crée un plan d’eau décoratif. Il représente à la fois le proche et le lointain, le présent et l’absent. Ce personnage concentre toutes les tensions créées par la division du monde en catégories binaires, sans les résoudre, ni les expliquer. Le narrateur hésite même entre deux versions de son nom. La forme du récit imbriqué peut être lue ici comme la figuration de cette fragmentation de l’expérience et de ce que l’on peut en dire. Le texte se termine sur l’évocation du geste machinal de Bevin qui fait mine de resserrer son ceinturon pourtant absent : on y lit le caractère ouvert, non conclusif, du propos et l’irréductibilité de l’énigme, mais aussi l’impossibilité de mettre une limite, une ceinture contraignante à cette narration.
9Dans son second rôle, la frontière est le lieu du passage entre deux mondes, une interface poreuse qui limite mais permet aussi le contact : dans « L’Œil d’Allah », Kipling explore cette qualité perméable de la frontière entre le monde chrétien et le monde musulman à l’époque médiévale. L’histoire de ce transfert d’influence a pour cadre un monastère anglais, monde clos, compartimenté et strictement réglé, où chacun remplit au mieux sa fonction. Toutefois, certains aménagements y semblent possibles, l’organisation de l’Église étant encore assez souple et l’abbé se montrant bienveillant. Le personnage central est John, enlumineur très inventif qui ne se contente pas des modèles existants mais cherche l’inspiration ailleurs, notamment en Espagne. Il annonce ainsi son voyage : « dans le Sud, à la lisière des pays conquis, vers Grenade, on trouve des motifs géométriques mauresques qui sont très salutaires. Cela modère la pensée vagabonde et l’oriente vers l’image… » (Pléiade 4, p. 568). Il va régulièrement en Espagne, à la frontière de la chrétienté et du monde musulman, pour aller chercher pigments et remèdes et pour rendre visite à sa compagne, dont l’abbé connaît et tolère l’existence même si elle n’est pas chrétienne. Malgré sa peine lorsqu’elle meurt en couches et que l’enfant ne survit pas, John vante la société espagnole mélangée : « Il y a là-bas trop de Maures et de Juifs pour les tuer tous, et, si on les chassait, il n’y aurait plus ni commerce ni agriculture. Croyez-moi, dans les pays conquis, de Séville à Grenade, nous vivons tous en assez bonne intelligence, Espagnols, Maures et Juifs. » (Pléiade 4, p. 570)
10Un tel discours peut être tenu devant l’abbé car il est lui-même intéressé par l’ailleurs. Esprit curieux, il a appris une autre approche du monde auprès des Sarrasins lors de sa captivité au Caire au cours d’une croisade. L’ensemble des convives qu’il réunit régulièrement pour son dîner de sages sont de près ou de loin intéressés par la médecine et ils déplorent collectivement l’interdiction faite par l’Église de pratiquer des autopsies sur les corps humains. L’atmosphère du monastère reste marquée par la doctrine de l’Église mais une grande liberté de parole et de pensée filtre à travers les codes et les hiérarchies qui ne sont pas strictement respectés, du moins dans le cercle proche de l’abbé.
11C’est dans ce contexte d’ouverture que John peut présenter ses illustrations de l’Évangile, en particulier ses inventions de démons tout à fait nouveaux dans leur forme. Il se dit « las des représentations traditionnelles du diable par l’Église. Ce ne sont que des hybrides de singes, de chèvres et de volailles. » (Pléiade 4, p. 569) Ses démons s’inspirent directement de ce qu’il a pu voir grâce à l’un des premiers microscopes, que les Maures appellent « l’œil d’Allah ». La description que Kipling nous donne de ces démons est à la limite de l’abstraction, seule la truie sur laquelle s’acharnent les démons constitue un repère figuratif évoqué par le passage de l’Évangile de Luc que John enlumine ici :
Certains démons n’étaient que des masses informes, hérissées de lobes et de protubérances – et l’esquisse d’un visage démoniaque se distinguait parfois sous les membranes à l’aspect gélatineux. Il y avait toute une famille de petits démons impatients et globulaires qui avaient crevé le ventre de leur géniteur ricanant et, d’un mouvement rotatif, se dirigeaient avec ardeur vers leurs proies. D’autres prenaient la forme de baguettes, de chaînes et d’échelles, isolées ou jointes ; ils s’enroulaient autour de la gorge ou des mâchoires d’une truie affolée, de l’oreille de laquelle émergeait la queue sifflante et vitreuse d’un démon qui s’y était réfugié. (Pléiade 4, p. 581)
12Microbes et bactéries sont ensuite montrés à chacun dans le microscope que John a acheté à Grenade, et l’on comprend d’où viennent les formes que John donne à ses démons. L’abbé raconte comment il a déjà eu l’occasion d’utiliser un tel outil, puis chacun réagit à cette découverte différemment. Constatant que les limites de la connaissance humaine peuvent être repoussées et que l’on peut voir l’infiniment petit, le philosophe comprend que le monde est infini, le médecin humaniste veut quant à lui guérir les maladies encore incomprises, l’artiste cherche l’inspiration formelle dans la mimesis de ces nouvelles formes de vie, et les dignitaires de l’Église, enfin, voient en quoi cette connaissance peut être un danger pour l’institution et, en réaction, pour les savants qui divulgueraient ces découvertes. La perméabilité des frontières est souhaitable ou redoutée selon les points de vue, mais une fois ce problème posé, la crise doit être résolue, une décision doit être prise concernant la diffusion ou la dissimulation de la découverte. L’abbé, pourtant convaincu de l’importance scientifique de la découverte, détruit le microscope car il considère que le monde n’est pas prêt pour l’utiliser, convaincu qu’il réapparaîtra au moment opportun, dans l’avenir.
13Malgré cette fermeture finale, la nouvelle décrit une Europe où les idées circulent dans les milieux cultivés, à défaut de se répandre plus largement. L’abbé est en communication avec la France et l’Italie, il a vu Le Caire ; John a passé sa jeunesse dans les environs de Gand ; l’un des pigments utilisés au scriptorium est le bleu allemand ; Durham est mentionnée en passant. Le cadre du récit est donc limité au monastère mais le monde semble s’y infiltrer par petites touches, prouvant à la fois l’existence des frontières et leur porosité. De même, la lecture de cette nouvelle dans le contexte du recueil Dettes et Créances suggère un dialogue entre « L’Œil d’Allah » et les deux nouvelles qui l’entourent, « À la Porte du Paradis » et « Le Jardinier », toutes deux proposant une révision de la foi chrétienne et une réinterprétation de lieux communs religieux à l’aune du grand massacre de la Première Guerre mondiale.
L’écriture de l’enfermement
14De nombreux textes de Kipling tendent vers l’hermétisme. Ils mettent en scène des personnages partageant un savoir spécifique commun et ne comportent pas, ou presque, de passages explicatifs à l’attention du lecteur néophyte. Les personnages (et narrateurs) des « Gardiens de la mer », par exemple, se racontent les uns aux autres leur surveillance alternée d’un bateau cherchant à ravitailler en carburant les sous-marins allemands près des côtes britanniques. Ce récit fut écrit et publié en 1915, c’est-à-dire dans le contexte de la guerre sous-marine à outrance menée contre les Britanniques par la marine allemande. Il raconte comment la marine britannique surveille et harcèle les navires neutres qui aident l’ennemi en commerçant avec lui et en lui fournissant du carburant. Quatre lieutenants se retrouvent dans un restaurant de luxe à Londres. Chacun de ces personnages est individualisé, mais ces marins burinés et fatigués forment un groupe à part dans le restaurant par ailleurs fréquenté par les actrices à la mode et les nouveaux riches. Plusieurs indices dans la description de leur table et de leur menu les placent en effet dans un cercle séparé du reste du monde, un cercle d’initiés : la meilleure table leur a été réservée, le maître d’hôtel Henri les accueille avec déférence et leur réserve une attention particulière. Paradoxalement, leurs ongles noirs et leurs yeux rougis de fatigue donnent à ces convives une distinction supérieure, prouvant en ces temps de guerre qu’ils s’activent à la protection du pays.
15Le récit se concentre sur la conversation entre les marins, même le narrateur extradiégétique finit par s’effacer presque entièrement. Dans cette conversation, le « nous » est de rigueur pour faire référence à leur groupe de quatre ou, plus généralement, aux Britanniques. Ils se comprennent à demi-mot, leur vocabulaire est souvent technique et allusif, si bien que le lecteur doit faire un effort supplémentaire pour suivre leur récit. Ceci est d’autant plus important que l’intrigue, comme dans un roman d’espionnage, joue précisément sur l’importance du savoir technique et sur la difficulté nécessaire rencontrée par celui qui cherche à l’obtenir. « L’Histoire », nouvelle de Conrad datant de 1917, développe le même thème et le narrateur annonce dès le début son aversion pour la technique, par contraste avec ce qui relève du récit professionnel : « Mes histoires, pour professionnelles qu’elles aient été souvent – comme vous venez de le faire remarquer – n’ont jamais été des histoires techniques. Aussi vous dirai-je simplement que ce navire avait été auparavant d’un genre très décoratif, abondamment pourvu de grâce, d’élégance et de luxe3. » Pour comparaison, voici comment les personnages de Kipling décrivent un bateau :
« Au fait, demanda Tegg à Winchmore après le poisson, où avez-vous mis votre petit canon, finalement ?
— Sur le pont-milieu. L’Etheldreda ne peut supporter davantage de poids à l’avant. Il prend déjà assez l’eau comme ça.
— Pourquoi ne demandez-vous pas un autre bateau ? intervint Portson. Il y a un type à Southampton en ce moment qui a une pneumonie et…
— Non, merci. Je connais l’Etheldreda. Il n’est pas extraordinaire, mais, les bons jours, il avance quand même un peu.
Maddingham se pencha par-dessus la table. « S’il file à plus de onze nœuds par calme plat, dit-il, je… je vous donne l’Hilarity. […] » (Pléiade 4, p. 349)
16Les quatre marins de Kipling en viennent quant à eux tout de suite aux détails, sans détour métaphorique, connaissant déjà l’allure générale du bateau et s’intéressant davantage aux modifications qui lui ont été apportées. Mais cette approche apparemment plus technique finit par créer un personnage à part entière à partir du bateau, avec son caractère et ses habitudes, ce qui est renforcé par l’utilisation du nom du navire comme s’il s’agissait d’un prénom. La simple évocation du nom du « Culana » suffit à évoquer un épisode connu des quatre hommes, « une affaire bien malheureuse » (Pléaide 4, p. 353) mais expliquée nulle part au lecteur. La nouvelle n’est pas avant tout technique : le parler technique est un outil de caractérisation important des personnages, mais il ne crée pas ici d’obstacle majeur à la lecture.
17Le lecteur peut en rester à un niveau de compréhension partielle de la conversation, notamment dans la langue originale qui comporte beaucoup plus d’allusions et d’expressions imagées que la traduction ne le laisse paraître. Il est probable que Kipling vise ce degré particulier d’hermétisme à partir duquel le néophyte se sent à la fois écarté du cercle des spécialistes et capable de suivre le propos dans son ensemble. Il ne s’agit pas comme chez Conrad de repousser à plus tard une explication concrète de la situation commentée par le narrateur, mais de laisser constamment entrevoir cette explication à travers un filtre qui agit en effet de réel, la langue particulière de la Marine britannique. Le lecteur se trouve dans une position similaire à celle d’un des personnages secondaires : « nous avions des cartes, mais Sherrin n’y comprenait rien » (Pléiade 4, p. 360) ; le code est fourni mais pas compris. L’ensemble de la nouvelle joue sur les connaissances partagées par les quatre personnages, accumulant les énoncés d’évidences à demi formulées, tant l’assentiment est général. Si le texte nous paraît hermétique aujourd’hui, c’est aussi en partie à cause de son contexte historique très spécifique. Quand les convives s’enquièrent de la nationalité de leur serveur, il leur répond par allusions à la guerre et à sa blessure :
« Mais, dit-il en toisant le garçon d’un air soupçonneux, je n’aime guère… De quelle nationalité prétendez-vous être ?
— Je suis le neveu d’Henri, monsieur, » répondit le garçon en souriant, et il posa une main gantée sur la table. Elle émit un grincement de liège au niveau du poignet. « Béthisy-sur-Oise, expliqua-t-il. Mon oncle, il m’a offert la main entière pour Noël. Mais elle n’est bonne qu’à tenir les assiettes.
— Oh, désolé d’avoir parlé, fit Winchmore. » (Ibid.)
18La suspicion envers les jeunes hommes restant à l’arrière, la banalité d’une main amputée et la force évocatrice du simple nom d’un village du nord de la France sont des indices suffisants pour reconstituer l’histoire du serveur. La violence des sentiments de haine exprimés dans cette nouvelle à l’encontre des neutres fait aussi partie de ce contexte particulier. Mais elle n’est ni expliquée, ni atténuée par une mise en perspective quelconque : comme dans d’autres textes de Kipling, la prise de position des personnages est virulente à tel point qu’elle semble coïncider parfaitement avec celle de l’auteur, au risque de créer une barrière intellectuelle et morale infranchissable pour certains lecteurs4. Ces nouvelles véhiculent un discours intransigeant et créent des lignes de démarcation au sein du lectorat de Kipling : dans « Les Gardiens de la mer », le neutre finit acculé dans une crique, malade et mourant, tandis que le lieutenant qui l’a poussé à cette extrémité et l’a empêché de ravitailler l’ennemi refuse de le prendre à son bord pour l’emmener chez un médecin. En temps de guerre, les neutres ne mériteraient ainsi même pas le statut des prisonniers se rendant à l’ennemi. Une rigidité similaire apparaît dans des nouvelles plus farcesques mais tout autant controversées, divisant les lecteurs quant à leur appréciation, comme « Le Village qui décréta que la Terre est plate ».
19À la même époque que « Les Gardiens de la mer », Kipling écrit un texte documentaire sur la puissance maritime pendant la Première Guerre mondiale : « The Fringes of the Fleet » paraît dans Sea Warfare et fait le portrait d’une flotte qui n’est pas « la Marine telle qu’on la connaissait5 » et se tient à la marge du conflit : composée de volontaires de toutes sortes et de bateaux de toutes formes, cette flotte est chargée de désamorcer les mines déposées par les sous-marins allemands ou les navires faussement neutres. Kipling leur rend hommage et puisque le texte vise à faire connaître leur travail, il n’y a aucun hermétisme. L’opacité de la nouvelle apparaît de façon plus saillante par comparaison avec ce texte documentaire.
20De nombreuses nouvelles de Kipling présentent des sociétés repliées sur elles-mêmes, à plus ou moins grande échelle : les loges maçonniques ou la meute des loups dans les Livres de la jungle en sont des exemples très localisés et souvent bienveillants, mais le monde des Anglo-Indiens est quant à lui critiqué pour son fonctionnement autarcique dans les nouvelles qui lui sont consacrées. Le désir d’appartenance souvent exprimé chez Kipling amène une représentation attirante de ces mondes circonscrits, les montrant plus comme un refuge que comme un lieu d’enfermement.
21La société des Anglo-Indiens telle qu’elle se révèle dans la station de Simla est à la fois repliée sur elle-même et traversée d’éléments extérieurs. Les notions de bienséance, de convenance, de respect du rang hiérarchique, sont mises en avant dans un discours dominant, mais toutes les intrusions et les irrégularités semblent amuser le narrateur, pour qui le carcan autarcique de cette société est une fâcheuse limitation. Les hommes font presque tous partie de l’armée ou de l’administration et incarnent ainsi un ordre officiel immuable, ce qui n’est pas le cas du journaliste. Les femmes sont gardiennes des apparences de la moralité dans le domaine de la sociabilité et des loisirs, sauf Mme Hauksbee et Mme Reiver, bien que les mœurs y soient en réalité relativement dissolues. Kipling fait le portrait amusé de cette société rigide dans les Simples Contes des montagnes, par exemple dans « Les flèches de Cupidon » sur la question du mariage. Kipling souligne avec ironie comment l’étiquette pervertit les relations humaines. La rébellion de la jeune fille à qui le très laid et très riche Barr-Saggott fait la cour, Mlle Beighton, perturbe la mécanique maîtrisée de la séduction et des mariages arrangés. La nouvelle respecte les conventions formelles, s’inspirant du conte traditionnel pour sa première phrase, « Il était une fois, à Simla, une très jolie fille qui avait pour père un pauvre, mais honnête, juge de district et d’assises » (Pléiade 1, p. 48). Le concours, présenté comme une distraction obligatoire, provoque l’ennui de tous ; la communauté est regroupée en un arc de cercle, figure de l’enfermement, jusqu’à ce que le soleil achève sa route, elle aussi circulaire, autour de ce prétentieux centre du monde :
Le tournoi commença, et le monde entier, rangé en demi-cercle, vit ces dames défiler l’une après l’autre devant la cible.
Rien n’est plus ennuyeux qu’un concours de tir à l’arc. On tira, et on tira, et on tira encore jusqu’au moment où le soleil disparut de la vallée, tandis qu’une brise légère agitait les déodars. On attendait l’entrée en lice de Mlle Beighton, et sa victoire. (Pléiade 1, p. 51)
22Ce monde fonctionne en boucle, par répétition des mêmes actions, mais si l’inattendu provoque finalement la dissolution momentanée du cercle, les règles sociales ne sont toutefois pas durablement remises en cause.
23L’enfermement est figuré jusque dans le mode narratif de certains récits se présentant sous forme de monologue. Là où la présence d’un narrateur et d’un narrataire permet souvent au texte de s’ouvrir, une technique narrative absolument divergente est introduite dans le recueil Dessins en noir et blanc, présentant des monologues obsessionnels dans lesquels les narrateurs s’adressent à un personnage que l’on n’entend jamais répondre, à tel point que l’on peut douter de son existence. La critique a souvent rapproché cette technique du monologue dramatique de ceux de Robert Browning6, « Fra Lippo Lippi » en particulier, avec une mise en scène de l’introspection sous la forme d’un monologue s’adressant à un interlocuteur dont les réactions apparaissent implicitement dans le discours du personnage principal. L’effet créé par de tels récits est de rétrécir au maximum l’espace du texte, d’autant plus avec un narrateur obsessionnel ou même monomaniaque. « Dray wara yow dee », ainsi, fait parler un Indien fou de jalousie, complètement pris dans son propre délire, au point d’avouer sans retenue le meurtre et la mutilation de sa femme et d’expliquer qu’il est sur la trace de l’amant en fuite :
Il aura beau fuir au nord vers le col de Dora et la neige, ou au sud vers l’Eau noire, je le suivrai, comme un amant suit les pas de sa maîtresse, et, l’ayant rejoint, je le prendrai tendrement – ah ! oui, si tendrement ! – dans mes bras, et je lui dirai : « Tu as bien travaillé et tu vas être bien payé de retour. » Et de cette étreinte Daoud Shah ne sortira pas le souffle aux lèvres. Auggrh ! Où est la cruche ? J’ai aussi soif qu’une jument gravide au premier mois.
Votre loi ! Qu’ai-je à faire de votre loi ? (Pléiade 1, p. 437-8)
24Le narrateur se compare à un chien errant, raconte qu’il croit souvent voir l’homme qu’il poursuit. La folie s’entend à travers les onomatopées et les répétitions. Le titre de la nouvelle est répété à plusieurs reprises, à la fois parce que c’est le titre de la chanson que Daoud Shah chantait à la femme du locuteur pendant leurs entrevues secrètes et parce que ce proverbe illustre divers moments du récit (il signifie : trois ne font qu’un).
25De même qu’il considère que rien ne le fera varier dans sa trajectoire folle, le locuteur suit un fil dans son récit sans que rien ne puisse l’en faire dévier. Les interventions de son interlocuteur, un sahib, sont mentionnées et immédiatement balayées par le narrateur, si bien qu’il finit par le faire taire : « Ne dites rien. Je sais ce que vous pensez au fond de votre cœur. Ai-je le blanc de l’œil voilé ? Comment bat mon pouls ? Mon corps n’est pas en proie à la folie, mais seulement à la violence du désir qui n’a cessé de me ronger. Écoutez ! » (Pléiade 1, p. 441) Le récit fonctionne lui-même comme une mécanique obsessionnelle. Une seule voix se fait entendre, qui présente les hommes mus par des impulsions irrésistibles et des instincts presque animaux. Le rythme de la narration imite celui de la course folle du locuteur, les phrases sont courtes ou entrecoupées de conjonctions, créant un effet de souffle coupé. Son voyage obsessionnel traverse un pays neutre, un territoire qui n’est pas pittoresque et dont les frontières sont franchies en toute impunité. D’ailleurs, leur valeur n’est qu’abstraite car elles représentent la loi froide des Britanniques alors que le locuteur cherche à faire valoir son droit absolu à la vengeance.
26Le même type de narration obsessionnelle apparaît dans des récits différents, de façon moins systématique, plus souple formellement. Ainsi, dans « Le Perturbateur de trafic », la narration imbriquée permet d’éviter le contact direct entre le lecteur et le narrateur obsessionnel : la forme du monologue est remplacée par un dialogue. Il s’agit d’une des premières apparitions de ce type de narrateurs-relais, donc imparfaits, chez Kipling : un gardien de phare de la côte anglaise, Fenwick, raconte à un narrateur anonyme l’histoire de Dowse, un de ses collègues travaillant dans le détroit de Florès et devenu fou par obsession géométrique. L’environnement naturel qui entoure le phare de Dowse est très exotique, mais Fenwick le décrit rapidement et sans insister : un volcan en éruption assez proche, des tigres qui rôdent autour du phare, des courants marins mystérieux, tous ces éléments de décor mettent le lecteur sur la piste d’un récit d’aventure. Toutefois, plutôt que les dangers exotiques, ce sont les marées qui obsèdent et inquiètent Dowse, lui faisant voir des lignes inquiétantes :
Et puis, à ce qu’il m’a dit, il a commencé à sentir des rayures dans sa tête à force de regarder la marée si longtemps. Y disait qu’y lui courait de grandes raies blanches à l’intérieur ; comme des bandes de papier peint qu’auraient été collées comme y faut, qu’il disait. Et ces rayures, elles suivaient les marées, dans un sens comme dans l’autre, deux fois par jour, selon les fameux courants, et y se couchait sur le plancher – c’était un phare sur pilots – l’œil collé à une fente pour regarder l’eau qui passait toute striée entre les pilots, tranquillement, comme de l’eau grasse pour les cochons. Y disait qu’y n’avait de répit que lorsque la mer était étale. (Pléiade 2, p. 11-12)
27Dowse se convainc que les navires causent ces lignes et décide de barrer le passage à tous les bateaux en construisant des bouées pour faire croire à la présence de nombreuses épaves : son obsession donne forme à des radeaux surmontés du W signifiant « wreck » (épave) qui éloigne les navires. Le récit insiste sur les visions géométriques qui tyrannisent Dowse, mais la conversation entre Fenwick et le narrateur anonyme est elle aussi obsessionnelle :
La conversation en revenait toujours aux phares : phares de la Manche, phares d’îles oubliées où des hommes aussi avaient été oubliés, bateaux-phares – deux mois de service et un mois de congé – ballottant au bout de leurs câbles entortillés sur des lits de marée en perpétuel mouvement, phares enfin que des hommes auraient vus là où les cartes n’en ont jamais signalé. (Pléiade 2, p. 9)
28Les deux narrateurs parviennent à entrer en contact parce qu’ils partagent les mêmes obsessions liées aux phares et aux naufrages. Par conséquent, le récit de Fenwick n’est pas interrompu ni dévié par son interlocuteur, il est placé dès la narration-cadre dans un contexte clos par les limites strictes des névroses des narrateurs.
L’écriture de l’errance
29Durant ses voyages en Inde, puis autour du monde du Japon jusqu’aux États-Unis, à la fin des années 1880, Kipling envoie des articles au journal d’Allahabad, le Pioneer, relatant ses pérégrinations en adoptant le point de vue des lecteurs anglo-indiens. Ces articles, regroupés dans les deux volumes D’un lit de marée à l’autre (From Sea to Sea), illustrent une écriture du voyage, à la fois touristique et d’analyse sociale, mais ne font pas de Kipling un écrivain-voyageur à proprement parler. Chez l’écrivain-voyageur de la deuxième moitié du xixe siècle, défini par Isabelle Daunais, « la description de l’espace et du paysage prend souvent la forme d’une abstraction entre le réel et l’invention7. » L’écriture journalistique de Kipling ne se prête pas à une telle approche, à la fois factuelle et poétique, car elle est contrainte par la force englobante de la communauté anglo-indienne qui le lit. Kipling est davantage un représentant de cette communauté très fermée qu’un véritable voyageur ouvert à l’inconnu. Il décrit les Japonais en les comparant aux Babus et fait le récit des modes de vie américains en référence à celui des Anglo-Indiens ; le « nous » qu’il emploie renvoie à cette communauté de façon explicite : « Les Américains sont américains, et il y en a des millions ; les Anglais sont anglais ; mais nous autres d’Inde sommes Nous partout dans le monde, nous connaissons les mystères des vies des uns et des autres et nous pleurons la mort d’un de nos frères8 ». Même s’il voyage dans de nombreux pays, le journaliste ne fait que traverser ces espaces et les décrire depuis un point de vue externe, sans effet sur la voix narrative dont l’identité reste ferme. Dans les récits de fiction, par contre, la relation du voyageur à l’espace parcouru informe leur mode narratif vers une écriture de l’errance, soit à travers le personnage principal, soit à travers le narrateur anonyme.
30Le narrateur anonyme peut être considéré comme un personnage récurrent au même titre que Strickland ou Keede. Il se donne une épaisseur en faisant fréquemment référence à ses rencontres précédentes, pour devenir un personnage qui existe sur le même plan fictionnel que les autres. On le voit au début d’« Une Affaire de coton » : « Il y a bien, bien longtemps, à l’époque où Devadatta était roi de Bénarès, j’écrivis certains contes où il était question de Strickland, de la police du Pendjab (qui épousa Mlle Youghal), et de son fils Adam » (Pléiade 3, p. 914). Il est en quête de quelque chose, plus précisément de quelque chose à raconter, et ce mouvement l’amène à parcourir le monde de façon erratique. Cette persona assez transparente de l’auteur, souvent explicitement désignée comme journaliste et auteur, n’est pas saillante dans les nouvelles, mais elle est l’un des fils conducteurs qui les relient entre elles car sa présence sous-tend l’architecture des recueils. Ce personnage apparemment neutre donne aux récits une coloration très particulière, non seulement par sa voix et sa façon de raconter et d’enjoindre les autres à raconter, mais aussi plus simplement dans ce que l’on peut connaître de ses déplacements.
31C’est un personnage qui se présente avant tout dans une perspective géographique, précisant toujours depuis quel lieu il prend la parole – il est par contre absent de toutes les fictions historiques dans lesquelles des narrateurs d’autres époques prennent le relais, par exemple « L’Œil d’Allah » ou le cycle de Puck, car il est strictement contemporain de Kipling. Les nouvelles faisant apparaître le narrateur anonyme apparaissent dans sept recueils : Les Handicaps de la vie, Tours et détours, Périples et découvertes, Actions et Réactions, Diverses Créatures, Dettes et créances et Limites et renouvellements. Il est frappant de voir qu’il apparaît sur quatre continents au fil de ces récits. À part ses passages en France, il parcourt le monde anglophone et l’Empire britannique, dans des lieux connus de Kipling. Toutefois, ses voyages excluent d’autres lieux traversés par Kipling, il ne va ni au Japon, ni en Océanie, ni au Brésil. Certains territoires sont complètement évités par le narrateur. L’Écosse, l’Irlande et le pays de Galles se trouvent relégués aux marges de la narration ou tout simplement ignorés. Les représentations de l’espace britannique comme de l’espace impérial sont ainsi très centralisées : l’Angleterre est le point de départ et d’arrivée des trajets intercontinentaux et Londres est le lieu de passage obligé pour la plupart des trajets en automobile et en train, même si le Sussex et la côte sud concentrent un second pôle. On repère des points d’ancrage récurrents que sont Londres et le Sussex, l’Inde du nord et la ville du Cap.
32Sa présence en des lieux éloignés de l’Angleterre est expliquée a minima par son métier de journaliste mais ceci n’est jamais développé par une véritable fiction de biographie. La présence de ce narrateur anonyme en quelque lieu que ce soit ne surprend jamais. Le peu d’importance accordé aux circonstances de ses voyages accentue l’impression de hasard. La narration s’effectue fréquemment dans un endroit clos qui est en mouvement pendant le récit, comme l’intérieur d’une automobile, le fumoir d’un paquebot ou la cabine d’un dirigeable. Le voyage a alors partie liée à l’activité de narration. L’oisiveté du passager et les possibilités de rencontres fortuites font des moyens de transport collectif les lieux les plus propices à ce type de récit. D’autres lieux sont symboliquement reliés à la problématique du voyage sans le permettre directement : le phare du récit cadre du « Perturbateur de trafic », situé à la pointe sud de l’île de Wight, projette le narrateur dans un espace parcouru de bateaux, grâce à son faisceau lumineux et son point de vue sur la Manche. La Manche elle-même est un lieu de passage, de transit : sa proximité appelle une rêverie de traversée, d’Europe, d’Asie, d’Afrique et d’Amérique.
33Très peu de nouvelles faisant apparaître le narrateur anonyme restent implantées dans un seul endroit : même celles qui se situent à Londres y indiquent un trajet particulier à l’intérieur de la ville. Dans « Brugglesmith », par exemple, le narrateur raconte son errance d’est en ouest à travers la capitale, en barque, à pied et en voiture, dans une atmosphère burlesque et hésitante. Les points d’ancrage sont un point de départ ou, dans le cas de l’Inde et du Sussex, une zone à l’intérieur de laquelle le narrateur voyage. Le lieu du récit est à la fois figé et en mouvement, les points fixes appellent un départ et les espaces familiers engendrent des récits nouveaux si l’on y voyage. Les déplacements du narrateur relèvent d’un imaginaire erratique : les trajets, même parfois ceux des paquebots et des dirigeables, ne se font pas nécessairement en ligne droite, ils louvoient entre les aventures, créent des carrefours et des déviations. La multiplication des déplacements, associée au flou concernant la biographie du personnage du narrateur, crée chez le lecteur assidu la conviction que ces trajets visent à provoquer la chance plutôt qu’à se déplacer. Les pérégrinations du narrateur ne laissent pas de trace durable sur le territoire et ce personnage ne s’implante nulle part. On le suppose anglais, mais le narrateur est caractérisé par ses trajets, plus que par tout autre élément biographique. En cela, ses déplacements relèvent de la logique nomade évoquée par Gilles Deleuze :
Le nomade a un territoire, il suit des trajets coutumiers, il va d’un point à un autre, il n’ignore pas les points (point d’eau, d’habitation, d’assemblée etc.). Mais la question, c’est ce qui est principe ou seulement conséquence dans la vie nomade. […] Un trajet est toujours entre deux points, mais l’entre-deux a pris toute la consistance, et jouit d’une autonomie comme d’une direction propre. La vie de nomade est intermezzo. […] Le trajet nomade a beau suivre des pistes ou des chemins coutumiers, il n’a pas la fonction du chemin sédentaire […]. Il distribue les hommes (ou les bêtes) dans un espace ouvert, indéfini, non communiquant. L’espace sédentaire est strié, par des murs, des clôtures et des chemins entre les clôtures, tandis que l’espace nomade est lisse, seulement marqué par des « traits » qui s’effacent et se déplacent avec le trajet. […] Le nomade se distribue dans un espace lisse, il occupe, il habite, il tient cet espace, et c’est là son principe territorial9.
34Le narrateur kiplingien emprunte en effet des chemins coutumiers : le train, le paquebot, les routes suivent les mêmes trajets que les chemins sédentaires. Mais son rapport à l’espace est différent, ouvert et lisse. Il définit son propre territoire en créant un espace de narration où qu’il se trouve sur le globe, appliquant à l’espace sa logique de conteur. La voix du narrateur anonyme est le « je » que l’on entend le plus souvent de façon liminaire et qui définit les limites géographiques dans lesquelles la narration se fait : son rôle est central dans tous ces récits imbriqués car il est le passeur, celui qui fait le lien entre différents territoires et raconte ce qui s’est dit à l’autre bout du monde. C’est grâce à cette voix particulière, marginale et neutre, toujours en mouvement, que l’espace littéraire de l’œuvre de Kipling est si étendu.
35L’errance et le voyage sans autre but que lui-même caractérisent un mode de vie, ou plutôt de survie, dans deux nouvelles écrites à près de trente ans d’intervalle. « Le Juif errant », datant de 1889, apparaît dans le recueil Les Handicaps de la vie et « Dans la même galère » (1917) dans Diverses Créatures. Ces deux textes mettent en scène des personnages troublés par des angoisses si fortes qu’elles leur font perdre tout repère, mais qui sont apparemment guéries par le voyage. « Dans la même galère » raconte comment un voyage en train est prescrit par des médecins pour sauver deux patients de leurs obsessions terrifiantes et de leurs dépendances aux médicaments : Conroy et Mlle Henschil se rencontrent pour la première fois dans un train omnibus nocturne partant de la gare de Waterloo, avec pour tâche thérapeutique de s’encourager l’un l’autre à faire face à leurs terreurs sans prendre de drogue, contrairement à leurs habitudes. Ils se parlent librement, se sachant atteints de maux similaires, et parviennent à mieux les surmonter à deux et en voyage. L’idée du médecin est que les vibrations du train contreront la panique paralysante ressentie par le patient lors de ses crises. Les nuits en train sont rythmées par les arrêts fréquents et les bruits des bidons de lait vides livrés à chaque gare rappellent au monde les deux patients happés par leurs inquiétudes, les empêchant par l’ouïe et par les sensations physiques de s’enfermer dans leur souffrance. Le traitement, répété trois fois, s’avère très efficace et ils retrouvent une vie sociale active.
36Dans « Le Juif errant », John Hay est d’abord décrit comme un homme ordinaire, voyageant comme les autres en fonction de ses besoins mais sans systématisme. Dès lors qu’il hérite de l’immense fortune de son oncle, il devient obsédé par l’idée de sa propre mort et plus précisément par le risque qu’il ne puisse pas profiter de tout cet argent s’il meurt trop tôt. Il invente alors un stratagème pour gagner du temps :
S’il parvenait à faire le tour du monde en deux mois – certain personnage qu’il avait rencontré dans ses lectures, mais dont il avait oublié le nom, avait effectué le périple en quatre-vingts jours – il gagnerait une journée complète ; et, en poursuivant son entreprise sans interruption pendant trente ans, il gagnerait cent quatre-vingts jours, soit presque la moitié d’une année. C’était peu, mais avec le temps, les progrès de la civilisation et l’ouverture de la ligne ferroviaire de la vallée de l’Euphrate, il pourrait accélérer l’allure. (Pléiade 1, p. 1280)
37Dans cette course folle vers le levant, recommencée plus de vingt fois, John Hay compte les heures gagnées et non l’argent dépensé dans les trains et les navires les plus rapides, s’offrant un surplus de vie – dans l’idéal, la vie éternelle – au prix de la fortune dont il veut profiter. Il cherche à remonter le cours du temps en courant à l’envers de la progression du soleil autour de la terre, transformant ainsi comme par magie l’argent en temps. Pour les besoins de cette parabole, Kipling invente des connexions ferroviaires inexistantes dans la réalité, Hay pouvant au bout de quelques années enfin partir de Calais avec un billet direct pour Hong Kong via Karachi et Calcutta. S’il avance dans la vie à reculons, il compte pourtant sur le progrès des technologies et la construction de nouvelles lignes de chemin de fer pour mener à bien son projet : son délire repose aussi sur la conviction qu’il est le seul à ne pas tourner dans le même sens que le reste du monde.
38Comme souvent, Kipling n’insiste pas sur les implications métanarratives de son intrigue, mais un paragraphe permet toutefois de voir dans le voyage infini de John Hay une figuration de l’écriture :
Son temps était partagé entre la contemplation du sillage blanc qui se déroulait à la poupe des paquebots les plus vites, et celle de la terre brune qui défilait aux fenêtres des trains les plus rapides ; et il notait sur un carnet chaque minute que les tours de route ou d’hélice lui avaient permis d’arracher à l’implacable éternité. (Pléiade 1, p. 1281)
39Hay tient une sorte de journal de bord et laisse ainsi derrière lui la marque de son sillage comme le bateau, ou de ses rails comme le train, voyageant à travers l’espace mais aussi à travers le temps. L’écriture est ici comparée dans sa linéarité et sa simplicité (« chaque minute ») au voyage lui-même, n’ayant d’autre but que l’avancée constante. Dans cette nouvelle, l’est symbolise le commencement de la vie, par opposition au coucher de soleil qui évoque à John Hay sa propre mort ; comme point cardinal, l’est est aussi le repère absolu dans le travail d’écriture comme dans le voyage de Hay. Compris comme l’Orient et l’Inde en particulier, il est aussi au moment où Kipling écrit « Le Juif errant » la source d’inspiration principale de ses nouvelles, son horizon et sa ligne de mire. Pour utiliser une image rushdienne10, Kipling oriente ainsi son écriture comme Hay son trajet : ni l’un ni l’autre ne sont destinés à se terminer puisque la terre est ronde et que l’Orient est toujours un horizon à atteindre, si bien que la fin de la nouvelle procure une solution étrange à ce problème de l’éternité du mouvement.
40Si la folie du voyage infini semble calmer celle de la peur de la mort, Hay se fatigue pourtant de plus en plus et dilapide sa fortune, si bien que sa famille s’inquiète et lui envoie un médecin qui finit par l’intercepter à Madras, après avoir eu beaucoup de mal à le rattraper tant il se déplace vite. Ce médecin comprend que Hay est devenu fou et décide de le faire s’arrêter en lui proposant une solution correspondant à son délire : « tout ce qu’aurait à faire désormais John Hay serait de rester suspendu par des cordes au plafond de la pièce et de laisser la machine ronde tourner librement sous lui » (Pléiade 1, p. 1282). Hay s’installe donc en Inde dans un bungalow près de la mer et passe le reste de ses jours face à l’est, dans un fauteuil suspendu, muni d’un chronomètre et se pensant protégé de l’attraction terrestre par une mince plaque d’acier placée au sol. Même s’il doute un peu du procédé pendant ses moments de vague lucidité (pourquoi le soleil continue-t-il de tourner ?), le médecin semble l’avoir convaincu que le ressac qu’il entend est le bruit du monde qui tourne sous ses pieds. L’ambition de Hay de courir après l’aurore sera réalisée par les dirigeables dans la nouvelle d’anticipation « Avec le courrier de nuit ».
41Kipling offre une vision englobante de la planète dans ces récits d’errance, amenant le lecteur à expérimenter la sensation de pouvoir ressentie par des personnages capables d’embrasser tout l’espace terrestre. Plus encore que dans les récits de conquête coloniale, ces textes sont saisissants par leur ambition apparemment démesurée de faire entrer l’image d’un espace planétaire dans le cadre restreint d’une nouvelle – dans les deux cas, la contradiction est résolue par le pari d’un changement d’échelle. De l’individu un peu fou qui parcourt le monde à un trajet d’ampleur planétaire, d’un point de vue particulier à un horizon mondial, l’image est toujours nette. Sur la carte du monde reproduit à l’échelle de la planète, même les individus apparaissent, ainsi que les traces de leurs pas.
Notes de bas de page
1 Sandra Kemp, Kipling’s Hidden Narratives, Oxford, Basil Blackwell Ltd, 1988, p. 7.
2 Maurice Blanchot, L’Écriture du Désastre, Paris, Gallimard nrf, 1980, p. 99.
3 Joseph Conrad, « L’Histoire », Œuvres vol. 4, Sylvère Monod (dir.), G. Jean-Aubry (trad.), Paris, Gallimard, « Pléiade », 1989, p. 1032.
4 On peut mentionner, parmi les textes les plus débattus, « L’Armée de mes rêves », « La Ruche mère » et « Mary Postgate ».
5 Rudyard Kipling, « The Fringes of the Fleet », dans Sea Warfare, London, Macmillan, 1916, p. 9. (Traduction de l’auteur)
6 Ann Matlack Weygandt a retracé les nombreuses références à Robert Browning dans l’œuvre de Kipling, qui prennent la forme de citations ou d’imitations. Elle a noté sa prédilection pour « Fra Lippo Lippi » en particulier. (Kipling’s Reading and its Influence on his poetry, thèse, University of Philadelphia, 1939, p. 104-105)
7 Isabelle Daunais, L’Art de la mesure ou l’invention de l’espace dans les récits d’Orient (xixe siècle), Saint-Denis/Montréal, Presses Universitaires de Vincennes/Presses de l’Université de Montréal, 1996, p. 11.
8 Rudyard Kipling, From Sea to Sea 2, The Bombay Edition vol. 5, London, Macmillan, 1913, p. 88. (Traduction de l’auteur)
9 Gilles Deleuze et Félix Guattari, « Traité de nomadologie : la machine de guerre », dans Capitalisme et Schizophrénie. Mille Plateaux, Paris, Éditions de Minuit, 1980, p. 471-472.
10 Suivant l’étymologie, Salman Rushdie définit en effet la désorientation comme le fait de perdre l’est, dans The Ground Beneath Her Feet, New York, Henry Holt, 1999, p. 5.
Le texte seul est utilisable sous licence Licence OpenEdition Books. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Énergie et mélancolie
Les entrelacs de l’écriture dans les Notebooks de S. T. Coleridge. Volumes 1, 2 et 3
Kimberley Page-Jones
2018
« Étrangeté, passion, couleur »
L’hellénisme de Swinburne, Pater et Symonds (1865-1880)
Charlotte Ribeyrol
2013
« The Harmony of Truth »
Sciences et poésie dans l’œuvre de Percy B. Shelley
Sophie Laniel-Musitelli
2012